Mercure de France

no. 89, mai 1897, pp. 236-262

 

Henri Ghéon

 

André Gide

 

 

 

 

 

O monde infiniment renouvelé, qui donc sous vos aspects divers recon­naîtra votre immortelle ressemblan­ce ? – O nature perpétuellement semblable à tout et à toi-même, qui donc, qui donc en ta monotonie épui­serait le goût de tes formes nouvel­les, l’intarissable élan de tes ri­res et de tes harmonies – source d’amour que j’aime?

 

A.G.

 

L’œuvre d’André Gide est comme la Nature et le même mystère l’enveloppe. On a comme un scrupule, une crainte à tenter de soulever le voile. L’Isis sacrée s’y cache, et l’on appréhende de ne point voir le visage réel de la déesse, même au prix d’un sacrilège... Et puis, on reste d’autant plus déconcerté devant elle, qu’elle est simple et tend les mains.

Voici une confession, des vers de sentiment, des traités sévères et badins, des poèmes, une satire, et en­fin tout un livre de didactisme lyrique. Chacun de ces ouvrages pris à part sourit et accueille comme tout écrit sincère et bon; que si l’on s’avise de les vouloir join­dre et juger dans l’ensemble comme des parties d’une même œuvre, on croit être l’objet d’une raillerie de la part de l’auteur, et que celui-ci se réjouit de paraître con­tradictoire à lui-même, et de montrer ironiquement la multiplicité des ressources dont dispose son dilettantis­me supérieur. Et ce sera l’opinion de ceux qui lisent et ne s’arrêtent pas, de tout le public qui croit avoir fait assez, quand il a feuilleté des pages et parcouru des li­gnes, comme si la substance du livre, inexprimée, ne se trouvait pas seulement hors des pages et entre les lignes.

André Gide n’est point un dilettante. Cette attitude vis-à-vis de l’existence et de l’art, si commune en ces temps et si fâcheuse qu’elle souille comme une injure le bon renom de sincérité à quoi doit tenir premièrement l’écrivain, cette attitude, dis-je, ne pouvait convenir à son tempérament de passionné, et si parfois l’ironie qu’il manie légèrement contre les autres, et même contre soi, autorise un pareil jugement, le reste de l’ œuvre vient aussitôt le démentir. Le dilettante s’amuse de tout et ne croit à rien pour vouloir croire à tout; la grande force d’André Gide réside précisément en la foi, et c’est elle qui donne le lien entre les ouvrages divers où se développe son âme croyante et rien que son âme. Car il a entrepris de s’exprimer dans ses livres en toute sincérité et il n’est point un seul d’entre eux qui ne marque u­ne étape, dans son histoire intellectuelle et morale. Si la stagnation manifeste le néant et si le propre de l’ê­tre est d’évoluer,  André Gide aura vécu, et les étapes qu’il aura parcourues seront assez nombreuses pour reflé­ter une vie, c’est-à-dire un voyage à travers des sensa­tions multiples et des idées sans cesse renouvelées. L’artiste qui, ayant découvert une formule, la répète in­définiment et s’y maintient, cesse de créer bientôt, car il arrive un jour où il ne trouve plus rien à dire qu’il n’ait déjà dit, et fatalement il recommence. Le vrai poè­te se sait homme et, calquant sa vie littéraire sur sa vie intime, il ne craint pas d’être différent aux yeux des autres comme à ses propres yeux.

Rien n’est plus admirable qu’une âme qui marche, dût-­elle errer longtemps dans des directions contraires; el­le trouvera un jour la bonne route, et la bonne route est toujours celle que l’on va suivre.

            La complexité de cette évolution ne marque pas une volonté hésitante et un caractère flottant, mais au con­traire une plus large humanité, plus complète, plus géné­rale, susceptible de plus de compréhension et de plus d’amour, et la valeur de l’homme ne se mesure guère qu’à ses efforts, multipliés d’autant que les buts à atteindre lui sembleront plus nombreux. L’œuvre d’André Gide porte l’empreinte d’un éternel désir de savoir, de croire, d’ aimer; c’est pourquoi rien d’elle ne peut laisser in­différent celui qui l’a une fois approchée. L’âme qui s’ éploie à travers le grand cycle sincère, qui va des Cahiers d’André Walter aux Nourritures terrestres, est la nôtre aussi entière qu’on la rêve, impressionnée de tout, intéressée de tout – religiosité, amour, spéculation, action, esprit et chair – notre âme toute savante et humble. Cette fois, il croit avoir atteint la vérité en la Nature «telle quelle », et peut-être était-ce vers cel­le-ci qu’il marchait... et elle qu’il aima en tous ces modes, écartant peu à peu les voiles... Et puis ce qui traduit une âme nue, n’est-il pas selon la nature ?

§

Voici un jeune homme – c’est ainsi du moins que nous le montrent les Poésies et les Cahiers d’ André Walter – d’âme tendre et pure, de sensibilité affinée, d’esprit studieux et rêveur. Il ne connaît rien de la vie; il a beaucoup lu, beaucoup appris, il a contemplé des paysa­ges, mais il est resté docile à la règ1e qu’ont su lui imposer l’atavisme religieux et l’ éducation protestante de parents rigides. Il entre dans l’existence avec joie, car les livres n’ont pas donné satisfaction à ce que sa nature jeune et passionnée désire. Il veut vivre, mais la qualité de ses sentiments lui interdit le «jour â jour », la banalité dont se contentent les jeunes gens de son â­ge, et il veut une raison de vivre. Pourquoi est-il né ? pourquoi doit-il agir? Le problème de la Destinée se po­se à cet esprit ardent; il lui faut croire à quelque chose, il ne vivra pas sans croire. Et dès lors il essaie de fuir l’atmosphère des logiques inutiles et des nuits sans actes. Il attend l’aurore et plusieurs fois il la croit voir; il tente d’aller à sa rencontre et quand un jour elle se lève, il part. Il baigne en pleine vie, et il espère trouver en celle-ci la raison n’être de son â­me ; mais il s’aperçoit qu’elle est très différente de lui. Les paysages n’éveillent en lui que des tristesses, et quand un désir par hasard lui vient, il trouve une porte fermée. Son âme ne voit que laideur et qu’ennui, elle va à la dérive en quête d’un refuge, par ce pays qui n’est certes pas le sien, par cette destinée qu’elle n’a pas choisie... Et enfin, il voudrait bien croire... pla­cer en Dieu le but de son existence, mais le peut-il? Et désespéré il s’écrie:

 

Je crois que ce que nous avons de mieux à faire

Ce serait de tâcher de nous endormir...

 

Or, ce but nécessaire qui motive sa présence sur cet­te terre, il pense un jour le trouver en l’amour. L’éclosion en a été préparée lentement par une longue intimité avec celle qui est presque sa sœur, Emmanuèle, une cou­sine orpheline recueillie jadis par la mère de Walter. Il a entrepris l’éducation de cette âme, il a voulu la faire semblable à lui, de façon à en être compris, et la trou­ver là comme une compagne et comme une confidente. Il n’a point songé, certes, qu’il pourrait la désirer un jour autrement, et ç’ a été une affection pure qui a mis en présence deux esprits avides de connaître et de se péné­trer en une admiration commune des livres et des choses. Ils se sont exaltés aux violences de Shakespeare et aux sublimités de Pascal, ils ont étudié les philosophes et discuté sur la religion, ils ont fait des promenades au soir et se sont laissés prendre au charme de l’atmosphère et de l’heure. Et ils ne se sont pas aperçus de cette u­nion spirituelle, qui menaçait, un jour, bientôt peut-ê­tre, d’effleurer leur chair et de mordre leur cœur. Et quand ils en prenaient conscience, quand ils en accep­taient l’avenir peut-être, et les joies passionnées, les événements sont venus les séparer. Ainsi André Walter a cru toucher le but, il allait vivre enfin pour quelque chose, et la Destinée encore une fois le leurre... Son espoir a été trop grand pour s’évanouir si vite, toutes les puissances d’exaltation qui couvent en lui, refoulées depuis longtemps, surgissent : et l’impérieux désir de vivre et d’agir se tourne en une crise de mysticisme, où la douleur devient une joie et le martyre une gloire. Oui, le but de sa vie est l’ amour, et en ce jour plus qu’ hier, car les chairs sont séparées: « Les âmes mieux que les corps peuvent s’étreindre avec délire. » Mais pour soutenir ce rôle sincère, il faut la Foi; il croit. De cet accès passionnel l’hérédité religieuse triomphe: l’ascétisme mate la chair qui veut se révolter, la prière tue l’esprit qui jette un cri de doute. C’est la lutte la plus effroyable qui soit, entre la passion, la logique et la croyance, tant qu’elle brise l’âme qui la contient.

