Nouvelle RevueFrançaise

No. 43, 1935, pp. 482-4

 

Jean Schlumberger

 

Gide rue Visconti

 

« Gide et notre temps » disait le programme de l’entretien qui avait lieu, comme tous les samedis, dans la petite salle de l’Union pour la Vérité. Affluence des grands jours. Gide avait promis de venir; il avait insisté pour qu’on n’invitât pas seu­lement ses amis mais aussi ses adversaires, même ceux qui l’ont toujours combattu avec le plus d’acharnement. Il y avait là, Fernandez, Gabriel Marcel, Maritain, Mauriac, Massis, Gillouin, Guéhenno, Daniel Halévy, Thierry Maulnier. A quelle sorte de joute des esprits si divers allaient-ils se livrer, autour de problèmes où ils étaient presque tous engagés personnellement, en face d’un homme qui y avait pris parti mais dont l’œuvre et la personna1ité dépassent les questions de parti?

A une extrémité de la table, Gide; à l’autre, Massis ; un peu de biais tous les deux, comme s’ils ne pouvaient, après de si rudes polémiques, reprendre contact qu’à travers des tiers. Une introduction objective de Fernandez; puis Massis ouvrit le débat en donnant les raisons de son irréductible opposition. On risquait de tomber dans une discussion théorique et un peu stérile, quand Gabriel Marcel, corrigeant des jugements trop hâtivement portés jadis sur l’œuvre de Gide, ramena l’en­tretien à son véritable centre, à la considération des mobiles qui ont pu déterminer une évolution dont on ne saurait mettre en doute la profonde sincérité. A partir de ce moment le débat était définitivement soulevé au-dessus de la polémique; d’ailleurs les réponses de Gide n’y eussent guère donné prise, tant elles se dégageaient toujours de la contingence politique pour revenir aux nécessités intérieures qui avaient été déterminantes. Une aigre intervention de M. Daniel Halévy fut la seule fausse note, aussitôt corrigée par quelques paroles cha­leureuses de Mauriac. Durant ces deux heures d’entretien, on avait pu constater avec émotion qu’entre esprits d’un certain niveau, animés de la même bonne foi, le respect et l’affection savaient survoler bien des divergences ; et chacun était heureux d’emporter cette réconfortante certitude.

Un assistant qui a l’esprit d’escalier songea trop tard à présenter une observation qui eût tout de même éclairé le débat, à savoir qu’en parlant d’une «conversion» de Gide au communisme, on risque de tomber dans un malentendu psycho­logique. Dût Gide lui-même ne pas s’en rendre nettement compte, s’il y a eu quelque chose qu’on puisse appeler conver­sion, ce fut ailleurs et antérieurement, et c’est «conversion au social » qu’il faudrait dire. Ceux d’entre nous qui, à peine sortis du lycée et de l’Affaire Dreyfus, ont cherché dans les universités populaires leurs premiers contacts avec les problèmes sociaux, imaginent malaisément le contre-coup d’expériences analogues, quand elles sont différées jusqu’à l’âge mûr. Notre pensée naissante fut dominée par le dogme laïc du pro­grès irréversible; nous avons dû lentement la dégager de ce que cette vue du monde a de trop sommaire, et il nous paraît étrange qu’un esprit averti de toutes choses puisse découvrir soudain cette idée dans sa nouveauté rayonnante, dans sa vir­ginité. C’est un fait cependant que Gide avait pu atteindre la cinquantaine sans reconnaître d’autres valeurs que celles de l’art et de la morale individuelle, où l’idée d’un progrès histo­rique ne joue guère de rôle. De là sa position si particulière parmi tous les hommes de sa génération. C’est au cours de son voyage au Congo qu’il s’est, pour la première fois, trouvé face à face avec l’iniquité sociale et avec l’alternative de prendre ou de ne pas prendre parti contre elle. Non qu’il eût été, avant cela, insensible à l’injustice. Ses Souvenirs de la Cour d’Assise montrent les sursauts d’une indignation bien éloignée du déta­chement. Mais le fonctionnement défectueux des tribunaux ne représentait qu’un accident, un abus amendable, tandis qu’avec le problème colonial c’est tout le système capitaliste qui se trouve en cause. On a pu s’étonner de voir Gide s’émou­voir de la sorte sur l’exploitation des nègres, alors qu’il pou­vait, sans sortir de France, s’indigner contre mille formes d’exploitation aussi révoltantes. Cela prouve simplement qu’il avait fallu un choc, un dépaysement pour lui ouvrir les yeux. On a été non moins surpris de voir un esprit aussi soucieux de nuances proférer sur la société, sur le progrès, des affirmations massives, d’un caractère presque primaire. Mais il ne faut pas perdre de vue l’éblouissement que peut donner la découverte de grandes zones humaines qu’on n’avait pas encore abordées. En rentrant dans le courant commun de sa génération, Gide se sera trouvé prendre position à contre-courant. Ce ne sera pas un des moindres paradoxes de sa biographie.

 

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