L’Univers

1913

Abbé Delfour

 

Un fils de Zarathoustra

 

En de petits cénacles de la rive gauche, M. André Gide fait déjà figure de maître ; il semble maintenant que ses amis et émules veuillent le présenter au grand public comme un spécimen littéraire de surhumanité nietzschéenne.

Voyons, ou plutôt, essayons de comprendre.

D’abord, M. André Gide s'insurge violemment contre le patriotisme régionaliste de Barrès. « Né à Paris d'un père uzétien et d'une mère normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m'enracine ? »

Mais à Uzès, Monsieur Gide, à Uzès, royal fragment de notre vieille France. Les pierres de cette délicieuse petite ville ont une beauté rare qu'ignore le commun des touristes, et dans le cœur de ses habitants catholiques se conserve une fidélité à la famille ducale, qui est infiniment touchante. Le protestant André Gide ne peut pas ressentir cet attrait profond de la terre et des morts. Ayant blasphémé le régionalisme barrésien, il entreprend d'interminables voyages, pour demander à l'exotisme le secret d'une vie supérieure. Sa pensée, d'ailleurs, a devancé sa personne chez les barbares. M. André Gide ne lit, pour ainsi dire, que des Russes, des Suédois et des Allemands. Les quelques Français qu'il admire appartiennent pour la plupart à un petit groupe de déracinés littéraires, étrangers à la grande tradition religieuse de notre France. Parmi ses maîtres les plus aimés figure Oscar Wilde.

L'exotisme se complète, chez M. André Gide, par la haine de la foule. Félicitons-le de laisser voir le fond d'un cœur que ses coreligionnaires cachent, d'ordinaire, avec tant de soin. (Ils président tous quelque groupe, ou alliance, ou union, ou Société démocratique.) La haine de la foule est aussi protestante qu'antichrétienne. Après qu'ils ont écarté, en effet, les si dangereuses niaiseries démocratiques, les vrais chrétiens, enfants de la lumière, n'en sont pas moins tenus de professer de sincères sentiments de pitié miséricordieuse pour la foule.

Contempteur conscient des humbles, M. Gide, toujours loyal, se proclame individualiste forcené ou lyrique, comme en voudra. Oh ! il se réserve le droit de revenir sur cet aveu, car il a horreur des partis-pris, il ne consent point à se laisser enchaîner, fût-ce par la logique de sa propre pensée. Il est individualiste et il n'est pas individualiste, ce qui signifie, en définitive, pour les initiés, qu'il conçoit, admet comme vrai et essaie de faire sien un individualisme nietzschéen.

Voilà donc, écrit, le grand adjectif ! M. André Gide est un nietzschéen. Il se flatte d'avoir compris toute la philosophie humaine, trop humaine, de Zarathoustra, et même sa folie finale. Un protestant dégagé de préjugés ne s'embarrasse pas pour si peu : cette folie de Nietzsche, c'est un suicide transcendent, c'est le sublime aboutissement d'un long effort surhumain. Toute sa vie durant, Nietzsche n'avait visé que le bonheur ; or, il était heureux dans sa folie, ainsi que le prouvent les entretiens avec sa sœur… Donc…

Il me semble bien que M. André Gide raisonne, ici, malgré Dionysos et Apollon c'est-à-dire, en violant les règles les plus fondamentales de son école. Il devrait dire ceci : Peut-être Nietzsche est-il inintelligible, mais justement parce que je crains de ne l’avoir pas compris, je l’ai compris.

Un profane aura-t-il quelque droit d’émettre une froide opinion sur cet horrible Nietzsche ? L’auteur des Origines de la Tragédie est une volonté furieuse d'avoir du génie, mais il n’a pas de génie. La preuve, c'est qu’il compile, compile, compile, presque autant que l'abbé Trublet. Du Virgile, du Michiavel, de l'archéologie allemande, du la Rochefoucauld, du Goethe, du Stendhal, du Carlyle, tels sont les éléments essentiels qui entrent dans l'épopée nietzschéenne. Forment-ils un tout harmonieux ? Mais pas le moins du monde. D'ailleurs, chez ce pseudo-Prométhée qui se croit l'héritier des grands Hellènes, le sens de la mesure fait totalement défaut. Qu'il danse ou qu'il rie, qu'il plane, vole ou survole, qu'il suive Dionysos ou Apollon, Nietzsche s'agite sans cesse comme un énergumène que guette la folie furieuse.

A son école, M. André Gide apprit surtout l'admiration de l'héroïsme dominateur et immoral. Il cite, avec dévotion, ces lignes de son maître : « Je veux l'homme le plus orgueilleux, le plus vivant, le plus affirmatif ; je veux le monde, et le veux tel quel, et le veux encore, le veux formellement, et je crie insatiablement : Bis ! et non seulement pour moi seul, mais pour toute la pièce, et pour tout le spectacle ; et non pour tout le spectacle seul mais au fond pour moi, parce que le spectacle m'est nécessaire parce qu'il me rend nécessaire parce que je lui suis nécessaire et parce que je le rends nécessaire. »

Une inquiétude se fait sentir maintenant dans la conscience bourgeoise de M. André Gide. Si Nietzsche, pourtant, n'était qu'un vulgaire anarchiste ? Oui, se réponds à lui-même M. Gide, Nietzsche démolit ; il sape, mais ce n'est point en découragé, c'est en féroce ; c'est noblement, comme un conquérant neuf violente des choses vieillies.

M. André Gide ajoute tout simplement un inutile blasphème aux violences sacrilèges de son maître. Nietzsche se révèle destructeur, parce qu'étant Allemand et protestant, il ne sait pas ou ne peut pas s'adapter au seul ordre qui existe, l'ordre catholique romain. De là ses appels à la sape, à la mine, à la dynamite. Ce caractère confessionnel, c'est-à-dire protestant, de l'aristocratique anarchie nietzschéenne n'a pas absolument échappé à M. André Gide. « Était-ce donc là, dit-il, que devait aboutir le protestantisme — et voilà pourquoi je l'admire — à la plus grande libération ? » M. Gide n'a rien écrit de plus vrai. Mais, tout protestant qu'il soit, il a des origines françaises. Comment soumet-il ainsi sa pensée et son être à ce protestant d’Allemagne qui, certainement, englobe dans son plan de destructions nécessaires la France catholique ? D'autre part, la prétention serait peu justifiée de transformer en une doctrine française cette quintessence de nationalisme germanique qui a nom nietzschéisme.

Sous les gracieuses nonchalances de M. André Gide se cache donc une irréductible hostilité contre tout ce qui est catholique et français. On demande à ses amis de ne point chercher à nous imposer son alliance dont il conviendrait d’examiner de très près l’authentique valeur. Après tout, le dieu Nietzsche est un faux dieu, c’est-à-dire un démon, et M. André Gide n’est que l’un de ses petits prophètes.

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