André Gide nous a dit la fin d’André Walter emporté par une fièvre cérébrale. Il n’en est rien. Après la cri­se, sont venus l’apaisement et la philosophie sereine d’une vie d’étude et de foi. Walter a conquis son idéal; la croyance s’est installée fermement dans son âme ; il a compris que rien n’existait, hors de la spéculation et de la prière: le corps définitivement est vaincu, le philosophe se repose en sa contemplation. Comme la Vie est loin à cette heure, cette Vie de matérialités qu’il vient de repousser. L’esprit lucide, la chair apaisée, il ne la contemple plus qu’à travers les philosophies... Son entendement très clair et très net est rompu de longtemps aux exercices du raisonnement. Il aime la logique à l’é­gal de l’action, et dans cette période de quiétude elle reprend ses droits premiers. La mathématique l’a jadis séduit, il éprouve encore des ivresses devant un nombre et croit scruter l’infini en résolvant une équation. Aus­si son goût pour les logiciens s’affirma prépondérant (Kant, Stuart Mill) et quand il s’est agi intellectuellement de chercher une raison au monde, il est allé aux philosophes capables de le démontrer mathématiquement. Il a aimé Spinoza avec passion, Spinoza qui de quelques dé­finitions et axiomes sut déduire Dieu, la Nature, les hommes et toute une morale, Spinoza le rigoureux raison­neur et le plus grand des intellectuels, qui proclama la suprématie de l’entendement sur les passions. Comme lui, en pensant, il croit se rapprocher de Dieu. Il l’a aimé pour cette sérénité, pour cette harmonie de pensée par quoi il a été créateur, et il l’envie d’avoir vu le monde à travers son œuvre, c’est-il-dire à travers son esprit. Mais lui aussi veut créer son monde, car le seul univers véritable est celui qu’on conçoit et les phénomènes n’ont d’importance que comme manifestations extérieures d’une vérité cachée, et prenant le mythe de Narcisse il montre ce que nous sommes en face des choses, comment celles-ci valent en tant que symboles, c’est-à-dire qu’apparences, et comment le poète ou le penseur est chargé de découvrir derrière elles l’essence. C’est l’orgueil dernier du su­jet « qui conçoit et ne peut être conçu », et penché sur l’eau reflétant les formes fugitives, Narcisse voulant voir enfin une chose qui soit, ne trouve que son image. Dès lors, le monde extérieur n’est plus rien pour lui, toute la vérité est dans l’esprit. « Que faire ? – Contempler. » Il ne s’arrêtera plus aux accidents de la rou­te, ni à ces « vains désirs », qui apparaissent et dispa­raissent et ne sont point des buts, mais des obstacles. Et il proclame dans La Tentative amoureuse que la fin dernière c’est Dieu. « Nous ne le perdrons pas de vue car on le voit à travers chaque chose », et la foi, aidée ain­si de la spéculation, en une sorte d’intellectualisme mystique, lui fait une âme belle et joyeuse, une âme droite comme une ligne, nullement déterminée par l’exté­rieur et qui va à travers les choses, devinant le sens intime de chacune d’elles, suivant une morale supérieure.

Et il songe à ce que serait cette vie, s’il savait sortir de la spéculation et de la sérénité pour aller vers l’action, et Urien c’est encore Walter, comme c’é­tait Narcisse, comme ce sera Ménalque. Ces voyageurs de la Destinée, ils s’aventurent sur l’océan éternel des choses poussés par une seule idée, celle par quoi leur â­me est vivifiée, cette raison de vivre aui tourmenta si fort André Walter, Dieu peut-être, en tout cas l’inconnu et l’idéal. L’Orion sillonne l’océan pathétique semé d’îles troublantes, ces tentations que chacun trouve sur son chemin; les uns y restent dévorés de passion, d’autres en gardent un éternel trouble, mais Urien et ses amis qui savent résister échappent enfin: le Désir est mort en eux. Et sur la mer des Sargasses, voilà l’ennui, le che­min qui s’éternise tant qu’on croit le refaire sans ces­se ; ces âmes ont repoussé les joies passagères qui s’of­fraient, elles errent vides de désir. Mais le but blan­chit, et c’est la mer de glace avec les souffrances et le froid. L’espoir renaît même en ces contrées de pire dé­tresse; l’idéal soutient les volontés trempées aux é­preuves; il les guide vers d’autres plus rudes, et comme ils pourraient retourner vers des climats plus cléments, une vie plus modeste et plus douce, les voyageurs préfè­rent « les rives les plus dures », pourvu qu’elles soient « futures », par une folie d’héroisme. Et quand ils croient toucher le but, ils ne peuvent plus avancer. Mais ils ont vécu, ils ont eu toute la joie que la vie est susceptible de donner, la joie de l’effort, fût-il vain, la joie de la volonté, dût-elle ne rien atteindre. Ils ont eu un but, une raison de vivre, c’est assez.

Mais on ne renie pas impunément la nature, et l’âme brûlante d’André Gide – puisque, en somme, il ne s’agit que de lui – a trop longtemps porté le poids d’un intel­lectualisme factice. Un jour, au contact, dit-il, d’une civilisation et d’une religion différentes, il a compris que pour être hautaine et belle, son attitude n’était pas la seule, et que, édifier une existence sur une croyance ou sur une philosophie, pour marquer une singulière force de caractère, pouvait aussi apparaître comme le fait d’un caractère étroit. Il a vu que, en vivant suivant une idée devenue bientôt une coutume, il ne se distinguait pas au­trement de ceux qui mènent l’existence banale des habitu­des, des visites et des repas, et montrent l’exemple de la plus parfaite stagnation. Placer le but si loin, n’é­tait-ce pas un peu le nier, et ne risquait-il pas de ne plus avancer, à force de ne jamais l’atteindre? Son âme devait un jour se lasser d’une émotion à vide, artifi­cielle, créée par l’hérédité, l’éducation et l’habitude, pour étaler enfin ses trésors de ferveur et de passion. C’est ce qui fut. Les choses qu’il dédaigna – symboles – qu’il considéra longtemps comme de simples apparences, sous lesquelles il aima seulement son esprit, ces choses, un jour, lui parurent belles en soi, susceptibles de pro­voquer l’admiration par leur seule forme, et peu à peu il comprit que la vérité était là, dans ce monde qui l’entourait et dont l’avaient séparé les croyances et les philosophies. Outre l’éternel optimisme que lui donna à jamais Emerson, le philosophe qui a peut-être eu sur lui la plus grande influence, il trouva dans Gœthe et dans Leibniz la matière d’un nouveau panthéisme, non plus ce­lui, mathématique et intellectuel, de Spinoza, mais vi­vant, proclamant la force maîtresse du monde, la force qui déjà tient en la plus infime monade et qui fait que les plantes naissent, grandissent, fleurissent, que les animaux vivent et se reproduisent et que l’homme agit et s’émeut. Dieu est la nature et Dieu est toute chose, et il a pu s’écrier avec Gœthe: « Aussi loin que l’oreille, aussi loin que l’œil puisse l’atteindre, tu ne trouves que le connu qui lui ressemble, et le vol enflammé de ton esprit, si haut qu’il s’élève, a bien assez du symbole, assez de l’image: tu es attiré, entraîné, ravi; où que tu t’avances, le chemin et le lieu se parent; tu ne comptes plus le temps, et chaque pas est l’immensité. »

