Le Temps

 

1919

Émile Henriot

 

Les œuvres anthumes et « posthumes » de M. André Gide

 

Dans la maison philosophique qu'il habite, à Auteuil, toute remplie, au hasard de ses escaliers compliqués et de ses recoins savants, d'innombrables livres bien reliés, rangés à portée de la main sur les rayons sans fin des bibliothèques basses, tandis qu'il parlait, entre un masque de Goethe et une sépia figurant Keats sur son lit de mort, nous songions à l’extrême difficulté qu'il y a à vouloir essayer de saisir, pour la fixer en trente lignes, la pensée toujours curieusement ondoyante de M. André Gide, l'immoraliste. Autant s'efforcer à pincer l'aile diaprée d'un papillon : toute la poudre vous en reste aux doigts. D'ailleurs, si l'on réussissait un crayon même très fidèle de cet écrivain, il cesserait d'être ressemblant, une minute après. A lui-même, sans douté aussi, M. André Gide reste insaisissable. C'est que contrairement à la plupart de ceux qui écrivent, celui-ci ne désire point l'unité. Il n'en a que faire. Poète, romancier, critique, moraliste, essayiste, dramaturge même, amusé par le seul jeu de la pensée, il aime les détours de la sienne ; il ne cherche point à la brider, à l'assagir, et un livre, pour lui, n'a jamais été autre chose qu'une œuvre d’art. De là ce caractère un peu déconcertant de son œuvre abondante et complexe ; de là aussi l’influence qu’il exerce sur un certain nombre d’artistes venus après lui : particulièrement sur le groupe de la Nouvelle Revue française (qui va reparaître), dont il est l'âme.

Si M. André Gide déconcerte ses admirateurs insuffisamment prévenus, il en déçoit d'autres, qui, ayant une fois approuvé un de ses livres, s'étonnent de ne point le retrouver pareil dans le suivant. Cela tient peut-être à une certaine attitude intellectuelle qu'il a, dès longtemps, adoptée, et qui est une extrême répugnance à l'affirmation. M. Gide, qui préconisa la doctrine de l’arbitrage critique et du libre examen, pousse à ses plus lointaines limites ce qu'il nomme lui-même le respect de la pensée d'autrui. C'est procéder avec discrétion. Mais aussi n'est-ce pas là ce qui, en quelque sorte, justifie ce sous-titre autrefois donné à une étude sur ses œuvres par un jeune critique d'ailleurs peu bienveillant : « André Gide ou la peur d’avoir raison » ?

Mettant à profit les vastes loisirs d’une vie toute dévouée aux lettres, M. André Gide a beaucoup de manuscrits dans ses tiroirs. A leur sujet, n’étant point pressé de les publier, voire même de les achever, il répond assez volontiers à ceux dont la curiosité est, comme la nôtre indiscrète : « Je prépare mes œuvres posthumes… » Acceptons ce propos évasif dans son sens le plus figuré. M. Gide ne songe point à mourir si vite, et ses admirateurs n’auront pas pour le lire besoin d'attendre une aussi regrettable conjoncture ; car l'auteur d’Amyntas et du Retour de l'Enfant prodigue va publier prochainement la Symphonie pastorale, qui fera partie de ce qu’il appelle, par contre, ses « œuvres anthumes », et est un petit roman, sous forme de récit, dans le goût de la Porte étroite et d’Isabelle. M. Gide écrit aussi de Nouvelles nourritures terrestres, que nous n'aurons que plus tard. Mais nous aurons sans doute auparavant sa traduction d'Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, que doit mettre en scène Mme Ida Rubinstein. Entre temps paraîtront des lettres d'un officier tombé sur l’Yser, le capitaine Dupouey, pour lesquelles M. André Gide, qui fut son ami, a écrit une préface. Peut-être aura-t-il trouvé là l'occasion de formuler ses sentiments à propos de la grande guerre. On est curieux de connaître la réaction apportée par une aussi formidable « contingence » sur les opérations intellectuelles d'écrivains célèbres, comme celui-ci, jusqu’à ce jour, pour ne s’être occupés jamais que d’art pur et de spéculation philosophique ou romanesque.

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