Contemporains Novembre 1950
Jean Duvignaud
Parler de Gide, n'est pas seulement parler d'un écrivain, on le sait,
c'est évoquer une tendance — une « gauche » de l'intelligence
— un effort, encore en péril, vers la loyauté d'expression, un souci d'élucider,
dans un langage stylisé, une richesse d'expérience qui se refuse aux concessions
d'une « opportunité » souvent prête à signifier le mensonge.
Ce n'est point un hasard si le nom de Gide vient en tête d'une chronique
de roman ; bien que l'homme fût sans doute le moins romancier des
écrivains de son âge (qui n'en produisit qu'un seul — Proust), il sut,
pour emprunter un mot au vocabulaire des physiciens, « catalyser »
l'expérience littéraire autour de certaines préoccupations d'exactitude
et d'acuité, et c’est cela qui nous intéresse ici. On ne sait que Rousseau
pour avoir exercé une aussi complète séduction sur l'expression des écrivains
qui lui ont fait suite, séduction qui ne requerrait point la totale lecture
de son œuvre, mais l'attraction de sa présence.
Sans doute est-il facile de dire
ce que le Journal 1942-1949 montre d'irritant, voire d'inutile
— mais que demandait-on aux précédents journaux de Gide ? On argue
souvent du peu de référence aux événements politiques qu'ils montrent
pour rejeter l'œuvre entière et par conséquent l'homme lui-même ;
mais cette indifférence n'est pas sans rapport avec le propos de Gide.
Il faut l'avoir lu bien mal, en effet, pour attendre de lui qu'il manifeste
devant les phénomènes militaires ou politiques, dès lors qu'on sent grandir,
depuis tantôt quinze ans dans cette œuvre, l'effroi d'une conscience devant
le peu de place occupé par l'homme dans l'histoire. Ce retour à l'optique
de Fabrice del Dongo dans la bataille de Waterloo, Gide l'esquissait depuis
des années déjà, depuis qu'il comprenait quelle possibilité de mensonge
contenait notre époque et comme il suffisait de peu pour induire un homme
à falsifier ce qu'il est. Si la grandeur de Gide est quelque part, elle
se montre en cette attention à déceler ce que l'expérience qu'on vit contient
d'unique et pour ainsi dire d'exact, dans un temps qui accorde au langage
l'importance d'une drogue et croit remplacer par des mots la force de
la vie, le constant scrupule de Gide et de ceux qui — le voulant ou non
— subirent son influence, fut de détruire une certaine image, toujours
présente, de Barrès, un goût à gauchir l'expérience en fonction de ce
qu'on en veut faire — voire de son « utilité », une peur à se
dépouiller sans forfanterie ; dans un temps où la fascination des
mythes, du « pragmatisme » de la violence, tend à remplacer,
et sans doute à supplanter tout à fait, par idolâtrie des mots cette vérité
qui n'est pas la « Vérité » mais lucidité à mesurer ce que l'on
dit à la force d'expérience qu'on domine, l'entreprise Gidienne occupe
une place que l'histoire fera immense. Il était normal, compte tenu de
ce qu'on savait par ailleurs de Gide, qu'il ne témoigne point de ce qui
ne pouvait pas être témoigné quand, enfermé dans une ville et dans un
climat qui devait à peu de chose près rappeler celui de La Peste de
Camus — le siège de Tunis — engourdi par l'âge dans la montante sclérose,
il ne restait plus au vieil homme que la méditation, « l'exercice
spirituel ». Aussi bien, est-ce ainsi qu'il faut aborder ce Journal. Il nous ledit, de reste, lui-même :
« Je m'astreins à écrire chaque jour quelques lignes dans ce carnet,
par exercice spirituel ; éprouvant, comme pour la prière, qu'elle
n'est jamais plus utile qu'en temps de sécheresse de cœur… » (15-2-43).
