L’Opinion
23 décembre 1911
Jean de Pierrefeu
L’Immoraliste et son Disciple
On n'est jamais trahi que par les
siens, dit la sagesse des nations qui s'y connaît. Ainsi pensais-je,
tandis que je tournais les pages de l’Inquiète Paternité (1) le dernier roman de
M. Jean Schlumberger. Peu de livres, en effet, sont aussi indiscrets,
aussi compromettants. Un écrivain s'y voit complètement démasqué et
cet écrivain, n'est autre que M. André Gide. C'est bien la peine d'avoir
jusqu'à ce jour déployé tant d'argutie pour nous dépister, d'avoir
multiplié les précautions oratoires, d'avoir feint l'ironie et le
détachement pour qu'un disciple, enivré par l'enthousiasme, se laisse
surprendre, Protée intérimaire, sous sa véritable forme. Maintenant
nous savons les beaux fruits que portent le Gideïsme et quels élèves
peut former cet enseignement savoureux, ondoyant, divers, mêlé de
grâce et d'austérité. La triste aventure ! A vrai dire, j'attendais
depuis longtemps un si beau résultat. Je me disais : « Le
maître est habile ; il a l'art de charmer et d'endormir les soupçons,
c’est le docteur subtil lui-même, il nous glisse dans les doigts,
mais, un jour l'imprudence nous le livrera. » Le jour est venu.
Grâce à M. Jean Schlumberger nous connaissons la doctrine secrète
du maître. La parole de M. André Gide est séditieuse, elle ébranle
l'ordre social. Il nous apparaît comme un terrible ennemi de la Société,
de la Famille.
Il faut savoir quelle place curieuse
occupe dans la littérature de ce temps cet écrivain peu connu qui
a le rare privilège, après une vie littéraire déjà longue, d'être
regardé comme un espoir de la jeune littérature. Privilège qui paraîtra
plus rare encore si l'on songe que dépourvu d'imagination et voué de
plus en plus à la sécheresse, il a su se donner les apparences d'un
renouvellement incessant. Certes, il est armé de pouvoirs redoutables.
Sa force principale repose en ceci : il méprise le succès. Il écrit
pour une minorité qui savoure l'indifférence du public avec une joie âpre
et qui se réjouit comme du martyre d'être vouée à l'incompréhension.
C'est une réelle volupté que de
se dérober à l'admiration grossière de la foule. Vendre ses livres,
avoir plus d'une édition est, pour eux, le signe d'une déchéance.
M. André Gide est le Prince de ces Ténèbres. Son pouvoir est d'autant
plus absolu que sa force de renoncement est plus grande. Écrivain
cloîtré, il exerce un grand empire sur une jeunesse hautaine qui méprise
la gloire trop facile. Une telle attitude, certes, est empreinte de
noblesse et soulève naturellement l'admiration, encore qu'elle manque, à mon
avis, de simplicité. Il y a dans cet isolement une superbe qui sent
le fagot. Et M. André Gide est peut-être plus le chef d'un groupe
d'hérétiques que le maître des jeunes.
Son autorité date de ses premiers
livres. Il a su, à merveille, jouer de l'angoisse philosophique à une époque
de pessimisme et de désespoir. Tandis qu'un Suarès, ivre de néant,
n'aspire plus qu'à la mort, à l'heure où les marionnettes de Maeterlinck
gémissent dans les grottes sombres, un André Gide essaye d’ouvrir
des fenêtres sur la vie. On le suit pas à pas, le cœur oppressé. On
se disait : « Il trouvera le mot qui fait vivre. » Et,
de fait, il a toujours eu l'art de paraître détenir le secret. Le
public ignore trop ce temps d'angoisse et de troubles qui firent des
premiers temps du symbolisme, une sorte de ténébreux moyen âge. Il
sait mal qu’à cette époque un clan de littérateurs
philosophes dégoûtés du monde, se retirèrent dans l'orgueilleuse solitude
de l'Intelligence. Les historiens de la littérature étudieront plus
tard cette période comme les écrivains ecclésiastiques étudient la
Thébaïde, car en ce temps-là le désert des Lettres se couvrit de fleurs.
Avec Les Nourritures Terrestres (2) une
minorité intellectuelle apprit de nouveau à goûter à la vie. Il y
avait comme du danger à écouter ce frère de Barrès, vêtu de noir.
Il avait déjà ce sourire réticent qui promet la souffrance à qui le
suivra. Nathanaël, jette mon livre, disait-il, oublie-moi. Et
c'était le sacrifice suprême exigé par ce jeune philosophe qui enseignait à se
détacher des obligations de la morale aussi bien que des servitudes
des plaisirs, dans le but de se conserver libre.
Voilà le plaisant stoïcisme qu'il
contribue à révéler à ces nouveaux libérés du nihilisme. Barrès dans
cet apostolat de détachement apporte une liberté merveilleuse.
Gide n'a pas cette belle santé.
Il a tous les scrupules, il a même secrètement la maladie
du scrupule et il faut qu'il la déracine. Son point d'honneur
est en jeu. Et la lutte pour se libérer l'entraînera bien loin, jusqu'à l’Immoraliste. Vous
pensez bien que cette lutte ne se poursuit pas avec cette continuité.
