Données sur André Gide

et l’homme moderne

 

Hommage de franche camaraderie

à

Jean Roux

EPIGRAPHE

 

L'homme moderne n'est pas un, sinon quand sa volonté s'en mêle. Il est double et divers. Double, c'est le moins qu'il puisse être. Quel homme digne de ce nom n'est pas à la fois chrétien et païen ? Et le voilà triple, s'il est aussi catholique, qui est une façon païenne d'être chrétien, et chrétienne d'être païen. Il est bien davantage encore, s'il ose descendre en lui-même, s'il est capable de se débrouiller et de se connaître. Et s’il est assez poète, il fera l'accord.

 

 

Protée.

André suarès.


EXORDE

 

1

 

Le principe de notre connaissance s'établit sur la mémoire et la différenciation. On n'évalue que par le contraste : l'examen n'est possible, comme la valeur, que par la relation. — Un homme est parfait, à mon sens, s'il est aussi bon qu'il peut être mauvais. Je ne crois pas en lui s'il n'est que parfait dans le bien ou dans le mal : il est nul, on ne peut l'évaluer. Le saint ne l'est que pour s'être racheté ; moins ses tentations saint Antoine n'est qu'un pauvre moine. En physique on juge, me semble-t-il, de la puissance, par une différence de potentiel, on apprécie une capacité par la différence des volumes qui tendent vers l'équilibre. De là que la résistance est la plus sûre mesure de toute force.[2] L’appréciation n'est donc qu'en fonction d'un rapport. Le rapport des nombres fait l'objet des sciences mathématiques ; nous savons bien que le nombre se parfait à mesure qu'il avance vers l'infini, mais en dehors du nombre tout calcul reste impossible : plus il s'élève, moins il est estimable. Plus il est parfait plus il est nul parce que sans influence s'il est tout puissant. Le beau calcul, ma foi, que l'infini à la 64e puissance ou la victoire moins une anicroche! Qu'est-ce qui importe en cela : l'infini, la puissance, la victoire ou la vétille qui la fit manquer? C'est, à mon gré, l'absurde et la défaite : ce m'est plus sensible. L'infini égale zéro. Est-ce vrai ?

La douleur des grands traumatismes est, paraît-il, nulle, autant du reste, que l'emploi des balances trop sensibles. La puissance absolue d'une chose serait aussi nulle parce qu'inefficace de là inexistante matériellement et spirituellement pour ne pouvoir se manifester [3] et s'exercer que le serait la lumière sans l'ombre, ou l'homme sans la mort, ou Dieu serein et bon sans la colère qui châtie, et moins l'enfer qui permet le paradis. Qu'on nomme une chose sans nommer son contraire !... Le néant ? qui est par soi-même une contradiction. Le fait de le nommer prouve son existence puisqu'on a pu l'imaginer sous un mot signifiant que l'esprit pénètre jusque là.

Une méditation rapide sur Rien et Tout nous suggère qu'ils se rejoignent dans l'infini, et que le rien et le tout, le pour et le contre, le juste et l'injuste, le bien et le mal forment cycle dans le cycle grandiose de la création aussi sûrement que la terre sur le plan de l'écliptique. Les contraires partent d'une même origine : on passe de l'abstraction à la concrétion et l'on y retourne comme un astre passe aux apsides de son orbite ; chaque point pris sur la courbe fait nuance, le chiffre varie mais demeure appréciable jusqu'à un [4] point donné au delà duquel nous ne percevons plus. Quant au contraire de la créature, nous n'en pouvons parler, car il échappe à notre connaissance ne pouvant agir sur notre imagination. Nous y trouvons néanmoins la contrariété par le fait qu'elle se détruit à mesure que la création se renouvelle. Mais il existe toujours un rapport entre la créature et le temps et l'espace auxquels nous ne pouvons imaginer un antonyme, au point que celui-ci n'existe en aucune langue. Nous n'avons d'ailleurs aucune notion du temps et de l'espace en dehors de l'heure marquée sur notre clepsydre et du chiffre inscrit sur la borne kilométrique. Eternité, Immensité sont pour cela les plus vieux clichés très utiles quand nous restons court en pareille matière. Il est quelques centaines de mots indispensables à l'homme qui prétend connaître mais dont il serait bien incapable de livrer le sens. Telle est la défectuosité de nos facultés dès qu'il s'agit [5] de l'au delà de cette borne. (1) Ce qui n'existe pas pour nous ne peut avoir de nom, et la réciproque. Il suffit d'un sentiment subtil pour créer le vocable défaillant qui l'exprime. Mais du moment que la magie verbale peut « représenter » une chose par un mot, celui-ci implique le contraire de cette chose. Toute chose créée porte sa destruction en soi. Le verbe suscite et annule : c'est de la plus ancienne mystique, de la vieille connaissance humaines. Néanmoins les contraires se réunissent et dépendent d'un verbe. Ainsi : Dieu étant admis comme extrême limite de notre connaissance, n'est pas infiniment bon ni juste, ni absolu sauf quoi il échappe à notre conscience, nous ne l'étant pas. Dieu est tellement peu absolu qu'il s'identifie au Christ afin de se manifester. Il ne s'est pas voulu tel. Il n'a pas voulu une création parfaite, sans contrastes, sinon elle n'eût jamais existé pas plus que lui-même qu'elle représente. N'ayant rien à parfaire, la vie y [6] eût été impossible et le Créateur tout puissant n'eût pu en obtenir même l'affirmation d'avoir créé. Quel serait le cas d'un poète s'il n'avait rien à changer à son poème : en aurait-il satisfaction ? Je crois plutôt qu'il le détruirait afin de le refaire. (2)

Le soleil, pour luire, s'appuie sur les ténèbres: mais tous deux appartiennent au Kosmos. De même pour l'homme qui existe par l'âme et la chair : de même que cette âme est faite de sentiments ou connaissances, de la pensée ou compréhension, de la réflexion ou conscience. Toute créature par son existence même est complexe en son unité. Nous savons aujourd'hui que la matière n'est qu'une forme sensible de l'énergie ou la représentation pondérable d'une chose impondérable, ce que nous ne soupçonnions même pas, hier. A tel point que nous ne pouvons plus opposer sciemment la matière à l'esprit : bien que notablement différentiels ils s'allient et dépendent l'un de [7] l'autre d'une telle façon que nous ne pénétrons encore mais qui doit avoir ses lois. On remarquera la corrélation que je veux établir entre des choses dissemblables auxquelles il nous est cependant loisible d'imaginer une unité. J'assimile l'action et la réaction qui ne sont que du mouvement ; et celui-ci est de la Vie.

