L’Action française

[juillet] 1934

 

Robert Brasillach

 

Ces Pages de Journal de M Gide sont assurément dignes de retenir l'attention. Non point tout à fait au sens où leur auteur et ses amis l'entendraient. Car il ne me semble point qu'en ces deux cent vingt feuilles, beaucoup soient à méditer. Autrefois, l'on attendait la mort d'un écrivain pour en brocher ainsi les plus vaines reliques. Et, dans un fatras respectueux, chacun pouvait recueillir quelque perle, s’il en avait envie. Aujourd'hui, c'est tout de suite que M. Gide désire goûter à ces fruits d'une autre vie : et nunc, comme il aime à dire en citant l'Évangile. Et, sans doute, nous ne verrions aucun inconvénient à de telles publications, si M. Gide nous offrait des pensées curieuses, et des révélations sur lui-même. Mais ce qui me frappe, précisément, c'est l’absence d'intérêt réel que présentent ces pages. Eh quoi ! faut-il avoir écrit trente livres ou plus et des romans et des récits, et des « soties », et des confessions déguisées ou non, et avoir encore besoin de se révéler aux lecteurs par des fragments de journal soigneusement travaillés, mais qui ne nous apprennent rien ? Ce ne sont pas quelques remarques ingénieuses, disséminées ici et là, qui peuvent justifier une exhibition aussi maigre. Lorsqu’on a refermé ce livre sur les fragments bien connus où M. Gide propose de donner sa vie (ce qu'il en reste) pour le triomphe des idées communistes, on se demande : « Qu'est-ce que tout cela peut bien nous faire ? »

Il me semble qu’un tel sentiment, qu'il convient d'exprimer avec franchise, doit avoir sa place dans une exégèse même indulgente de M.Gide. Comme disent les hommes de science, avec leur admirable et prudente formule, « tout se passe comme si » M. Gide avait, au cours de sa vie, décidé de passer outre à ce sentiment de son lecteur. En un sens, il a réussi. Les Pages de Journal n’ont pas, en elles-mêmes, un grand intérêt, mais elles sont signées de M. Gide : chacun s'arrête, salue, discute, croit se trouver devant une chose qui existe, et s'y trouve en effet, puisque M. Gide existe. On croit à M. Gide plus qu'à ce qu'il écrit : l'admiration que l'on professe à son égard est le triomphe de la foi sans les œuvres.

Non point, naturellement, que cet auteur n’ait écrit quelques ouvrages de mérite. Mais on peut aisément supposer quelqu'un qui n'aime ni les récits, ni Les Nourritures terrestres, ni Les Faux-Monnayeurs, ni ce théâtre pourtant curieux dans sa sécheresse, et qui aime M. Gide. Quelqu'un qui se trouve placé devant lui un peu dans la situation où aurait été un admirateur de Rousseau qui n'eût point goûté l’Héloïse, où se trouvent aujourd'hui certains amateurs de Gobineau, qui ne croient point aux théories du gentilhomme et pensent qu'il est un romancier de second plan. C'est une invention du XIXème siècle, ou peut-être même du XXème : on aime chez un écrivain non point le créateur, mais l'homme qui est une créature de soi-même, qui s'est composé dans le temps et l'espace une figure originale. Le rôle d'auteur dans cet étrange travail de collaboration littéraire, est en somme passé au lecteur. Devant lui s'ébat un personnage, Rousseau, Gobineau, Gide, dont les éléments sont pris aux livres et à la vie. La célèbre phrase d'Oscar Wilde : « J'ai mis mon talent dans mes ouvrages et mon génie dans mon existence », semble la clef de cette maladie de notre siècle. Aussi bien, elle pourrait être de M Gide. M Cide est le personnage le plus vivant de M Gide.

