L’Opinion

 

12 novembre 1910

Gabriel Mouray

 

M. André Gide conférencier

 

Ce furent d'émouvants quarts d'heure que ceux durant lesquels, l'autre après-midi, au Salon d'Automne, l'auteur de la Porte Étroite évoqua de sa voix grave et souple, solennelle et attendrie, la physionomie intérieure de Charles-Louis Philippe, du substantiel et profond et douloureux écrivain qui savait si bien, selon la pénétrante expression de Mme de Noailles, « nous conduire au royaume de la simplicité, où l'on voit la vie qui est sous la vie, le tissu sous la teinte, le froment et le chanvre tels qu'ils sont avant de servir aux hommes ».

Grand et plutôt maigre, dégingandant volontiers sa taille et ses gestes avec des flexions imprévues ; toujours coiffé de vastes feutres mous, toujours vêtu d'amples habits, de manteaux aux plis nombreux dans lesquels il affectionne de se draper ; le cou à l'aise dans de larges cols agrémentés de volumineuses cravates à ramages, tel apparaît M. André Gide. Toute sa personne est empreinte d'un puritanisme souriant : le crâne large et haut est prématurément dénudé, le bas de la face libre de toute ombre de moustache et de barbe ; toute l'intensité, toute l'ardeur de vie du visage se concentre dans les yeux et la bouche ; s'il n'y avait tant de lumineuse sérénité dans ses traits, on pourrait penser, en voyant M. André Gide, à Baudelaire et à Edgar Poe. Apparence complexe, d'une séduction assez étrange d'abord, mais qui, à mesure qu'on la subit, se simplifie, perd ce qu'elle semblait avoir de volontaire et de composé, et fait que l'on éprouve presque une surprise de se trouver en présence de l'être le plus sincère et le moins apprêté, le plus abandonné et le moins distant, le moins artificiel et le plus loyalement vrai, et l'on est conquis définitivement, et l'on comprend l'ascendant qu'il exerce sur tous ceux qui l'approchent, l'autorité dont il jouit, le prestige qui l'entoure, et que ce n'est pas seulement à la haute valeur, à la foncière originalité, à la perfection, aux charmes irrésistibles de son œuvre, mais encore à ses qualités d’homme que M. André Gide doit d'être considéré par tant d'entre nous comme un maître.

Parlant l'autre jour de Charles-Louis Philippe, à qui il avait voué une tendre amitié et pour qui il professait la plus consciente admiration, on ne s'étonnera point qu'il ait su trouver, pour peindre la vie intérieure de l'auteur de Bubu de Montparnasse et de Charles Blanchard, les paroles les plus propres à intéresser et à émouvoir son auditoire. Et tandis qu'il nous le montrait, — cela, au moment où la mort allait le frapper, — subissant tour à tour, puis rejetant avant de prendre entièrement possession de lui-même, l'influence d'un Dostoïesvky et d'un Michelet, d'un Nietzsche et de M. Paul Claudel, et tandis qu'il nous faisait assister aux luttes, aux révoltes, aux douleurs, à toutes les misères de celui qui ne connut d’autre joie, durant le cours de sa brève existence, « que l’unique volupté des larmes » ; tandis qu'il nous lisait tels et tels passages de ces poignantes lettres de Charles-Louis-Philippe à son ami Henri Vandeputte où s'avoue avec une espèce de joie sauvage toute la souffrance du pauvre être voué au malheur qu'il fut irrémédiablement..., nous le revoyions se dresser devant nous tel que l'a peint si véridiquement Charles Guérin, avec, dit Michel Arnauld, « ses aspects de vigueur paysanne que la vie de bureau n'avait pas affadis : le corps « petit, mais costaud », le visage plein et coloré... ses airs décidés, presque rageurs, quand l'irritaient les actes des méchants ou les jugements des sots..., ses rougeurs timides, son regard de rêve et de malice ingénue, le sourire enfantin de sa bouche gourmande, et cette voix posée et douce, que représente fidèlement son écriture toujours égale et bien formée... ».

La conférence de M. André Gide fut fort applaudie ; dans le cœur de tous ceux qui l'avaient écoutée, il avait remué ce qu'il y a peut-être de plus beau et de meilleur, le sens de l'admiration, de la pitié et de la piété ; il avait su se montrer pathétique sincèrement, simplement, discrètement : les fervents de cet admirable livre qu’est la Porte Étroite n’en seront pas surpris.

 

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