La Plume

1er juin 1901

 

Maurice Beaubourg

 

André Gide et le Candaulisme

 

Le roi Candaule, le dernier des Héraclides de Lydie, veut, d'après André Gide, que tout le monde soit heureux autour de lui, même les plus malheureux représentés par le pêcheur Gygès. Lui est au comble du bonheur, et comme ce bonheur est -synthétisé par sa femme Nyssia, il souhaite rendre à ce Gygès si malheureux cette synthèse tangible, et l'invile selon le mythe à la contempler, si j'ose toutefois l'écrire à propos d'une synthèse, en déshabillé. Grâce au fameux anneau qui porte son nom, le pêcheur Cygès qui n'était que berger dans le myhte, trouve en effet moyen de s'introduire auprès de la reine. Il y jouit pleinement de la félicité qu'elle communique à ceux qu'elle aime, et sitôt qu'il en a joui, il devient tel que la plupart de ceux qui profitèrent d'une félicité quelconque, refusant de la partager, même avec celui qui la lui donna, et que d'ailleurs pour éviter toute réclamation à l'avenir, il tue.

Il apparaît par ce seul énoncé, où se trouvent à peu près relatées les péripéties de la très belle pièce jouée à « l’Œuvre », que celle-ci, si on veut l'examiner avec un peu de soin, comporte plusieurs interprétations qui lui ajoutent un assez singulier côté d'énigme et de mystère.

On peut supposer, par exemple, que — puisque toutes les si nobles aspirations de Candaule seront réduites à néant par l'événement, et que, malgré son effort désespéré et son sublime soulèvement de poitrine, l'humanité qu'il appelle à la joie, retournera toujours à son train-train accoutumé, — l'auteur a voulu nous signifier qu'il faut renoncer à la chimère du bonheur universel et par suite du progrès. Laissant même entendre que si l'on transporte la trame de la pièce de la fiction dans la réalité, il apparaîtra vite que dès qu'un Candaule quelconque (la classe dirigeante ayant conscience de son devoir) voudra confier à un Gygès quelconque (le socialisme finissant par avoir conscience de son droit), une Nyssia quelconque (son capital), le dépositaire ne pensera plus qu'à l'enfermer dans son coffre-fort, afin d'empêcher qui que ce soit d’en profiter !

Cette première solution découlant des caractères de Gygès et de Nyssia, est, comme on le voit, sceptique et réactionnaire s'il en fût !

Pourtant, si l’on s'appesantit quelques instants sur le curieux caractère de Candaule, l'on arrive assez rapidement à une seconde explication, absolument en contradiction avec la première, quoiqu'aussi défendable que celle-ci.

On ne peut contester, en effet, que ce Candaule, « aristocrate que ses trop nobles qualités démantèlent à souhait et empêchent de se défendre », conclut sept siècles avant l'ère chrétienne, à peu près comme l’ont fait depuis Jésus et le comte Tolstoï ; qu'il éprouve à se dépouiller de tous biens pour en faire don aux autres la même jouissance hétéroclite et raffinée qu'éprouvèrent les saints et les martyrs à leurs renoncements ; qu'il est dans l'état d'âme d'un saint François d'Assise sur le point de fonder l'ordre des Frères Mineurs, et complète heureusement l'enseignement du Christ : « Ceci est ma chair ! Ceci est mon sang ! Mange-la ! Bois-le ! » par « Ceci est l'amour et la joie de mon existence ! Repais-t’en ! »

Interprétation d'enthousiasme au lieu du scepticisme de tout à l'heure, de rénovation au lieu de réaction, qui établit qu'arrivée à un certain point, l'intelligence n'a plus de raison d'être que de se sacrifier au bien des autres, et qui fait de Candaule un vrai Dieu moderne, non pas prometteur d'au-delà, mais de vie actuelle, de bonheur présent, vivant !

Malheureusement, aussitôt cette nouvelle solution trouvée, l'on se demande encore si c'est bien celle à laquelle songea réellement l'auteur, et l'on pense avec inquiétude qu'il serait aussi facile de prouver que le Roi Candaule n'est qu'une pièce de constatation darwinienne, divisant les hommes en deux catégories : Gygès qui mangeront, Candaules qui seront mangés ; ou même, s’en référant à certaines phrases « Posséder, c'est expérimenter ! » « Risquer, c’est la forme du bonheur des riches ! » qu’elle ne veut que peindre quelque jouisseur fatigué de Bourse ou de table de baccarat, voilà tout !

Mais on chasse vite ces interprétations, et reprenant de concert les deux premières, celle qui s'appuie sur les caractères de Gygès et de Nyssia, et celle qui s'appuie sur celui de Candaule, celle du scepticisme et celle de l’enthousiasme, on sent que la seule solution possible doit être dans leur fusion, la pièce signifiant sans doute qu’en dépit de la vanité décevante de l'effort vers le bonheur, en dépit de l'ironie et de la cruauté des événements, il se trouvera toujours de nouveaux Candaules pour recommencer à indiquer ce bonheur aux hommes, et pour tenter de nouveau, quand ça serait éternellement en vain, de le conquérir !

Or, précisément, ce sera-t-il éternellement en vain qu'ils le tenteront ? Ou réussiront-ils enfin, ces « merveilleux Candaules » que nous présente l'auteur ?

André Gide ne se prononce pas !

