Mercure
de France no. 89, mai 1897, pp. 236-262 Henri
Ghéon André
Gide O monde infiniment renouvelé,
qui donc sous vos aspects divers reconnaîtra votre immortelle ressemblance ?
– O nature perpétuellement semblable à tout et à toi-même, qui donc,
qui donc en ta monotonie épuiserait le goût de tes formes nouvelles,
l’intarissable élan de tes rires et de tes harmonies – source d’amour
que j’aime? A.G. L’œuvre d’André Gide est comme la Nature et le même mystère l’enveloppe. On
a comme un scrupule, une crainte à tenter de soulever le voile. L’Isis
sacrée s’y cache, et l’on appréhende de ne point voir le visage réel
de la déesse, même au prix d’un sacrilège... Et puis, on reste d’autant
plus déconcerté devant elle, qu’elle est simple et tend les mains. Voici une confession, des vers de sentiment, des traités sévères et badins,
des poèmes, une satire, et enfin tout un livre de didactisme lyrique.
Chacun de ces ouvrages pris à part sourit et accueille comme tout écrit
sincère et bon; que si l’on s’avise de les vouloir joindre et juger
dans l’ensemble comme des parties d’une même œuvre, on croit être
l’objet d’une raillerie de la part de l’auteur, et que celui-ci se réjouit
de paraître contradictoire à lui-même, et de montrer ironiquement la
multiplicité des ressources dont dispose son dilettantisme supérieur.
Et ce sera l’opinion de ceux qui lisent et ne s’arrêtent pas, de tout
le public qui croit avoir fait assez, quand il a feuilleté des pages
et parcouru des lignes, comme si la substance du livre, inexprimée,
ne se trouvait pas seulement hors des pages et entre les lignes. André Gide n’est point un dilettante. Cette attitude vis-à-vis de l’existence
et de l’art, si commune en ces temps et si fâcheuse qu’elle souille
comme une injure le bon renom de sincérité à quoi doit tenir premièrement
l’écrivain, cette attitude, dis-je, ne pouvait convenir à son tempérament
de passionné, et si parfois l’ironie qu’il manie légèrement contre les
autres, et même contre soi, autorise un pareil jugement, le reste de
l’ œuvre vient aussitôt le démentir. Le dilettante
s’amuse de tout et ne croit à rien pour vouloir croire à tout; la grande
force d’André Gide réside précisément en la foi, et c’est elle qui donne
le lien entre les ouvrages divers où se développe son âme croyante et
rien que son âme. Car il a entrepris de s’exprimer dans ses livres en
toute sincérité et il n’est point un seul d’entre eux qui ne marque
une étape, dans son histoire intellectuelle et morale. Si la stagnation
manifeste le néant et si le propre de l’être est d’évoluer, André Gide aura vécu, et les étapes qu’il aura
parcourues seront assez nombreuses pour refléter une vie, c’est-à-dire
un voyage à travers des sensations multiples et des idées sans cesse
renouvelées. L’artiste qui, ayant découvert une formule, la répète indéfiniment
et s’y maintient, cesse de créer bientôt, car il arrive un jour où il
ne trouve plus rien à dire qu’il n’ait déjà dit, et fatalement il recommence.
Le vrai poète se sait homme et, calquant sa vie littéraire sur sa vie
intime, il ne craint pas d’être différent aux yeux des autres comme
à ses propres yeux. Rien n’est plus admirable qu’une âme qui marche, dût-elle errer longtemps
dans des directions contraires; elle trouvera un jour la bonne route,
et la bonne route est toujours celle que l’on va suivre. La
complexité de cette évolution ne marque pas une volonté hésitante et
un caractère flottant, mais au contraire une plus large humanité, plus
complète, plus générale, susceptible de plus de compréhension et de
plus d’amour, et la valeur de l’homme ne se mesure guère qu’à ses efforts,
multipliés d’autant que les buts à atteindre lui sembleront plus nombreux.
L’œuvre d’André Gide porte l’empreinte d’un éternel désir de savoir,
de croire, d’ aimer; c’est pourquoi rien d’elle ne peut laisser indifférent
celui qui l’a une fois approchée. L’âme qui s’ éploie à travers le grand cycle sincère, qui va des Cahiers
d’André Walter aux Nourritures terrestres, est la nôtre aussi
entière qu’on la rêve, impressionnée de tout, intéressée de tout – religiosité,
amour, spéculation, action, esprit et chair – notre âme toute savante
et humble. Cette fois, il croit avoir atteint la vérité en la Nature
«telle quelle », et peut-être était-ce vers celle-ci qu’il marchait...
et elle qu’il aima en tous ces modes, écartant peu à peu les voiles...
Et puis ce qui traduit une âme nue, n’est-il pas selon la nature ?
§ Voici un jeune homme – c’est ainsi du moins que nous le montrent les Poésies
et les Cahiers d’ André Walter – d’âme tendre et pure, de
sensibilité affinée, d’esprit studieux et rêveur. Il ne connaît rien
de la vie; il a beaucoup lu, beaucoup appris, il a contemplé des paysages,
mais il est resté docile à la règ1e qu’ont su lui imposer l’atavisme
religieux et l’ éducation protestante de parents rigides. Il entre dans
l’existence avec joie, car les livres n’ont pas donné satisfaction à
ce que sa nature jeune et passionnée désire. Il veut vivre, mais la
qualité de ses sentiments lui interdit le «jour â jour », la banalité
dont se contentent les jeunes gens de son âge, et il veut une raison
de vivre. Pourquoi est-il né ? pourquoi doit-il agir? Le problème de la Destinée se pose
à cet esprit ardent; il lui faut croire à quelque chose, il ne vivra
pas sans croire. Et dès lors il essaie de fuir l’atmosphère des logiques
inutiles et des nuits sans actes. Il attend l’aurore et plusieurs fois
il la croit voir; il tente d’aller à sa rencontre et quand un jour elle
se lève, il part. Il baigne en pleine vie, et il espère trouver en celle-ci
la raison n’être de son âme ; mais il s’aperçoit qu’elle est très différente
de lui. Les paysages n’éveillent en lui que des tristesses, et quand
un désir par hasard lui vient, il trouve une Je crois que ce que nous
avons de mieux à faire Ce serait de tâcher de
nous endormir... Or,
ce but nécessaire qui motive sa présence sur cette terre, il pense
un jour le trouver en l’amour. L’éclosion en a été préparée lentement
par une longue intimité avec celle qui est presque sa sœur, Emmanuèle,
une cousine orpheline recueillie jadis par la mère de Walter. Il a
entrepris l’éducation de cette âme, il a voulu la faire semblable à
lui, de façon à en être compris, et la trouver là comme une compagne
et comme une confidente. Il n’a point songé, certes, qu’il pourrait
la désirer un jour autrement, et ç’ a été une affection pure qui a mis
en présence deux esprits avides de connaître et de se pénétrer en une
admiration commune des livres et des choses. Ils se sont exaltés aux
violences de Shakespeare et aux sublimités de Pascal, ils ont étudié
les philosophes et discuté sur la religion, ils ont fait des promenades
au soir et se sont laissés prendre au charme de l’atmosphère et de l’heure.