Mais avant de vivre enfin selon la nature, André Gide a voulu se débarrasser de ses habitudes de pensée et d’existence, et il a revécu, ironiquement, l’état ancien dans Paludes, où l’on sent frémir la révolte nouvelle, et où l’on voit se dresser le reniement du passé. . « Tu tra­vailles ? » dit Hubert : l’application inutile à l’exis­tence, l’étude vaine, la pensée éternellement monotone, tout cela tient dans cette phrase, et Gide clamerait, il­luminé : « Mais! vivez donc ! »

Vivre, c’est cultiver sa sensibilité, ouvrir son âme à tous les frissons, sans que la raison vienne lui rappe­ler la logique froide, dont elle l’a longtemps engour­die ; c’est voir, entendre, sentir, et porter sa ferveur sur les choses compagnes ; c’est avoir conscience qu’on est et qu’on fait partie de cette nature qui vous baigne ; c’est se fondre en elle et être heureux de son spectacle seul. Aussi Ménalque fuira la ville et tous les lieux de piétinement où l’âme, dans l’automatisme des ha­bitudes, n’est plus capable d’un sentiment neuf de désir ou d’amour, il fuira tout ce qui s’oppose à un contact direct avec la vie universelle, à la fraîcheur d’une im­pression par l’accumulation des souvenirs et des idées ; il fuira la médiocrité d’une vie trop prévue et d’une é­tude perpétuelle qui fait rentrer l’être en lui-même, quand sa seule fonction est d’en sortir. Il multipliera ses sensations par de continuels voyages, et il étendra son domaine humain de tous les pays qu’il aura parcourus et aimés, et plus ils seront différents, plus il se sen­tira vivre, car chaque fois l’impression éveillée en lui sera neuve et lui révélera une partie de son être qu’il ne connaissait pas. Il veut adorer « à travers indistinc­tement toute chose », et ce qu’il poursuit, c’est encore Dieu certes, mais un Dieu tout proche, qui ne demande point de sacrifices et au contraire exalte les puissances d’émotion aux dépens de l’entendement. La sensibilité d’André Gide, libérée cette fois des entraves du dogme et de la raison, s’exaltera toute à célébrer les Nourritures terrestres.

§

Par cette histoire intellectuelle et morale qu’il é­tait nécessaire de tracer, on s’explique la diversité des ouvrages de Gide et comment il n’usa jamais du même moyen d’expression deux fois. Mais qu’il écrive un Journal. ou des Traités, ou des Poèmes, il reste lui, et parmi les différences en apparence radicales qu’on peut constater entre les tendances de ses livres, et dont j’ai essayé de montrer l’unité évolutive, on trouve une personnalité constante faite de quelques traits principaux, dont varie seulement l’importance respective. Plus ou moins en re­lief, il n’est pas une œuvre de Gide qui ne les contien­ne tous, et Ménalque à bien considérer est le frère de Walter, bien plus il est Walter lui-même. D’abord, on a pu le voir, André Gide est un sensitif ; son âme craint le moindre frôlement, car c’ en est assez pour la remuer tout entière ; le monde extérieur l’impressionne violem­ment, en bien ou en mal, mais l’impressionne, et sa sen­sibilité a de telles délicatesses qu’elle apparait mysti­que, analogue parfois à celle des héros de Maeterlinck qu’une fleur trouble et que le silence étreint. La musi­que, art d’expression pure, vague et subtile, plonge son être en des extases profondes, entre toutes, celle de Schumann ou de Chopin, les grands sentimentaux... Il a des simplicités et des complications. Ici il dira l’émo­tion qu’il éprouve a voir « sa main sur la table », et là la joie de toucher presque l’objet de son désir, de n’ a­voir qu’a avancer le bras, et de passer. Comme il s’est plu à la chasteté, il se plaira à la possession. Il parle quelque part de la complexité inextricable de ses émo­tions, telle que la moindre aperception éveille en lui des systèmes compliqués, qui font comme un réseau de sen­sations intimes, et c’est pourquoi souvent elles se con­tredisent. Il tressaille à la beauté formelle, comme à la beauté morale ou religieuse ; il est la lyre éternelle­ment vibrante, d’où que vienne la brise qui passe sur ses cordes, et dont la fonction ingénue et si affinée pour­tant est de vibrer. Cette sensibilité dénote une infinie tendresse et pourrait faire prendre André Gide pour un mélancolique. Parfois ses écrits ont une teinte grise et discrète, comme s’ils étaient couverts d’une buée de va­gue tristesse. Mais rien n’est plus robuste que cette âme et plus bellement vivant; car le tendre et le sensitif est aussi un passionné: les aperceptions si subtiles de son cœur provoquent un éveil de toutes les forces qu’il contient, et s’il a pu se sentir pénétré d’extase devant un paysage, il s’est aussitôt dressé, volontaire, pour l’embrasser et pour l’étreindre. Nous l’avons vu poursui­vre un but à travers l’existence et se passionner succes­sivement pour toutes choses; voilà le trait important de sa nature, qui domine parfois la tendresse et la sauve de ce qu’elle pourrait avoir d’un peu morbide. « Que l’âme ne retombe pas inactive, écrit-il, il faut la repaître d’en­thousiasmes. » Et ainsi se dresse cette figure sincère qui emplit à peu près tous ses ouvrages de charme, de cris, de joie et d’exaltation. Aussi comme on rêve une âme mul­tiple et tumultueuse, agitée et frémissante, spontanée, toute en exagérations, et comme l’on s’attend au seuil de l’œuvre à des violences décharnées, on trouve une harmo­nie dans la liberté, une mesure dans la spontanéité qui étonnent, mais dont la toute simple explication réside dans l’intellectualisme du poète.

Car, il côté de la sensibilité s’est développé l’en­tendement, faculté contradictoire qui vient la maîtriser et la diriger. Nous avons dit la lutte terrible où vainquit l’esprit : c’est qu’il fait partie intégrante de la personnalité d’André Gide, et que, en dehors de ses mani­festations presque exclusives, il cotoie sans cesse l’émotion pure. André Gide n’a pas été élevé dans les rè­gles, n’a pas étudié suivant la discipline des livres, n’a pas plié son esprit à la gymnastique des raisonnements philosophiques sans en garder une empreinte; et certes son âme première y était disposée, et il ne faut pas placer tout sur le compte des influences; il a aimé les jeux de l’esprit comme des émotions, parce qu’il fut aussi un intellectuel, et s’il s’est posé au début la question de l’ « être », ce n’est pas moins par un besoin de sa raison que par une inquiétude de sa sensibilité. Mais quelque varié qu’ait été son contact avec les philoso­phies, qu’il ait aimé les purs logiciens ou les métaphy­siciens de la vie, il a toujours été attiré par ceux d’entre eux qui ont conçu le monde – a priori ou a pos­teriori – harmonieusement: Spinoza qui l’a développé comme un théorème, Leibniz qui l’a construit suivant des règles de proportion, que résume la monade miroir du mon­de et qu’il a appelée l’harmonie préétablie, Darwin qui a émis la loi progressive et rythmique de l’évolution, Gœthe qui a puisé dans les sciences naturelles son panthéisme, et aussi l’américain Emerson, et en général tous les philosophes allemands qui édifiaient les systèmes comme des temples, suivant le canon des parfaits rapports entre les colonnes et les frises. Et à l’heure actuelle, quand il semble avoir rejeté toute intellectualité, on la sent là qui veille, car il va aimer les choses pour l’harmonie qui est en elles, pour leur beauté formelle et scientifique et les fruits de la terre pour le rythme de leurs éclosions et de leurs maturités. Et c’est une àme rare, d’équilibre parfait, où les facultés les plus con­traires d’émotion, de spontanéité et de réflexion, malgré des crises passagères, ont consenti à vivre côte à côte, sans entraver leur libre développement réciproque, en se renforçant au contraire, en se complétant, et en formant, malgré leur autonomie, un tout unique et achevé.