 

Tout cela pour dire que l'ancienne notion de dualité et d'opposition, la notion des contraires inconciliables sur quoi est basée toute la doctrine chrétienne, fait une profonde erreur dès qu'il s'agit de la connaissance de l'homme. Il n'a usé pour se comprendre que d'une manie analytique. Il examina le détail, défaut propre à l'esprit humain presque impuissant s'il sonde l'étendue ; il réduisit, simplifia [8] jusqu'aux sentiments irréductibles : il a démontré, étiqueté, classé toutes les probabilités de l'être, toutes ses possibilités, mais il n'a pas vu que cette anatomie constituait son unité, que si l'homme est malin, lâche, brave ou valeureux, il peut être tout cela à la fois. Qui veut trouve toujours le moyen de mettre la lumière en morceaux. L'homme n'a pas hésité à décomposer l'Homme en menus aphorismes. Lorsqu'il fallut le recréer par l'art, l'erreur avait grandi en puissance. On édifia de petits univers d'omniscience scellés au mortier des sentences, l'un des moins friables que l'on sache. La synthèse n'a jamais reconstitué que des corps morts et des squelettes comme la paléontologie qui rassemble les restes d'un saurien monstrueux des premiers âges, ou partant d'une vertèbre fossile définit les formes d'un quelconque iguanodon : elle assemble des rouages qui ne pivotent plus. Et telle fut la faiblesse qu'on ne réinventa, après [9] les avoir disloquées, que de savantes mécaniques sans même s'en douter. On ne considéra point que l'homme fut une entité, c'est dire une chose vivante en soi, une chose très compliquée, pleine d'imprévus et de secrets, une multiple image que l'on eût dû saisir toute vive et laisser telle. A force d'examiner on dépouilla pour faciliter la recherche et se donner l'illusion d'avoir trouvé. Simplifier, d'où simplicité, clarté : chacun a prouvé cela par un syllogisme puéril : il fait jour, donc il fait clair ! Mais, savants austères, si vous vous informiez d'abord auprès de ce vieillard qui n'y voit goutte ! Peut-être est-ce un Homère, peut-être est-ce un misérable que son existence désespère ! La simplicité est un danger pour l'être comme pour l'individu parce qu'elle approche l'uniforme contre lequel il n'est pas de réaction possible donc de vie possible. La chimie ne nous instruit-elle pas de l'immutabilité, de l'inertie du corps simple ? Mais on a précisément fait [10] la chimie des sentiments : et dame ! on crut mettre la vie en flacons pour avoir tout cristallisé. On a détaillé d'incalculables facettes sans compter qu'elles appartenaient au même cristal, à la même gemme, cela depuis la pièce à thèse jusqu'au roman qui prouve quelque chose. On fit mouvoir des êtres bien remontés qui déployèrent de beaux gestes pleins d'afféterie, dont l'effet dépendait de l'infaillibilité de la cause ; on les jugea très vivants parce qu'ils avaient toute la simplicité méthodique du piège à souris ou la précision du réveille-matin. Tout est bien prévu, bien combiné, bien simple : la démonstration se clôt par une édifiante moralité présumable dès l'abord comme la prochaine éclipse. « Pas de blagues, hein ! » c'est l'amusement des enfants; il faut de la réserve et de la circonspection outre un tantet de sens rassis pour que les bonnes bêtes ne se grattent point le sinciput... Tenez, ce fœtus en bocal figure assez bien votre être simplifié ; je vous [11] affirme qu'il ne vous jouera pas un mauvais tour inattendu !

Le tort de la psychologie fut d'avoir disséqué l'homme, de l'avoir catalogué à fur et mesure du dépècement et d'en avoir fait ainsi une pièce de musée, une curiosité de bibliothèque, parce qu'elle oublia qu'en uniformisant des particularités elle ne saisissait pas la Vie. Son tort déplorable fut de ne pas nous représenter l'Homme mais la psychologie, loin donc de vous représenter, vous ou moi : et comble d'aberration ! de lui avoir trouvé une utilité. Il ne lui fallait pas un surcroît d'utilité comme une preuve de certitude et de nécessité. Sa trouvaille même justifiait son opportunité : rien n'arrive si mainte cause ne sollicite. Et la psychologie est venue, parce que la conscience dans l'âme moderne avait découvert la logique des sentiments, et l'inquiétude avec elle. On a cherché mais on chercha un peu loin : on a fourvoyé [12] la psychologie par excès de logique, par un excès de logique de tête surtout. Depuis Condillac on a, sans vergogne, exploité une science. Et faite de son unité comme toute chose, elle a tué énormément de vie. L'erreur date particulièrement de Stendhal et de Benjamin Constant : ils furent incompris. On ne retint d'eux que l'apport nouveau d'une conscience dans l'action, ce qui rehaussait la valeur épisodique des situations dramatiques, sans remarquer le parfait équilibre de leurs créations. La psychologie d'un Adolphe, d'un Julien Sorel oui, mais non celle d'un... ils ne valent point la peine de les nommer.