Et ils ne se sont pas aperçus de cette union spirituelle, qui menaçait,
un jour, bientôt peut-être, d’effleurer leur chair et de mordre leur
cœur. Et quand ils en prenaient conscience, quand ils en acceptaient
l’avenir peut-être, et les joies passionnées, les événements sont venus
les séparer. Ainsi André Walter a cru toucher le but, il allait vivre
enfin pour quelque chose, et la Destinée encore une fois le leurre...
Son espoir a été trop grand pour s’évanouir si vite, toutes les puissances
d’exaltation qui couvent en lui, refoulées depuis longtemps, surgissent
: et l’impérieux désir de vivre et d’agir se tourne en une crise de
mysticisme, où la douleur devient une joie et le martyre une gloire.
Oui, le but de sa vie est l’ amour, et en ce jour plus qu’ hier, car les chairs sont
séparées: « Les âmes mieux que les corps peuvent s’étreindre avec
délire. » Mais pour soutenir ce
rôle sincère, il faut la Foi; il croit. De cet accès passionnel
l’hérédité religieuse triomphe: l’ascétisme mate la chair qui veut se
révolter, la prière tue l’esprit qui jette un cri de doute. C’est la
lutte la plus effroyable qui soit, entre la passion, la logique et la
croyance, tant qu’elle brise l’âme qui la contient. André Gide nous a dit
la fin d’André Walter emporté par une fièvre cérébrale. Il n’en est
rien. Après la crise, sont venus l’apaisement et la philosophie sereine
d’une vie d’étude et de foi. Walter a conquis son idéal; la croyance
s’est installée fermement dans son âme ; il a compris que rien n’existait,
hors de la spéculation et de la prière: le corps définitivement est
vaincu, le philosophe se repose en sa contemplation. Comme
la Vie est loin à cette heure, cette Vie de matérialités
qu’il vient de repousser. L’esprit lucide, la chair apaisée, il ne la
contemple plus qu’à travers les philosophies... Son entendement très
clair et très net est rompu de longtemps aux exercices du raisonnement.
Il aime la logique à l’égal de l’action, et dans cette période de quiétude
elle reprend ses droits premiers. La mathématique l’a jadis séduit,
il éprouve encore des ivresses devant un nombre et croit scruter l’infini
en résolvant une équation. Aussi son goût pour les logiciens s’affirma
prépondérant (Kant, Stuart Mill) et quand il s’est agi intellectuellement
de chercher une raison au monde, il est allé aux Et il songe à ce que serait cette vie, s’il savait sortir de la spéculation
et de la sérénité pour aller vers l’action, et Urien c’est encore Walter,
comme c’était Narcisse, comme ce sera Ménalque. Ces voyageurs de la
Destinée, ils s’aventurent sur l’océan éternel des choses poussés par
une seule idée, celle par quoi leur âme est vivifiée, cette raison
de vivre aui tourmenta si fort André Walter, Dieu peut-être, en tout
cas l’inconnu et l’idéal. L’Orion sillonne l’océan pathétique semé d’îles
troublantes, ces tentations que chacun trouve sur son chemin; les uns
y restent dévorés de passion, d’autres en gardent un éternel trouble,
mais Urien et ses amis qui savent résister échappent enfin: le Désir
est mort en eux. Et sur la mer des Sargasses, voilà l’ennui, le chemin
qui s’éternise tant qu’on croit le refaire sans cesse ; ces âmes ont
repoussé les joies passagères qui s’offraient, elles errent vides de
désir. Mais le but blanchit, et c’est la mer de glace avec les souffrances
et le froid. L’espoir renaît même en ces contrées de pire détresse;
l’idéal soutient les volontés trempées aux épreuves; il les guide vers
d’autres plus rudes, et comme ils pourraient retourner vers des climats
plus cléments, une vie plus modeste et plus douce, les voyageurs préfèrent
« les rives les plus dures », pourvu qu’elles soient « futures »,
par une folie d’héroisme. Et quand ils croient toucher le but, ils ne
peuvent plus avancer. Mais ils ont vécu, ils ont eu toute la joie que
la vie est susceptible de donner, la joie de l’effort, fût-il vain,
la joie de la volonté, dût-elle ne rien atteindre. Ils ont eu un but,
une raison de vivre, c’est assez. Mais on ne renie pas impunément la nature, et l’âme brûlante d’André Gide
– puisque, en somme, il ne s’agit que de lui – a trop longtemps porté le poids d’un intellectualisme factice. Un jour, au
contact, dit-il, d’une civilisation et d’une religion différentes, il
a compris que pour être hautaine et belle, son attitude n’était pas
la seule, et que, édifier une existence sur une croyance ou sur une
philosophie, pour marquer une singulière force de caractère, pouvait
aussi apparaître comme le fait d’un caractère étroit. Il a vu que, en
vivant suivant une idée devenue bientôt une coutume, il ne se distinguait
pas autrement de ceux qui mènent l’existence banale des habitudes,
des visites et des repas, et montrent l’exemple de la plus parfaite
stagnation. Placer le but si loin, n’était-ce pas un peu le nier, et
ne risquait-il pas de ne plus avancer, à force de ne jamais l’atteindre?
