Le Soir

2 février 1940

 

Franz Hellens

 

M. André Gide est, sinon l'inventeur, du moins un des plus curieux protagonistes en France d'un genre littéraire où peu d'écrivains ont excellé : je veux parler du « journal sans dates ».

Le terme est, je crois, de lui.

Cette sorte de journal confidentiel se différencie d'abord du journal ordinaire, en ce sens, comme le titre l'indique, qu'il ne porte aucune date. Mais il pourrait être daté que cela n'y changerait pas grand'chose. Ce que l'auteur note sur un carnet, au courant de la plume et de la pensée, n'est pas situé dans le temps, mais dans l'espace, et principalement dans l'espace spirituel. De plus, ce journal, qui n'en est pas un à proprement parler, mais qui s'offre sous la forme de réflexions, de remarques, de notations sur différents sujets, n'est pas tenu par l'auteur régulièrement ; celui-ci ne nous apprend pas ce qu'il fait mais ce qu'il pense et ce qu'il sent ; parfois aussi, ce qu'il pense et ce qu'il sent à propos de ce qu'il fait.

Ce Journal, M. A. Gide vient de le publier intégralement dans l'admirable bibliothèque de « la Pléiade », ce monument de la librairie contemporaine, qui constitue sans aucun doute l'effort le plus cohérent et le plus intelligent qui ait été accompli jusqu'ici dans ce domaine pour grouper dans un ordre et avec un choix parfaits le plus résistant et le plus élégant de ce qui a été écrit en français depuis six ou sept siècles. On trouve dans cet imposant volume de plus de 1300 pages, allant des années 1889 à 1939, bon nombre de pages qui s'inspirent du genre « journal intime » proprement dit.

Et cela surtout au début. Dans les premières années, l'écrivain tient, comme Tolstoï, journal des menus faits (importants pour lui) de sa vie quotidienne.

C'est l'époque où un jeune écrivain se cherche, s'observe et, disons-le, se gobe toujours plus ou moins. Mais, ici, le ton est sérieux, tourmenté, malgré tout, modeste. Le tout est noté avec cet amour du détail, cette sorte de scrupule de l'exactitude, qui peuvent paraître au premier abord puérils, mais qui finissent par impressionner. On remarquera aussi que tout le journal, d'un bout à l'autre, est daté. Peut-être bon nombre de ces dates ont-elles été ajoutées après coup. Ou bien l'auteur les avait-il simplement omises en publiant des fragments dans les revues. Ce qui est certain c'est que plus on avance dans la lecture du Journal, et plus on s'aperçoit que ces notes et ces réflexions, à la rigueur, peuvent se passer de dates. Ceux qui ont lu l'admirable Journal d'un Poète, de de Vigny, le seul à qui celui de Gide puisse se comparer, se souviennent que maints passages ne sont pas datés ; l'auteur a oublié d'inscrire une date, il n'y a pas songé ; ce n'était pas nécessaire. Pour l'esprit et le cœur, si la minute compte, ils n'ont à faire qu'avec l'éternité.

Tel qu'il se présente, le Journal de Gide est une mine d'or, une source jaillissante pour l'historien littéraire, le critique et le psychologue ; j'ajouterai pour l'homme de science, car l'auteur s'y révèle, mieux encore que dans son œuvre construite, comme le véritable naturaliste de ce mélange d'esprit, d'instinct, de caractère, de volonté, qu'on appelle l'âme humaine.

Il serait vain d'essayer de donner ne fût-ce qu'une simple idée de cet espace et de cette étendue où grouillent tant de choses, dans un court article. Les commentateurs ne manqueront pas, et je ne serais pas étonné si l'avenir retenait surtout d'André Gide son Journal où tient, en résumé, le meilleur de son œuvre. Déjà les gloses commencent à paraître. M. Henri Dommartin qui est un de nos « gidiens » les plus avertis et les plus pénétrants, vient justement de publier une excellente étude sur « André Gide, d'après son Journal », où il nous a esquissé un portrait en pied de l'auteur au moyen de ces notes d'un caractère souvent intime. Portrait vivant, intellectuel surtout mais où les traits physiques finissent par transparaître et par s'imposer. Car le physique joue chez Gide un rôle important ; il est la base solide de son naturalisme spirituel. Je pense que l'étude de M. Dommartin, dans sa forme volontairement schématique et sommaire doit servir d’introduction à un ouvrage plus étendu et plus fouillé, qu'on attend de lui. « Le Journal de Gide, écrit-il ne constitue pas seulement le dépôt de ses plus secrètes pensées, de ses plus intimes confidences. Il contient tout cela qui éclosait en marge de ses œuvres d'imagination ou de critique et que ne pouvait admettre l'économie rigoureuse de ces écrits. Il joue, en outre, un rôle d'entraînement en "réamorçant" le désir d’écrire dans les moments de médiocrité ou d'apathie, et d'exercice, en autorisant une écriture cursive, insoucieuse de cette contrainte souvent paralysante qu’exige l’œuvre d'art. Enfin, il sert de réceptacle à quantité de « scènes » prises dans la réalité et qui sont susceptibles de servir en « seconde version » dans quelque œuvre future. L'intérêt principal de ce journal réside en ceci que c’est le journal d’un écrivain dont les œuvres ont été si souvent interprétées faussement. Il fournit, en effet, à ses œuvres une sorte d’arrière-plan en montrant l’homme qui les créa, et facilite, par ses éclaircissements, leur compréhension. »

Pour moi, ce qui confère au Journal d’André Gide sa signification profonde, c’est son caractère humain, ce terme étant pris, non pas dans son sens romantique mais dans un sens rigoureusement, hautement, gravement merveilleusement réel et j'ajouterai pour ceux qui me comprennent, actuel.