Le Temps

1913

Paul Souday

 

Les dix meilleurs romans d’après Gide

 

Le Gil Blas institue une sorte de plébiscite à l'effet de désigner les dix meilleurs romans français. Par ces temps de concours littéraires, on veut faire aussi concourir les vieux maîtres. Déposera-t-on sur la tombe de l'un d'entre eux une couronne rétrospective de prince des romanciers ? Les enquêtes de ce genre sont nécessairement un peu arbitraires. Pourquoi limiter au nombre de dix cette liste de lauréats ? Il pourrait se faire qu'il y eût onze ou douze romans français nettement supérieurs à tout le reste. Il se pourrait au contraire qu'on n'en trouvât que huit ou neuf dignes d'être inscrits à ce tableau d'honneur, les plus intéressants des autres ne semblant pas tout à fait de la même classe. Ce chiffre dix est évidemment choisi au hasard. Mettons que c'est un hommage au système décimal. Mais le Gil Blas, qui a eu cette ingénieuse idée, n'a voulu sans doute que nous fournir un amusant sujet de conversation. Il a déjà fourni à M. André Gide le sujet d'un piquant article, inséré à la Nouvelle revue française.

Une des difficultés de ce petit divertissement, qui soulève tant de sérieux problèmes, c'est de savoir avec précision ce que c'est au juste qu'un roman. Le Gil Blas a refusé de donner une définition, laissant à chacun des votants toute licence d'en adopter ou d'en découvrir une. M. André Gide, n'examine pas la question, mais il la pose indirectement par les omissions qui ne sont pas les particularités les moins singulières de son article. Comment ne s’étonnerait-on point qu'il n'ait soufflé mot ni de Voltaire, ni de Rabelais ? Ni Pantagruel, ni Candide ne sont pour lui des romans : que sont-ils donc ? On devine bien la pensée de M. André Gide : pour lui, Candide et Pantagruel sont des contes, et il réserve le nom de romans aux récits imaginaires, il est vrai, mais suffisamment réalistes pour garder une vraisemblance. Le roman raconte des histoires qui, à la rigueur, auraient pu arriver : le conte se lance librement dans la fantaisie, le merveilleux ou le symbole.

Assurément, on peut établir cette distinction, si l'on veut, mais elle est un peu superficielle : tel conte philosophique de Voltaire n'est pas plus invraisemblable que tel roman de Zola, qui avait l'imagination grossissante et déformante. Ensuite, le point de vue de M. André Gide a l'inconvénient de l'induire à prétendre que la France n'excelle pas dans le roman : « Qu'est-ce qu'un Lesage auprès d'un Fielding ou d'un Cervantès ? Qu'un abbé Prévost en regard d'un de Foë ? Et même : Qu'est-ce qu'un Balzac en face d'un Dostoïevski ? Ou si l'on préfère : Qu'est-ce qu'une Princesse de Clèves à côté d'un Britannicus ? » Que de choses en peu de lignes ! M. Gide, qui aurait tort de mépriser Lesage, a raison de ne point l'égaler à Cervantès, mais il n'en résulte aucune infériorité pour la France, si Pantagruel et Candide sont des œuvres du même ordre que Don Quichotte.

L'immolation de Balzac sur l'autel de Dostoïevski est assez surprenante. Pour M. André Gide, M. André Suarès et quelques autres, Dostoïevski éclipse pareillement Tolstoï et devient une sorte de génie surhumain, le plus mystérieux et le plus profond des temps modernes. Je crois qu'on peut l'admirer sans lui sacrifier ni Tolstoï, ni surtout Balzac. Mais comment M. André Gide, si curieux de mystère et de « rayons ultra-violets », ne mentionne-t-il ni Louis Lambert, ni Seraphita ? Le roman de Balzac qu'il préfère, comme presque tout le monde, c'est la Cousine Bette. Toujours le préjugé du réalisme ! Dans le rapprochement entre la Princesse de Clèves et Britannicus, il est évident que la tragédie l'emporte sur le roman. Mais peut-être le meilleur roman — surtout au sens restreint où M. André Gide prend ce terme, — ne vaudra-t-il jamais une bonne tragédie. Qu'est-ce qu'un Tom Jones auprès d'un Hamlet, ou des Frères Karamazof en regard d'un Faust, ou même un Don Quichotte devant un Prométhée ? Et encore Don Quichotte tient-il de ce genre du conte fantaisiste, symbolique ou philosophique, qui comporte plus d'envergure et de beauté que le roman proprement dit.

On pourrait même soutenir que le roman ne s'élève que dans la mesure où il s'évade de son cadre et ruse avec ses geôliers. La narration pure et simple d'historiettes plausibles serait quelque chose d'assez médiocre, si l'on n'y mêlait de la poésie ou de la pensée, éléments de nature différente, dont le roman pouvait avoir besoin, mais qui n'avaient pas besoin de lui. Le poème, le drame, le livre d'idées, voilà les grands genres : Homère, Pindare, Sophocle, Platon, voilà les grands maîtres. Le roman n’est qu’un pis-aller, une concession à la frivolité publique. M. André Gide se rappelle qu’en rhétorique il jouait avec son camarade Pierre Louys à ce petit jeu, lancé par Jules Lemaître. Devant passer le restant de vos jours dans une île déserte, quels sont les vingt livres que vous souhaiteriez emporter ? « J’ai gardé, dit M. Gide, plusieurs de ces liste que nous dressions à nouveau chaque trimestre. J’y cherche en vain un nom de romancier. Enfant dernier venu, le roman, aujourd'hui toute la faveur est pour lui. Dans l'ensemble de la littérature, et particulièrement de la française, il tient petite place ; nous n’avions pas si courte vue que déjà nous ne sussions-le reconnaître. Il est vrai qu'à vingt ans nous n'avions pas lu Stendhal. Mais même, encore, s'il me fallait opter entre les œuvres de celui-ci, est-ce bien ses romans que je prendrais ? » Je suis d'autant plus heureux de lire ces lignes avec la signature de M. André Gide que je me suis fait abondamment conspuer par de jeunes romanciers pour avoir indiqué des vues analogues.

Comme je sais gré à M. André Gide de nommer Stendhal le premier et de préférer la Chartreuse de Parme au Rouge et Noir ! Certes, le Rouge est aussi un chef-d'œuvre, mais combien moins stendhalien ! Le Rouge, ou au moins la conception du Rouge pourrait à la rigueur être de Balzac : la Chartreuse ne pouvait être que de Stendhal et son charme est unique. Les rougistes aiment dans Stendhal des mérites dont on rencontre à peu près l'équivalent ailleurs. Les chartreusistes aiment Stendhal pour ce qui n'est qu'à lui. Les rougistes sont évidemment des admirateurs de Stendhal : il n'y a de vrais stendhaliens que les chartreusistes. Mais à bien des égards, la Chartreuse n'est-elle pas surtout un conte ?

Voici donc la liste de M. André Gide (le Gil Blas ayant demandé l'indication d'un seul ouvrage par auteur : la Chartreuse de Panne, les Liaisons dangereuses, la Princesse de Clèves, Manon Lescaut (sans enthousiasme), Dominique, la Cousine Bette, Madame Bovary, Germinal et la Marianne de Marivaux (que, du reste, il déclare n'avoir pas lue). Mais cela ne fait que neuf. Est-ce une épigramme à l'adresse du Gil Blas ? Est-ce par mégarde que M. André Gide a oublié Adolphe ? Ou nous laisse-t-il le soin d'ajouter l’Immoraliste.


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