Le nouveau devoir pour l'artiste est de sauvegarder la vie et s'il en use, de la conserver intégrale. L'art d'aujourd'hui se résout dans la vie contradictoire et multiforme, comme nos moyens de rapport, d'éclairage et de locomotion. Autant de cérébralité que de sensibilité et de concupiscence. De l'âme d'abord, qui [13] entend émotion et non calcul et analyse. Nous sommes des êtres passionnés qui avons une conscience sans mesure. Avec le sentiment outré de la vie, nous portons la fatalité en notre cœur. Et plus nous aimons et pensons notre amour, plus nous sommes grands malgré notre profonde désolation. Nous sommes ceux qui à force de penser, sommes parvenus à nous nier nous-mêmes, et, ayant joué avec l'esprit des dieux n'avons plus pu borner notre folie d'orgueil. De fièvre et d'amour — tels sommes-nous, Poètes; mécaniques, non, plus à présent si nous le fûmes jamais. Sensibles, sensibles: nerveux, vibrants et sonores comme les mandores : nous voici. Humains, jusqu'à la fibre et l'os, dans le vice et dans nos exploits ambitieux. Racine et Shakespeare l'ont su avant nous par une souveraine intuition: nous avons hérité de leur âme ; d'où vient qu'à peine nous nous mettons à les sentir et comprendre. L'homme étant le modèle qui nous [14] importe toujours le plus, continuera d'être celui que l'artiste perpétuera.

Telle fut en tous temps la besogne des jeunes qui rénovent parce qu'ils veulent vivre. Ceux d'à présent, après avoir communié dans la mort ne consentent plus à la perpétrer. Une réaction amènera plus tard l'inversion de ces principes, ce n'est pas douteux. Mais pour l'heure, et pendant quelques années, l'homme ne se suicidera plus ni ne se pétrifiera le cœur, morceau par morceau. Cela de par une loi compensatoire que l'on déchiffre difficilement dans la nature mais qui, pour être mystérieuse n'en est pas moins profonde et puissante. — Les hommes qui assistèrent au spectacle des génies tel que le conçurent Wagner, Franck, Debussy, Lekeu — Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Verhaeren et Whitman Nietzsche, France, Flaubert, Gide et Suarès Carpeau, Rodin, Constantin Meunier Cézanne, Renoir et Van Gogh, ne sauraient plus [15] sentir autrement que tous ces individus à la fois et sauraient sentir autre chose que cette vie trouble et redoutable par eux obstinément cherchée, par eux fervemment adorée. « Nous qui sommes dans la mort, nous avons un appétit de vie intolérable... En toute douleur, la joie effrayante de vivre... » (3) écrivit Caërdal.

Un labarum vient de révéler ce vocable : Vitalisme. Sous lui la bonne foi gîte, de ce côté se rallient les bons apôtres qu'il nous faudra observer et suivre. Comme la vie se résume en activité, les pionniers sont gens de bonne créance parce qu'ils travaillent à l'instar des maîtres-maçons constructeurs de cathédrales, parce qu'ils recréent avec la conscience d'une œuvre fatalement vouée à la désuétude si pas à la perdition. Etre la vie : la sauver, la servir, la grandir — de quelque façon que l'homme l'entende, c'est durer qu'il faut et vaincre la mort enfin, un jour ou l'autre. La [16] vie se manifeste par le mouvement, et le mouvement par la marche : c'est connu. Il suffit à notre désir d'avoir conscience de notre vie, d'en éprouver le sentiment tragique. « D'abord je vis et cela est magnifique ! » profère le Prométhée mal enchaîné de M. Gide.

Je n'avais à dire que cela. [17]


 

ANDRÉ GIDE

 

Un homme, rien qu’un homme !…

 

2

 

Les deux plus belles œuvres d'André Gide viennent d'être rééditées. Ce rare écrivain, psychologue et moraliste, est astheure l'un des mieux disants de France, l'un des nobles artistes qui, néanmoins, se contentent d'une gloire discrète. Peu de gens l'estiment comme un maître incontestable : beaucoup le honnissent. Mais je gage qu'oncques il n'eut, même un millier de lecteurs féaux. La plupart se méfient ne lui trouvant aucune uniformité : ni surface délimitée où l'on le puisse surprendre, ni la moindre arête qui permette de le saisir. D'autres l'anathématisent parce qu'étant de foi peu orthodoxe. Surtout on lui fait le reproche de n'être ni tiède, ni tempérant, ni partial, l'étant au gré du caprice sans opinion préétablie ; il [20] n'est que « désordre, contradiction, incohérence », ce qui me plonge toujours dans une perplexité proche de la stupeur. J'avoue ne pas comprendre; tout comme si l'univers ne fut point perpétuellement contradictoire dans un désordre constant qui est l'ordre même puisqu'il est naturel ! — J'ai cherché dans ses écrits le désordre invoqué : je n'y ai trouvé qu'un ordre étincelant mais difficile à concevoir dès une première vue. C'est l'ordre de l'homme moderne. On le sent plus qu'on ne le constate. N'y a-t-il en cela, comme en toute controverse sur la beauté nouvelle, qu'un degré d'éducation opposé à la formidable Habitude? Il faut aimer, je crois, avant de comprendre. Je n'appartiens pas à la génération d'André Gide : je compte à peu près l'âge de son principal ouvrage ; je suis donc d'un autre ordre, sans doute diversement doué pour la compréhension du génie toujours en avance sur la foule de son siècle. Les sentiments évoluent comme [21] le reste. Telle est l'originalité d'André Gide qu'il est foncièrement de son temps. Avec toutes ses vicissitudes, il a toute la sombre beauté de l'homme d'aujourd'hui. Il en connaît le trouble, l'orgueil et l'idéal tourmenté : il en éprouve l'inconstance par les sentiments adverses et ardents. Plus de passion que de force en profondeur. L'apport du siècle dernier fut d'abord la vitesse et l'électricité qui, on le sait, part d'un double pôle.