Son âme devait un jour se lasser d’une émotion à vide, artificielle,
créée par l’hérédité, l’éducation et l’habitude, pour étaler enfin ses
trésors de ferveur et de passion. C’est ce qui fut. Les choses qu’il
dédaigna – symboles – qu’il considéra longtemps comme de simples apparences,
sous lesquelles il aima seulement son esprit, ces choses, un jour, lui
parurent belles en soi, susceptibles de provoquer l’admiration par
leur seule forme, et peu à peu il comprit que la vérité était là, dans
ce monde qui l’entourait et dont l’avaient séparé les croyances et les
philosophies. Outre l’éternel optimisme que lui donna à jamais Emerson,
le philosophe qui a peut-être eu sur lui la plus grande influence, il
trouva dans Gœthe et dans Leibniz la matière d’un nouveau panthéisme,
non plus celui, mathématique et intellectuel, de Spinoza, mais vivant,
proclamant la force maîtresse du monde, la force qui déjà tient en la
plus infime monade et qui fait que les plantes naissent, grandissent,
fleurissent, que les animaux vivent et se reproduisent et que l’homme
agit et s’émeut. Dieu est la nature et Dieu est toute chose, et il a
pu s’écrier avec Gœthe: « Aussi loin que l’oreille, aussi loin
que l’œil puisse l’atteindre, tu ne trouves que le connu qui lui ressemble,
et le vol enflammé de ton esprit, si haut qu’il s’élève, a bien assez
du symbole, assez de l’image: tu es attiré, entraîné, ravi; où que tu
t’avances, le chemin et le lieu se parent; tu ne comptes plus le temps,
et chaque pas est l’immensité. » Mais avant de vivre enfin selon la nature, André Gide a voulu se débarrasser
de ses habitudes de pensée et d’existence, et il a revécu, ironiquement,
l’état ancien dans Paludes, où l’on sent frémir la révolte nouvelle,
et où l’on voit se dresser le reniement du passé. . « Tu travailles ? »
dit Hubert : l’application inutile à l’existence, l’étude vaine, la
pensée éternellement monotone, tout cela tient dans cette phrase, et
Gide clamerait, illuminé : « Mais! vivez
donc ! » Vivre, c’est cultiver sa sensibilité, ouvrir son âme à tous les frissons,
sans que la raison vienne lui rappeler la logique froide, dont elle
l’a longtemps engourdie ; c’est voir, entendre, sentir, et porter
sa ferveur sur les choses compagnes ; c’est avoir conscience qu’on
est et qu’on fait partie de cette nature qui vous baigne ; c’est
se fondre en elle et être heureux de son spectacle seul. Aussi Ménalque
fuira la ville et tous les lieux de piétinement où l’âme, dans l’automatisme
des habitudes, n’est plus capable d’un sentiment neuf de désir ou d’amour,
il fuira tout ce qui s’oppose à un contact direct avec la vie universelle,
à la fraîcheur d’une impression par l’accumulation des souvenirs et
des idées ; il fuira la médiocrité d’une vie trop prévue et d’une étude
perpétuelle qui fait rentrer l’être en lui-même, quand sa seule fonction
est d’en sortir. Il multipliera ses sensations par de continuels voyages,
et il étendra son domaine humain de tous les pays qu’il aura parcourus
et aimés, et plus ils seront différents, plus il se sentira vivre,
car chaque fois l’impression éveillée en lui sera neuve et lui révélera
une partie de son être qu’il ne connaissait pas. Il veut adorer « à
travers indistinctement toute chose », et ce qu’il poursuit, c’est
encore Dieu certes, mais un Dieu tout proche, qui ne demande point de
sacrifices et au contraire exalte les puissances d’émotion aux dépens
de l’entendement. La sensibilité d’André Gide, libérée cette fois des
entraves du dogme et de la raison, s’exaltera toute à célébrer les Nourritures
terrestres. § Par
cette histoire intellectuelle et morale qu’il était nécessaire de tracer,
on s’explique la diversité des ouvrages de Gide et comment il n’usa
jamais du même moyen d’expression deux fois. Mais qu’il écrive un Journal.
ou des Traités, ou des Poèmes, il reste lui, et parmi les différences
en apparence radicales qu’on peut constater entre les tendances de ses
livres, et dont j’ai essayé de montrer l’unité évolutive, on trouve
une personnalité constante faite de quelques traits principaux, dont
varie seulement l’importance respective. Plus ou moins en relief, il
n’est pas une œuvre de Gide qui ne les contienne tous, et Ménalque
à bien considérer est le frère de Walter, bien plus il est Walter lui-même.
D’abord, on a pu le voir, André Gide est un sensitif ; son âme
craint le moindre frôlement, car c’ en est
assez pour la remuer tout entière ; le monde extérieur l’impressionne
violemment, en bien ou en mal, mais l’impressionne, et sa sensibilité
a de telles délicatesses qu’elle apparait mystique, analogue parfois
à celle des héros de Maeterlinck qu’une fleur trouble et que le silence
étreint. La musique, art d’expression pure, vague et subtile, plonge
son être en des extases profondes, entre toutes, celle de Schumann ou
de Chopin, les grands sentimentaux... Il a des simplicités et des complications.
Ici il dira l’émotion qu’il éprouve a voir « sa main sur la table »,
et là la joie de toucher presque l’objet de son désir, de n’ avoir qu’a avancer le bras, et de passer. Comme il s’est
plu à la chasteté, il se plaira à la possession. Il parle quelque part
de la complexité inextricable de ses émotions, telle que la moindre
aperception éveille en lui des systèmes compliqués, qui font comme un
réseau de sensations intimes, et c’est pourquoi souvent elles se contredisent.
Il tressaille à la beauté formelle, comme à la beauté morale ou religieuse ;
il est la lyre éternellement vibrante, d’où que vienne la brise qui
passe sur ses cordes, et dont la fonction ingénue et si affinée pourtant
est de vibrer. Cette sensibilité dénote une infinie tendresse et pourrait
faire prendre André Gide pour un Car,
il côté de la sensibilité s’est développé l’entendement, faculté contradictoire
qui vient la maîtriser et la diriger. Nous avons dit la lutte terrible
où vainquit l’esprit : c’est qu’il fait partie intégrante de la personnalité
d’André Gide, et que, en dehors de ses manifestations presque exclusives,
il cotoie sans cesse l’émotion pure. André Gide n’a pas été élevé dans
les règles, n’a pas étudié suivant la discipline des livres, n’a pas
plié son esprit à la gymnastique des raisonnements philosophiques sans
en garder une empreinte; et certes son âme première y était disposée,
et il ne faut pas placer tout sur le compte des influences; il a aimé
les jeux de l’esprit comme des émotions, parce qu’il fut aussi un intellectuel,
et s’il s’est posé au début la question de l’ « être »,
ce n’est pas moins par un besoin de sa raison que par une inquiétude
de sa sensibilité. Mais quelque varié qu’ait été son contact avec les
philosophies, qu’il ait aimé les purs logiciens ou les métaphysiciens
de la vie, il a toujours été attiré par ceux d’entre eux qui ont conçu
le monde – a priori ou a posteriori – harmonieusement: Spinoza qui
l’a développé comme un théorème, Leibniz qui l’a construit suivant des
règles de proportion, que résume la monade miroir du monde et qu’il
a appelée l’harmonie préétablie, Darwin qui a émis la loi progressive
et rythmique de l’évolution, Gœthe qui a puisé dans les sciences naturelles
son panthéisme, et aussi l’américain Emerson, et en général tous les
philosophes allemands qui édifiaient les systèmes comme des temples,
suivant le canon des parfaits rapports entre les colonnes et les frises.