Qu'il note en le soulignant la prise de Tunis, le débarquement en Normandie,
la fin de la guerre, signifie que, pour lui, l'événement est comme le
muscle et les os de la pensée, qu'ils servent à la marche mais qu'on ne
les voit jamais. N'est-ce pas une des pires illusions de notre temps que d'avoir donné
aux hommes l'idée qu'ils pouvaient juger sur autorité de ce qu'ils ne
touchaient pas, et des événements les plus lointains pour autant qu'on
leur affirmait qu'ils étaient ce qu'on voulait qu'ils soient ? Dans
cette gymnastique intellectuelle à laquelle le vieil homme, privé de tout,
se contraint, dans cette lutte contre la sclérose, il y a de la vraie
grandeur... Qu'il y atteigne par les moyens mêmes dont il eut toujours
l'accoutumance — la lecture, quelques mesures de piano — est-ce suffisant
pour lui en faire grief ? Vieilli, Bismarck disgracié se complaisait
— dit-on — après lecture des gazettes, à déguiser ses valets en princes
pour singer les conciles européens qu'il ne pouvait tenir. De Gide, les vaticinations politiques
n'eussent pu que déplaire ; et puis, que sait-on par ailleurs de
cette « géopolitique » qu'on voudrait trouver dans ce Journal ?
Imagine-t-on Gide hypocrite s'attendrir ? — rien n'est plus bas que
ce sentimentalisme où s'enferment les propagandes, les « pauvres
gens qui souffrent », sur qui l'on sollicite attendrissement pourvu
que leur douleur serve à votre cause ? Allons donc ! Le perpétuel
larmoiement est une forme de lâcheté ! Et puis, imaginons Gide comme
ce Louis de Gonzague jouant aux barres dans la cour de son collège à qui
l'on demandait ce qu'il ferait s'il apprenait que la fin du monde fût
pour le quart d'heure qui vient et répondit qu'il continuerait à jouer
aux barres... Qu’on ne cherche pas mauvaise querelle à qui ne tient point
boutique pour justifier ce que d'autres, plus intéressés que lui, voudraient
voir, à tout prix, excusé. La gymnastique gidienne n'inclut point de méditation
générale sur le destin de l'humanité ; mais quoi, Gide n'a point
songé que sa pensée put jamais justifier ce que les événements lui apportaient
de joie, ou d'accomplissement. Nous connaissons, de reste, cette manière
d'aborder l'événement « de biais » : il ne fallait point
prétendre à aimer Gide hier pour ce qu'il en fit hier, si l'on veut aujourd'hui
s'en désoler ! Gide n'a jamais aimé l'événement pour lui-même, mais
pour ce qu'il portait une rencontre, une réconciliation passagère et probable
de ses désirs et du monde. Toute intrigue gidienne, est, de ce fait, comprise
dans une mélodramatique conception du monde — jamais explicite il est
vrai — qui l'entraîne du hasard bouffon de la « sotie », au
hasard qu'on accueille peut-être, par lâcheté, peut-être par innocence
tout d'abord, pour en souffrir sans renâcler chacune des conséquences
qu'il apporte comme un destin. Si Gide fut toujours balancé entre le refus
de ce qui est donné sans désir et l'amusement devant ce qui est donné
par ressemblance au caractère qu'on incarne, s'il est écartelé entre Les
Caves du Vatican et La Porte étroite, cet écartèlement qui
nourrissait l'humour du Prométhée mal enchaîné, fait la substance
quotidienne du Journal. Pour Gide, il n'y eut jamais d'événements,
mais des rencontres, et mieux que des rencontres, le heurt comique ou
la grâce. Rien de plus contraire à nos massifs et anonymes événements
d'aujourd'hui et contre quoi son tempérament proteste... Ceci dit, regardons
tout le « journal » à la lumière de cette gymnastique. Qu'un
homme, doué de l'esprit de l'escalier comme Rousseau ou Stendhal tienne
Journal, soit, mais j'avoue n'y plus discerner la « part
éternelle » de l'œuvre de Gide. S'abusait-on en s'obstinant à y discerner
le meilleur de son œuvre ? On peut dire sur l'œuvre de Gide le contraire
de ce que Blanchot écrit dans La Part du feu sur « la possibilité
pour une fiction de devenir une expérience révélatrice ». Gide n'a
point prétendu à atteindre au mythe quand toute la moderne littérature
cherchait à y atteindre. Au mythe ? C'est dire manifester d'une expérience
individuelle par la puissance d'adhésion que le langage lui peut conférer.
À cela, Gide s'y est constamment refusé, il s'est voulu l'homme paradoxe
— ce qui ne voulait pas dire l'homme qui pense par paradoxes — l'homme
problème, et pour autant que l'expérience de ces problèmes précédait l'élucidation
stylisée qu'il en formait un homme qui se dépouillait plutôt qu'il s'imposait.