Il a su pénétrer la simplicité du sentiment : c'est, ici, la nouveauté, le carrefour et la voie nouvelle. Le tout est de savoir que l'âme est complexe et d'élans contraires, spontanément. En psychologie, voici l'amplitude insoupçonnée, la perspective insondée. Oh ! il ne s'agit pas de connaître mais de comprendre ; la compréhension implique la connaissance. Il est des gens qui, connaissant les cathédrales, ne les comprennent pas du tout. Or, elles sont édifiées sur le plan de [22] l'âme et de la vie, d'un jet, avec les piliers, les contreforts, les voûtes, les jeux d'ombres et les verrières. Je sais ainsi un coin sublime dans la cathédrale d'Amiens, tout près de l'abside pleine de clartés mystérieuses, de couleurs mystiques et de pénombre émouvante, d'où il vous est donné de pénétrer le double et triple mouvement des lignes et de comprendre l'apparent désordre de la profondeur. Là, tout est ferveur. C'est le lieu de la conscience dans le temple gothique. Toute œuvre vivante et durable est semblablement architectonique : l'harmonie y vibre d'inexprimable signification ; la nef est mouvante par l'opposition des élans : tout en elle palpite et résonne, tout correspond et se fond dans le tourment des impulsions qui cherchent à se concentrer comme les flammes d'un brasier. Tel aussi, l'homme. (4)

Les Nourritures Terrestres, embrouillées et disparates au gré de certains, m'ont découvert une architecture [23] remarquable ; je dirai de cette œuvre ce qu'un autre artiste a dit d'un sien livre : « ... Du cœur au cœur, c'est la loi de l'art. L'œuvre d'art n'a point d'autre preuve que l'émotion. L'art est la méthode de conduire, les émotions et de les porter à leur comble. Que d'autres développent, démontrent. Tout, ici va par ellipses : c'est le langage de l'émotion. C'est aussi le règne de la métaphore. La métaphore est plus vivante que le fait. Bien peu s'en doutent : mais cette vérité sera partout sentie, demain... « Rien n'est : mais j'aime ». Tel est le cri profond du cœur, l'aurore sur toutes ruines.

De nef en nef, on passe par trois mondes, mais toujours selon le cœur, et pour toujours coïncider an cœur. Après le monde de la nature, le monde de la cité ; et après la cité, la cellule de l'âme, la grande solitude intérieure. Tout est réduit au rêve, et au rêve du rêve. Dans le rêve tout est sujet ». (5) [24]

En effet, Gide, plus qu'à la raison parle au cœur. Autant à l'esprit qu'à la chair; il parle d'abord à l'homme. Il conduit à la satisfaction et la joie intérieure ; on jubile de voir tout autour de soi se parer d'une telle magnificence. La joie est apollonienne, radieuse et exclusive. Plus elle flambe et plus elle est solitaire. Je ne sens pas l'exubérance si je ne l'ai en moi. D'où, que la haute joie naît du silence, et de la solitude, et par la passion même ne souffre ni l'examen ni le partage. C'est là, un peu, la foi médiévale.

Cet homme a voulu être tant seul et incomparable qu'il irrite l'aveugle auquel il fie le plus précieux enseignement, qui est, de courir sa destinée comme il fut, lui, sa possibilité... « Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n'est là qu'une des mille postures possibles en face de la vie. Cherche la tienne. Ce qu'un autre aurait aussi bien dit, ne le dis pas — aussi bien écrit que toi, ne l'écris pas. Ne t'attache en toi qu'à ce que tu [24] sens qui n'est nulle part ailleurs qu'en toi même et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres... ». (6) De là que Gide est profondément individualiste : et le siècle ne souffre pas cela ; cependant l'être est l'individu, qui comprend aussi l'indivise : il forme bloc, ne, l'admit-il même. Transitoire, sa splendeur vaine et unique est seule appréciable. Tel est son prix. — Egoïsme, bons mufles ? Ha ha, la morne antienne !… Non dame ! si riche qu'il n'a rien voulu à soi, il n'a rien voulu qui puisse le limiter, le borner : il est tout à tout, profils, prodigue, dans le contentement d'être vif, puissamment. Il est détaché, libre de tout afin de se mieux sentir vivre. D'où le culte de la vie, une espèce de sentiment tragique de la vie qui ne permet que le chant, et non le rire. « Je te loue, ô mon Dieu ! de ce que tu m'as fait créature si admirable ! ». (7) Telle est l'épigraphe de L'Immoraliste. Telle est-elle, d'ailleurs, [26] pour tout l'œuvre de Gide. O grandeur d'être si universel et si irréparablement unique; ô joie d'être homme qui puisse louer, qui puisse adorer... Et par l'intelligent amour, avoir compassion de soi-même. En cela rien de mystique, rien du mystère si ce n'est l'âme capable de goûter, jouir, aimer. Admirable !… mais le vocable est de la Bible, et Gide, l'appréciant, doit ne s'être souvenu que du Cantique des Cantiques ayant oublié tout le reste. Certains de ses poèmes font penser aux los liturgiques. De fait, son œuvre est de cantiques successifs dédiés aux êtres, aux choses, aux dieux, à la beauté ; le blâme ne trouve plus là sa place. La ronde est, du reste, un cantique que l'on danse. Et la ferveur en est irrésistiblement persuasive. Comme tout rythme et toute musique, la giration ravit l'âme et l'emporte au creux des émotions inéprouvées... La confession d'une amour telle est ce qu'il y a de plus suggestif, de plus séduisant. Peut-être d'aucuns allégueraient-ils [27] cet aveu-ci croyant flétrir la dépravation : je leur cède cette arme suspecte. L'éternelle argutie de la Sottise fut toujours le mauvais exemple où se tapit l'anarchie. Holà, le saint qu'Escobar !... Mais nul de ces hypocrites n'oserait avouer sa tentation, ses désira impénitents, ses gestes implorant l'ombre, la criante âme étirée vers le fruit défendu et qu'André Gide avoue ingénument, loyalement avec une sincérité déconcertante, épouvantable. Il est des aveux qui font peur. Vraiment, il n'est que l'immoraliste pour avoir de ces lubies. S'il renia tous les enseignements, toute stylisation, il omit néanmoins l'exemple de Pascal ; il est dans le sens de cette veine là. Cet homme s'avoue absolument : je le trouve partout sous les manteaux de Protée ; il offre son intégrité à l'examen, c'est ce qui déroute. (8) Qu'on n'attende rien de lui qui ne soit inconstance : il ne se répète jamais... A-t-on jamais un homme qui se découvre aussi souverainement [28] un dans sa diversité? Eh! ne vit-on jamais brillant dont chaque scintillation fut parfaitement indéfinissable! Cela courrouce? bonnes âmes. Décidément, Gide n'est pas dans l'ordre: il confond, il égare. Mauvaise éducation ! sortilège ! décident M. Croquant et Dévôt Esq.