Et à l’heure actuelle, quand il semble avoir rejeté toute intellectualité,
on la sent là qui veille, car il va aimer les choses pour l’harmonie
qui est en elles, pour leur beauté formelle et scientifique et les fruits
de la terre pour le rythme de leurs éclosions et de leurs maturités.
Et c’est une àme rare, d’équilibre parfait, où les facultés les plus
contraires d’émotion, de spontanéité et de réflexion, malgré des crises
passagères, ont consenti à vivre côte à côte, sans entraver leur libre
développement réciproque, en se renforçant au contraire, en se complétant,
et en formant, malgré leur autonomie, un tout unique et achevé. De là la beauté de cette œuvre qui paraît si reposée, si sereine et si vivante
à la fois, de par la double création d’un poète et d’un philosophe.
La conception qu’il a de l’art tient dans ces mots, jadis inscrits par
Pierre Louÿs, le préfacier des Cahiers : « Il rêvait d’une œuvre
scientifique et passionnée. » Il l’a faite. Pour s’exprimer tout
entier avec ses apparentes contradictions, il a voulu employer tous
les moyens, et il a abordé
successivement, avec une égale sûreté, la confession et l’essai, le
poème et le roman, et il faut remarquer que tous ces ouvrages sont écrits
sous la forme personnelle ; cet emploi systématique prouve mieux que
toutes les explications l’unité constante de cette âme. Il n’a pas accepté
le mensonge de la fiction, et sous des noms divers directement il a
parlé. N’ayant il traduire que des émotions et que des philosophies,
il est venu, et, sincêre, il a été didactique et lyrique, il s’est
raconté et chanté. § Dans les enthousiasmes de sa jeunesse, il concevait la littérature comme l’extériorisation
d’une âme, et le livre comme la confession sincère, inconsciente, artistique
par ce seul fait, suivant l’unique procédé de transcrire des émotions
et des idées dans leur ordre d’apparition, sans que la raison les déformât
sous prétexte de les enrichir et de les coordonner. « Le meilleur,
c’est d’écrire au hasard », et cette proposition, les Cahiers
la développent, œuvre touffue, jamais confuse, où se mêlent les
réflexions les plus disparates, où bouillonne toute une jeunesse d’émotion
et de pensée, où se rencontrent des tristesses et des exaltations, des
paysages et des rêves, des philosophies et des cris; cette œuvre qui
n’est pas une œuvre dans le sens des ouvrages ultérieurs de composition
serrée, de tenue artistique et de proportions harmonieuses, mais un
document éternel de beauté et de franchise. Il y a dans ces pages une
unité morale, une sincérité de passion qui fait que le lecteur est emporté
dès les premières phrases comme dans l’intrigue la plus attachante et
la plus habilement présentée. Il faut admirer là le manque d’artifice,
les phrases inachevées, les mots suggestifs d’ états d’âme subtils et
lointains, les raisonnements serrés et clairs, posés en alternatives,
les tirades éloquentes, les raccourcis d’âme. Car déjà apparaît cette
sobriété qui caractérise le génie d’André Gide dans sa maturité; il
craint toujours d’écrire trop et de répéter ce qu’il a dit, de peur
d’affaiblir la pensée et l’émotion, et le peu de mots qu’il a employés,
il s’y tient, dussent-ils être vagues, et ils se trouvent si spontanés
que leur présence seule frappe et explique. Mais un tel livre, qu’on
ne saurait trop lire – car on y découvrira chaque fois quelque chose
de neuf, telle pensée voilée, profonde et noble, telle clarté mystique
et tel divin sourire – un tel livre, dis-je, ne se fait pas une seconde
fois. C’est la matière de toute l’œuvre à venir; elle contient tous
les livres futurs, parce que c’est une âme entière, et des désirs, et
des volontés, et des aspirations, et des projets même, car on y trouve
exposée la poétique qu’André Gide appliquera plus tard en partie. Voici le plan d’Allain, le
roman qu’écrit Walter, conçu mathématiquement comme l’Ethique de
Spinoza, avec toutes les libertés possibles dans ce cadre rigide et
le plus de passion: autour de ces échalas, des plantes grimpantes et
des lianes. Et jamais plus vibrant exemple de spontanéité artistique
n’a été donné que par ce jeune homme las de tous les jougs, qui veut
secouer celui de la syntaxe, celui de l’orthographe même, celui dé la
prosodie, et qui souhaiterait que la prose eût des règles pour pouvoir
les enfreindre. La poésie c’est l’émotion et il veut être le poète;
il cherchera « non point tant l’harmonie des mots que la musique
des pensées; car elles ont aussi leurs allitérations mystérieuses ».
Et il n’écrira pas en français... « Non ! je
voudrais écrire en musique. » Or c’est bien de la musique, les vers gris et tristes d’André Walter, la prose rythmée du Voyage
d’Urien, la strophe large des poèmes récents d’El Hadj et
des Nourritures terrestres, de la musique discrète, intime,
nombreuse parfois, simple et pénétrante. Il aura employé ces multiples
formes si différentes, par cette même volonté de se renouveler qui l’a
déterminé à changer constamment de formule – si formule il y a – à chaque
ouvrage entrepris, cette volonté qui nous promet tant de surprises encore et d’inattendues jouissances. J’ai dit plus haut la raison philosophique des Poésies d’André Walter,
et comment ç’avait été la première tentative de Gide pour échapper
à la vie banale et quotidienne, et pour réellement vivre en une foi.
Qu’on ne les prenne pas cependant pour une œuvre philosophique; rien
n’est plus éloigné de la théorie, et si les sentiments suivent un ordre
voulu et combiné en vue d’une signification symbolique, ils règnent
cependant en maîtres et c’est la pure sensibilité qui s’y meut, tant
le cadre est large qu’impose la raison déjà présente (et toujours désormais
présente) dans un but d’harmonie, de mesure et non de contrainte. En
pièces courtes composées de quatrains aux vers longs et inégaux comme
des plaintes, discrets et sourds comme des soupirs, rimés souvent, ou
assonances, et quelquefois en dissonance, se murmurent des désirs et
des inquiétudes: les paroles sont simples, douces, presque sans images;
la vie intérieure se trouve projetée en faits très ordinaires d’existence
extérieure, et cette veille de l’âme en attente se fait à la lueur jaune
d’une lampe. Les sentiments les plus compliqués s’expriment en
paroles très claires, et la poésie tient à cette clarté,
à cette sincérité délicate qui, tout haut, fait ses réflexions à l’âme
compagne, et il y a dans cette sobriété quelque chose de poignant, qui
rappelle parfois les complaintes de Laforgue, un Laforgue sans cette
recherche verbale qui gâte parfois de très belles pièces... Nous sommes deux pauvres
petites âmes Que ne réchauffe plus le
bonheur, Nous sommes deux pauvres
âmes Qui ne savons plus être
heureuses... .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tu m’as dit: Écoute !
je crois Nos àmes sont mystérieuses Peut-être qu’elles sont
heureuses Et que nous ne le savons
pas...