De là la beauté de cette œuvre qui paraît si repo­sée, si sereine et si vivante à la fois, de par la double création d’un poète et d’un philosophe. La conception qu’il a de l’art tient dans ces mots, jadis inscrits par Pierre Louÿs, le préfacier des Cahiers : « Il rêvait d’une œuvre scientifique et passionnée. » Il l’a faite. Pour s’exprimer tout entier avec ses apparentes contradic­tions, il a voulu employer tous les moyens, et il a abor­dé successivement, avec une égale sûreté, la confession et l’essai, le poème et le roman, et il faut remarquer que tous ces ouvrages sont écrits sous la forme person­nelle ; cet emploi systématique prouve mieux que toutes les explications l’unité constante de cette âme. Il n’a pas accepté le mensonge de la fiction, et sous des noms divers directement il a parlé. N’ayant il traduire que des émotions et que des philosophies, il est venu, et, sincê­re, il a été didactique et lyrique, il s’est raconté et chanté.

§

Dans les enthousiasmes de sa jeunesse, il concevait la littérature comme l’extériorisation d’une âme, et le livre comme la confession sincère, inconsciente, artisti­que par ce seul fait, suivant l’unique procédé de trans­crire des émotions et des idées dans leur ordre d’appari­tion, sans que la raison les déformât sous prétexte de les enrichir et de les coordonner. « Le meilleur, c’est d’écrire au hasard », et cette proposition, les Cahiers la développent, œuvre touffue, jamais confuse, où se mêlent les réflexions les plus disparates, où bouillonne toute une jeunesse d’émotion et de pensée, où se rencontrent des tristesses et des exaltations, des paysages et des rêves, des philosophies et des cris; cette œuvre qui n’est pas une œuvre dans le sens des ouvrages ultérieurs de composition serrée, de tenue artistique et de propor­tions harmonieuses, mais un document éternel de beauté et de franchise. Il y a dans ces pages une unité morale, une sincérité de passion qui fait que le lecteur est emporté dès les premières phrases comme dans l’intrigue la plus attachante et la plus habilement présentée. Il faut admi­rer là le manque d’artifice, les phrases inachevées, les mots suggestifs d’ états d’âme subtils et lointains, les raisonnements serrés et clairs, posés en alternatives, les tirades éloquentes, les raccourcis d’âme. Car déjà apparaît cette sobriété qui caractérise le génie d’André Gide dans sa maturité; il craint toujours d’écrire trop et de répéter ce qu’il a dit, de peur d’affaiblir la pen­sée et l’émotion, et le peu de mots qu’il a employés, il s’y tient, dussent-ils être vagues, et ils se trouvent si spontanés que leur présence seule frappe et explique. Mais un tel livre, qu’on ne saurait trop lire – car on y découvrira chaque fois quelque chose de neuf, telle pen­sée voilée, profonde et noble, telle clarté mystique et tel divin sourire – un tel livre, dis-je, ne se fait pas une seconde fois. C’est la matière de toute l’œuvre à venir; elle contient tous les livres futurs, parce que c’est une âme entière, et des désirs, et des volontés, et des aspirations, et des projets même, car on y trouve ex­posée la poétique qu’André Gide appliquera plus tard en partie.

Voici le plan d’Allain, le roman qu’écrit Walter, conçu mathématiquement comme l’Ethique de Spinoza, avec toutes les libertés possibles dans ce cadre rigide et le plus de passion: autour de ces échalas, des plantes grimpantes et des lianes. Et jamais plus vibrant exemple de spontanéité artistique n’a été donné que par ce jeune homme las de tous les jougs, qui veut secouer celui de la syntaxe, celui de l’orthographe même, celui dé la proso­die, et qui souhaiterait que la prose eût des règles pour pouvoir les enfreindre. La poésie c’est l’émotion et il veut être le poète; il cherchera « non point tant l’har­monie des mots que la musique des pensées; car elles ont aussi leurs allitérations mystérieuses ». Et il n’écrira pas en français... « Non ! je voudrais écrire en musique. »  

Or c’est bien de la musique, les vers gris et tristes d’André Walter, la prose rythmée du Voyage d’Urien, la strophe large des poèmes récents d’El Hadj et des Nourri­tures terrestres, de la musique discrète, intime, nom­breuse parfois, simple et pénétrante. Il aura employé ces multiples formes si différentes, par cette même volonté de se renouveler qui l’a déterminé à changer constamment de formule – si formule il y a – à chaque ouvrage en­trepris, cette volonté qui nous promet tant de surprises encore et d’inattendues jouissances.

J’ai dit plus haut la raison philosophique des Poé­sies d’André Walter, et comment ç’avait été la première tentative de Gide pour échapper à la vie banale et quoti­dienne, et pour réellement vivre en une foi. Qu’on ne les prenne pas cependant pour une œuvre philosophique; rien n’est plus éloigné de la théorie, et si les sentiments suivent un ordre voulu et combiné en vue d’une significa­tion symbolique, ils règnent cependant en maîtres et c’est la pure sensibilité qui s’y meut, tant le cadre est large qu’impose la raison déjà présente (et toujours dés­ormais présente) dans un but d’harmonie, de mesure et non de contrainte. En pièces courtes composées de quatrains aux vers longs et inégaux comme des plaintes, discrets et sourds comme des soupirs, rimés souvent, ou assonances, et quelquefois en dissonance, se murmurent des désirs et des inquiétudes: les paroles sont simples, douces, pres­que sans images; la vie intérieure se trouve projetée en faits très ordinaires d’existence extérieure, et cette veille de l’âme en attente se fait à la lueur jaune d’une lampe. Les sentiments les plus compliqués s’expriment en paroles très claires, et la poésie tient à cette clarté, à cette sincérité délicate qui, tout haut, fait ses ré­flexions à l’âme compagne, et il y a dans cette sobriété quelque chose de poignant, qui rappelle parfois les com­plaintes de Laforgue, un Laforgue sans cette recherche verbale qui gâte parfois de très belles pièces...

 

Nous sommes deux pauvres petites âmes

Que ne réchauffe plus le bonheur,

Nous sommes deux pauvres âmes

Qui ne savons plus être heureuses...

                                                . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tu m’as dit: Écoute ! je crois

Nos àmes sont mystérieuses

Peut-être qu’elles sont heureuses

Et que nous ne le savons pas...

 

Et ce petit livre donne une impression d’humilité, a­nalogue parfois au charme naïf de Jammes, une impression de douceur, de candeur, de délicatesse; on y sent passer des frissons d’enfants, des petites peurs, celles que peut donner, la nuit, la grand’route, la solitude, et le langage familier qui traduit ces gestes de sensibilité un peu maladive contribue encore à envelopper le lecteur d’une atmosphère de vague, à propos de quelque sensation comme celle-ci:

 

Et nous avons peur de nous endormir

Parce que l’un sent que l’autre le regarde.

 