Son « journal » ne fut que l'ébauche d'une œuvre continue qui
existe à côté, et à laquelle il retira trop souvent ses meilleurs effets ;
le Journal a peut-être stérilisé Gide ; il l'obligeait à porter
ses regards vers cette attention à soi, au détriment de ces prolongements
qu'implique l'acte d'imaginer des fictions. Cet homme qui ne pensait jamais
par concepts, qui ne voulut jamais les admettre, faisait le tour du visage
qu'il se donnait et finit par se préférer lui-même à ce qu'il créait. Il fut un admirable critique, sans
doute, et par-dessus tout, un homme de théâtre : Comme tous les gens
de sa génération, il portait ses problèmes sur la scène par amour pour
le dialogue et goût de la confidence. Ce sont, peut-être, dans la littérature
universelle les plus grands écrivains de théâtre qui furent aussi ceux
dont nous savons le moins. Sur l'homme public de Shakespeare — qui fut
une hantise continue de Gide — de Molière, nous ne savons rien, sinon
qu'ils craignaient cette parade ou cette forfanterie des gestes auxquels
conduit le cabotinage. Que nous fait de posséder à côté d'une ébauche
de théâtre, un « journal » ? Le meilleur de Gide n'est
pas là, mais dans les œuvres de fiction où il osait aller jusqu'au bout
de ses nerfs, dans Saül, Le Roi Candaule et jusque dans
ce Thésée que je tiens pour un chef-d'œuvre. Il fallait que Gide
se cache pour être, et prolongé sous le masque qu'il stylisait d'autant
mieux qu'il se dissimulait. Le souci de l'attention à soi l'a détruit. Que déçu du théâtre, en un temps
assez sot pour ne point y admettre aussi Claudel, il ait dû attendre,
comme l'auteur de Tête d'or plusieurs décades pour s'y faire jouer,
mais qu'il ait préféré se donner le visage qu'il aurait dû masquer pour
s'exprimer, marque l'échec relatif de Gide ; il a trop, peut-être,
entendu ses amis, il s'est livré, mais ne livrait quoi que ce soit ;
il a préféré son Journal et nous a privé, sans doute, de nombre
d'œuvres, qu'il aurait pu écrire s'il n'avait été sollicité par le souci
de s'élucider sans fiction. Certains de ces livres comme les Caves
ou Corydon — qu'on peut sans exagération comparer à Armance
ou au Cahier rouge — n'existèrent qu'arrachées à l'envahissant
Journal ; et je donnerai le Journal tout entier pour
les premières pages de Si le grain ne meurt. Eliot dans ses Essais
critiques parle de l'influence (1) du théâtre parlé de Sénèque
sur Shakespeare et les élisabéthains, de ce théâtre formé pour la discussion
de salon qui rendit possible, pourtant, certains effets propres à la scène ;
ce n'est pas un des moindres paradoxes de Gide que celui d'avoir été son
propre Sénèque quand il aurait pu être aussi son propre Shakespeare ;
mais quoi ! le dialogue qui dénudait sous le masque laissait la place,
peu à peu, au monologue qui se cherchait sous le visage. Et c'était là
commettre, de la part de Gide, sur ses propres puissances littéraires
une illusion d'optique que nous subissons et que nous continuerons à subir :
il se préférait, soit !... mais il en effaçait autant les traits
de ses fictions. La confession n'est plus un « genre » de notre
époque ! Ainsi le lecteur d'aujourd'hui,
qui ressemble sans doute au lecteur futur, s'il lit Gide, commettra toujours
une illusion d'optique s'il lit La Porte étroite « sans »
le Journal mais une autre illusion s'il lit le Journal « contre »
Le Prométhée mal enchaîné. On ne sortira jamais de cette impasse ;
on gardera sans doute l'œuvre de Gide dans sa totalité, mais on ne lira
le Journal qu'à dépit. Naturellement, ces remarques ne
suffisent pas pour entendre une œuvre qu'il faut désirer de lire
beaucoup plus qu'on en subit la lecture ; c'est qu'elle porte un
signe qui lui est propre et qui tient à cette humeur de dramaturge même,
ce goût pour ce qui est, au dépens de ce qu'on attend, cette préférence
pour ce que donne la vie au dépit du rêve qu'on en formait. Nietzsche,
lui aussi, parlait de cet amour pour ce qui est, et Gide après lui ;
mais ce n'est pas si simple de vivre une expérience sans la remplacer
par des mots, pour s'assurer d'un « tant pis » là où
l'on ne peut se réjouir d'un « tant mieux » ! « Je
saurai dire "ainsi soit-il" à quoi que ce soit qui m'advienne,
fût-ce à ne plus être... » Les Feuillets d'automne, qui
sont les meilleures pages de ce Journal et font oublier certain
fâcheux épisode avec le jeune Victor de Tunis, portent toute cette « sagesse »
qu'il vaudrait mieux appeler un mépris pour la consolation par les
mots. La haine des concepts, Gide la transporte aussi dans son refus d'admettre
une survie de l'âme et une transcendance. — « Que la vie de l'âme
se prolonge par delà la dissolution de la chair, il y a là pour moi de
l'impensable et contre quoi proteste ma raison. » Si la vie de Gide
nous aura fait sentir ses limites, elle aura, du moins aussi, permis de
terminer l'esquisse de l’homme qui dans le plus illisible pour nous de
ses premiers livres déjà Les Nourritures terrestres — proposait
presque par hasard cette phrase que les jours de vieillesse et d'automne
ont haussée jusqu'à la grandeur : mourir complètement désespéré.