Et ce petit livre donne une impression d’humilité, analogue parfois
au charme naïf de Jammes, une impression de douceur, de candeur, de
délicatesse; on y sent passer des frissons d’enfants, des petites peurs,
celles que peut donner, la nuit, la grand’route, la solitude, et le
langage familier qui traduit ces gestes de sensibilité un peu maladive
contribue encore à envelopper le lecteur d’une atmosphère de vague,
à propos de quelque sensation comme celle-ci: Et nous avons peur de nous
endormir Parce que l’un sent que
l’autre le regarde. Quoique
extériorisée en le décor, l’émotion là subsistait pure par la volonté
de faire intime, et les apparences n’avaient pour but que de représenter
plus frappantes des subjectivités. Le Voyage d’Urien est encore
le récit d’une émotion, exprimée symboliquement ; mais cette fois les
apparences ont une importance plus grande; l’auteur s’est condamné à
objectiver le plus possible son émotion, et les paysages multiples qui
la traduisent forment presque la totalité du livre. Car il s’agit d’un
long poème, et il était difficile de concilier l’étendue de l’entreprise
avec la forme
purement lyrique, qui ne peut être employée continûment et qui sied
surtout à l’expression successive de sentiments restreints. Aussi le
sensitif, sans se départir de sa délicatesse d’âme, est devenu un imaginatif,
et il a revêtu ses sentiments intimes d’une riche étoffe de nature idéale,
où les paysages se créent spontanés et beaux certes, comme des émotions.
Dans ce livre plus que dans tout autre, André Gide a réalisé l ‘œuvre
« scientifique et passionnée », et la grande supériorité du
Voyage d’Urien est d’être un ouvrage harmonieux, complet, auquel
on ne saurait rien retrancher, tant il exprime la totalité d’une idée
et rien qu’elle. Les parties se groupent, se répondent, se fondent
et se renforcent, et au point de vue de l’art pur, auquel on préférera
toujours l’art spontané, ce poème serait l’œuvre la plus parfaite et
la plus belle de Gide. Mais il contient tant d ‘humanité et en outre
tant de beauté formelle, que la rigueur esthétique y est une qualité
de plus, et que d’être contenus les élans paraissent plus sincères.
Le rapprochement qui s’impose en cette circonstance est celui des poèmes
homériques et en particulier de l’Odyssée. La similitude des
sujets déjà indique une tendance et il faudrait considérer Le Voyage
d’Urien comme un poème épique, par opposition au poème lyrique
réalisé jadis par André Walter. Le chanteur est devenu un conteur;
le monde qu’il traverse ayant une signification symbolique a besoin
non plus seulement d’un cri qui manifeste l’émotion par lui provoquée,
mais d’ une description qui mette en lumière toutes ses particularités
voulues, et André Gide est peut-être plus grand conteur encore que
grand lyrique. Son esprit lucide voit si clairement les choses qu’il
ne trouve aucune difficulté à les exprimer, et il est seul à continuer
la tradition des conteurs philosophiques du XVIIIe siècle ; il tient
d’eux la grâce, l’aisance, l’élégance et la simplicité. Mais dans un
livre comme Le Voyage d ‘Urien, il met plus encore, et ce qui
sépare ce livre de Candide, par exemple, c’est la poésie, la
couleur, le rythme. Nous sommes en présence d’un poème, il faut le répéter,
et la façon de conter diffère si le philosophe s’exprime seul, ou s’il
se double d’un poète. Quand Homère dit les aventures d’Ulysse, il est
un conteur aussi, mais chaque phénomène qu’il constate a pour lui une
double valeur représentative et extérieure, d’une part, intellectuelle
et fonctionnelle de l’autre. C’est, toutes proportions gardées, le
cas d’André Gide. Aussi, outre son intérêt moral, Le Voyage d’Urien
vaut par la fresque splendide d’apparences qu’il déroule; on y voit
l’état d’âme et l’idée harmoniés au décor et à l’atmosphère, et je sais
des tableaux sobres, en quelques traits, comme le port de départ dans
le prélude, la mer des Sargasses, et la mer de glace, d’une netteté
et d’un éclat admirables ; les choses ainsi dépeintes, posément et froidement
en apparence, ressortent, vivent par le choix du mot compact: et précis,
qui est le mot propre, et le seul mot propre. Et il est bien d’un poête
le leitmotiv poignant, par exemple, de la première partie: le bain
que chaque soir, après chaque étape aux îles de désirs et de tentations,
les marins prennent dans l’eau diversement colorée, reflétant les richesses
inépuisables du ciel et de la lumière. Il y a un art infini dans ces
progressions de style qui partent de la constatation pure et simple,
presque sèche, et atteignent à la splendeur de coloris la plus rare,
en une trame si homogène que l’accent couvre les mots et empêche presque
d’en remarquer l’éclat propre, et dans ces exaltations graduelles du
verbe qui vont de la spéculation froide à la passion imaginative la
plus exaspérée. La langue pour cette tâche possède toutes les souplesses,
elle se plie à tous les sursauts de l’émotion en un rythme que le vers
libre même, de ton trop soutenu, n’aurait pu rendre. André Gide voulait
jadis dans Allain employer « la strophe, mais sans mètre
ni rime, scandée, balancée seulement, musicale plutôt ». En le
présent poème il a réalisé ce rêve, et comme elle est loin la prose
des romans coutumiers! Ce sont des phrases divisées en propositions
courtes, dont chacune forme un élément de cadence à peu près régulier,
et qui se perd, et qu’on retrouve plus loin, élargi, diminué suivant
la pensée. On rencontre là une haine profonde de l’éloquence proprement
dite; la prose ainsi comprise devient un élément de perfection harmonique
au même titre que le vers, et Gide, auteur prodigieux, aussi conscient
que spontané, ne l’a pas choisie sans raison. Depuis,
nous avons eu de rares poèmes en vers libres d’une hardiesse admirable,
comme ceux d’El Hadj, ou d’une simplicité délicieuse, comme la
pièce « Greniers » qui
illustrait le mois de décembre du plus récent Almanach desPoètes,
et où se révèle l’ironiste et le didactique que nous étudierons
plus loin. Le tilleul et la camomille pour les migraines des familles... Mais c’est
toute l’œuvre de poésie pure d’André Gide, celle qui n’est pas la moins
précieuse et qui montre l’aspect le plus facile de son talent. § Cependant, à l’ époque de la crise d’intellectualisme
qu’il traversa, il s’exprimait plus dogmatiquement en des traités. Il
voulait satisfaire ainsi un besoin de prosélytisme qu’il tenait peut-être
de sa religion, peut-être aussi de son caractère passionné, qui avait,
un jour, posé en règle morale ce principe: « Il faut manifester. »
A ce titre, les Traités du Narcisse et du vain Désir sont
intéressants. Or, à les bien prendre, ces Traités ressemblent en partie à des
poèmes. Ils disent un mythe ou une aventure, puis ils l’expliquent:
et le récit de La Tentative amoureuse est un morceau poétique
très vivant et très savoureux, plein de tendresse et de fraîcheur, et
la légende de Narcisse est contée d’une façon charmante et très imagée.
