Maintenant
juillet 1913 Arthur Cravan
Comme je rêvais fébrilement, après
une longue période de la pire des paresses, à devenir très riche (mon
Dieu, ! comme j'y rêvais souvent !) ; comme j'en étais
au chapitre des éternels projets, et que je m'échauffais progressivement à la
pensée d'atteindre malhonnêtement à la fortune, et d'une manière inattendue, par la poésie — j'ai
toujours essayé de considérer l'art comme un moyen et non comme un
but — je me dis gaiement : « Je devrais aller voir Gide,
il est millionnaire. Non, quelle rigolade, je vais rouler ce vieux
littérateur !” Tout aussitôt, ne suffit-il pas
de s'exciter ? je m'octroyais un don de réussite prodigieux. J'écrivais
un mot à Gide, me recommandant de ma parenté avec Oscar Wilde ;
Gide me recevait. Je lui étais un étonnement avec ma taille, mes épaules,
ma beauté, mes excentricités, mes mots. Gide raffolait de moi, j'e
l'avais pour agréable. Déjà nous filions vers l'Algérie — il refaisait
le voyage de Biskra et j'allais bien l'entraîner jusqu'aux Côtes des
Somalis. — J'avais vite une tête dorée, car j'ai toujours eu un peu
honte d'être blanc. Et Gide pavait les coupés de 1re classe,
les nobles montures, les palaces, les amours. Je donnais enfin une
substance à quelques-unes de mes milliers d'âmes. Gide payait, payait,
payait toujours ; et j’ose espérer qu'il ne m’attaquera point
en dommages et intérêts si je lui fait l'aveu que dans les dévergondages
malsains, de ma galopante imagination il avait vendu jusqu'à sa solide
ferme de Normandie pour satisfaire à mes derniers caprices d'enfant
moderne. Ah ! je me revois encore tel que je me peignais alors, les jambes allongées sur les banquettes du rapide méditerranéen, débitant des inconcevabilités pour divertir mon Mécène. On dira peut-être de moi que j'ai
des mœurs d’Androgide. Le dira-t-on ? Au reste, j'ai si peu réussi dans
mes petits projets d'exploitation que je vais me venger. J'ajouterai
afin de ne pas alarmer inconsidérément nos lecteurs de province que
je pris surtout en grippe M. Gide le jour où, comme je le fais entendre
plus haut, je me rendis compte que je ne tirerai jamais dix centimes
de lui et que d'autre part, cette jaquette râpée se permit d'éreinter, pour
des raisons d'excellence, le chérubin nu qui a nom Théophile
Gautier. J’allais donc voir M. Gide. Il me
revient qu'à cette époque je n’avais pas d'habit et je suis encore à le
regretter car il m'aurait été facile de l’éblouir. Comme j'arrivais
près de sa villa, je me récitais les phrases sensationnelles que je
devais placer au cours de la conversation. Un instant plus tard je
sonnais. Une bonne vint m'ouvrir (M. Gide n’a pas de laquais). L’on
me fit monter au premier et l'on me pria d’attendre dans une sorte
de petite cellule qu'assurait un corridor tournant à angle droit. En
passant, je jetais un œil curieux dans différentes pièces, cherchant à prendre
par avance quelques renseignements sur les chambres d'amis. Maintenant,
j'étais assis dans mon petit coin. Des vitraux, que je trouvais toc,
laissaient tomber le jour sur un écritoire où s'ouvraient des feuillets
fraîchement mouillés d’encre. Naturellement, je ne me fis pas faute
de commettre la petite indiscrétion que vous devinez. C'est ainsi que
je puis vous apprendre que M. Gide châtie terriblement sa prose et
qu’il ne doit guère livrer aux typographes que le quatrième jet. La bonne vint me reprendre pour
me conduire au rez-de-chaussée. Au moment d’entrer dans le salon, de
turbulents roquets jetèrent quelques aboiements. Cela allait-il manquer
de distinction ? Mais M. Gide allait venir. J’eus pourtant tout
le loisir de regarder autour de moi. Des meubles modernes et peu heureux
dans une pièce spacieuse ; pas de tableaux, des murs nus (une
simple intention ou une intention un peu simple) et surtout une minutie
très protestante dans l'ordre et la propreté. J'eus même, un instant,
une sueur assez désagréable à la pensée que j'avais peut-être saligoté les
tapis. J'aurais probablement poussé la curiosité un peu plus loin,
ou j'aurais même cédé à l'exquise tentation de mettre quelque menu
bibelot dans ma poche, si j'avais pu me défendre de la sensation très
nette que M. Gide se documentait par quelque petit trou secret de la
tapisserie. Si je m'abusais, je prie M. Gide de bien vouloir accepter