Désespéré, comprenons, sans chercher à épuiser dans l'espoir d'un lendemain
— qu'il soit le mythe d'une survie ou seulement irritation à sentir —
le goût de l'exactitude et de la sensation. Le moins chrétien des auteurs
français vivants rejoint ici le plus chrétien des auteurs allemands à
qui le goût pour la lucidité détruisit peu à peu la force à terminer une
œuvre ; si Nietzsche n’a laissé que des ébauches, on peut le dire
aussi de Gide, à ceci près que Gide, lui, s'est exprimé dans un style
quand l'écrivain allemand s'exprimait dans une critique. Il faut constater
que notre littérature, depuis un siècle, laissera moins d'écrivains enfermés
dans quelques œuvres, comme nous enfermons Racine dans Phèdre et
Ben Johnson dans Volpone, qu'une irritation stylisée où l'artiste
ne s'ébauche que par la stylisation qu'il se donne et l'expérience qu'il
domine. Je ne sais pas de quels yeux les
lecteurs futurs liront cette œuvre ; il est probable qu'ils braqueront
la lumière sur le seul Journal ; ils liront Gide comme
nous lisons Retz, et comme certains demandent à la drogue moins la satisfaction
de l'oubli que l'énervement d'espérer qu'on oublie, peut-être sera-t-il
— comme il le disait de Balzac — un de ces écrivains qu'il faudra avoir
assimilé avant vingt-cinq ans, et qu'on ne pourra oublier ni totalement
aimer ? Je doute qu’on relise Gide passé trente ans, mais on verra
trop en quoi il marquera chez ceux qui l'auront peu fréquenté... Pour nous, nous le voyons autrement,
il fut l'événement décisif de la littérature contemporaine, l'anti-Barrès
et l'anti-Maurras, le coryphée qui entraîna les écrivains dans la voie
de la lucidité ; il fut une ébauche d'hérétique, et ne prétendait
qu'à cette ébauche ; l'eût-il été totalement, qu'il se fût fait justement
violence ; il fut l'anti-rhéteur et l'ennemi des mythologies qui
prétendent à modifier l'homme en détruisant sa part d'expérience et de
vérité ; il n'y eut pas d'ennemi plus aigu du mensonge ; et
s'il se trompa sur lui-même, disons que la littérature vit de ces erreurs-là ;
aucun écrivain de sa génération ne fut plus activement défenseur de ce
« mauvais esprit » qui récuse l'autorité parce qu'elle
est l'autorité et la règle parce qu'elle est la règle. Aucun impératif
catégorique ne pouvait le retenir de voir clair et de le dire, il eut
indiscutablement du courage et personne ne le lui peut contester ;
il ouvrit une voie où l'on aperçoit, depuis des années, marcher des écrivains
qui lui doivent tout et qui sans lui n’auraient peut-être jamais « fait
de littérature » ; il fut l'homme de la non-soumission
de l'intelligence. Et cela au premier chef, constitue sa grandeur. Il
nous suffit qu'il puisse encore écrire dans ce Journal 1942-1949,
le 24 février 1946 : « Le monde ne sera sauvé que par des insoumis. » |