Dans cette bizarre fortune est l'intérêt des Pages de Journal. Elles ajoutent peu de traits connus à notre Jean Jacques moderne, que, pour ma part, je préfère à l'ancien parce qu'il écrit mieux et qu'il pleure moins, bien qu'il ait manqué ses Confessions. Mais leur vide même, pourrait-on dire, est significatif. Leur vide, en même temps que certain défaut qui ne saurait manquer de désoler M Gide : un durcissement, une sclérose des articulations, une vieillesse pour tout dire, avec cet appel désespéré à la jeunesse invincible, qui, si fâcheusement, marquent aujourd'hui son visage.

Cet affamé de liberté, on le sentait plus libre au temps de Prétextes et de Nouveaux Prétextes, qui sont, je crois bien, ses deux meilleurs livres. Attentif à dessiner les moindres méandres de ses opinions, il cachait pourtant à force de finesse, ce qui en lui pouvait déjà heurter. Mais, avec l'âge, les « esprits non prévenus » finissent par acquérir des préventions comme les autres ; avec l'âge, les plus soucieux de sincérité intérieure revêtent volontiers des masques. Pourquoi ceux qui ont aimé M. Gide, qui ont appris de lui certain stoïcisme un peu raidi, certain amour de la vie, certain individualisme, persistent-ils à défendre leur idole ? Les idoles vieillissent, comme les autres hommes, et rien n'est plus pénible à voire qu'une vieille idole plâtrée, qui veut ressembler à sa jeunesse.

De la vieillesse, M Gide a tous les signes, et de la vieillesse la plus déchue ; les manies, les obsessions, l'entêtement, la folie de la persécution et principalement les « bêtes noires ». On connaît la plus terrible de toutes, l'abominable big bad wolf qui met en émoi le pauvre M Gide. A chaque occasion, et même sans occasion, le nom d'Henri Massis, ou ses initiales, viennent rappeler le mal dont souffle l'auteur de L’Immoraliste. Peut-il dormir sans rêver d'Henri Massis ? On finirait par en douter. Et le critique de Jugements, devient sous sa plume une sorte de Croquemitaine du gidisme, qui symbolise toutes les perversions de la religion et du nationalisme Ce retour obstiné du démon familier de M. Gide a quelque chose de bien  amusant.

Cette obsession finit par emporter l'auteur des Pages du Journal au-delà de toute vraisemblance et de toute adresse. Nous n'avons pas l'intention de décrire tout au long une querelle assez pittoresque, dont le dernier numéro de la Revue Universelle raconte l'essentiel. Mais les faits sont là : à propos d'une citation de Benjamin Constant sur Goethe, M. Gide avait accusé M. Massis de mauvaise foi, et lui assénait en retour une série de phrases où il était prouvé clair comme le jour que Benjamin Constant admirait Goethe. Par malheur, les citations de M. Gide sont tronquées, déformées, et le texte réel est assez loin de celui qu'il cite. De quel côté est la mauvaise foi ? Sans doute, les prochaines pages de journal, en 1936 ou 1940, nous donneront-elles une réponse de M. Gide. En attendant cet heureux jour, il nous est permis de nous rappeler deux vers classiques : « Honteux comme un renard... » et « Tel, comme dit Merlin, qui cuide engeigner autrui... ». Le célèbre « respect des textes » que l'on attribuait à M. Gide était encore une illusion.

Ces petits faits n’ont, en eux-mêmes, vont dire ses amis, aucune importance. Je veux bien. Ce qui me semble plus grave, — et voilà bien le centre du Journal — c'est la grossièreté intellectuelle avec laquelle ces pauvres arguments sont utilisés et servent à M. Gide pour construire son système du monde. Même si le Croquemitaine favori de M. Gide s'était trompé en citant, d'après un autre, un texte peu connu, on trouverait déjà excessif de l'accuser, sur ce seul fait de mauvaise foi. Mais allons plus loin : supposons ce vilain démon décidément très méchant, imaginons qu'il ait fait imprimer tout exprès une édition truquée de Benjamin Constant afin de chagriner M. Gide. En quoi son indignité peut-elle atteindre la religion qu'il professe ? Ce fut un axiome connu de tout temps que les désordres privés ne prouvent rien contre la vérité des dogmes. Il s'agit là de deux choses distinctes, et on a honte de rappeler à un esprit aussi délié que M. Gide des vérités aussi épaisses.