les excuses publiques et immédiates que je dois à sa dignité. Enfin l'homme parut. (Ce qui me frappa le plus depuis cette minute, c'est qu'il ne m'offrit absolument rien, si ce n'est une chaise, alors que sur les quatre heures de l'après-midi une tasse de thé, si l'on prise l'économie, ou mieux encore quelques liqueurs et le tabac d'Orient passent avec raison, dans la société européenne, pour donner cette disposition indispensable qui lui permet d'être parfois étourdissante.) — Monsieur Gide, commençai-je, je
me suis permis de venir à vous, et cependant je crois devoir vous déclarer
tout de go que je préfère de beaucoup, par exemple, la boxe à la littérature. — La littérature est pourtant le
seul point sur lequel nous puissions nous rencontrer, me répondit assez
sèchement mon interlocuteur. Je pensais : ce grand vivant ! Nous parlâmes donc littérature,
et comme il allait me poser cette question qui devait lui être particulièrement
chère : « Qu’avez-vous lu de moi ? » j'articulais
sans sourciller, en logeant le plus de fidélité possible dans mon regard : « J'ai
peur de vous lire. » J'imagine que M. Gide dut singulièrement
sourciller. J’arrivais alors petit à petit à placer
mes fameuses phrases, que tout à l’heure je me récitais encore,
pensant que le romancier me saurait gré de pouvoir après l’oncle utiliser
le neveu. Je jetais d'abord négligemment : « La Bible est
le plus grand succès de librairie. » Un moment plus tard comme
il montrait assez de bonté pour s’intéresser à mes parents : « Ma
mère et moi, dis-je assez drôlement, nous ne sommes pas nés pour nous
comprendre. » La littérature revenant sur le tapis
j'en profitai pour dire du mal d’au moins deux cents auteurs vivants,
des écrivains juifs, et de Charles-Henri Hirsch en particulier, et
d'ajouter : « Heine est le Christ des écrivains juifs
modernes. » Je jetais de temps à autres de discrets et malicieux
coups d'œil à mon hôte qui me récompensait de rires étouffés, mais
qui, je dois bien le dire restait très loin derrière moi, se contentant,
semblait-il d’enregistrer, parce qu'il n’avait probablement rien préparé. A un moment donné, interromprant
une conversation philosophique, m’étudiant à ressembler à un Bouddha
qui aurait descellé une fois pour dix mille ans ses lèvres : « La
grande Rigolade est dans l'Absolu », murmurai-je. Sur le
point de me retirer, d'un ton très fatigué et très vieux, je priais :
Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ? Apprenant qu'il était
six heures moins un quart je me levais, serrais affectueusement la
main de l'artiste et partais en emportant dans ma tête le portrait
d’un de nos plus notoires contemporains, portrait que je vais resquisser
ici, si mes chers lecteurs veulent bien m'accorder encore, un instant,
leur bienveillante attention. M. Gide n'a pas l’air d'un enfant d'amour, ni d'un éléphant, ni de plusieurs hommes : il a l'air d'un artiste ; et je lui ferai ce seul compliment, au reste désagréable, que sa petite pluralité provient de ce fait qu'il pourrait très aisément être pris pour un cabotin. Son ossature n’a rien de remarquable ; ses mains sont celles d'un fainéant, très blanches, ma foi ! Dans l'ensemble, c'est une toute petite nature — M Gide doit peser dans les 55 kilos et mesurer 1 m 65 environ — Sa marche trahit un prosateur qui ne pourra jamais faire un vers. Avec ça, l'artiste montre un visage maladif, d'où se détachent, vers les tempes, de petites feuilles de peau plus grandes que des pellicules, inconvénient dont le peuple donne une explication en disant vulgairement de quelqu'un : « il pèle ». Et pourtant l'artiste n'a point
les nobles ravages du prodigue qui dilapide et sa fortune et sa santé.
Non, cent fois non : l'artiste semble prouver au contraire qu'il
se soigne méticuleusement, qu'il est hygiénique et qu'il s’éloigne
d'un Verlaine qui portait sa syphilis comme une langueur, et je crois, à moins
d'un démenti de sa part, ne pas trop aventurer en affirmant qu'il ne
fréquente ni les filles ni les mauvais lieux ; et c'est bien encore à ces
signes que nous sommes heureux de constater, comme nous aurions eu
souvent l'occasion de le faire, qu'il est prudent. Je ne vis M. Gide qu'une fois dans
la rue : il sortait de chez moi : il n'avait que quelques
pas à faire avant de tourner la rue, de disparaître à mes yeux ;
et je le vis s'arrêter devant un bouquiniste : et pourtant il
y avait un magasin d'instruments chirurgicaux et une confiserie... Depuis, M. Gide m'écrivit une fois
(1), et je ne le revis jamais. J’ai montré l'homme, et maintenant
j'eus volontiers montré l'œuvre si, sur un seul point, je n'eusse pas
eu besoin de me redire.
(1) La lettre autographe de M. Gide est à enlever à nos bureaux
au prix de 0 fr. 15.
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