La Semaine politique et littéraire

[18 mai 1901]

 

L.B.

 

Théâtre de l'Œuvre. Le Roi Candaule, drame en trois actes de M. André Gide.

 

Ou le Roi Candaule n'a aucune signification, ce que je me garde de croire, ou, bien qu'en dise la préface, il le faut prendre pour un poème symbolique. Partant, on ne saurait s'expliquer sur la valeur de la pièce sans s'expliquer au préalable sur la valeur du symbole.

Il n’est, sans doute, pas nécessaire de rappeler longuement le mythe de Candaule. Ce roi de Lydie, époux de la plus belle femme du monde, aposte secrètement son ami Gygès pour la contempler sans voiles. L'offensée, ayant surpris l'outrage, le venge dans le sang de Candaule par les mains mêmes de Gygès. Quel est, pour Hérodote qui nous la conte, le sens de cette histoire ? Il nous donne son héros pour un homme ivre d'amour-propre, incapable de porter tout seul le secret de son bonheur. Et qu'en devons-nous conclure ? Cette maxime familière au génie grec, qu'un grand bonheur est infinement fragile et que, de toute notre vigilance, il faut le défendre contre la fatalité jalouse.

On devine bien que M. André Gide n'a point de conceptions si plates. Ce que son drame nous propose d’éprouver pour Candaule, c'est de l'admiration. Ne confondez pas le cas de ce personnage avec une monstrueuse aberration de la vanité. Si une prospérité non partagée l’incommode, reconnaissez à ce trait sa naturelle magnificence. A l’encontre de la légende, il obtient d'abord que Nyssia montre aux nombreux convives d'un festin son visage découvert. Non pour émerveiller les autres de sa rare fortune, non pour la leur faire envier ; simplement pour qu'ils y participent. A cet homme comblé de délices, de richesses, soudain l'extrémité de la misère apparait dans la personne du pêcheur Gygès. Est-il possible qu'il existe des êtres dénués à ce point, de si douloureuses contradictions au rêve d'opulente harmonie qui berce Candaule ? Il effacera celle-ci, dès qu’il la connait. Il enrichit ce qu'il touche, comme le soleil l'éclaire, ou comme le parfum l'embaume. C’est sa fonction, et, en quelque sorte, sa propriété. Mais voici qu’avec l’inégalité du sort, Gygès lui révèle une autre chose aussi étrange, le sentiment de la possession exclusive. Une seule joie demeurait à ce pauvre héros qui a perdu jusqu'à son toit, jusqu’à ses filets : sa femme qu’il aime. Or, apprenant qu'elle l'a trompé, il la tue et ne conserve désormais que sa seule misère. Là-dessus germe dans le cerveau de Candaule une pensée dont le grandiose le fascine soudain. Il ne sera pas seulement pour ce déguenillé le dispensateur des plus fastueuses réparations. Il lui enseignera, par un magnanime sacrifice, le néant de l’égoïsme qui abuse les chétifs humains. En introduisant Gygès par subterfuge dans le lit de Nyssia, on ne sait ce dont il s'applaudit le plus lui-même, de sa largesse inouïe ou de la leçon que dégage sa souriante abnégation. Candaule a réalisé le prodige de l’ « altruisme » surhumain. Peut-être a-t-il trop présumé de sa « surhumanité ». Les passions vulgaires que Candaule a prétendu confondre demeurent les plus fortes. Il y succombe pour les avoir déchaînées. Gygès reçoit de Nyssia, au nom de la pudeur révolté, le fer dont il frappe au nom de l’amour imprudemment allumé.

M. Gide entend que nous ne nous méprenions pas sur sa pensée. Encore qu’il se défende de tout soupçon de symbole, lisez ici sa préface. Peut-être en cette tragique histoire n’est-il pas impossible de voir « la défaite, le suicide presque d’une aristocratie que ses trop nobles qualités vont démanteler à souhait, puis empêcher de se défendre ». Ainsi, les façons de sentir et d’agir de Candaule sont un titre d’« aristocratie » et il n'est victime que de ses « trop nobles qualités ». J'imagine qu'il y aurait de l'innocence à discuter cette éthique. L'opinion générale ne passe pas pour y être acquise, et l'auteur y compte bien, car la hardiesse et la rareté sont les deux moitiés de l'élégance. Mais puisqu'il s'agit de théâtre, nous pouvons au moins nous demander quelle figure les imaginations de M. Gide font sous le manteau dramatique.

L'épais jugement du public pourrait voir dans Candaule un caractère d'exception, et même un caractère faux. M. Gide s'y attend. On a nourri le public de conventions. C'est pourquoi il distingue arbitrairement ce qui est naturel et ce qui ne l'est pas. Mais tous les caractères sont naturels, quelques-uns seulement moins fréquents que d'autres. M. Gide nous concèdera, au moins, que celui de Candaule rentre dans cette dernière catégorie. Il est donc de ceux qui réclament un peu d'explication. Je ne sais si, dans un roman, avec de la place, du loisir et à force de patientes analyses, on eût réussi à nous le rendre plus familier. Peut-être la tâche avait-elle de quoi tenter un esprit fertile, et le domicile naturel du spécieux, c'est à coup sûr le roman. Le théâtre centuplait la difficulté. Les ressources dont il dispose ne sont pas celles qui nous donnent le mieux l'intelligence des types « moins fréquents ». Quelques-uns, il est vrai, n'ont pas laissé d'y faire une belle carrière. Encore faut-il remarquer que ceux-là, même les plus extraordinaires, même un Hamlet par exemple, tiennent à l'humanité par les mobiles de leur conduite, tandis que je cherche par où Candaule y tient. Quoi qu'il en soit de l'entreprise, M. Gide ne l'a point tentée. Il se donne le divertissement d'idées qui lui sourient, qui sont loin de nous sourire, et dont il dédaigne de nous communiquer l'attrait. Son héros se meut par des raisons qui ne semblent naturelles qu'à lui. Comme elles le conduisent aux déterminations qui contrarient le plus notre entendement, nous y assistons, faute de plus de lumières, avec la même stupeur, bientôt avec la même fatigue qu'aux faits et gestes d'un maniaque. Mais un maniaque est inconscient, il ne nous irrite point. Contre celui-ci nous prenons de l'humeur pour le défi que nous le sentons, par le poète, sourdement chargé de nous porter. Quelque soupçon nous vient, à son propos, de ce que M. Gide entend par l'œuvre d'art qu'il s'est, dit-il, promis de faire. Le caractère principal, comme le mérite insigne, n'en serait-il pas l'esprit de provocation ?

Je n'ai pas parlé encore de la forme. Le Roi Candaule est écrit en une prose bardée d'alexandrins qui ne riment pas. Par la fantaisie de l’auteur, la disposition typographique est celle d'une suite continue de vers. Mais, vers ou prose, cet ambigu n'a de notable qu'une platitude dénuée de simplicité, assez assortie, en définitive, à l'indigence prétentieuse du fond.

M. Lugné-Poe qui a joué faux, ne s'en est donc montré que plus fidèle à la conception de son personnage. Le rôle de M. de Max, moins éloigné de la vérité, n'a pas été sans servir assez heureusement par endroits la sombre passion tragique, dont ce fougueux déclamateur est capable.

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