« Et je pris... l'habitude de séparer chaque instant de ma vie, pour une totalité de joie, isolée — pour y consacrer suintement, toute une particularité de bonheur ». (9)

La tentation fut trop belle pour n'avoir pas eu ses adeptes. Il est si multiple comme les miroitements de la mer ou le bruissement des feuillages, il est tellement divers comme la joie de l'âme à vivre qu'on ne le peut saisir, qu'on ne le peut imaginer total, décisif, définitif illustré une fois pour toutes à la façon d'une image d'Epinal. On ne le peut mouler en bronze et le palper sur la place publique, n'ayant pas un geste [29] convenu que la mémoire retienne aisément. Il se dérobe à la préhension comme la princesse d'un rêve: Michel est délicat, Monsieur n'aime pas la presse: il ne supporte pas la muflerie ni le poncif ayant les sens raffinés. Il est partout errant et surtout ailleurs; du moins tel est son désir qu'il souhaite fuir vers autre part. La cause en est de la ferveur. Tel est-il qu'il est immense, abondant, fugace et fulgurant comme la vie et généreux comme la lumière. Le regard est toujours neuf devant toute richesse pour n'avoir cherché Dieu ailleurs que partout. Et Gide ne put jamais faire qu'il n'adorât point l'abondance. Les fruits, les fleurs, les senteurs sont insuffisants pour assouvir son envie : rien n'a jamais pu le retenir qui ne fût pas appétits, désirs insatisfaits... « Que chaque instant emporte tout ce qu'il avait apporté ». (10) Michel sent la force sourdre en lui, l'envahir, le multiplier, il n'éjacule qu'un cri : Vivre, qui se repliant sur lui-même exprime la joie [30] d'être vivant, sain, fort donc créateur donnant affirmation de soi. Peut-être faut-il pour comprendre cette ferveur, de la jeunesse et l'aptitude à l'amour outre un tantet d'enthousiasme. Le gâteux et le valétudinaire n'auront assurément que méfiance. (11)

Nul précepte, rien que de la vie en émotions et plaisirs essentiels incessamment renouvelés ; comme l'heure et la seconde, l'âme n'est pas stable. Et cette mobilité fragile fait tout le charme des livres d'André Gide où délicatement il se conte lui-même, toujours fugitif infatigable, toujours, passant. Il baise chaque fleur, toute bouche qu'il approche, puis il s'en va en avant ne se donnant à rien, se prêtant à tout, miroir fidèle de tout ce qui constitue une existence. L'amour ne croupit nulle part : aucune trace de stagnation parce qu'on ne revient jamais sur la sensation : acquise elle est effacée. Outre qu'il importe de se conserver ! Sous ce rapport Michel est un être intact, [31] inaltéré, intégral, qui se meut au centre du mouvement. Et cependant, il est peuplé mais d'ombres vivaces. La souvenance ici n'est qu'active : tout y est motion; voilà le secret. Elle ne s'enlise point dans un humus solennel: nul miasme ne rappelle le dépotoir des nécropoles ni le suintement de l'ergastule. Ma parole ! ce voyageur n'emporte point, collée aux semelles de ses souliers, même la poudre de la route. C'est le poète de la pulpe savoureuse des fruits, de la senteur subtile des fleurs écloses sous la rosée des crépuscules. Un parfumeur magicien qui sait le secret des cassolettes fleurant bon la myrrhe et le santal, qui sait l'art précieux des aromates, le seul qui, autant que la poésie, soit prisé en Orient. Parfums trop grêles pour être saisis et oubliés.

Gide ne fait pas lire, il fait vivre: de toutes ses fibres le cœur participe à son émoi. On le suit au trot de la caravane vers une inconnue plaisante toujours [32] mais lointaine. Il s'agit d'abord d'aimer et d'être tout: de là, s'abîmer soi-même dans l'amour. Là gîterait la doctrine si elle n'était la vie elle-même. Mais là où la vérité se révèle commence le doute. Chercher est le besoin. Où, quand s'arrêtera-t-il ? Jamais, nulle part, probablement.

