Nouvelle Revue Française

vol 40, 1933, pp. 507-513

 

Albert Thibaudet

 

RÉFLEXIONS

De la Critique Gidienne.

 

Le livre sur André Gide, c'est aujourd'hui ce que fut, de 1890 à 1920, le livre sur Barrès: une occasion, pour de jeunes critiques, de mettre au point, en lumière et en tableau leur sensibilité à l'occasion de celle d'un autre, et de se connaître par personne interposée. Après le livre de Ramon Fernandez, qu'on couronna l’an dernier, ce sont aujourd'hui ceux de Léon Pierre-Quint et de René Schwob. Il y en aura d'autres. L'un de ces autres s'avisera peut-être (et sa part ne sera pas la plus mauvaise) de tenir Gide (au contraire de Barrès) avant tout pour un esprit critique; un homme marqué pour la vocation critique, et peut-être celui de tous nos contemporains qui avait le plus de moyens de devenir l'introuvable successeur de Sainte-Beuve. Une beuvisation de Gide ne paraîtrait guère plus artificielle que la plupart des idéologies dans lesquelles ses critiques ont essayé de l'en­cadrer. On n'aurait pas de peine à montrer dans Volupté, pour toutes sortes de raisons, un livre déjà fort gidien. Mais tandis que les conditions matérielles de sa vie et le courant de son époque conduisent Gide à multiplier dans ses livres les spirales de Volupté, Sainte-Beuve, contraint  de devenir un professionnel et un tâcheron de lettres, dut sortir de lui pour entrer chez les autres, du dimanche cultuel et gratuit pour passer au laborieux Lundi. (On comprend que Barrès jeune, celui de l'Homme Libre, ait eu en horreur les gens qui sacrifiaient la jeunesse de Sainte-Beuve à sa maturité.) Il y a chez Sainte-Beuve et André Gide un équilibre ou une fusion égales du sens critique et de la sensibilité religieuse. Ils appartiennent à cette tradition dialoguée de la France qui commence avec leur père Montaigne et dont le méridien passe par Port-Royal. On n'imagine ni un Chateaubriand, ni un Lamartine, ni un Renan, ni un Barrès nés protestants. Mais on ne voit pas trop, dans ce cas, ce qui serait changé en Sainte-Beuve; coreligionnaire de Vinet, il aurait trouvé des amitiés chrétiennes, pas trop changées, dans des origines calvinistes. Vous me direz que Sainte-Beuve a fini duo­décembriste et sénateur, tandis que Gide... Hasards, je crois, chez Sainte-Beuve, de carrière et de condition, et l'on sait combien douloureusement il porta la clef de chambellan. Mais reportez-vous au livre qu'il écrivait quand il mourut et qu'il laissa inachevé, son Proudhon. On sait la question que posait toujours Montaigne: « Comment est-il mort? » Sainte-Beuve est mort à gauche...

N'oublions donc pas, chez Gide, ces lignes beuviennes, que certains hasards ne lui ont pas permis de faire saillir avec continuité, mais qui restent parmi les veines authentiques de son génie. On eût aimé, on aimerait encore, qu'à titre de preuve, et plus continûment que dans les Prétextes, Gide eût dans son œuvre une campagne critique de deux ou trois ans, un coin de lundisme, comme Mallarmé a sa campagne critique de la Revue Indépendante.

Mais enfin, la N.R.F. elle-même peut passer pour une sorte de milieu qu'avec plus ou moins de succès Gide suscita en conformité ou en sympathie avec sa vocation lundiste. Le malheur de Sainte-Beuve, une cause de ses aigreurs et de ses poches à poison, c'est que toute sa vie ce célibataire dut prendre position : articlier au Globe, employé de Buloz (cette fois il y eut révolte et levée d'un parapluie célèbre), préposé à des services de presse chez Mme Récamier (ce qui lui valut d'ailleurs une académisation précoce), accusé d'avoir parti­cipé aux fonds secrets de Louis-Philippe à la suite de son histoire de cheminée, hospitalisé par le Constitutionnel, et méritant plus ou moins pendant seize ans l'affreux certificat d'une virago déchaînée:  «M. Sainte-Beuve est un vassal de l'Empire! », sa vie critique comme sa vie sentimentale se passèrent chez autrui. Voilà une destinée qui n'eût évidem­ment guère convenu à Gide, lequel, lui aussi, a bien vécu les drames de la propriété, mais les a vécus de l'intérieur et non du dehors.

Gide était, naturellement, et par position, du Mercure comme Sainte-Beuve était du Globe. Mais il n'était pas plus le Mercure que le jeune homme roux n'était Le Globe. Au début de la N.R.F., au contraire, il fut presque la N.R.F., qu'il fonda avec Schlumberger, Copeau et Ruy­ters, et les deux représentants de ses familles naturelle et intellectuelle, Michel Arnauld et Henri Ghéon.