Quoique extériorisée en le décor, l’émotion là sub­sistait pure par la volonté de faire intime, et les appa­rences n’avaient pour but que de représenter plus frap­pantes des subjectivités. Le Voyage d’Urien est encore le récit d’une émotion, exprimée symboliquement ; mais cette fois les apparences ont une importance plus grande; l’auteur s’est condamné à objectiver le plus possible son émotion, et les paysages multiples qui la traduisent for­ment presque la totalité du livre. Car il s’agit d’un long poème, et il était difficile de concilier l’étendue de l’entreprise avec la forme purement lyrique, qui ne peut être employée continûment et qui sied surtout à l’expression successive de sentiments restreints. Aussi le sensitif, sans se départir de sa délicatesse d’âme, est devenu un imaginatif, et il a revêtu ses sentiments intimes d’une riche étoffe de nature idéale, où les pay­sages se créent spontanés et beaux certes, comme des émo­tions. Dans ce livre plus que dans tout autre, André Gide a réalisé l ‘œuvre « scientifique et passionnée », et la grande supériorité du Voyage d’Urien est d’être un ouvra­ge harmonieux, complet, auquel on ne saurait rien retran­cher, tant il exprime la totalité d’une idée et rien qu’elle. Les parties se groupent, se répondent, se fon­dent et se renforcent, et au point de vue de l’art pur, auquel on préférera toujours l’art spontané, ce poème se­rait l’œuvre la plus parfaite et la plus belle de Gide. Mais il contient tant d ‘humanité et en outre tant de beauté formelle, que la rigueur esthétique y est une qua­lité de plus, et que d’être contenus les élans paraissent plus sincères. Le rapprochement qui s’impose en cette circonstance est celui des poèmes homériques et en parti­culier de l’Odyssée. La similitude des sujets déjà indi­que une tendance et il faudrait considérer Le Voyage d’U­rien comme un poème épique, par opposition au poème lyri­que réalisé jadis par André Walter. Le chanteur est deve­nu un conteur; le monde qu’il traverse ayant une signi­fication symbolique a besoin non plus seulement d’un cri qui manifeste l’émotion par lui provoquée, mais d’ une description qui mette en lumière toutes ses particulari­tés voulues, et André Gide est peut-être plus grand con­teur encore que grand lyrique. Son esprit lucide voit si clairement les choses qu’il ne trouve aucune difficulté à les exprimer, et il est seul à continuer la tradition des conteurs philosophiques du XVIIIe siècle ; il tient d’eux la grâce, l’aisance, l’élégance et la simplicité. Mais dans un livre comme Le Voyage d ‘Urien, il met plus enco­re, et ce qui sépare ce livre de Candide, par exemple, c’est la poésie, la couleur, le rythme. Nous sommes en présence d’un poème, il faut le répéter, et la façon de conter diffère si le philosophe s’exprime seul, ou s’il se double d’un poète. Quand Homère dit les aventures d’U­lysse, il est un conteur aussi, mais chaque phénomène qu’il constate a pour lui une double valeur représentati­ve et extérieure, d’une part, intellectuelle et fonction­nelle de l’autre. C’est, toutes proportions gardées, le cas d’André Gide. Aussi, outre son intérêt moral, Le Voyage d’Urien vaut par la fresque splendide d’apparences qu’il déroule; on y voit l’état d’âme et l’idée harmoniés au décor et à l’atmosphère, et je sais des tableaux sobres, en quelques traits, comme le port de départ dans le prélude, la mer des Sargasses, et la mer de glace, d’une netteté et d’un éclat admirables ; les choses ainsi dépeintes, posément et froidement en apparence, ressor­tent, vivent par le choix du mot compact: et précis, qui est le mot propre, et le seul mot propre. Et il est bien d’un poête le leitmotiv poignant, par exemple, de la pre­mière partie: le bain que chaque soir, après chaque éta­pe aux îles de désirs et de tentations, les marins prennent dans l’eau diversement colorée, reflétant les ri­chesses inépuisables du ciel et de la lumière. Il y a un art infini dans ces progressions de style qui partent de la constatation pure et simple, presque sèche, et attei­gnent à la splendeur de coloris la plus rare, en une tra­me si homogène que l’accent couvre les mots et empêche presque d’en remarquer l’éclat propre, et dans ces exaltations graduelles du verbe qui vont de la spéculation froide à la passion imaginative la plus exaspérée. La langue pour cette tâche possède toutes les souplesses, elle se plie à tous les sursauts de l’émotion en un ryth­me que le vers libre même, de ton trop soutenu, n’aurait pu rendre. André Gide voulait jadis dans Allain employer « la strophe, mais sans mètre ni rime, scandée, balancée seulement, musicale plutôt ». En le présent poème il a ré­alisé ce rêve, et comme elle est loin la prose des romans coutumiers! Ce sont des phrases divisées en propositions courtes, dont chacune forme un élément de cadence à peu près régulier, et qui se perd, et qu’on retrouve plus loin, élargi, diminué suivant la pensée. On rencontre là une haine profonde de l’éloquence proprement dite; la prose ainsi comprise devient un élément de perfection harmonique au même titre que le vers, et Gide, auteur prodigieux, aussi conscient que spontané, ne l’a pas choisie sans raison.

Depuis, nous avons eu de rares poèmes en vers libres d’une hardiesse admirable, comme ceux d’El Hadj, ou d’une simplicité délicieuse, comme la pièce « Greniers » qui il­lustrait le mois de décembre du plus récent Almanach desPoètes, et où se révèle l’ironiste et le didactique que nous étudierons plus loin.

Le tilleul et la camomille

pour les migraines des familles...

 

Mais c’est toute l’œuvre de poésie pure d’André Gi­de, celle qui n’est pas la moins précieuse et qui montre l’aspect le plus facile de son talent.

§

 

Cependant, à l’ époque de la crise d’intellectualisme qu’il traversa, il s’exprimait plus dogmatiquement en des traités. Il voulait satisfaire ainsi un besoin de prosé­lytisme qu’il tenait peut-être de sa religion, peut-être aussi de son caractère passionné, qui avait, un jour, po­sé en règle morale ce principe: « Il faut manifester. » A ce titre, les Traités du Narcisse et du vain Désir sont intéressants. Or, à les bien prendre, ces Traités ressem­blent en partie à des poèmes. Ils disent un mythe ou une aventure, puis ils l’expliquent: et le récit de La Ten­tative amoureuse est un morceau poétique très vivant et très savoureux, plein de tendresse et de fraîcheur, et la légende de Narcisse est contée d’une façon charmante et très imagée. Mais dès que nous abordons la partie explicative de ces livres dogmatiques, nous découvrons un Gide inconnu encore, celui qui écrira plus tard Paludes, celui qui a déconcerté les esprits que sa sincérité et sa grâce avaient pu séduire d’abord, un Gide ironiste. Imprégné de philosophie, malgré tout le désir de s’ exprimer et de persuader ses lecteurs, il n’a pu se résoudre à dogmatiser froidement. Cet esprit d’ordre, aux apparences par­fois de directeur de conscience, d’ascète et de puritain, répugne cependant au rôle de prédicant. Même dans les pé­riodes de sérénité intellectuelle absolue, la sensibilité joué le rôle effacé mais réel d’une modératrice, et quand il s’est agi de donner des théories, le dogmatique pur est devenu un ironiste, il a fait sa science facile et attirante en la présentant avec un sourire et son enseignement familier a séduit comme une chose nouvelle, dans un temps où ceux qui pensent s’isolent bien haut et, graves, pontifient. Aussi avec quelle désinvolture il traite la légende de Narcisse, et comme il se joue des i­dées pourtant si sérieuses qu’il veut y présenter ! Dans cet opuscule en particulier le sourire est très discret; il est sous chaque mot, dans le ton, dans la liberté sur­tout du développement, et soudain avant de fermer le livre, le lecteur candide lit la note finale:

 

« B. Relire la note A. »

 

Et il s’aperçoit que sans doute on se moque de lui, et se fâche. Il ne sait pas que l’auteur est sincère et que cette duplicité n’est qu’une manifestation de son harmo­nie intellectuelle. André Gide considère les choses sous de si multiples aspects qu’il ne peut s’empêcher d’y trouver parfois une contradiction, et le rire consiste en cela seulement. C’est ainsi qu’ écrivant La Tentative moureuse, il s’aperçoit qu’il parle de lui-même, non de Luc, et sincèrement, en homme qui ne veut rien cacher, il le constate tout haut, entre parenthèses, comme en un ba­dinage à l’oreille de sa compagne. Chaque doute de son esprit est l’occasion d’un aveu, que les lecteurs habitu­és à des livres de pensée uniforme ne comprennent pas, mais qui augmente le prix de sa sincérité. « Je dis cela parce que moi j ‘y songe, je crois qu’il devait y son­ger... » C’est d’une ironie philosophique simple, sans presque de subtilité, celle qui s’éploiera dans le der­nier Traité, plus considérable et plus vivant: Paludes ou le Traité de la Contingence.

Tandis que Narcisse et La Tentative avaient été é­crits plus spécialement dans un but didactique, Paludes fut conçu dans une intention purement satirique.