 

Et puisque nous voici sans impudence, sans le moindre cynisme, sur le chemin de l'aveu, j'avoue que ce fut la perversion du désir franchement reconnue et l'ignorance du péché qui me firent aimer ce probe écrivain. L'être sain n'a pas les fêlures du scrupule, du remords : il a la conscience antre manière d'être malade ! — ce qui vaut bien mieux, parce qu'elle prévient. (12) Le supérieur des fraters le sait si bien qu'il recommande d'abord le jeûne et la [33] pénitence. Gide a bouleversé les dogmes et les conventions, ce pour quoi il est pendable. Perversion, le mot n'est pas mien, je ne le comprends qu'à peine dans le sens voulu; il touche à l'hérésie, aux articles comminatoires de la « bonne foy ». Tout cela est bien vieux dons le domaine du christianisme, bien suranné, bien respectable! et Gide a renoncé au passé. C'est son audace.

« Que ta vision soit à chaque instant nouvelle. Le sage est celui qui s'étonne de tout ». (13) On savait cela dans l’Hellade païenne et Baudelaire s'en est ressouvenu avec amertume. Il faut surtout aujourd'hui — siècle de fausse pudeur et de parti-pris — une certaine impudence pour reconnaître un tel enseignement; logique et nécessaire pour l'obtention du bonheur, il rompt le culte du sacrifice, de l'humilité, de la résignation. On ne joue plus à pair ou impair avec la vie, on ne parie plus en vue du moindre mal [34] ou de la récompense. Nous en pressentons toute l'inutilité: il suffit de s'apercevoir que l'on vit. L'homme se considère désormais dans la nature il scrute vers le soleil levant une majestueuse aurore, confiant en la promesse de l'avenir fatidique. La plus ancienne fatalité est celle de vivre: que c'est ancien pour qu'on ne l'ait point retenue ! Anxiété ? non : bien-être, clairvoyance, dans l'instant, doute et certitude; la soif est étanchée pour un moment. C'est une foi profonde et spirituelle dont les affinités sont innombrables avec le christianisme primitif, mais non plus de repentir gratuit, de jouissance et de louange. Encore un coup, la doctrine viendra de l'Orient; n'oublions pas que la traduction du Gitanjali de Rabindranath Tagore a formé L'Offrande Lyrique d'André Gide.

Il est inepte d'estimer la vie comme un châtiment, de respecter les fruits de la terre mûris là pour la tentation et la damnation de l'homme? les beaux fruits [35] catis, les fruits merveilleux qui ne seraient qu'objets de perdition ? Par quel oracle imprécatoire cette injustice fut-elle consacrée ? — « Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle ». (14) Et s'il se révélait pour une telle monstruosité d'avoir créé en vue de l'anéantissement et de la pure perte, la révolte serait permise à l'homme ce roseau pensant. — Dieu vaudrait moins que sa création. Répons: « Usez de votre champ, l'abondance vous est dévolue: cultivez les jachères, les fruits seuls vous sont dus ». (15)

J'ai tracé tantôt le mot perversion; mettons ici perversité en songeant au démon de Poe et de Baudelaire, à l'insulte insidieuse formulée contre l'idéal incompris. Je vois en ce mot l'un des secrets de la vie; il contient le contraste et la dualité : signifiant l'action il implique la réaction, et double, triple, décuple il est sans aucun sens précis. Surtout il est mouvant et en mouvement, ses nuances sont infinies, avec causes [36] multiples et effets inattendus. Perversion ? Ainsi fut la coutume de définir l'appétence très soutenable mais impermise à l'homme pour on ne sait qu'elles bonnes causes, politiques avant tout. Ne saurait-on trouver une raison plausible qui fasse de cette défense la perversité horrifique à redouter comme la damnation ? La question est de mentalité, de tempérament sans doute; mais je crois me souvenir que « renversement » est le sens de perversion. Et cela ne dénote plus que, tout simplement, l'opposition. Nous ignorons tous le Code: ici le cœur est le grand maître et la conscience le juge. Du moins, les adorants de la nature ont-ils cette logique de ne forclore pas leur humanité. [37]

 

Ce n'est pas tout; la jouissance est une fin satisfaisante pour certaines natures, parfois, pour un même être versatile. D'autres ont une inquiétude qui les fait fuir et quêter sans jamais chercher la satisfaction.

D'un sens, le bonheur est vraiment trop facile et la médiocre âme, l'âme habile seules sauraient l'accepter. Là où le désir du meilleur infini ne fraie la voie à coups de louanges, certains n'ont rien à espérer. A peine entrevoient-ils un très distant bonheur à gagner par la contrariété des moyens. On ne dort pas ni ne demeure tant que l'on vit. La belle âme ignore la finalité; pour, elle le but est d'être toujours plus pure dans l'oubli de la récompense. Et d'abord, de se sentir pure ! Certes, le renoncement est atroce mais s'y ente aussi la discipline qui améliore... Persuadez-vous que vous n'y gagnez rien, que rien ne vous est [38] interdit. A mesure que s'élève l'amour, son horizon se creuse, son objet se multiplie. Bon pour l'âme fatiguée dès la partance de s'arrêter à mi-route ; l'inaccessible seul en fascine d'autres plus valeureuses, auxquelles plaît uniquement l'obstacle à franchir parce qu'il faut avancer. Dormir est un fait du non-chaloir : le sommeil ne saurait être celui de la vie. Mieux vaut périr que de vivre anesthésié, ainsi juge le cœur. « Si bienheureux qu'il soit, je ne puis souhaiter un état sans progrès. Je me figure la joie céleste non comme une confusion en Dieu, mais comme un rapprochement infini, continu... et si je ne craignais de jouer sur un mot, je dirais que je ferais fi d'une joie qui ne serait pas progressive » (16) écrit Alissa. Voici l'essentiel, la vie ne peut se conclure. Toute vérité reste à dire en une époque prégnante qui, l'ayant conçu, n'a compris que le néant existe. [39]

Le sort des hommes est de chercher leur perpétuité.