C'étaient tous des esprits critiques, comme Gide. Les livres de critique littéraire de Gide, Prétextes, Nouveaux Prétextes, Incidences, Essai sur Montaigne, représentent, avec ceux de Gourmont, à la pointe de l'intelligence et de l'analyse, la fleur de cette critique qui s'appuya sur le mouvement symboliste. Pas d'idée directrice, pas de principes, mais au contraire une disponibilité pour tout, la ferveur, la crainte d'être dupe, la passion de la sincérité, des antennes pour discerner la tendance à l'emphase, des oreilles expertes à refuser ce qui sonne faux. Un critique qui ne l'aime pas, dans une lettre à moi adressée, appelait Gide: « Cet étudiant de quarantième année! » Magnifique certificat! « Nous ne sommes pas à l'école!» criait un jour Coutant à Clemenceau, qui répondit au citoyen: « Je suis toujours à l'école! »

Un industriel du Nord, qui possédait un grand journal, et à qui on prêtait (ce qui lui appartenait d'ailleurs) le dessein machiavélique de faire l'opinion, répondait: « Vous vous trompez bien! Mon journal est pour moi et mes amis, au contraire, un moyên d'enquête et d'information. Notre industrie a besoin d'informations. Elle s'en procure, et le journal que nous vendons nous permet d'alléger nos frais en repassant ces informations au public.» C'était spécieux, mais, enfin, partiellement vrai. Quoi qu'il en soit, la formule expliquerait fort bien la N.R.F. dans sa période gidienne. Il ne s'agissait nullement de militer pour une doctrine et un parti, comme dans les revues filiales de l'Action Française, mais d'installer un poste d'écoute bien conditionné, de mettre les disponibilités d'André Gide et de ses amis en contact avec les disponibilités neuves de la jeunesse, et d'assurer par une revue l'exploitation publique de cet office de documentation..

Le climat avait d'ailleurs changé depuis les revues symbo­listes de 1890 et de ce qu'on pourrait appeler, d’un son qui plaît à l'oreille… les années nonante. Pendant ces années nonante, la littérature ne s'était réclamée que de la liberté, sous toutes ses formes, les jeunes écrivains cousinaient avec l'anarchie, et l'En Dehors était une manière de supplément politique de la Revue Blanche. Mais quand la N.R.F. établit en 1909 des formules pour ses déclarations et ses prospectus, elle se présenta comme un groupe d' écrivains de tendances diverses « mais également en quête d'une discipline» et Schlumberger, dans un article qui prenait figure de manifeste, protesta contre le débraillé de la liberté dans l'art. Le climat des premières années du XXe siècle ! D'ailleurs. ce n'est pas de trouver une discipline qui importe, ô Nathanaël, c'est de la chercher. Et, quand ou l'a trouvée, de s'en débarrasser. Ainsi est allé et a parlé André Gide.

On conçoit cependant que la N.R.F. ait formé un excellent milieu d'esprits critiques plutôt qu'un ordre d'esprits disciplinés. En fait on n'y a cherché de disciplines qu'esthétiques. Je parlais du Globe, mais plutôt la N.R.F. était un peu, pour la littérature d'origine et d'inspiration symbolique, ce que le premier Artiste était au romantisme. A l'art pour l'art du second romantisme ferait pendant le «gratuit» de 1912. Comme la thèse de Cassagne sur l'Art pour l'Art, on en écrira peut-être une sur l'idée de gratuité dans la littérature au début du XXe siècle. La gratuité fait une bonne formule de critique.

La génération nouvelle, convoquée, appelée, à la N.R.F. y eut bientôt son délégué, Jacques Rivière, dont les Etudes, de 1913, marquent une date de la critique contemporaine. Avec plus de champ, et sans la guerre qui fendit sa vie en deux, Rivière était appelé à faire, trente à trente-cinq ans après les Essais de Psychologie Contemporaine, ce que Paul Bourget avait fait pour ses aînés, et l'on ne pouvait mieux exprimer la tendance des Essais de Rivière qu'en remarquant que le Tourgueneff de Bourget y eût été remplacé point pour point par Dostoïevsky. De ces Essais d'Analyse Contemporaine, trois ont été donnés dans les Etudes, Gide, Claudel, Péguy. et un autre suit après la guerre, un Proust. ­

Rivière a été un critique créateur, en ce sens qu'il a apporté à la critique une dimension dans le sens de la profondeur. Les pages de critique de Rivière évoquent toujours l'image d'un homme qui creuse un trou, d'un travailleur qui pioche sous lui. Qui pioche... Deux outils sont essentiels à la France, la pioche du vigneron et du jardinier, la plume de l'écrivain. Comme les vignes du Bordelais, comme certaines pages de Montaigne, la critique de Rivière est faite à la pioche. Elle interpelle les écrivains sur leur inté­rieur, et bien moins sur leur intérieur psychologique que sur l'intérieur de leurs idées, non leurs idées en tant que leur croûte, mais leurs idées en tant que leur fond et leurs entrailles spirituelles. Rivière eut après la guerre deux révélations, Proust et Freud. Mais on sent que le critique des Etudes tend déjà vers l'analyse de l'un et vers la psychanalyse de l'autre, laquelle, on le sait, ne fut connue des Français qu'après la guerre. J'imagine le critique de 1945 qui soumettra les écrivains d'aujourd'hui à des Essais de Psychanalyse contemporaine. Entre Bourget et cet écrivain, Rivière aura marqué la transition. Et libre et vigoureux il eût peut-être fini par être ce critique psychanalyste.

