L’Ermitage

 novembre 1898, pp. 305-309

 

Francis Vielé-Griffin

 

Lettre à M. André Gide

 

Maintenant, nous lisons vos lettres, mon cher Gide, avec un plaisir sans mélange que, tout d’abord, effarouchait, à peine, une crainte d’indiscrétion, tôt dissipée: Angèle, nous le sentons désormais, symbolise un peu notre naï­veté ; nous pouvions prendre notre part de vos réprimandes. Et puis, Gide, vous parlez de M. Mirbeau avec tant de délicatesse, et de bien des choses plus poignantes encore. C’est pour nous une fête mensuelle, quelque chose de plus intime que la chronique, de plus gai que l’article de fond, de plus intelligent que la critique litté­raire, de plus sainement accidenté que le feuil­leton : une conversation, presque, et brève, comme de quelqu’un qui, rencontré, « entre deux trains », accepte ou offre un bock, avec un sourire, en regardant sa montre...

Si votre Correspondante se matérialisait et que nous la connûssions, nous lui soufflerions volontiers des questions qu’elle vous poserait, sans doute, de bonne grâce, et que vous vous feriez un agréable devoir d’éclaircir; car vous avez l’esprit lucide, Gide, quand bien même votre plume serait réticente, et rare, aussi votre sens de la responsabilité.

Comme on a raison d’écrire! Comme il fau­drait écrire bien.

Monsieur Henry Berenger dans un livre ré­cent – par aventure mal écrit et assez pauvre­ment pensé – somme l’Etat d’interdire par des lois restrictives l’accès du métier de journaliste «au premier raté venu des professions libérales». A quoi servirait-il, alors, d’être un raté? l’étourdi polygraphe se retirerait, aussi bien, le pain de la bouche sans y voir malice! Soyons plus humain : il faut que tout le monde écrive, pour que tout le monde vive. Au surplus, les journaux comptent des collaborateurs illustres, parfois même talentueux, et c’est parmi les « ratés des professions libérales» qu’on doit chercher, à en croire leurs directeurs, les plus solides éléments d’une rédaction sérieuse. Et puis, pourquoi cette exclusion des seuls « ratés des professions libérales » ? Serait-ce donc au profit des autres, des faillis de la politique, de la bourse et de l’honneur qu’on devra établir le monopole de «l’éducation par le journal» ? On ne voit pas bien pourquoi un ancien élève de l’Ecole normale ne jouirait pas du droit au men­songe au même titre qu’un condamné de droit commun. Non; cette invention d’un Anglais peu matineux : la muselière pour coqs, ne doit pas déshonorer le bec du Coq Gaulois; l’article à tue-tète, si j’ose m’exprimer ainsi, n’incom­mode, en somme, que les nerveux; et ceux-là ont le revolver pour y répondre.

Oh! ne nous scandalisons pas trop vite.

            Si nous n’usons pas encore de cette « façon de s’exprimer»  – ou de supprimer – c’est que la parole écrite nous semble une arme plus meurtrière; et si nous adoucissons notre style jusqu’à l’ironie, c’est que nous croyons atteindre mieux, par elle, notre adversaire. Notre urbanité relative n’est qu’une férocité plus réfléchie; si nous ne massacrons pas les corps, c’est que l’agonie d’une idée nous semble plus émouvante et plus savoureuse. Vous usez, à merveille, Gide de ces armes de la pensée; la caresse de votre phrase est mortelle, et je vous aime d’autant plus que je vous vois plus courtois pour les sots.

Savez-vous (oui vous le savez) que vous avez assumé ce rôle, beau entre d’autres, de directeur de nos consciences? Ne protestez pas: un journaliste a déjà attribué cette fonction à M. de Gourmont, du Mercure. J’aime beaucoup l’esprit et le style de M. de Gourmont ; esprit spécial, monacal un peu, étroit parfois: comme une laie forestière avec de larges aperçus, sou­dain, taillés en plein fourré; avec des clairières d’art semées de fleurs étranges, aux nuances fines, un peu flétries et, cà et là, une vieille borne royal aux fleurs de lys de France mi-effacées, ou quelque priape romain que l’on heurte du pied; mais M. de Gourmont ne dirige pas ma conscience; peu lui en chaut, vraiment, à ce point même que son esprit marche à l’abandon entre la vérité et le paradoxe, non sans quelqu’élégance sceptique. Il écrit dans tous les numéros du Mercure. Sa pensée se lit en gros texte, en tête de la Revue du mois; et c’est un rôle assez noble pour qu’un galant homme s’en contente. Mais à vous, Gide, on commence à soupçonner une pensée dirigeante. C’est grave! pesez vos responsabilités: le fait anormal d’ex­primer des idées avec suite est presque un attentat à la liberté de pensée, tant elles asservissent l’es­prit du lecteur à la volonté intellectuelle de l’écrivain.

La liberté de la pensée, il est vrai que peu de nos contemporains sont à même d’user de cette conquête qui, comme tant d’autres d’ap­parence plus utilisable, reste une vanité philo­sophique. Aussi bien faut-il que quelqu’un pense pourtant d’hommes de cœur et de tempé­rament qui, admirablement doués, doivent pouvoir parler et écrire. Si vous ne pensiez pas pour eux, Gide, vous attenteriez, ce qui est plus grave, à la liberté de la parole et de la presse, n’ayant pas fourni d’idées neuves ceux qui en manquent; les réduisant ainsi au silence ou au rabachage.

Je songe qu’elles sont terribles, Gide, les idées; elles sont capricieuses, féminines, fan­tasques; elles naissent pour l’aventure, et se ressentent assez vite de leurs tristes fréquenta­tions. On ne sait ce qu’elles deviendront, une fois lancées dans le monde, qui les épousera – car on « épouse»  une idée – ou qui se voudra faire un sort lucratif en utilisant leur jeunesse. N’en soyez pas prodigue; elle s’annihilent entre elles, d’un choc, et se neutralisent; nées douces, elles vieillissent féroces; belles d’hier, les voici ridées, flétries, hideuses à faire pleurer qui les mit au monde...

Dirigez notre conscience, Gide, mais avec d’infinies précautions. Car – notre ami A. Ferdinand Hérold l’a bien dit – « nous som­mes excessivement passionnés. »

 

FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN.

 

 

 

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