André Gide n’a voulu étudier la contingence que pour en faire ressortir la médiocrité et la monotonie; à ce compte, ce livre tient à la fois du Traité et de la con­fession, et il est le dernier effort intellectuel où l’â­me, comme nous l’avons vu à propos de son histoire philo­sophique, secouera l’intellectualisme lui-même, pour sur­gir uniquement adorante et nue. Aussi la personnalité d’André Gide s’y révèle presque entière, et ce livre tient le milieu entre les deux ordres d’ouvrages que nous avons étudiés. Il semble que l’écrivain ancien ait conçu d’abord Paludes comme un long poème analogue au Voyage d’ Urien, où la vie monotone de Tityre dans son champ marécageux eût été racontée, comme les étapes des passagers de l’Orion, sous des couleurs symboliques harmoniées, pour une œuvre d’art achevée et parfaite. Il eût fallu, dans l’ambiance descriptive imaginée par l’auteur, créer un élément de tristesse et de révolte, et parmi ces sym­boles Tityre eût été un beau type d’art éternel, provo­quant 1’horreur de la médiocrité par des moyens purement poétiques. A cause de son esprit critique qui perçait dé­jà dans les Traités, et dans ces vers badins d’ironie si fine qu’il plaçait à la fin du Voyage d’Urien, comme pour en démentir tout le livre, Gide a voulu faire une œuvre plus directe, plus proche de nous, par le besoin de se rapprocher des choses qui déterminèrent cette crise es­thétique, et il a eu l’ idée suprême qui dénote une sou­plesse et une force d’esprit absolument uniques, de pré­senter non point le poème, mais la critique du poème, et en ridiculisant la médiocrité de la vie, de frapper en même temps cette forme d’art qu’elle paraît engendrer, au moyen de la continuelle stagnation d’un esprit qui s’y subordonne. L’importance de cette œuvre est donc capitale, puisqu’elle touche à des questions morales et esthé­tiques. D’ailleurs, Gide s’ étant toujours exprimé dans ses œuvres, une transformation intime de son âme entraî­nait nécessairement une transformation de ses vues sur l’art. Il réfute la théorie du symbole autant que celle du vain Désir, en un exemple vivant et actuel. En effet, abandonnant les masques divers, mythologiques ou idéaux, qui dissimulaient son âme, il apparaît – tel déjà qu’An­dré Walter au temps des enthousiasmes juvéniles – dans sa fonction de penseur et d’écrivain, qui investissait de noblesse toutes ses œuvres précédentes, mais cette fois, pour en rire, et il apparaît donc dans son milieu: le monde des lettres. Et il se trouve que l’essence du sym­bolique Paludes, roman en gestation, gît en ce milieu mê­me ; et ne vaut-il pas mieux montrer le marais lui-même que son reflet, et Tityre que sa transposition mythologi­que ? A ces Tityres il parle de son Tityre, et ils ne comprennent pas; de là, le comique. Et Gide se plait à montrer ces gens peinant et pensant dans le petit cercle de leurs habitudes, de leurs fréquentations et de leurs admirations, et pris dans cet engrenage, au point qu’ils n’en peuvent plus sortir. Toute l’horreur de la vie quo­tidienne prévue tient dans ce livre, mais en nuances dé­licates et le ton reste léger et charmant. Voilà vraiment un roman de mœurs plein de qualités d’ironie forte et de rire crispé. Il vaut surtout (à titre de roman, car c’est un essai aussi, un poéme, que sais-je ?) par les détails, le dialogue, les traits et une netteté de vision dans le comique qui étonne. Puisqu’ il s’agit de contingence, c’est l’existence jour par jour, heure par heure, que l’auteur veut nous montrer, et tout le livre ne tient pas une semaine ; il y fait entrer le plus de détails possi­ble, mais tous sont caractéristiques. Il rapporte des conversations, des discussions, des agitations, toute la vanité de la pensée, puisqu’elle contribue encore à jeter un joug de monotonie sur l’existence, au lieu de la libé­rer et de la vivifier. Ceux-ci dissèquent leur âme, ergo­tent des heures sur des mots et font une tyrannie de leur raison: tous s’agitent et se démènent au bout d’une idée comme des fantoches au bout d’un fil, et pince-sans-rire, minutieusement, André Gide les peint, les juge d’une phrase, et le plus souvent les laisse se juger eux-mêmes par leurs seules manifestations. Et il ne faut pas croire qu’il dirige tous ses sarcasmes contre les autres ; ne fut-il pas Tityre, ne l’est-il pas encore? il tourne sa raillerie contre lui-méme, car ce combat satirique est en somme surtout un combat psychologique. Complaisant, il décrit ses petites manies avec un demi-sourire intérieur : on sent qu’il renie une partie de lui-même, qui lui est chère encore parfois, car on soupçonne par ins­tants l’ombre fugace d’un regret: et quand l’ œuvre n’est pas d’un comique intime et profond, elle est d’une tristesse navrante. – Paludes doit être considérée comme une œuvre à part, elle n’a rien d’analogue dans notre littérature. Après les courts morceaux où Tityre en des sites adorables évolue, les conversations se croisent, vives et alertes, attestant un art du dialogue robuste et net ; puis ce sont des tirades philosophiques d’une li­berté charmante, des aphorismes profonds, des boutades, le jeu continu d’une intellectualité qui se rebelle et qui veut dominer encore, mais qui se heurte à l’âme neuve et se brise en petits éclats d’ironie: voilâ tout le se­cret de cette œuvre spirituelle. Cette diversité, juste­ment, déconcerte : on croit que l’auteur se moque et qu’il s’agit d’une gageure, faire tenir en un livre une théorie psychologique et esthétique, des poèmes, un ta­bleau de mœurs littéraires, et quoi encore? Car ce li­vre est rempli de choses que l’on découvre neuves à cha­que lecture, et d’autres que l’on découvrira demain. Mais il ne s’agit pas d’un livre de sceptique: jamais André Gide n’a été si spontané, et il ne doute alors de son es­prit que pour croire à ses sens. Sous la satire badine on sent le désir exaspéré d’en sortir, de s’échapper, qui gronde sourdement et ne se montre pas. Mais dans une in­tention de comique, Gide présente la psychologie de son héros de la façon la plus singulière ; sa révolte se tra­duit non par des cris passionnés, mais par des plaintes mêlées parfois de moquerie, et ses manifestations exté­rieures, au lieu d’éclater lyriquement, se muent en de petits travers, celui par exemple d’écrire chaque jour ce qu’il devra faire les jours suivants. Mais pour frapper davantage, il fallait cette sérénité d’expression, et ce rire cinglant semé de doutes.

Quand on veut expliquer un pareil livre, il faut tou­jours craindre de se tromper, et je crois que toutes les explications sont bonnes et que l’auteur a songé à chacu­ne d’entre elles, et a aucune peut-être en particulier. Il a désiré s’amuser aux dépens de ce qui lui avait si longtemps pesé, et il a accumulé les éléments les plus contradictoires pour atteindre à son but ; parfois on ne sait pas s’il prend le parti « du contrôleur ou du contrô­lé », suivant sa propre expression, peut-être des deux, car n’est-ce pas stagner encore que de s’occuper de la stagnation? et comme Ménalque dédaignera la critique a­vec l’objet de la critique ! Il importe de se laisser charmer simplement par de tels ouvrages, en acceptant les assertions les plus opposées, et de se laisser bercer à cette forme charmante, si française, qui enveloppe souvent des discussions d’une logique transcendantale et germanique, pour les investir de grâce: il importe de prendre ingénument Paludes pour un livre de passion, et de rire quand l’auteur rit, et de pleurer quand il pleure car les phénomènes les plus divers ont le don de l’émou­voir. On verra quel bel optimisme traverse cette satire, et que le désir de se libérer s’illumine de la conviction que la réalisation en sera prochaine... Et ne la comprît-­on pas, on l’aimera quand même pour la langue délicate, très respectueuse de la tradition, rappelant celle de Montaigne tour a tour et de Rousseau, avec plus de décen­ce encore, cette langue, fluide, discrète, sans recher­che, qui répète les mots et n’en paraît pas moins pure pour sculpter des aphorismes définitifs, ou suggérer des choses sans les dire, ou les dire et ne sembler que les suggérer : cette langue sans ornements que ceux de la pensée, grise au premier abord, puis vivante, rythmique, facile, et vigoureusement construite, quand on la regarde de plus près, cette langue si simple et si claire, jetée comme un humble manteau sur les sentiments les plus subtils et les états d’âme les plus complexes. Comme il est loin, l’artifice littéraire, raillé en la personne des poétes et des romanciers avec une telle justesse, par un écrivain qui les a beaucoup fréquentés et patiemment ob­servés ! Comme il est loin, le symbole, dont l’auteur ne parle plus que pour s’en moquer: car André Gide a créé un art simple et spontané qui n’exprimera plus que les choses, et dans Les Nourritures terrestres que les for­mes, les parfums, les saveurs...