Mais dès que nous abordons la partie explicative de ces livres dogmatiques,
nous découvrons un Gide inconnu encore, celui qui écrira plus tard Paludes,
celui qui a déconcerté les esprits que sa sincérité et sa grâce
avaient pu séduire d’abord, un Gide ironiste. Imprégné de philosophie,
malgré tout le désir de s’ exprimer et de persuader
ses lecteurs, il n’a pu se résoudre à dogmatiser froidement. Cet esprit
d’ordre, aux apparences parfois de directeur de conscience, d’ascète
et de puritain, répugne cependant au rôle de prédicant. Même dans les
périodes de sérénité intellectuelle absolue, la sensibilité joué le
rôle effacé mais réel d’une modératrice, et quand il s’est agi de donner
des théories, le dogmatique pur est devenu un ironiste, il a fait sa
science facile et attirante en la présentant avec un sourire et son
enseignement familier a séduit comme une chose nouvelle, dans un temps
où ceux qui pensent s’isolent bien haut et, graves, pontifient. Aussi
avec quelle désinvolture il traite la légende de Narcisse, et comme
il se joue des idées pourtant si sérieuses qu’il veut y présenter !
Dans cet opuscule en particulier le sourire est très discret; il est
sous chaque mot, dans le ton, dans la liberté surtout du développement,
et soudain avant de fermer le livre, le lecteur candide lit la note
finale: « B.
Relire la note A. » Et
il s’aperçoit que sans doute on se moque de lui, et se fâche. Il ne
sait pas que l’auteur est sincère et que cette duplicité n’est qu’une
manifestation de son harmonie intellectuelle. André Gide considère
les choses sous de si multiples aspects qu’il ne peut s’empêcher d’y
trouver parfois une contradiction, et le rire consiste en cela seulement.
C’est ainsi qu’ écrivant La Tentative amoureuse,
il s’aperçoit qu’il parle de lui-même, non de Luc, et sincèrement,
en homme qui ne veut rien cacher, il le constate tout haut, entre parenthèses,
comme en un badinage à l’oreille de sa compagne. Chaque doute de son
esprit est l’occasion d’un aveu, que les lecteurs habitués à des livres
de pensée uniforme ne comprennent pas, mais qui augmente le prix de
sa sincérité. « Je dis cela parce que moi j ‘y songe, je crois
qu’il devait y songer... » C’est d’une ironie philosophique simple,
sans presque de subtilité, celle qui s’éploiera dans le dernier Traité,
plus considérable et plus vivant: Paludes ou le Traité de la Contingence. Tandis que Narcisse et La Tentative avaient été écrits plus
spécialement dans un but didactique, Paludes fut conçu dans une intention
purement satirique. André Gide n’a voulu étudier la contingence que pour en faire ressortir la
médiocrité et la monotonie; à ce compte, ce livre tient à la fois du
Traité et de la confession, et il est le dernier effort intellectuel
où l’âme, comme nous l’avons vu à propos de son histoire philosophique,
secouera l’intellectualisme lui-même, pour surgir uniquement adorante
et nue. Aussi la personnalité d’André Gide s’y révèle presque entière,
et ce livre tient le milieu entre les deux ordres d’ouvrages que nous
avons étudiés. Il semble que l’écrivain ancien ait conçu d’abord Paludes
comme un long poème analogue au Voyage d’ Urien, où la vie
monotone de Tityre dans son champ marécageux eût été racontée, comme
les étapes des passagers de l’Orion, sous des couleurs symboliques harmoniées,
pour une œuvre d’art achevée et parfaite. Il eût fallu, dans l’ambiance
descriptive imaginée par l’auteur, créer un élément de tristesse et
de révolte, et parmi ces symboles Tityre eût été un beau type d’art
éternel, provoquant 1’horreur de la médiocrité par des moyens purement
poétiques. A cause de son esprit critique qui perçait déjà dans les
Traités, et dans ces vers badins d’ironie si fine qu’il plaçait à la
fin du Voyage d’Urien, comme pour en démentir tout le livre,
Gide a voulu faire une œuvre plus directe, plus proche de nous, par
le besoin de se rapprocher des choses qui déterminèrent cette crise
esthétique, et il a eu l’ idée suprême qui dénote une souplesse et
une force d’esprit absolument uniques, de présenter non point le poème,
mais la critique du poème, et en ridiculisant la médiocrité de la vie,
de frapper en même temps cette forme d’art qu’elle paraît engendrer,
au moyen de la continuelle stagnation d’un esprit qui s’y subordonne.
