Les Nouvelles littéraires

8 Avril 1933

 

[anonyme]

 

M. Gide, le communisme, la guerre et la paix

 

Pamphlet, que rédigent MM. Alfred Fabre-Luce, Pierre Dominique et Jean Prévost, est à juste titre apprécie et suivi : c’est l’hebdomadaire politique le plus objectif, le plus intéressant que nous connaissions. Détachons donc pour nos lecteurs, de son numéro du 31 mars un important article de M. Fabre-Luce : Contre la manifestation Gide !

 

La conversion de M. André Gide au communisme a provoqué ce qu’on appelle, en style parlementaire, des mouvements divers. Certains l’ont attribué à un désir de réclame : d’autres y ont vu une assurance sur l’avenir. J’écarte complètement ces hypothèses. Tout au plus peut-on admettre que M. Gide par une étrange transposition (où Biskra devient Moscou) poursuive sur ce nouveau terrain le fantôme de la Jeunesse. Mais ces considérations personnelles ne nous avancent guère. Il vaut mieux réfléchir sur les raisons objectives qu’il nous donne. Raisons surtout négatives, semble-t-il. M. Gide est scandalisé par le désordre qui règne dans les États capitalistes, par leur nationalisme, par les jugements de mauvaise foi qu’ils portent sur la révolution russe, par l’hypocrisie avec lesquelles ils se réclament, sans y avoir aucun droit, de la doctrine chrétienne. On ne peut que sympathiser avec cette révolte. Ce qui est plus étonnant, c’est que M. Gide ne reste pas protestataire à l’égard de la société soviétique. Si la famille et la religion lui pariassent d’horribles contraintes, comment peut-il supporter l’État soviétique, qui leur ressemble étrangement, et dont la tyrannie est à la fois plus étendue et plus rigoureuse ? M. Gide se figure peut-être que certains préjugés moraux dont il a souffert depuis l’enfance, n’existent plus en Russie. Quelle erreur ! Le communisme, c’est le puritanisme moderne. Dans ce régime austère, ennemi du loisir et de la fantaisie, Lafcadio est inconcevable. M. André Gide est éclipsé par son oncle Charles, les œuvres où il a mis le meilleur de lui-même paraissent inutiles et elles seront un jour, si ce n’est déjà fait, dans la grande « liquidation ». Établi en U.R.S.S, l’auteur des Faux-Monnayeurs y deviendrait bientôt, j’en suis persuadé, le chef d’une opposition anarchiste. Mais il a jusqu’ici la sagesse de ne pas visiter le pays de ses rêves. Et s’il continue à habiter parmi nous, sa « conversion » ne sera guère devant l’Histoire qu’un de ces « contresens féconds » (comme on disait autrefois à Pontigny devant M. Gide lui-même) dont se sont nourris, si souvent, les plus grands esprits. Pour ma part, je jugerai son communisme à ses œuvres et j’entends par là des œuvres littéraires.

 

L'autre soir, malheureusement, il a pris figure de chef politique en présidant au Grand Orient une réunion contre le fascisme allemand et l'impérialisme français. « Faire la guerre à l'impérialisme. Maintenir l'union de la classe ouvrière par delà les frontières... » II faut reconnaître que M. Gide s'est fort bien assimilé du premier coup les formules des meetings. Avant et après lui des écrivains éminents sont venus dénoncer les crimes de Hitler. Fort bien. Mais quel but se proposaient-ils… ?

 

Frottons-nous les yeux et regardons la réalité. Nous sommes en mars 1933. II y a un danger de guerre. Vient-il à proprement parler d'un impérialisme français, c’est-à-dire d’un désir de notre gouvernement d’acquérir des territoires étrangers ? Nul ne peut sérieusement le prétendre. Par contre, il y a dans le pays une vague de peur et d’antipathie à l’égard de l’Allemagne hitlérienne d’où peuvent naître  des réactions fort dangereuses. D’autre part, quel est l’événement de la semaine ? Une proposition de paix lancée par un homme d’État étranger et qui, semble-t-il, si elle obtenait l’adhésion de la France et des ses alliés, pourrait établir une longue période de paix en Europe. Or cet homme d’État, c’est l’inventeur du fascisme. La préoccupation essentielle d’un pacifiste devrait être de repousser au second plan les préoccupations de politique intérieure, puisqu’elles jouent aujourd’hui de deux façons différentes, contre la paix. Et l’on eût aimé que M. Gide prêtât son autorité intellectuelle à un ordre du jour adjurant le gouvernement français de ne pas laisser passer l’occasion qui s’offre d’organiser une procédure de révision pacifique des traités, assurant la solution sans recours aux armes des conflits internationaux. Mais non. Il préfère manifester contre le fascisme, ce qui ne gênera aucunement celui-ci, mais ne manquera pas d’encourager l’absurde psychose collective à laquelle la France est en proie.

 

Dira-t-on qu’il agit ainsi dans le noble but de se solidariser avec les opprimés d’Outre-Rhin ? Écoutons alors la voix de ces « opprimés ». Voici ce que dit le Service de presse social-démocrate (mars 1933), dont Karl Kautsky nous confirme le point de vue dans la Vie Socialiste du 25 mars :

 

« Le nouveau gouvernement du Reich a reçu un mandat d'une majorité indiscutable. Sa légitimation, au point de vue des négociations internationales, est tout à fait claire. Elle est plus forte que celle des cabinets présidentiels antérieurs. Elle est d’autant plus forte que cette nouvelle formation de majorité a été le résultat de la déception profonde éprouvée, depuis des années par le peuple allemand, en constatant le manque total de compréhension et d’accueil de l’autre côté des frontières, à l’égard de ses revendications légitimes d’égalité de droit de reconnaissance de ses droit vitaux… Modération et sagesse, mais avec une entière clarté quant aux buts pour ce qui concerne la défense des intérêts du peuple dans la politique extérieure, sont nécessaires et précisément pour cela, modération et sagesse, aussi, à l’intérieur. »

 

Voici ce que pensent les intéressés eux-mêmes. Ne soyons pas plus royalistes que le Roi !

 

M. Gide ne sera guère compris au-delà des frontières. Et à l’intérieur, il ne fait qu’engager dans le conflit franco-allemand, les ardeurs du pacifisme et les passions de la guerre civile. Il réjouit ainsi ses pires adversaires, car dans notre France lasse et assouvie la peur, le fanatisme politique et le goût de la croisade sont les seules forces que les nationalistes puissent encore exploiter.

 

II y a d'ailleurs toujours quelque chose d'absurde dans une réunion communiste contre la guerre. Le monde capitaliste sombrera peut-être, par stupidité, dans la guerre, mais il est déjà acquis que la guerre ne répond dans son sein à aucun intérêt. Les « marchands de canons » eux-mêmes, désirent « jouer avec la guerre » pour entretenir les armements dont ils profitent, mais en l'évitant, car ils savent trop bien à quel risque social elle les expose. Par contre, le communisme a de toute évidence intérêt à la guerre. Elle représente pour lui la seule chance sérieuse d’un succès mondial. Ne nous étonnons donc pas si les discours de l’autre soir avaient un parfum militariste. On pouvait lire dans le compte rendu de l’Humanité :

 

« Malraux déclare qu’en cas de guerre ceux qui défendent la dignité humaine se tourneront par la pensée vers Moscou, vers l’Armée Rouge. »

 

M. Malraux ignore-t-il donc que cette armée rouge est en train de lier partie avec le général Weygand et que la Russie soviétique constitue aujourd’hui un pion d’importance sur l’échiquier diplomatique du capitalisme ? Ce n’était pas la moindre ironie de cette soirée…