§

L’intellectualisme est mort, la faculté d’ironie mê­me, qui comporte une certaine part de raisonnement, dis­paraîtra dans le flot de la passion ruée ; l’exaltation, tournée vers le passé avec Paludes dans le but de chasser les souvenirs qui encombraient la route de l’existence nouvelle, va reprendre sa direction. véritable vers les choses, au contact desquelles elle va s’ accroître encore : voici un livre de ferveur, un long hymne d’amour à la face glorieuse de la Nature et de la Vie. En effet, Les Nourritures terrestres, malgré l’apparence, ne sont pas un roman, encore moins un livre de philosophie, mal­gré que l’auteur y enseigne souvent comme un docte maître. Paludes déjà ne ressortissait d’aucun genre: Les Nourritures nous présentent peut-étre une nouveauté enco­re plus grande. L’affabulation du premier de ces livres, déterminé par la succession des heures du jour et des jours de la semaine, était assez facile à accepter, on a­vait une sorte de journal détaillé d’une vie continue, u­ne représentation minutieuse de l’existence point trop différente de celle qui fait le sujet ordinaire des ro­mans. Ici se suivent et se mêlent (non motivées par le même procédé de description systématique) des récits, des conversations, des notes, des chants, qui peuvent paraî­tre décousus, mais qu’unifie, plus fortement que tous les liens d’extérieure composition, le sujet. Car tout ce li­vre, page par page, ligne par ligne, pourrait se résumer en une phrase ou en quelques propositions comme celles­-ci :

 

Ne souhaite pas... trouver Dieu ailleurs que partout.

Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle.

Dès que notre regard s’arrête à elle, chaque créature nous

détourne de Dieu.

 

Donc, « ne distingue pas Dieu du bonheur et place tout ton bonheur dans l’instant ». Et le bonheur de l’instant con­sistera à dèsirer une chose et en même temps à la posséder, et le désir dès lors sera une attente vague, « une disposition é l’accueil ».           

­

Attends tout ce qui vient à toi - mais ne désire que ce qui vient à toi.

 

Tout le livre met en action cette philosophie, il veut nous montrer l’homme dont chaque pas dans la vie est une joie, non parce qu’il ne rencontre que des choses belles et douces, mais parce qu’il sait les aimer toutes, quelles qu’elles soient. On pourrait l’appeler « l’Histoi­re sensuelle d’un homme », mais dans ce que cette expres­sion peut avoir de plus élevé : il ne s’agit pas de quel­que raffinement de sensations bizarres où l’esprit a au­tant de part que les sens, mais d’une avidité à jouir ja­mais lassée, et qui exige un renouvellement continu de la part des choses ou plutôt une assez grande richesse de désirs, chez celui qui la possède, pour qu’il puisse les projeter à chaque instant de son voyage. C’est le tableau d’une adoration infinie, sans rémissions, sans regrets, sans désespoirs, ainsi que peuvent être le mysticisme et l’ambition, mais qui trouve toujours sa pâture en la nature inépuisable. L’être neuf et nu, dépouillé de ses souvenirs, de ses vains rêves, de ce qu’on lui a appris, « désinstruit » et naîf, veut vivre enfin complètement, et il se lance à travers le monde pour le posséder et l’é­treindre tout. Il chantera les richesses qu’il contient, les splendeurs qu’il déploie, les forces qu’ il couve, et ce livre que le titre annoncerait plutôt objectif est le triomphe artistique du plus absolu subjectivisme, mais d’un subjectivisme sensuel, non mental. Car André Gide ne cherche pas à évoquer les choses dans leur essence, quoi­qu’il découvre une harmonie dans leur plus fugitive manifestation. Il ne les connaît pas comme des archétypes à qui consacrer une œuvre enthousiaste mais impersonnelle. Il ne les considère que comme des prétextes à affirmer sa propre vie. Chaque couleur qui satisfait sa vue proclame la puissance d’amour de sa vision. – « Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée » – cha­que phénomène extérieur éveille en lui une sensation qui est douce, puisqu’elle est et puisqu’elle frappe, et il perçoit par tous ses sens la caresse de l’univers à sa chair vivante. Aussi le titre de Nourritures terrestres, qui aurait pu s’ appliquer simplement à des éclats lyri­ques célébrant les vergers et les pâturages, voit sa signification s’élargir encore jusqu’à embrasser tout ce qui peut frapper les sens. L’être entier a besoin d’être nourri, il se précipite comme un fauve avide sur la pâtu­re sensuelle qu’il rencontre, et qui est les paysages, les fleuves, les jardins, la lumière, aussi bien que les boissons et les fruits. Les Nourritures terrestres, ce sont les satisfactions, les joies de la chair, qui con­tentent les faims des sens...

 

Nourritures ! je m’attends à vous, nourritures !

Par tout l’espace je vous cherche, satisfaction de tous

mes désirs !

 

Et sur ce thème splendide se déroulera l’inattendu des variations et la multiplicité sonore des harmonies !

Un pareil sujet, traité directement, et de façon per­sonnelle, eût nécessité un lyrisme continu, impossible à soutenir si longtemps, et la philosophie première qui sert de point de départ à tout le livre eût été diffici­lement exposée. En outre, le livre eût, peut-être, manqué de variété, et aussi de cohésion. C’ est pourquoi André Gide a imaginé une forme nouvelle, susceptible de suivre les mouvements de l’âme et de passer de la sérénité phi­losophique à l’exaltation lyrique, je veux dire le didac­tisme. Au lieu de parler bas, comme à lui-même, le héros des Nourritures est un homme qui, ayant vécu, raconte cette vie à un enfant dont il veut se faire l’éducateur : Nathanaël. Il lui enseigne la façon de comprendre l’exis­tence et il lui dit comment il l’a menée ; de là tour à tour les maximes des doux entretiens et les élans poétiques des récits harmonieux. Lui-même a été élevé dans cette voie par Ménalque, et c’est encore un personnage qui servira à projeter sa pensée au dehors sous une forme vivante, et il ne se fera pas faute d’en raconter 1’his­toire et les discours. Puis lorsque l’ émotion est trop vive pour se prêter à la forme familière, il la transcrit en de rapides notes de voyage. Ainsi chacun des huit li­vres qui composent cette œuvre, très différent de forme et d’essence, quoique développant toujours la même idée, semble indépendant et non motivé par le précédent ou par le suivant. Une œuvre toute en variations et en dévelop­pements n’atteint jamais à l’apparence de composition qu’on demande à un roman par exemple ; celle-ci cependant est composée ; mais la composition résulte d’un mouvement de lyrisme qui va en croissant du premier chapitre jus­qu’au dernier et qu’on peut aisément suivre. L’exposition est grave, calme, reposée ; elle énonce les principes sur lesquels étayer sa vie ; et celui qui enseigne dit com­ment il conçut ce mode d’existence nouveau, et l’éclosion à la lumiére de son âme neuve ; il chante ce qui précède la possession et la jouissance: 1 ‘attente. Dés lors il dira la beauté de ces instants en général, puis il énumé­rera ces instants: il célébrera la lumière, les jardins, et avec Ménalque les puits, les voyages et les amours, puis les campagnes graves et les fermes, puis les sources et les boissons, les paysages, les habitations et les villes, et encore l’Algérie, le désert et les oasis qui symbolisent si bien le désir et la possession, mais cette fois la violence de la sensation sera telle qu’il ne pourra plus la dépasser, et que tout son désir éclatera en insomnies, dont l’agitation est encore du plaisir... A mesure qu’on avance, l’ œuvre est de plus en plus exal­tée, l’émotion de plus en plus criée, et une force en­traîne le lecteur toujours plus loin.