L’importance de cette œuvre est donc capitale, puisqu’elle touche à
des questions morales et esthétiques. D’ailleurs, Gide s’
étant toujours exprimé dans ses œuvres, une transformation intime
de son âme entraînait nécessairement une transformation de ses vues
sur l’art. Il réfute la théorie du symbole autant que celle du vain
Désir, en un exemple vivant et actuel. En effet, abandonnant les masques
divers, mythologiques ou idéaux, Quand on veut expliquer un pareil livre, il faut toujours craindre de se
tromper, et je crois que toutes les explications sont bonnes et que
l’auteur a songé à chacune d’entre elles, et a
aucune peut-être en particulier. Il a désiré s’amuser aux dépens de
ce qui lui avait si longtemps pesé, et il a accumulé les éléments les
plus contradictoires pour atteindre à son but ; parfois on ne sait
pas s’il prend le parti « du contrôleur ou du contrôlé »,
suivant sa propre expression, peut-être des deux, § L’intellectualisme est mort, la faculté d’ironie même, qui comporte une certaine
part de raisonnement, disparaîtra dans le flot de la passion ruée ;
l’exaltation, tournée vers le passé avec Paludes dans le but
de chasser les souvenirs qui encombraient la route de l’existence nouvelle,
va reprendre sa direction. véritable vers les choses, au contact desquelles elle va s’
accroître encore : voici un livre de ferveur, un long hymne d’amour
à la face glorieuse de la Nature et de la Vie. En effet, Les Nourritures
terrestres, malgré l’apparence, ne sont
pas un roman, encore moins un livre de philosophie, malgré que l’auteur
y enseigne souvent comme un docte maître. Paludes déjà ne ressortissait
d’aucun genre: Les Nourritures nous présentent peut-étre une
nouveauté encore plus grande. L’affabulation du premier de ces livres,
déterminé par la succession des heures du jour et des jours de la semaine,
était assez facile à accepter, on avait une sorte de journal détaillé
d’une vie continue, une représentation minutieuse de l’existence point
trop différente de celle qui fait le sujet ordinaire des romans. Ici
se suivent et se mêlent (non motivées par le même procédé de description
systématique) des récits, des conversations, des notes, des chants,
qui peuvent paraître décousus, mais qu’unifie, plus fortement que tous
les liens d’extérieure composition, le sujet. Car tout ce livre, page
par page, ligne par ligne, pourrait se résumer en une phrase ou en quelques
propositions comme celles-ci : Ne souhaite pas... trouver
Dieu ailleurs que partout. Chaque créature indique
Dieu, aucune ne le révèle. Dès que notre regard s’arrête
à elle, chaque créature nous détourne de Dieu. Donc,
« ne distingue pas Dieu du bonheur et place tout ton bonheur dans
l’instant ». Et le bonheur de l’instant consistera à dèsirer une
chose et en même temps à la posséder, et le désir dès lors sera une
attente vague, « une disposition é l’accueil ».
Attends tout ce qui vient à toi - mais ne désire que ce qui vient à toi. Tout le livre met en action cette philosophie, il veut nous montrer l’homme
dont chaque pas dans la vie est une joie, non parce qu’il ne rencontre
que des choses belles et douces, mais parce qu’il sait les aimer toutes,
quelles qu’elles soient. On pourrait l’appeler « l’Histoire sensuelle
d’un homme », mais dans ce que cette expression peut avoir de
plus élevé : il ne s’agit pas de quelque raffinement de sensations
bizarres où l’esprit a autant de part que les sens, mais d’une avidité
à jouir jamais lassée, et qui exige un renouvellement continu de la
part des choses ou plutôt une assez grande richesse de désirs, chez
celui qui la possède, pour qu’il puisse les projeter à chaque instant
de son voyage. C’est le tableau d’une adoration infinie, sans rémissions,
sans regrets, sans désespoirs, ainsi que peuvent être le mysticisme
et l’ambition, mais qui trouve toujours sa pâture en la nature inépuisable.
L’être neuf et nu, dépouillé de ses souvenirs, de ses vains rêves, de
ce qu’on lui a appris, « désinstruit » et naîf, veut vivre
enfin complètement, et il se lance à travers le monde pour le posséder
et l’étreindre tout. Il chantera les richesses qu’il contient, les
splendeurs qu’il déploie, les forces qu’ il couve, et ce livre que le titre annoncerait plutôt objectif
est le triomphe artistique du plus absolu subjectivisme, mais d’un subjectivisme
sensuel, non mental. Car André Gide ne cherche pas à évoquer les choses
dans leur essence, quoiqu’il découvre une harmonie dans leur plus fugitive
manifestation. Il ne les connaît pas comme des archétypes à qui consacrer
une œuvre enthousiaste mais impersonnelle. Il ne les considère que comme
des prétextes à affirmer sa propre vie. Chaque couleur qui satisfait
sa vue proclame la puissance d’amour de sa vision. – « Que l’importance
soit dans ton regard, non dans la chose regardée » – chaque phénomène
extérieur éveille en lui une sensation qui est douce, puisqu’elle est
et puisqu’elle frappe, et il perçoit par tous ses sens la caresse de
l’univers à sa chair vivante. Aussi le titre de Nourritures terrestres,
qui aurait pu s’ appliquer simplement à des éclats lyriques célébrant les
vergers et les pâturages, voit sa signification s’élargir encore jusqu’à
embrasser tout ce qui peut frapper les sens. L’être entier a besoin
d’être nourri, il se précipite comme un fauve avide sur la pâture sensuelle
qu’il rencontre, et qui est les paysages, les fleuves, les jardins,
la lumière, aussi bien que les boissons et les fruits. Les Nourritures
terrestres, ce sont les satisfactions, les joies de la chair, qui
contentent les faims des sens... Nourritures ! je m’attends à vous, nourritures ! Par tout l’espace je vous
cherche, satisfaction de tous mes désirs ! Et
sur ce thème splendide se déroulera l’inattendu des variations et la
multiplicité sonore des harmonies ! Un pareil sujet, traité directement, et de façon personnelle, eût nécessité
un lyrisme continu, impossible à soutenir si longtemps, et la philosophie
première qui sert de point de départ à tout le livre eût été difficilement
exposée. En outre, le livre eût, peut-être, manqué de variété, et aussi
de cohésion. C’ est pourquoi André Gide a imaginé une forme nouvelle,
susceptible de suivre les mouvements de l’âme et de passer de la sérénité
philosophique à l’exaltation lyrique, je veux dire le didactisme.
Au lieu de parler bas, comme à lui-même, le héros des Nourritures
est un homme qui, ayant vécu, raconte cette vie à un enfant dont
il veut se faire l’éducateur : Nathanaël. Il lui enseigne la façon de
comprendre l’existence et il lui dit comment il l’a menée ; de
là tour à tour les maximes des doux entretiens et les élans poétiques
des récits harmonieux. Lui-même a été élevé dans cette voie par Ménalque,
et c’est encore un personnage qui servira à projeter sa pensée au dehors
sous une forme vivante, et il ne se fera pas faute d’en raconter 1’histoire
et les discours. Puis lorsque l’ émotion est
trop vive pour se prêter à la forme familière, il la transcrit en de
rapides notes de voyage. Ainsi chacun des huit livres qui composent
cette œuvre, très différent de forme et d’essence, quoique développant
toujours la même idée, semble indépendant et non motivé par le précédent
ou par le suivant. Une œuvre toute en variations et en développements
n’atteint jamais à l’apparence de composition qu’on demande à un roman
par exemple ; celle-ci cependant est composée ; mais la composition
résulte d’un mouvement de lyrisme qui va en croissant du premier chapitre
jusqu’au dernier et qu’on peut aisément suivre. L’exposition est grave,
calme, reposée ; elle énonce les principes sur lesquels étayer
sa vie ; et celui qui enseigne dit comment il conçut ce mode d’existence
nouveau, et l’éclosion à la lumiére de son âme neuve ; il chante
ce qui précède la possession et la jouissance: 1 ‘attente. Dés lors
il dira la beauté de ces instants en général, puis il énumérera ces
instants: il célébrera la lumière, les jardins, et avec Ménalque les
puits, les voyages et les amours, Car après le dogmatisme harmonieux comme la parole d’un sage ou d’un antique
philosophe, après les préceptes énoncés nettement et brièvement en mots
frappants, l’ exhortation se fait de plus
en plus pressante, le poète se passionne de plus en plus pour l’ idée
qu’il a d’ abord simplement émise, et son didactisme tressaille de toute
une vie condensée en les souvenirs de ses émtions et de ses jouissances.
