L’Ordre
1er mai
1945
Paul Bizos
A la Comédie Française : Antoine et Cléopâtre de Shakespeare —traduction de M. Gide
La fin d'un monde, l'aube d'un ordre
nouveau, un immense édifice qui s’écroule dans les lueurs d’incendie
de la guerre étrangère et les convulsions de la guerre civile — tragédie
d’hier, tragédie d’aujourd’hui. Baignant dans une harmonie de sang,
de pourpre et d'or, Antoine et Cléopâtre, immense fresque des
destinées des peuples et de leurs maîtres éphémères, s’élève par graduation
des thèmes symphoniques, jusqu'au sommet dramatique du néant de la
condition de l'Homme et de ses ambitions dérisoires. « Memento
quia pulvis es. » Jamais Shakespeare, ni dans Jules
César, ni dans Coriolan (qui forment avec Antoine
et Cléopâtre la trilogie romaine) ni dans le King Lear, ni
dans Macbeth, n'a atteint à ce grandiose, à cette vue
désenchantée sur la fragilité des grandeurs et des vicissitudes humaines : « Le
Monde n'est pas digne d'un adieu. » Mais Antoine et Cléopâtre c'est
autre chose encore ; c'est l'énigme du Sphinx féminin qu'Antoine
ne parvient pas, même au prix de son sang, à déchiffrer et dont Shakespeare
pose les inconnues, laissant à chacun de nous le soin de les résoudre. Cléopâtre n'apparaît pas seulement
comme l'Égyptienne hiératique, superstitieuse, cruelle, sensuelle,
cupide et généreuse, calculatrice et fataliste, mais comme la Femme éternelle « merveilleux
chef-d'œuvre » — mystérieuse et diverse. Cléopâtre trahit Antoine
qu'elle aime cependant dans sa chair : — mais Antoine mort, le masque de
dédain capricieux tombe du visage de la reine ; l'amante qui,
par orgueil, par inquiétude peut-être, dissimulait et se dissimulait
son amour n'est plus brusquement qu'amour s'avançant vers la Mort comme « vers
ces lieux où les âmes ont des lits de fleur » et
où elle retrouvera Antoine sur « un Cydnus nouveau ». Écoutons
le chant divin du cœur. « Époux, j'arrive. Je ne suis plus qu’air
et que feu ; mes autres éléments je les lègue au monde inférieur… La
Mort est comme l'étreinte de l'amant qui blesse et qu'on désire, ô Antoine… » Antoine et Cléopâtre c'est, sous cet angle, la
tragédie de la passion, dévoratrice des êtres et des empires. « Nous
avons consumé en baisers des royaumes. » Oui, mais : « Sur
nos lèvres et dans nos regards il y avait l'Éternité » Ceci ne
compense-t-il pas cela ? Partout flotte, dominant le drame, le
parfum du baiser. C'est aux lèvres de Cléopâtre que s'attache le dernier
vœu de l’Imperator : « Je meurs, Égypte, je meurs, mais j’implore
de la Mort un dernier répit jusqu’à ce que de tant de milliers de baisers,
j’ai déposé sur les lèvres de Cléopâtre le pauvre dernier… » — et
Cléopâtre, appliquant sur sa poitrine l’aspic meurtrier trouve dans
cette morsure suprême le souvenir voluptueux des caresses sur ses seins « aussi
suaves qu’un baume, aussi doux que l’air, aussi tendre… » Extraordinaire mélange de grandeur,
de mélancolie et de [sensibilité], Antoine et Cléopâtre est
bien la plus surprenante production du génie de Shakespeare. Grâces soient donc rendues aux [comédiens]
français, pour avoir monté la tragédie d’Antoine et Cléopâtre avec
une dévotion qui les honore et à M. André Gide pour nous en avoir donné une
traduction sévère et non, comme il est [souvent] de mode, une de ces « adaptations » dans
lesquels se complaît la [mot illisible] suffisance des [« correcteurs »]
de Shakespeare. Il n’est, d’ailleurs, pas tout à fait exact, comme
l’annonce le titre, que la version de M. Gide soit une « version
intégrale », du moins telle qu’il nous a été donné de l’entendre. Au dernier acte, notamment,
a été supprimé ce passage si curieux où Cléopâtre, détachée
de l'existence, ne peut encore se détacher complètement des biens de
ce monde et, dissimulant à César-Octave la consistance exacte de sa
fortune sujette, comme nous dirions en nos jours d’inquisition fiscale, à confiscation,
se voit trahie par son propre intendant. Ce dernier soubresaut de l’intérêt
apparaît, chez un être qui va quitter volontairement la vie, comme
une novation psychologique d’une étonnante vérité. Est-ce de propos
délibéré que la scène a été omise ? Mais ce n'est là que détail. L'ensemble est splendide dans sa
somptuosité et c'est avec joie que nous pouvons applaudir à une réussite à peu
près parfaite. Félicitons, en première ligne, M. Jean-Louis Barrault,
metteur en scène et choré-auteur. Les deux pantomimes qu'il
a conçus et qui symbolisent l'une la déroute d'Actium — l'autre
la bataille sous Alexandrie, ainsi que la réalisation de l'orgie bachique
sur la galère de Pompée, témoignent d'exceptionnelles qualités de goût,
de compréhension et d'intelligence. La musique de scène de M. Jacques
Ibert y ajoute une atmosphère de poésie sauvage qui s'adapte étroitement à l'œuvre
et la complète. M. Clariond est Antoine. A la répétition
générale M. Clariond a été desservi par une aphonie à peu près totale
contre laquelle il a tenté avec un vain courage de lutter. En dehors
de cet accident M. Clariond, comédien de grand talent, ne nous a pas
donné l'impression de l'Hercule terrassé qu'a modelé Shakespeare. « Son
pas paraissait enjamber l'Océan et son bras étendu faisait ombre sur
le Monde. Sa voix quand il parlait à un ami rappelait la musique
des sphères, mais, menaçante, ébranlait l'air comme un tonnerre...
Il semblait laisser tomber des plis de sa toge, comme des pièces d'or,
les îles et les continents. » Cette grandeur surhumaine, cet effondrement
d'un demi-dieu, M. Clariond ne nous en a pas transmis le frisson tragique. Mme Marie Bell, sous ses royaux
atours, apparaît vraiment filles des Ptolémées. Elle nous a rendu la
couleur exacte du rôle, moins la finesse des nuances. Cléopâtre, elle
aussi, est plus changeante que l'onde... Ces reflets, nous ne les avons
point aperçus. MM. Pierre Dux, Jean Chevrier,
Julien Bertheau, Jean Meyer, Denis d'Inès, Escande, Mmes Germaine Houer,
Deudon et Marney forment autour des deux protagonistes une escorte éclatante. Mis à part le décor de la chambre
de Cléopâtre d'un style Paul Poiret 1910 qui ne nous a pas paru
du meilleur goût, la tragédie se déroule dans des cadres d'une ampleur
magnifique.
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