 

Tachons ici d'assigner un sens au sacrifice : rien sinon n'est à expliquer de la vie. Tout est à comprendre, à sentir. Qu'on ne s'y trompe. — Si l'abnégation est trop absurde et révoltante, elle est simplement toute la vertu d'une âme; ceci n'est pas un choix, précisément, mais une vocation qui a ses délices. Depuis sainte Thérèse on s'en peut douter. Le mérite est de vaincre le naturel. En cela l'idée de mérite individuel et joyeux. Encore faut-il surmonter la passion de l'être vers sa prédilection : l'effort est grand s'il est inestimable, mais il a prix d'un saint leurre. Au fond, il ne reste qu'un formidable orgueil, et la jouissance du mérite qui est à écarter. Il faut [40] oublier tout cela pour l'acquisition de la sainteté vraie... « O l'émotion, quand on est tout près du bonheur, qu'on n'a plus qu'à toucher — et qu'on passe ». (17) On passe... pour mieux l'apprécier, pour se délecter. Mais cette émotion, mais cette joie pour haute qu'elle soit, est toujours exclusive, égoïste diront d'autres. Peut-être ont-ils raison. Pour être digne du Père il faut pouvoir renier qui vous aime. La fiction n'en acquiert que plus d'attrait et de volupté... « Que dans la sainteté votre persévérance est admirable, Alissa: que vous êtes orgueilleuse et insatiable à la fois ! Sûtes-vous jamais que la résignation pût mener au royaume des deux ? Sûtes-vous jamais que la vie fût un apostolat ? votre sœur Juliette eût pu vous le dire. Vous aviez votre vie: songeâtes-vous qu'il en était d'autres... Et votre tort est donc d'être inoubliable... ». Mais avons-nous à récriminer, avons-nous à raisonner les raisons puissantes et secrètes du cœur d'autrui si celui-ci se [41] comprend ? Il est assez beau d'avoir pu s'accomplir soi-même, d'avoir vaincu dans la justice ou dans l'erreur, de s'être voué à l'ordre que l'on s'était imposé suivant la loi du sentiment. Et la porte est, en effet, étroite: mais je la crois celle de l'injustice bien que pour chaque abstention Alissa ait reçu son prix de pure joie.

 

Il est une autre anomalie qui déroute le lecteur non prévenu, et le laisse perplexe : c'est l'obstination que l'auteur met à ne pas vouloir conclure. Son récit appelle et présume le suivant. C'est néanmoins logique pour l'homme qui n'en est pas encore à l'heure du repos, à l'heure de l'apurement des comptes. Vit-on jamais une âme éprise de la vie, se sceller dans l'exiguïté du tombeau ? Demander la [42] conclusion c'est exiger l'inertie, la stabilité, la mort circonscrite à la règle et au compas : la mort d'un homme passionnément vivant, dans la force de l'âge, c'est exiger le silence alors que tout reste à dire. Quand l'homme en vient là c'est l'heure de la haute conscience et de la résignation : le lieu du désespoir. Attendre n'est plus permis, tout est irrévocablement borné, cavé et calfaté; la nef de l'âme vogue vers l'éternité: lors la torpeur vous envahit après l'hébétude. C'est là le grand repos, le grand sommeil, auquel nul n'aspire. C'est la fin de tout puisque je péris ! La fin d'un rêve ? Non, jamais ! Tout est consommé, même le rêve ? Jamais, jamais ! Misère pour la pauvre chair entre les cloisons étroites de la bière. Mais nous, moi, moi, y être résumé ? — Que chacun se consulte un instant. Peut-être comprendra-t-on pourquoi Gide ne conclut pas. Aucune vérité, aucune beauté ne peut-être concentrée par la raideur des formes, encore beaucoup [43] moins nous-mêmes. Si la croix est raide c'est parce qu'il faut qu'un homme soit cloué dessus. Sans lui, elle ne ferait que du vieux bois bon à brûler. Et puisqu'il y a la fatalité de vivre, louons la vie.

Il est une torture par l'espérance, il en est une autre par le néant. Gide n'est ni dans l'une ni dans l'autre: chacune a ses heures. Son œuvre est d'abord une Invitation au Voyage, on y entend souventesfois le brouhaha de l'appareillage; il crée le mouvement comme la vie la passion de la vivre. je veux en venir ? A ceci : qu'il n'est qu'une ressource pour l'homme de cœur après la conclusion : le suicide qui élucidera tout.

La terrible conscience est indispensable à qui l'a une fois eue. N'est-il pas suffisant que l'on meure sur un dilemme ? N'est-il pas juste que l'indécision nous laisse là, lors de la catastrophe, une chance sur deux d'être nous-mêmes à la fin, alors que partout ailleurs [44] cette chance est d'une sur un million, et plus, si la raison s'en mêle. La conclusion est celle-ci, de me laisser le choix de celle que je préfère à tel instant. La tragédie veut la mort du héros, soit, mais rien ne nous dit ce qu'il en est. Et c'est comme cela qu'il le faut si l'on ne veut que je siffle.

 

Il y aurait bien du romantisme là-dessous s'il y avait place pour une définition. Seule est certaine l'affirmation du malaise moderne par le doute et l'orgueil intolérables. Le doute est principe d'art en même temps que principe de foi. — Il ne faut pas croire, comme le veut André Gide, à l'inutilité de l'œuvre d'art. Ses livres furent et sont encore des œuvres éminemment nécessaires parce que défaillantes [45] à l'édifice de l'art qui nous révèle à nous-mêmes. Pourrait-il prétendre à la superfluité de son influence alors que celle-ci fut tellement évidente ? Il est permis de la croire motivée et produite si l'on estime l'art comme la fonction d'un temps et des circonstances. On admettra l'inutilité d'une chose en même temps que l'inertie. Mais tant qu'un art fait vivre il est utile et même nécessaire. André Gide donna conscience à maints de ses semblables, peut-être involontairement: ceux-ci attendaient le sorcier révélateur. La grande partie du naturisme lui est due, du moins la doctrine part-elle de lui. Notons encore qu'à toutes les époques faibles de la vie, les arts « décadents » sont venus se retremper dans la nature, comme à la fontaine de Jouvence. La vie n'est qu'à la condition des réactions incessantes et des renîments infâmes. Du soir au dernier chant du coq, Pierre l'Apostat fut trois fois relaps. [46]