Et il était (autant qu'il faut souhaiter de l'être au critique de 1945), un critique artiste. Comme sa plume à la pioche du vigneron, sa critique se référait à l'attaque du bon artisan sur le cœur de chêne. Un Américain, Waldo Frank, écrit: «Peut-être n'est-il pas de pays au monde où le critique ait plus de chance de devenir un artiste qu'en France. Rivière, parce qu'il était Français, concevait tout naturellement les livres comme des corps vivants, incorporés au corps social de sa race... Recevoir et engendrer des idées était pour Rivière une expérience vitale directe que rien ne séparait de l'expérience essentielle vécue par son pays... Rivière était évidemment le critique tel que se le représentait Gœthe, lorsqu'il disait qu'un jugement impersonnel, même s'il pouvait être parfait, était pour lui dénué de toute valeur.»

Arriver à la synthèse d'une personnalité puisée à des sources profondes et d'une gratuité impersonnelle qui retrouve constamment devant les spectacles nouveaux et les idées nouvelles sa candeur et sa puissance de renouvellement, telle paraît avoir éte et l'ambition et en partie la réus­site de Gide, le principe de l'élan vital qu'il a communiqué à Rivière et à d'autres.

A la génération de Rivière a succédé à la N.R.F. une génération d'après-guerre dont le portrait serait peut-être, pour quelque temps encore, prématuré. Mais des livres comme ceux de Fernandez, Pierre-Quint et Schwob nous montrent que l'auteur d'André Walter et de Paludes continue, avec une perpétuité remarquable, de participer non seulement en témoin, mais en acteur, à ces renouvellements. Je voudrais seulement terminer par cette remarque :

J'ai parlé de Sainte-Beuve. On écrirait tout un chapitre sur Sainte-Beuve et le roman, Sainte-Beuve anti-Balzac, la défiance devant le roman, partagée par Sainte-Beuve avec son milieu académique et officiel, et, chez lui, avant la critique du roman, ce roman de la critique qu'est Volupté. Après avoir lu ce chapitre, on sentirait combien est radical, avec Gide et du temps de Gide, le renversement de climat.

On serait alors frappé de voir comment ce mouvement critique de la N.R.F. qui prétendait concerner en 1909 tout le champ de la littérature, particulièrement la poésie et le théâtre, (et d'où est sortie, ne l'oublions pas, la révolu­tion technique du Vieux-Colombier, mais une technique ce ne sont ni une critique ni des pièces) n'a trouvé en somme la voie libre que du côté du roman. Le milieu gidien est devenu une sorte d'académie du roman, de lieu où le roman a été appelé à réfléchir sur lui-même, à chercher, comme eût dit Brunetière, les lignes d'évolution de son genre. Plusieurs causes à cela. Le groupe de la N.R.F. se forme à une époque où le roman envahit tout. Et puis, pendant des années, la grande préoccupation de Gide est de faire son roman, d'arriver au roman par les étapes du récit et de la sotie. Les Faux-Monnayeurs, avec leur partie critique, leurs procès-verbaux de formation, leurs propos sur le roman, leur journal dans un journal, sont au centre de cette académie du roman, ou de cette critique romancée du roman. Pareillement, Rivière double sa critique intérieure à la pioche par un roman d'analyse à la pioche, Aimée. Le roman de Schlum­berger mûrit en plein accord avec l'atmosphère critique de la N.R.F. Et pareillement, et instructivement celui d'Arland. Je n'allègue ni Fernandez ni Prévost, le Pari et les Frères Bouquinquant, d'une réussite technique si remarquable, restent en marge de leur critique (mais ils tenteront bien un jour de fondre ce texte et ces marges). Nous parlions l'autre jour de la critique de soutien du roman populiste. Les Faux-Monnayeurs, eux, s'élèveraient volontiers à l'éminente dignité de roman de soutien: soutien de la critique. Et enfin à ces influences s'ajoute dès le lendemain de la guerre celle de Proust. La N.R.F. passe presque du signe de Gide au signe de Proust. Cette apparition du roman de la durée dans le paysage de la N.R.F. en achève la géographie. Le roman de Proust est en effet à Bergson ce que le roman de Zola d’une part, le roman de Bourget d'autre part, étaient à la philosophie de Taine. Le rythme du renouvellement par générations trentenaires est ici frappant! De même que l'Essai sur les Données Immédiates vient trente ans après les Philosophes Français, de même Du côté de chez Swann paraît trente ans après Crime d'Amour. La N.R.F. forme, en matière de critique, un milieu-témoin de cette évolution, ainsi que la Revue de Brunetière en 1880. (Il va de soi que par N.R.F. j'entends ici ce qui conserve plus ou moins la température initiale, ce qu'on appelait, avec plus ou moins de raison, la chapelle, la N.R.F. gidienne ou mi-gidienne, étampée à Cuverville, telle qu'elle a sa place dans une époque de l'esprit critique).

 

 

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