Le Journal des Débats

[13 mai 1901]

 

Emile Faguet

 

Le Roi Candaule est une histoire qui n’est de la semaine dernière. Hérodote, à notre connaissance, l’a contée le premier, et, après lui en ont parlé plus ou moins copieusement Ephestion, Platon, Dosithée, Archiloque de Paros, Hésychius de Milet, Eusèbe, saint Jérôme, le recueil de poésies françaises publié en 1617, l'apologie pour Hérodote de Henri Estienne, Brantôme, Bussy-Rabutin dans son Histoire amoureuse des Gaules, La Fontaine, Rollin dans son Histoire ancienne, Théophile Gautier et une foule d'autres assurément que ma mémoire laisse échapper. Seulement cette vénérable légende a changé de caractère de siècle en siècle et s'est modifiée très profondément au chemin de l'histoire universelle. Dans Hérodote, ce n'est que ceci : un roi vaniteux et une femme pudique jusqu'au crime. Le roi, fier d'avoir pour épouse la plus belle femme, qui soit au monde, la fait voir, sans qu'elle le sache, un peu plus que décolletée, à un de ses officiers. Quand la reine l'apprend, elle est si outrée (ce dont je ne songe pas à la blâmer plus que n'ont fait saint Jérôme et Rollin), qu'elle fait assassiner son mari par l'officier et épouse cet officier et le fait roi. « De quoi Archiloque de Paros, qui vivait en ce temps-là, fit mention en des iambes trimètres ». — Rien de plus. Et il n'y a rien de plus chaste que le récit d'Hérodote, et les anciens l'ont tous suivi pas à pas sans s'en écarter sensiblement.

Mais quand nous en arrivons aux modernes, les sentiments deviennent plus complexes et, par suite, l’histoire plus compliquée. Les modernes, en leur dépravation, se sont demandé, touchant le roi, s'il n'y a pas eu plus que de la vanité dans son affaire et si un raffinement de sensualité et la recherche de je ne sais quel aiguillon de volupté n'était pas pour quelque dans son singulier dessein. Il y a quelque chose de cela, très voilé, mais assez sensible, dans la rédaction de La Fontaine. Et, touchant la reine, ils se sont demandé si sa pudeur n'avait pas eu un puissant auxiliaire dans un commencemcnt d'amour pour le bel officier.

Et l’on conviendra que si pudeur, vengeance et amour se sont mis de la partie, il est plus  naturel que le crime ait été accompli qu'il ne le serait qu'il l'eût été pour un seul de ces motifs. La division est l'opération essentielle de l’analyse psychologique ; mais l'addition y a aussi sa place. La Fontaine n'était pas homme à prendre les choses d'autre sorte :

 

Ces pensers excitaient la reine à la vengeance

Honte, dépit, courroux, son cœur employa tout.

Amour même, dit-on, fut de l'intelligence.

De quoi ne vient-il pas à bout ?

Gygès était bien fait : on l'excusa sans peine ;

Sur le montreur d'attraits tomba toute la haine :

Il était mari ; c'est son mal.

 

Et chez Théophile Gauthier les choses se compliquent encore. Pour ce qui est du roi, ce n'est plus seulement un vaniteux ; c'est — vous vous y attendez — c'est un artiste : « Sa joie débordait de son âme comme l'eau d'un vase sur le feu, et dans l'exaspération de son enthousiasme pour Nyssia, il en était venu à la désirer moins timide et moins pudique; car il lui en coûtait de garder pour lui seul le secret d'une telle beauté... ». « Adorateur unique d'une divinité inconnue, je ne possède aucun moyen de répandre son culte sur la terre »... « Que ferais-tu Gygès, si tu étais plongeur et que du sein verdâtre de l'Océan tu eusses tiré une perle parfaite, d'un éclat et d'une pureté incomparables, d'un prix à épuiser les plus riches trésors ? » — « Je l’enfermerais, répondit Gygès, un peu surpris, dans une boite de cèdre revêtue de lames de bronze et je l’enfouirais dans un lieu désert, sous une roche déplacée ; et, de temps à autre, lorsque je serais sûr de n’être vu de personne, j’irais contempler mon précieux joyau et admirer les couleurs du ciel se mêlant à ses teintes nacrées. — Et moi, répondit Candaule, si je possédais un si riche bijou, je voudrais l'enchâsser dans mon diadème, l'offrir librement à tous les regards, à la pure lumière du soleil, me parer de son éclat et sourire d'orgueil en entendant dire : « Jamais roi d'Assyrie ou de Babylone n'a possédé une perle d'un aussi bel orient que Candaule... » Autrefois, j'ai été jaloux ; j'aurais voulu cacher mes amours à tous les yeux ; nulle ombre n'était assez épaisse, nul mystère assez impénétrable. Maintenant, mon amour s'est fondu dans l'adoration comme une cire légère dans un brasier ardent. Non, l'œuvre la plus achevée que le ciel ait donné à la terre depuis le jour où Prométhée appliqua la flamme sous la mamelle gauche de la statue d'argile, ne peut être tenue ainsi dans l'ombre glaciale du gynécée ! Je me sens coupable en la cachant comme si j'avais le soleil chez moi et que je l'empêchasse d'éclairer le monde. »

Et pour ce qui est de la reine, Gautier a supposé qu'elle aimait Gygès, on était assez disposé à l'aimer ; et que Gygès l'aimait lui-même, avant le bizarre dessein de Gandaule. Elle l'avait vu ; il l'avait vue, un jour qu'un coup de vent, ce que nos pères appelaient un zéphyr indiscret, avait soulevé le voile dont son visage était couvert. Voyez-vous le moderne, qui ne saurait guère admettre que le ressentiment de la pudeur outragée puisse suffire à persuader de commettre un assassinat, et qui estime qu'il faut un peu que « l'amour soit d'intelligence ».

