Les Écrits Nouveaux

1919

 

André Germain

 

On ne peut pas parler de lui sans une certaine indécence. Il est l'un de nos deux plus grands écrivains et pourtant on trouve en lui je ne sais quoi d'inattendu, de risqué, d'incongru qui invite à l'irrespect autant qu'à l'admiration. Il ne vise pas seulement à nous charmer, il veut surtout nous donner d'étranges plaisirs.

Je me le figure perpétuellement sur un trapèze où la souplesse de ses tours nous épouvante et nous fascine. Le voici qui se livre à de savants exercices mystiques. Il nous montre l'âme d'Alissa et je ne sais quelle ardeur glacée nous emporte avec lui sur les plus admirables sommets. Mais soudain il se retourne et son geste déshonnête révèle ce que des règles séculaires nous accoutumaient à celer.

Un parfum de sacristie perverse flotte autour de lui. Je le conçois aussi dans une cathédrale, un peu avant l'office, à l'heure où il allume les cierges et où, déjà rassemblés, les assistants les plus zélés suivent avec attendrissement ses démarches hypocritement recueillies. Brusquement il fond sur les burettes qu'il venait de remplir, et la mine extasiée de peur et de malicieux triomphe, il en avale le contenu.

Ce ne serait prudent de lui confier ni une vieille dame ni un enfant. Il goûte une extravagante joie à déconcerter la Nature autant qu'à froisser les conventions les plus vénérables. On peut prétendre avec justice que de l'hystérie il est le poète et le philosophe. La littérature ne lui est pas simplement un art dont il épuise la projection, mais aussi un vice dont il nous communique les complexités et les frémissements.

Tel qu'il se présente, nous devons reconnaître en lui un artiste délicieux et vers lequel se pressent toujours davantage les jeunes gens sans parti pris, toute l'Élite dédaigneuse des gloires officiellement consacrées. Cependant, nous ne saurions nous délivrer d'un regret. Certaines pages ou certaines phrases nous obsèdent, cueillies jusque dans les plus cyniques écrits et où se trahit soudain, par d'incomparables élans, un très grand poète. Concision pascalienne, audace de la pensée, splendeur entamée de l'image, moments qui évoquent en nous d'augustes souvenirs et nous laissent rapprocher André Gide des plus beaux enchanteurs de l'Esprit.

Puisqu'il a pu nous offrir de pareilles émotions, ne le rêvons-nous pas toujours à cette hauteur et l'un des plus grands ? Ne reprenons-nous pas pour lui les nobles espérances qu'il semble avoir eu soin d'offenser ? Ah ! ces regrets qu'il nous suggère et dont l'intensité lui crée une place singulière, aux lieux ineffables, entre Jean-Jacques Rousseau et Shakespeare ! Mais je revois ce regard avéré de gourmandise et de ruse, et je me dis que c'est peut-être volontairement qu'il nous a dérobé ses plus brillants trésors. Pour une nature comme la sienne, décevoir doit être une des plus fortes voluptés.

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