Le moment n'est plus des malades et des impuissants. La vigueur et l'énergie résulteront de la torpeur et du languide nonchaloir où l'occidental se complut pendant tout un siècle. Il paraît que la halte est la source de la vaillance, que le recueillement est surtout une façon de se retrouver et de se rajeunir. Tout cela s'il faut en croire les solitaires. Le coup de pistolet de Werther avait touché le cœur de tous les hommes des vingt lustres révolus: on a beaucoup rêvé après cela, mais rêvé sans vivre. Rebondir, c'est, je crois, du cœur la manière de battre, et rebondir encore, celle de la vie qui tombe. — Il faut à l'homme d'aujourd'hui une échine robuste et souple, du jarret, des membres vigoureux : une structure, une complexion fortes pour ne céder pas au faix de la vie; et ce physique sain surmonté d'une tête lucide et solide qui ne soit plus simplement simiesque. Si Michel échappe à la langueur et au sanatorium, ne le doit-il à la volonté qui l'ayant [47] fait se roidir contre le sournois envahissement de la maladie, lui permit de la vaincre ? Et Marceline n'est-elle pas bien à plaindre d'être aussi peu résistante, aussi faible!... « — Je vois bien, me dit-elle un jour, — je comprends bien voire doctrine — car c'est une doctrine à présent. Elle est belle, peut-être; puis elle ajouta plus bas, tristement: mais elle supprime les faibles. — C'est ce qu'il faut, répondis-je... ». (17) Parole cruelle mais nécessaire s'il s'agit de se sauver. Et qui ne tient à la fois pour Michel et Marceline, au premier par l'admiration, à la seconde par la pitié ? Sachons ceci, que la vraie force est toujours pitoyable, que la puissance voisine avec l'apitoiement au spectacle de la pauvre débilité.

Je remarque, ici, que le sort veut que toute doctrine soit de règle trop étroite. Gide n'y pourrait être contenu. C'est un probe écrivain outre un homme admirable: ...je l'admire. Il peut être autre tant il est mobile [48] et divers; mais tellement je l'ai compris ou cru comprendre à cette heure.

 

Ici, pour indiquer la suite qui semblerait s'orienter vers une conclusion de renoncement ou d'abdication, cet exergue pour La Porte Etroite. « O passions, passions, il faut vous aimer toutes, il faut avoir l'ardent désir de toutes, et renoncer à toutes ». (18) Telle est la force. Ce jalon est fiché au bord du chemin mais nul n'a conclu sinon qui n'a su attendre. Pour quiconque attend la conclusion est superfétatoire. L'attente a sa propre fin, celle de vivre : Anne la prophétesse le savait bien. C'est encore ce qui fit la gloire de Jésus et de Bouddha ayant promis aux siens le très aride et très lointain Nirvâna.

Octobre 1917.

 

(1) Ne lit-on pas dans la Genèse que les yeux, les dents, les éléments flottaient épars sur des tourbillons de vide et d’inexprimable, avant qu’il n’y fût mis bon ordre !

 

(2) Tout ceci tellement vrai que l’on n’y croit plus. Mais il faut, pour vivre, renouveler les lieux communs.

 

(3) André Suarès.

 

(4) Quelqu’un me fait remarquer que j’emploie ici une image empruntée à M. Adrien Mithouard. Je ne me souvenais plus de son origine, mais il me plaît de la restituer à son auteur, en citant ce livre magnifique : Le Tourment de l’Unité.

 

(5) André Suarès : Essais sur la Vie, t. I, pp. 236 et 237.

 

(6) Les Nourritures Terrestres, Envoi.

 

(7) Psaumes : CXXXIX-14.

 

(8) Adolphe, le premier, découvrit sa diversité par la conscience dans l’action : L’Immoraliste, est un frère puîné, plus ferme ; plus lucide : il a plus de tête et plus encore de perverse ingénuité.

 

(9) Les Nourritures Terrestres : des à peu près ailleurs.

 

(10) L’Immoraliste, livre II : la fin de l’incomparable propos tenu par Ménalque.

 

(11) Il serait plaisant pour un fureteur de délinéer dans l’œuvre de Gide tout ce qu’elle doit à Emma Bovary de plus qu’à Adolphe. Michel n’est-il pas un Adolphe plus inquiet encore et Marceline une Ellénore moins implacable et moins bruyante ? Isabelle, la ravissante Isa ne rappelle-t-elle pas certains traits charmants que Flaubert avait appropriés à Mme Bovary ?

 

(12) « Regrets, remords, repentirs, ce sont joies de naguère, vues de dos… Ah ! Michel, toute joie nous toujours mais veut toujours trouver la couche vide, être la seule, et qu’on arrive à elle comme un veuf. »

 

(13) Les Nourritures Terrestres.

 

(14) Les Nourritures Terrestres.

 

(15) Ne suffit-il de permettre la chose pour lui ôter toute valeur ?

 

(16) La Porte Etroite, p.215.

 

(17) Cahiers d’André Walter, p.142 et La Porte Etroite, p.221 : « Que le bonheur soit là, tout près, qu’il se propose… n’avoir qu’à allonger la main pour s’en saisir… Ce matin, causant avec lui j’ai consommé le sacrifice. »

 

(18) L’Immoraliste, 3e partie, p. 221.

 

(19) André Suarès : Essais sur la Vie, t. II, p.85.

 

 

 

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