Avec sa mesure de grand artiste, Gautier ne donne du reste cela que comme une hypothèse, une simple hypothèse. Il commence par parler de tous les autres sentiments qui peuvent et doivent irriter la colère de Nyssia : de « l'indignation, la honte, le sentiment de la dignité blessée et tous les mouvements qui agitaient son âme ; car l'orgueil de toute sa vie venait d'être brisé, et l'idée qu'elle n'avait rien à se reprocher ne la consolait pas. Comme l'a dit un poète, l'innocent seul connaît le remords. Elle se repentait du crime commis par un autre. »

Mais il ajoute : « Maintenant quelle était la vraie pensée de Nyssia ? Avait-elle en effet renseigné Gygès dans sa rencontre avec lui auprès de Bactres et gardé du jeune capitaine quelque souvenir dans un de ces recoins secrets de l'âme où les plus honnêtes femmes ont toujours quelque chose d'enfoui ? Le désir de venger sa pudeur était-il aiguillonné par quelque désir inavoué, et si Gygès n'avait pas été le plus beau jeune homme de l'Asie, aurait-elle mis la même ardeur à punir Candaule d'avoir outragé la sainteté du mariage ? C'est une question délicate à résoudre, surtout à trois mille ans de distance... Retrouver à travers tant de siècles, sous les ruines de tant d'empires écroulés, sous la cendre des peuples disparus une nuance, si fugitive est un travail fort difficile. »

L'ironie, légère et ailée, est charmante; et c'est plaisir de voir, comment, quand Gautier « fait du La Fontaine », il en fait avec mesure et discrétion. La Fontaine, c'est le rire gaulois — j'entends dans les Contes, — Gautier, c'est le sourire du dix-huitième siècle.

Mais voyez-vous comme tout se complique ! Chez les Anciens, vanité sotte et pudeur irritée; dans La Fontaine, sottise vaniteuse et un peu de libertinage d'un côté, pudeur froissée et un peu d'amour de l'autre; chez Gautier, vanité; sottise, libertinage et instinct d'artiste d'un côté ; pudeur, indignation, ressentiment, orgueil, remords et amour de l'autre.

Et, enfin, quand nous arrivons à M. Gide, oh ! c'est bien plus compliqué encore, à en être un peu obscur et tout à fait étrange. Le roi, dans la pièce de M. Gide, non seulement montre la reine à Gygès, mais encore la lui donne, sans qu'elle s'aperçoive de la substitution, grâce à la vertu de l’anneau qui rend invisible. Pourquoi ? Mais par bonté; par tendresse humanitaire. Qu'est ce que c'est qu'un homme qui possède un trésor et qui ne fait pas la charité ? La dame goûtant peu cette méthode, un peu trop moderne, de munificence, est tout aussi furieuse que dans la version d’Hérodote et fait assassiner son mari aussi proprement que dans la version de Ptolémée Ephestion. Le dénouement seul est toujours le même. Mais d’Hérodote à Gide, nous allons des sentiments les simples aux sentiments les plus riches en nuances. A l'antiquité, les démarches franches et directes de l'esprit et du cœur; aux temps modernes, les situations où plusieurs mobiles concourent au même acte, et, enfin, dans la littérature de demain, tout cela, avec un peu de communisme qui, pour commencer, réussit mal à ses partisans, mais qui ne saurait manquer de s’imposer un jour à l'humanité reconnaissante. Je vous dis qu'il y a toute une histoire de la civilisation dans l'histoire du roi Candaule.

La pièce de M. André Gide n'est pas maladroitement faite et elle est d'un certain agrément de style. Je regrette qu’elle soit écrite dans cet idiome rythmique si bizarre qui est à mi-chemin de la prose et des vers, qui est de temps en temps de la prose rythmée et de temps en temps des vers négligés. M. Jourdain disait que tout ce qui n'était point vers était prose. Nous avons changé tout cela, et le fin du fin est précisément, à cette heure, d'offrir à nos oreilles quelque chose d'intermédiaire qui est flottant entre vers et prose et qui est une déception continuelle pour le sens auditif :

 

Dans ces contes pleins d'à-propos,

Que le bon Andrieux compose,

La rime vient mal à propos

Rompre le charme de la prose,

 

disait Lebrun-Pindare. C'est tout juste l'effet que produisait sur moi un alexandrin tout à coup se détachant ou une rime soudain émergeant à travers le discours. Je ne crois pas que je puisse m'habituer jamais à ce genre hybride et ambigu. Je ne crois pas que soient jamais très nombreuses les personnes qui s'y habituent.

La pièce a été jouée d’une façon très tolérable par M. Lugné-Poe, héroïque d'avoir accepté et soutenu le rôle ingrat de Candaule ; M. de Max, qui est supportable, comme vous savez, dans les rôles de pure fantaisie et qui même y a quelquefois un certain éclat, et par Mlle Roggers, agréablement gracieuse et mutine. La pièce était montée presque avec somptuoisté, je vous assure.

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