Seulement, l’esprit de M. Gide (qui se targuait naguère encore d'être « non prévenu ») est-il encore sensible à l'évidence ? Ses feintes et subtilités, dont quelques-unes furent intelligentes, sont aujourd'hui changées en grimaces. Hanté par le christianisme, il verse maintenant dans un anticléricalisme de chef-lieu de canton dont on a le droit de s'étonner. Sans même discuter au fond le procès du communisme de M Gide, qui ne se désolera d'une telle indigence ? On a peine à le voir reprendre les raisonnements des présidents de comité radical, des Banquets de Vendredi Saint ou l'on « fait gras », il tombe au rang de M. Homais, de M. de la Fouchardière. Lorsque nous écrivons que cela nous peine, qu’on prenne cela au pied de la lettre : l’amoindrissement d'une vive intelligence ne saurait que désoler. L’accord entre Dieu et Mammon réalisé par les comptes en banque bien garnis est, dans le monde où vivent les hommes, une réalité que nul ne songe à nier : mais nous n'aurions pas cru que pour certains esprits du moins, les défaillances les plus graves fussent la preuve qu’il y a quelque chose de pourri dans un royaume surnaturel. On s'en voudrait d’ailleurs de combattre M. Gide avec des arguments un peu bas : mais enfin son insistance, depuis quarante ans de vie littéraire, à nous répéter qu'il n’a jamais fait qu’approfondir l'enseignement du Christ, et d'autre part sa ferme conviction que l'Église catholique ou protestante a dénaturé le sens du christianisme en esquivant « la parole si simple : vends tout ton bien et le donne aux pauvres », nous donneraient envie de nous associer avec ceux qui demandent à M Gide, apôtre du dénuement, de quelle manière s'exerce son action. « Qu’un riche puisse se déclarer pour le communisme, écrit-il, voici ce qui étonne F.V. Il trouve cela comique. Il n’en revient pas. Ce qui m’étonne bien davantage, c’est qu’un riche puisse se déclarer chrétien. » Puisque M. Gide s’est reconnu dans ce « riche », nous n’éprouvons aucun scrupule à lui rappeler que voilà bien longtemps qu’il se dit chrétien. Mais il a toujours été l'homme qui déclare : « Je suis meilleur que vous sans en avoir l’air », et a commenté toute sa vie, avec une persévérance égale, le pire pharisaïsme, le pharisaïsme du pécheur. Il ajoute l’une à l’autre des phrases sans se douter qu’elles le condamnent, comme mauvais chrétien et mauvais communiste. Et puis, voluptueusement, il va dater de Syracuse (pourquoi pas de Sybaris ?) des lettres sur le prolétariat.

Ah ! que nous aurions aimé une autre fin à M. Gide. Pourquoi ce vieil individualiste n'a-t-il pas terminé sa vie dans le lucide commentaire qui, autrefois, lui plaisait tant ? Pourquoi tant de soumission aux circonstances ? En 1916, il souscrivait à l'Action française ; en 1932, il devient communiste... Nous voulons bien croire à sa sincérité, mais il faut bien songer qu'il suit une mode, ce qu’il croit une mode, et cherche où est la jeunesse. Il n'a pas osé, sans doute, revenir en arrière après le 6 février. Ou peut-être croit-il aux « manœuvres fascistes », à la « réaction ». Peut-être pense-t-il, comme M. Guéhenno, que les morts de la Concorde étaient tous des capitalistes repus. On peut aujourd'hui lui prêter toutes les maladresses de pensée et de vocabulaire. Il adhère à Marx et à Lénine avec les arguments d'un simple. C'est dommage. Cet esprit curieux, dont on a un peu surfait la valeur, aurait été plus tard, toutes querelles apaisées, une sorte de Saint-Évremond, de libertin du XXième siècle. Il faudra ajouter maintenant que sa vieillisse a révélé des traits plus fâcheux encore peut-être que le goût du mal et de la perversité. Le diable devenu vieux, se serait-il assis au Café du Commerce ?