Le Soleil

[20 mai 1901]

 

[Anonyme]

 

Nouveau-Théâtre. — Le Roi Candaule, pièce en trois actes, de M. André Gide.

 

Le Roi Candaule, de M. André Gide, joué l'autre semaine au Nouveau-Théâtre par une troupe où figuraient au premier rang MM. Lugné-Poe et de Max, est déjà bien oublié, sauf des camarades de la Revue Blanche, qui préside habituellement à ses entreprises littéraires. Cependant après avoir dit lundi dernier ce que je pensais de cette pièce bizarre, j'éprouve le besoin de présenter encore à son sujet quelques observations qui me paraissent intéresser toute la critique.

Avant la représentation, plusieurs de nos confrères avaient reçu la brochure et, tout naturellement, ils y ont puisé des indications dont ils se sont servis pour leur article. Ne l'ayant pas reçue, je n'ai pu m'en servir, et c'est uniquement sur la pièce représentée que j'ai dû porter un jugement. Loin d'en exprimer un regret, je m'en réjouis comme d'un avantage, convaincu que ce n'est pas d'un texte lu et médité a loisir, mais d'un spectacle vu et d'un dialogue rapidement saisi que nous devons d'abord entretenir le public. Les explications de l'auteur viendront après, si elles viennent, et sa réponse élargira la discussion.

Elles sont venues trop tôt et il en est résulté un malentendu qui n'a pas été favorable à M. Gide. On l'a jugé, en plusieurs endroits, beaucoup moins sur sa pièce même que sur une préface, à la fois entortillée et dédaigneuse, qui n'était pas faite pour lui concilier ces grands orgueilleux que nous sommes. J'ai aujourd'hui entre les mains préface et brochure ; j'y lis, moi aussi, que l'art n'existe plus, qu'en tout cas « nul n'est plus là pour le comprendre », et je me rends très bien compte de l'impression qu'une telle boutade a pu produire sur ceux d'entre nous qui prétendent encore au nom d'artistes.

Ils ne l'ont pas pardonnée à M. André Gide et je ne suis pas bien sûr moi-même que j'eusse complètement résisté, en recevant ce paquet, à un premier mouvement de mauvaise humeur. Ma chance a voulu qu'il me fût épargné, de sorte qu'il m'a été permis d'apprécier le Roi Candaule en toute liberté, sans me soucier d'une petite provocation qui vous agace toujours, malgré l'habitude qu'on en peut avoir. C'est évidemment tout profit.

Malheureusement, en lisant la pièce de M. Gide imprimée et la préface qui l’accompagne, j'ai constaté que je n'avais pas compris un traître mot à la pensée et aux intentions de l'auteur. Il a voulu, nous dit-il, faire tout simplement œuvre d'art, et de cela je ne doutais pas, étant donné ce grand goût de pure poésie et de littérature désintéressée qui anime tous les esthètes, tous les apôtres de la Revue blanche, grands coureurs de chimères et dignes, nonobstant, de la plus sincère et de la plus profonde sympathie. Pourquoi faut-il qu'avec tant de conviction et tant de flamme, ils fassent fausse route et contribuent si noblement à gâter et dénaturer l'esprit français ?

Laissons cela ; il s'agit en ce moment d'expliquer que M. Gide a trompé son monde, égaré tous ceux qui n'avaient pas entre les mains sa petite conférence, et m'a induit personnellement en erreur. Pouvait-on se figurer qu'un rédacteur, un pupille de la Revue blanche, remaniant cette vieille légende du roi Candaule n’y verrait point, n'en tirerait point quelque symbole. Sur la foi de l’école, je l'avais cru, me bornant d’ailleurs à des conjectures, ainsi qu'il convient en matière de symbolisme. J'avais entrevu, comme dans la fable de Psyché, qu'il ne faut pas être trop curieux avec l’Amour et qu’il suffit d'écarter les voiles dont se couvre souvent ce dieu jaloux pour qu'il s'évade et disparaisse. Eh bien, ce n’est pas cela du tout, ce n'est ni cela ni autre chose ; l'auteur nous le déclare en toutes lettres : « Qu'on n'aille pas voir ainsi des Symboles, mais simplement une invite a la généralisation ».

Invite obscure, sinon symbolique, car, je vous le demande, que peut-il y avoir à généraliser dans le cas du roi Candaule qui est rare et exceptionnel par définition ? L’auteur entend-il qu’il faille précisément offrir au publie ces raretés ? Blâme-t-il « les détenteurs de l'art, de la beauté, de la richesse, les « classes dirigeantes » en deux mots, de ne savoir tenter l’éducation du peuple en instituant pour lui certaines exhibitions de beauté ? » Enigme et mystère ! Ne voyant rien de commun entre l’histoire du roi Candaule et l’éducation du peuple, j’avoue que je suis ici en pleine apocalypse.

En revanche, la brochure nous révèle que le Roi Candaule est écrit, non pas en vers libres, non pas même en vers blancs, mais en phrases rythmées qui, à défaut de la rime, ont çà et là, si l’on y prend garde, la mesure du vers. De même qu’à un certain moment, la pièce, dans la substitution conjugale qui en est le principal incident, rappelle d’assez près l’Amphitrion de Molière, le dialogue, en vives répliques coupées prosodiquement, en a aussi l’allure. La rime s’y glisse même quelquefois et nous fait regretter qu’elle ne s’y montre pas plus souvent, tant cette musique est agréable ! Elle avait pu échapper à nos oreilles ; mais, sur le texte imprimé, cette notation intermittante ne saurait échapper à nos yeux. Averti par quelque cadences harmonieuses, je m'étais demandé, à l'audition, si le Roi Candaule était en vers ou en prose et il m’avait fallu un redoublement d'attention de tous mes sens réunis pour acquérir la certitude qu'il était en prose buissonnière et capricieuse, avec de petits essais de versification intermédiaire. C'est bien cela, en effet :

 

Moi, Cygès le pauvre.

Pour les mieux posséder, je ne tiens que quatre choses sur la terre.

Ma hutte, mon filet, ma femme et ma misère.

Une cinquième encore : ma force.

Avec quoi j'ai construit ma hutte et ma fierté;

Avec quoi j'ai cueilli les joncs des bords du fleuve,

Pour en recouvrir ma maison.

 

Cet échantillon, très complet, suffit pour donner une idée de l’écriture appliquée par M. André Gide à son Roi Candaule et de l’art très spécial d’un artiste, qui nous dit dans sa Préface, que l'art n’existe plus.

D’autre part, si, en l’absence de pièces nouvelles, je reviens avec insistance sur cette représentation du Roi Candaule au Nouveau-Théâtre, sous le patronage de l'Œuvre, c'est pour inviter les auteurs à nous soumettre leurs ouvrages tels quels, le premier soir, sans commentaire ni brochure. Ils n’ont que ce moyen — et nous aussi — de connaître l'exacte impression du spectateur. Autrement, si on nous accable d'explications préliminaires, si on nous met une glose quelconque entre les mains, nous en sommes tout naturellement influencés ; nous jugeons moins sur la pièce que sur la glose et notre critique a toutes les chances du monde d'être en désaccord avec le sentiment général du public, ce qui est toujours assez fâcheux. Corneille et Racine ne publiaient leurs plaidoiries et leurs préfaces que longtemps après le succès ou la chute de leurs tragédies. Puisque cet usage a du bon pourquoi n’y pas revenir.

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