Car après le dogmatisme harmonieux comme la parole d’un sage ou d’un antique philosophe, après les préceptes énoncés nettement et brièvement en mots frappants, l’ ex­hortation se fait de plus en plus pressante, le poète se passionne de plus en plus pour l’ idée qu’il a d’ abord simplement émise, et son didactisme tressaille de toute une vie condensée en les souvenirs de ses émtions et de ses jouissances. Et ici s’affirme comme nulle part ail­leurs la puissance d’humanité d’André Gide. Déjà Les Ca­hiers d’André Walter nous montraient cette âme multiple et vibrante, laissée à elle-même et jetant sur le papier plutôt des cris que des phrases. Mais ici, si parfois rè­gne le même désordre extérieur, c’est sous un autre jour que nous apparaît la personne humaine du poète. André Walter fut le penseur et le croyant qui cherchait encore « l’impossible bonheur des âmes », et il était le passionné domptant sa chair au profit de son cœur. Ici c’est la personne sensuelle qui se manifeste, mais sans entraves, et elle complète le portrait moral de l’écrivain. La sen­sibilité que nous avons déjà constatée fait place à une sensualité plus riche encore et plus affinée. Les Nourri­tures sont le plus beau livre de sensualisme qui ait été écrit et on y trouve un extraordinaire répertoire de sen­sations. C’est la joie de sentir le soleil sur sa chair comme une caresse, celle, ressentie un jour et notée, du rasoir passé sur la peau parmi l’écume blanche du savon chez un barbier de Naples, celle de frôler une main d’en­fant, la joie de tous les vices et de toutes les ivres­ses. Mais jamais deux sensations ne seront semblables, elles manifestent la diversité absolue de la nature, et la dernière joie du poète est de sentir uniquement qu’il vit par cette simple contemplation.

Pourtant en chaque chose André Gide perçoit un ordre, un rythme formel qui résume l’ordre général du monde: et outre son harmonie propre il en découvre et en exprime u­ne autre qui réside en le rapport de cette chose avec l’ambiance; il dit tout ce qui l’accompagne, renforce son éclat, commente ses qualités, lui forme une atmosphè­re enveloppante et élargie, et la baigne d’un petit univers qui gravite autour d’elle comme des planètes autour d’une étoile immobile. Quand il chante tel ou tel fruit, il dit où on le cueille, où on le vend, et les vergers, et les rues, et son adoration va à cet ensemble de ta­bleaux où la vertu première des fruits se projette et s ‘éploie. Il embrasse le monde émotion par émotion, et chacune forme un tableau et est véritablement un monde. – Mais encore à propos d’un fruit il pense aux autres fruits, à propos d’un jardin à d’autres jardins, et les diverses sensations que chacun d’eux a provoquées ne res­tent plus séparées en des notes d’une justesse exquise, mais se joignent, se suivent, en des énumérations éterni­sées qui disent tout ce que peut faire la nature d’un fruit ou d’un jardin, et tout ce qu’un homme peut cueil­lir et goûter. Au tableau séparé, à la réflexion jetée en passant, se substituent des hymnes glorieux, semblables à des pages du Cantique des Cantiques, de lyrisme purement descriptif. Et toutes ces descriptions sont douées de vie, parce que toutes sont des émotions, et celles des jardins de tous les pays, des fermes avec toutes leurs portes sont d’une splendeur incomparable. Après le style rapide de notation, qui caractérise une chose avec un mot isolé, ce sont de longues phrases harmonieuses fortement cadencées, qui arrivent bientôt à la forme de vers. Ainsi parmi la prose sont semées des rondes et des ballades, où chaque vers ou strophe est consacré à une chose, et com­mence le plus souvent par: « Il y a ». La pièce entière est donc d’un lyrisme spécial procédant par énumération, la forme poétique la plus proche de la vie, et il semble que le héros du livre tende de plus en plus vers cette forme. « Je voudrais étre né, dit-il, dans un temps où n’avoir à chanter, poète, que simplement en les dénom­brant toutes les choses. » Et il ne lui est pas besoin de grand’chose pour le remplir de joie. « Il y a un grand plaisir, Nathanaël, à déjà tout simplement affirmer: “Le fruit du palmier s’appelle datte et c’est un mets délicieux” ». Mais sa sensibilité est si fine qu’il perçoit aussi les plus multiples phénomènes ; il a en lui seule­ment innée 1’harmonie sensuelle qui groupe ensemble les apparences frappant la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, et qui divise sa vie en instants pathétiques où se trouve « concentrée la sensation de tout l’attouchement du de­hors ». Alors c’est la sensation de la vie pure, que rien ne peut dépasser, et c’est le but général du livre, que l’on y entende palpiter la vie, et rien qu’elle.

Il faudrait parler de la grâce du didactisme, avec ces phrases enveloppantes qui disent toute la tendresse du maître pour le disciple: de la richesse de coloris qui évoque le désert et les oasis, du rythme qui repro­duit la sensation avec ce qu’elle a de doux et de fréné­tique, et de l’esprit léger semé dans les rondes et le long des discours, et de l’ampleur des tirades descripti­ves... et tout le livre, car il n’est pas de ceux qu’on analyse, mais que tout simplement on lit. Après l’avoir lu on garde des phrases dans la mémoire, des strophes en­tières de la Ronde de la Grenade, de la Ballade de tous les Désirs, et des musiques, et l’on constate combien le domaine de sa sensibilité propre s’est agrandi. C’est un livre de saine ferveur, qui apprend à se choisir un mode de vivre et que Nathanaël jettera pour se créer lui-même un dogme. Car cette belle œuvre est une œuvre salutaire dont l’auteur écrit : « Que mon livre t’enseigne à t’inté­resser plus à toi qu’à lui-méme – puis à tout le reste plus qu’à toi. »

Ainsi close par ce livre d’exaltation, l’œuvre d’An­dré Gide n’est qu’une œuvre d’ exaltation – intellectu­elle ou émotionnelle, chrétienne ou panthéistique –, el­le est l’œuvre de toutes les exaltations ; car il est bien peu des questions vitales qui inquiètent les hommes qu ‘André Gide ne se soit pas posée, afin d’embrasser de sa passion les diverses solutions qu’elles comportent. La spontanéité qu’il manifesta, deux fois surtout, dans son premier et son dernier livre – peut-être les plus beaux – aura eu ce caractère étrange d’émaner d’une personna­lité prodigieusement consciente d’elle-même. C’est pour­quoi cette œuvre brûlante a l’aspect grave, recueilli et décent qu’offrent tels livres d’un moraliste. Nul n’aura produit d’ouvrages plus divers, par une volonté de se re­nouveler sans cesse qui prouve bien la clairvoyance du but, et nous ne sommes pas au bout de nos étonnements, car André Gide promet déjà des tragédies qui doivent nous surprendre encore. C’est pour cela que beaucoup ne l’ont pas compris, c’est pour cela aussi qu’il est admirable. Il offre l’exemple rare d’un type d’humanité presque com­plète, qui aura connu la joie des contradictions sincères et des évolutions fécondes, dont les ouvrages doux, sim­ples, clairs et complexes sont l’éclatant reflet.

Philosophe, poète, homme, André Gide se sera avancé vers la simplicité naturelle, à travers les illusions di­vines de la foi et les jouissances subtiles de la pensée et ce croyant aura renié sa foi, et ce penseur sa pensée, pour la fonction suprême de « vivre ». S’il n’était pas le poète exquis et sincère et le prosateur souple et harmo­nieux qu’on sait, la beauté de cette attitude seule, en face de la destinée, lui vaudrait la gloire précieuse du héros moral qu’il est et que ses écrits n’ont cessé de manifester.

 

HENRI GHÉON.

 

Janvier - Février - Avril 1897.

 

 

 

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