Et ici s’affirme comme nulle part ailleurs la puissance d’humanité
d’André Gide. Déjà Les Cahiers d’André Walter
nous montraient cette âme multiple et vibrante, laissée à elle-même
et jetant sur le papier plutôt des cris que des phrases. Mais ici, si
parfois règne le même désordre extérieur, c’est sous un autre jour
que nous apparaît la personne humaine du poète. André Pourtant en chaque chose André Gide perçoit un ordre, un rythme formel qui
résume l’ordre général du monde: et outre son harmonie propre il en
découvre et en exprime une autre qui réside en le rapport de cette
chose avec l’ambiance; il dit tout ce qui l’accompagne, renforce son
éclat, commente ses qualités, lui forme une atmosphère enveloppante
et élargie, et la baigne d’un petit univers qui gravite autour d’elle
comme des planètes autour d’une étoile immobile. Quand il chante tel
ou tel fruit, il dit où on le cueille, où on le vend, et les vergers,
et les rues, et son adoration va à cet ensemble de tableaux où la vertu
première des fruits se projette et s ‘éploie. Il embrasse le monde émotion
par émotion, et chacune forme un tableau et est véritablement un monde.
– Mais encore à propos d’un fruit il pense aux autres fruits, à propos
d’un jardin à d’autres jardins, et les diverses sensations que chacun
d’eux a provoquées ne restent plus séparées en des notes d’une justesse
exquise, mais se joignent, se suivent, en des énumérations éternisées
qui disent tout ce que peut faire la nature d’un fruit ou d’un jardin,
et tout ce qu’un homme peut cueillir et goûter. Au tableau séparé,
à la réflexion jetée en passant, se substituent des hymnes glorieux, semblables
à des pages du Cantique des Cantiques, de lyrisme purement descriptif.
Et toutes ces descriptions sont douées de vie, parce que toutes sont
des émotions, et celles des jardins de tous les pays, des fermes avec
toutes leurs portes sont d’une splendeur incomparable. Après le style
rapide de notation, qui caractérise une chose avec un mot isolé, ce
sont de longues phrases harmonieuses fortement cadencées, qui arrivent
bientôt à la forme de vers. Ainsi parmi la prose sont semées des rondes
et des ballades, où chaque vers ou strophe est consacré à une chose,
et commence le plus souvent par: « Il y a ». La pièce entière
est donc d’un lyrisme spécial procédant par énumération, la forme poétique
la plus proche de la vie, et il semble que le héros du livre tende de
plus en plus vers cette forme. « Je voudrais étre né, dit-il, dans
un temps où n’avoir à chanter, poète, que simplement en les dénombrant
toutes les choses. » Et il ne lui est pas besoin de grand’chose
pour le remplir de joie. « Il y a un grand plaisir, Nathanaël,
à déjà tout simplement affirmer: “Le fruit du palmier s’appelle datte
et c’est un mets délicieux” ». Mais sa sensibilité est si fine
qu’il perçoit aussi les plus multiples phénomènes ; il a en lui
seulement innée 1’harmonie sensuelle qui groupe ensemble les apparences
frappant la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, et qui divise sa vie
en instants pathétiques où se trouve « concentrée la sensation
de tout l’attouchement du dehors ». Alors c’est la sensation de
la vie pure, que rien ne peut dépasser, et c’est le but général du livre,
que l’on y entende palpiter la vie, et rien qu’elle. Il faudrait parler de la grâce du didactisme, avec ces phrases enveloppantes
qui disent toute la tendresse du maître pour le disciple: de la richesse
de coloris qui évoque le désert et les oasis, du rythme qui reproduit
la sensation avec ce qu’elle a de doux et de frénétique, et de l’esprit
léger semé dans les rondes et le long des discours, et de l’ampleur
des tirades descriptives... et tout le livre, car il n’est pas de ceux
qu’on analyse, mais que tout simplement on lit. Après l’avoir lu on
garde des phrases dans la mémoire, des strophes entières de la Ronde
de la Grenade, de la Ballade de tous Ainsi close par ce livre d’exaltation, l’œuvre d’André Gide n’est qu’une
œuvre d’ exaltation – intellectuelle ou émotionnelle,
chrétienne ou panthéistique –, elle est l’œuvre de toutes les exaltations ;
car il est bien peu des questions vitales qui inquiètent les hommes
qu ‘André Gide ne se soit pas posée, afin d’embrasser de sa passion
les diverses solutions qu’elles comportent. La spontanéité qu’il manifesta,
deux fois surtout, dans son premier et son dernier livre – peut-être
les plus beaux – aura eu ce caractère étrange d’émaner d’une personnalité
prodigieusement consciente d’elle-même. C’est pourquoi cette œuvre
brûlante a l’aspect grave, recueilli et décent qu’offrent tels livres
d’un moraliste. Nul n’aura produit d’ouvrages plus divers, par une volonté
de se renouveler sans cesse qui prouve bien la clairvoyance du but,
et nous ne sommes pas au bout de nos étonnements, car André Gide promet
déjà des tragédies qui doivent nous surprendre encore. C’est pour cela
que beaucoup ne l’ont pas compris, c’est pour cela aussi qu’il est admirable.
Il offre l’exemple rare d’un type d’humanité presque complète, qui
aura connu la joie des contradictions sincères et des évolutions fécondes,
dont les ouvrages doux, simples, clairs et complexes sont l’éclatant
reflet. Philosophe, poète, homme, André Gide se sera avancé vers la simplicité naturelle,
à travers les illusions divines de la foi et les jouissances subtiles
de la pensée et ce croyant aura renié sa foi, et ce penseur sa pensée,
pour la fonction suprême de « vivre ». S’il n’était pas le
poète exquis et sincère et le prosateur souple et harmonieux qu’on
sait, la beauté de cette attitude seule, en face de la destinée, lui
vaudrait la gloire précieuse du héros moral qu’il est et que ses écrits
n’ont cessé de manifester. HENRI GHÉON. Janvier
- Février - Avril 1897.
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