Certes, on sent qu'il désirerait leur réussite de tout son cœur, de toute sa bonté, de toute son ardeur, mais qu'un doute plus fort que son désir se trouve en lui, qu'il ne peut chasser, une probité logique qui l'empêche de la promettre, et qu'au contraire de La Clairière de Donnay et de Descaves, dont le fond philosophique offre une si étonnante analogie avec son beau drame, il n'ose affirmer « qu'il viendra un jour où les tentatives de bonheur se multiplieront comme ces feux qui s'allument de proche en proche sur les sommets et se répondent ! »

Il ignore ce jour :

Et voici précisément en quoi consiste l'originalité de ce que Romain Coolus appelle son « Candaulisme » c'est que ce « candaulisme » ne se contente pas d’être d'une foi et d'un enthousiasme fous, capables de soulever des montagnes, mais qu’il est en même temps d'un doute si perpétuel et si évident, qu'on prévoit le moment où ces montagnes retomberont sur son élan !

S'il affirme « qu'il faut faire quelque chose en vue d'un meilleur avenir », il semble murmurer presque aussitôt « pourquoi faire ? »

S'il laisse entrevoir la possibilité du bonheur et brandit le drapeau du progrès, il nous force à convenir que, puisqu'il y aura toujours des Gygès et des Nyssia, ce drapeau n’offre peut-être aucune signification, et que le bonheur rêvé par Candaule a bien des chances de rester toujours de rêve !

Et c'est un curieux et émouvant spectacle que de voir représentée cette œuvre de haute foi ainsi écrite par un sceptique, ou cette œuvre de scepticisme écrite par un croyant !

Dans une de ses douloureuses et jolies pièces de jadis, Aglavaine et Sélysette, Maurice Maeterlinck se demandait déjà, comme Gide, si le partage du bonheur était possible, et contrairement à la conclusion de doute de celui-ci, à celle de Donnay et de Descaves qui aboutissent à l'affirmative, il aboutissait lui, à la négative absolue.

Sélysette, petite nature frêle et forte, sentait de toutes ses fibres, de toute son humanité étiolée et puissante, qu'elle allait violer une des lois secrètes et directrices du monde, si elle osait ce partage, et elle comprenait qu'il est interdit de violer ces lois secrètes et directrices, que les natures droites portent au fond du cœur, gravées !

Jamais, selon elle, ce qui est la joie pour deux ne pourra l'être pour trois!... L'harmonie des nombres le défend !… Et de son pur instinct de petite fille, là où l’intelligence si fiévreuse, si diverse et si complexe de Candaule, laisse une minute espérer la réussite, elle sait, elle, qu'elle ira à la mort lorsqu'elle tentera d'agrandir sa joie !

Est-ce Sélysette qui a raison de ne pas méconnaître les lois sécrètes de la nature ?... Est-ce Candaule, dont nous devons applaudir le geste sublime, lorsqu'il s'efforce d’échapper à cette marâtre?... Est-ce le Collonges de La Clairière, au contraire, en qui nous devons nous fier, lorsqu'il nous jure que l'intelligence et la bonté humaines, grandissant de siècle en siècle, viendront peu à peu, par la contagion répétée de l'exemple,... dans trop longtemps, hélas!… mais quand même!... à bout d'elle, enfin!

Je ne décide pas, et préfère, après avoir essayé de situer comme je viens de le faire, la personnalité philosophique st curieuse d'André Gide, à la fois nette et déconcertante, simple et fuyante, contradictoire et lumineuse, en venir un peu à son drame, dont je louerai sans restrictions l'allure puissante et large, les développements d'une si hautaine et sereine majesté et la superbe ordonnance tragique.

Je lui ai dit lors des répétitions, et je viens d'en expliquer longuement les raisons, comme quoi le manque d'insistance sur les vrais mobiles qui guident Candaule, pouvait induire les spectateurs de sa pièce aux interprétations les plus erronées ! Il a dû lui suffire de parcourir les critiques du lendemain, pour s'apercevoir que je n'avais pas tout à fait tort à ce sujet !

Mais cela n'empêche pas, je le répète, que, précisément à cause de la demi-obscurité où il demeure, son Candaule ne reste l'un des types les plus attachants, les plus caractéristiques et les plus modernes surtout, qu'ait jamais inventés la jeune école poétique d'aujourd'hui.

Toujours d'un art exquis et d'une écriture délicieuse, avec des parties passionnées et violentes qui révèlent que Gide sera l’un des premiers auteurs dramatiques de demain, l'œuvre a été merveilleusement encadrée dans de somptueux décors ; et telles scènes, par la beauté des costumes et des attitudes, celle du colloque des deux hommes auprès de la table entre autres (2e acte), m'ont évoqué les plus beaux souvenirs de Rembrandt.

L’interprétation fut de tout premier ordre avec de Max et Lugné-Poe.

Je suis heureux de pouvoir dire à de Max combien toute sa composition du rôle de Gygès est bien du merveilleux artiste que je connais ; certes, le premier tragédien français à l'heure actuelle, car tandis que le grand Mounet-Sully vieillit, il est, lui, dans toute la force de l’âge et du talent.

Longtemps, je me le rappellerai, transfiguré par une sorte de génie tragique, glissant le long des murs du palais de Candaule, s'effaçant contre les colonnes, y surgissant, menaçant et terrible, le bras levé, puis se précipitant vers le lit de la reine, dans un emportement de victoire et de triomphe, d'une beauté incomparable, achevée !

Je voudrais bien savoir où ses détracteurs habituels trouveraient la moindre trace d'afféterie dans la superbe création qu’il vient de faire de Gygès?

Lugné, qui jouait le rôle ultra-difficile de Candaule, l’a sauvé par son adresse, son tact et son intelligence. Il donne un caractère éminemment vivant à ce rôle, et loin de ressembler à l'éternel pasteur protestant qu’un tas de clichistes (je ne parle pas des habitants de Clichy, mais de ressasseurs de clichés) prétendent voir en lui, il représente au contraire curieusement, certains de ces dessins antiques, si savoureux, rouge sur noir, ou noir sur rouge, où apparaît le mieux le pittoresque de l’époque, et que dans leurs galeries les musées nous ont conservés.

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