A chaque instant, il s'évade. Il est insaisissable. Il est hanté par
le destin magnifique de Goethe. Il voudrait dominer tous les combats
d'idées avec un front serein, mais son masque craque, à chaque instant,
l'ironie se crispe sur ses lèvres malgré une fausse tranquillité d'apparence.
Le scrupule le ronge en dedans et il haït le scrupule qui l'empêche
de devenir un Olympien. Et pour se débarrasser de cette lèpre morale,
il essaiera des armes de Nietzsche.
L’Immoraliste (2) qui est de 1902 est
une date mémorable dans l'histoire des idées de M. Gide. On ne connaît
pas assez ce livre volontairement sec, dépouillé, énigmatique, souvent
ennuyeux. Sous cet aspect glacé se dissimule le plus violent assaut
qui ait été livré contre la morale. Les jeunes gens qui l'ont lu à cette époque
ont eu l'impression de sortir d'une de ces maladies de l'adolescence
qui vous font pénétrer d'un seul coup dans l'âge mûr. J'en connais
qui ont eu, de ce jour, leur âme comme déveloutée. L’Immoraliste est
l'histoire d'un homme qui ouvre un beau jour les yeux à la vie. Malade,
il devient fanatique de la santé ; il a pour se guérir toutes
les sortes de courage qu'un chrétien appelle des lâchetés. Il se prend
d'un malsain amour pour sa misérable guenille. Il aime son corps et
veut le fortifier et le rendre beau ; il devient comme ces femmes
de l'Écriture « folles de leur corps ». Dans les êtres qui
l'entourent, il recherche les moins soumis aux lois. Il essaye
de surprendre la vie dans sa source, au point de jaillissement des
instincts, chez les enfants. Et ceux qui lui paraissent les plus rebelles à la
discipline il les chérit, il aime en eux le petit animal humain indompté.
Ceux qui mentent, ceux qui volent, ceux qui sont vicieux, trouvent
en lui un complice passionné. Il marche avec joie dans les sentiers
tortueux. Non pas certes par-delà le Bien et le Mal, mais en marge
du Bien et en lisière du Mal. Le Mal n'en a-t-il pas besoin ?
Ne semble-t-il pas se délecter aux secrètes tortures du remords ?
O Nietzschéen mal libéré, ton cas
est grave. Tu n'as pas la puissance de résurrection du Maître. Zarathustra
n'a pas sur toi soufflé l'oubli. André Gide, ici, nous apparaît dans
une attitude équivoque, une lueur sulfureuse l'auréole, il erre dans
un paradis de coupables joies et de troubles ardeurs. Et je ne sais
rien de plus malsain que cet appel à la vie, de plus corrupteur que
ce cri vers la santé. Il a, vis-à-vis de Nietzsche l’attitude du « Masque de fer ». Il est à la ressemblance du Grand
Roi, mais son visage est grillé et la pure lumière du jour pénètre à peine,
par un soupirail avare, dans la prison où il se débat en proie à son
cauchemar de grandeur et de liberté. Oui, malgré l’artifice de composition
de ce livre, qui semble nous offrir la crise de L’Immoraliste comme un cas curieux et déplorable, digne d'intéresser de
haut un Goethe moderne, André Gide apparaît bien comme le Tentateur.
Et j’ai l’obscure intuition qu’il est aussi le Tenté. Sans doute Gide n'est
qu’indirectement responsable du Wertherisme, mais M. André Gide croit-il
pouvoir se dire irresponsable du livre de M. Jean Schlumberger qui à neuf
ans de distance réveille la fièvre mauvaise que L’Immoraliste avait allumé.
[Suit une longue analyse de L’Inquiète
Paternité de Jean Schlumberger]
Que conclure de ce livre si directement
inspiré de L’Immoraliste ? Que M. Schlumberger, homme libre, est un esclave d'André Gide.
Il subit la terrible discipline de cette pensée desséchée, logique
qui va se desséchant de plus en plus. Son style a emprunté ses astringents à la
phrase de Gide. Il emploie une sorte d'abstraction concrète — si je
puis dire — qui donne à ses affirmations générales les allures d'expériences
personnelles. C'est cela, je crois bien, qui contribue à rendre équivoques
les pensées les plus purement abstraites. Elles ont l'air d'être des
aveux. L'obscurité qui règne dans ses phrases, les sous-entendus,
les réticences, combinées avec une sorte de franchise brusque, toute
cette savante démarche oblique, torse et retorse, font songer aux
paroles de quelque pénitent orgueilleux, agenouillé dans un confessionnal.
Les pires soupçons nous assaillent sans cesse au cours de cette lecture.
Il n'y a pas jusqu'à ces prénoms dont les personnages sont revêtus
comme les forçats le sont de numéros, qui ne contribuent à accroître
notre malaise.
Cela sent la géhenne et le bagne.
Ah ! le dangereux volume. Et qu'il faut lire comme les chimistes
manient les corrosifs avec des gantelets et un masque.
J'avais bien raison de dire que
M. André Gide, auteur de l’Immoraliste, responsable de l’Inquiète
Paternité, était un maître pervers. En d'autres temps on
l'eût condamné à boire la ciguë.