Activités

mai 1933

 

François de Roux

 

André Gide communiste

 

De juin à octobre 1932, la Nouvelle Revue Française a publié des pages inédites du Journal d’André Gide. Quelles sont, quelles étaient, il y a moins d'un an, les préoccupations essentielles de Gide ?

 

Écoutez :

 

« Je voudrais crier très haut ma sympathie pour l’U.R.S.S, et que mon cri soit entendu ; ait de l'importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme effort; son succès, que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir travailler. »

 

Écoutez encore :

 

« Ne parlez pas ici de « conversion » ; je n'ai pas changé de direction ; j'ai toujours marché droit devant moi, je continue : la grande différence, c'est que pendant longtemps, je ne voyais rien devant moi, que de l'espace et que la projection de ma propre ferveur. A présent, j'avance en m'orientant vers quelque chose ; je sais que quelque part mes vœux imprécis s’organisent et que mon rêve est en passe de devenir réalité. »

 

« Au demeurant parfaitement inapte à la politique. Ne me demandez point de faire partie d'un parti. »

 

La plus grande erreur, en effet, serait de faire intervenir ici la politique. A soixante ans passés Gide, brusquement, ne se préoccupe pas de rechercher quelle est la meilleure forme de gouvernement. Comme il le dit, il continue. Il continue à être tourmenté par les mêmes problèmes. Mais il a cessé de croire que l'œuvre d'art soit la seule solution admissible de ces problèmes. Et c’est parce qu'il voit ailleurs une autre solution qu'il se détourne des jeux exquis de la littérature. Les problèmes qui ont obsédé Gide depuis son adolescence ne sont pas — quoi qu'on puisse en penser — proprement des problèmes moraux, ou sociaux, ou des problèmes de psychologie. Il n’y a, pour lui, qu’un seul problème, qui les englobe tous : le problème de l'homme et de sa destinée. L'art est une limite arbitraire de ces problèmes. C’est le trait qui signifie : « Tu n'iras pas plus loin ; et il est inutile d’aller plus loin ; tu n’auras jamais mieux. » Gide, aujourd'hui, croit avoir mieux et plus, car il se trouve que la réponse à son éternelle question, il ne l’a pas entendue dans ce domaine de l’art qui lui est depuis toujours familier et qu'il a si généreusement contribué à enrichir, mais dans un autre domaine, le domaine social — on dirait : par hasard.

 

L'adhésion de Gide au communisme, c’est une conclusion métaphysique, ontologique, et, par certains points, mystique, car c’est aussi un acte de foi. Comment y est-il venu ?

 

Gide pense que sans sa première formation chrétienne, il n'aurait pas évolué, qu'il serait allé tout naturellement au communisme, aussi naturellement qu'un fleuve, dont le cours n'est pas détourné, va vers l'océan. Et cette première formation l’ayant engagé sur une route qui n'était pas la sienne, il estime qu'il aurait rallié plus vite sa voie véritable si des raisons sentimentales ne l’avaient retenu longtemps captif au climat mystique de sa jeunesse.

 

Il est bien vrai que sa ferveur marxiste est la conséquence d'une renonciation absolue au christianisme. L’abandon de la place si mesurée, si illusoire souvent que, jusqu'à présent, il avait toujours voulu réserver au Christ a seul permis au communisme de tout envahir.

 

Gide, longtemps, a parlé de l'idéal goethien et de l'idéal chrétien. Il semblait qu'il ne pût choisir qu'entre les deux. On avait vu — ce qui crevait les yeux — que depuis les Cahiers d'André Walter — qui marquent déjà une première rupture il se détournait de plus en plus de l'idéal chrétien auquel, à vrai dire, il ne fut jamais fortement attaché; mais pourquoi en conclure qu'il lui serait possible de se contenter de l'autre idéal ?

 

D'abord on eut tort de prendre trop à la lettre les Nourritures terrestres. Il fallait y voir, ébauchée, une doctrine du renoncement qui devait être précisée par la suite. Et surtout, il ne fallait pas oublier que, dans ce livre comme dans presque tous les autres, Gide n'a développé, mais jusqu'à la limite extrême, qu'un point particulier de sa nature. Si Gide est de ces hommes pour qui « l’amour physique est pure joie, pure plénitude, total évanouissement de l'inquiétude » (Fernandez), l'amour physique ne saurait à lui seul emplir et combler sa vie. Dans les périodes où sa sensualité était la plus ardente, la plus envahissante, il avait des élans vers une autre flamme que n'alimentaient ni les sens ni le plaisir. Était-ce le souvenir des ferveurs de son adolescence, était-ce une tentative de la grâce ? Il se tournait obstinément vers le Christ comme si, en dehors des excitations de l'esprit et de la chair, il ne pouvait y avoir que la doctrine chrétienne. Mais chaque fois ses élans étaient arrêtés par les exigences de sa raison. Jamais il ne pût croire raisonnablement à la révélation divine. Et quand il l'admettait pour un temps, c’est qu'il acceptait que sa raison n'y eût point de part. Cependant ce que, pour simplifier, nous appelons l'idéal goethien — qui se réclame de la tradition gréco-latine, qui exalte les jouissances de l'esprit et celle du corps et dont le mystique serait l'œuvre d'art — ne le contentait pas entièrement et la recherche d'un Dieu métaphysique, inaccessible, l'angoissait toujours. Ici il faut préciser, car nous touchons à un trait essentiel de la nature de Gide. Gide a besoin, à la fois, de croire et de comprendre. L'intelligence seule ne peut pas plus le séduire que la croyance le retenir longtemps si l'intelligence n'y a pas de prise. Mais le premier acte, chez lui, est un acte de foi. Il commence par faire confiance et par sympathiser. Le raisonnement d'une rigueur absolue vient tôt ensuite. Il naît de la sympathie qui, chez Gide, est non seulement une loi de la sensibilité, mais devient aussi une loi de l'intelligence.

 

Or Gide, maintenant, est arrivé à cette certitude que le Dieu chrétien n'existe pas et qu'il n'existe aucun Dieu extérieur au monde et différent du monde. Il affirme l'identité substantielle de Dieu et de l'univers tandis qu'une foi nouvelle naît en lui, une foi qui s’accorde avec son panthéisme, et qu'il énonce ainsi : « On peut, on doit améliorer le sort de l’humanité. » La tradition gréco-latine et la tradition chrétienne sont à peu près remplacées par le communisme intégral, car on ne conservera de ces traditions que ce que les exigences du communisme permettront de sauver. A peu près rien.

 

Et Gide écrit :

 

« Cet état de dévotion où les sentiments, les pensées, où tout l'être s’oriente et se subordonne, je le connais à nouveau tout comme au temps de ma jeunesse. Ma conviction d'aujourd'hui n’est-elle pas du reste comparable à la foi ? Je me suis pour un temps très long, volontairement déconvaincu de tout credo dont le libre examen causait aussitôt la ruine. Mais c'est de cet examen même qu’est né mon credo d'aujourd'hui. Il n'entre là rien de « mystique » (au sens où l'on entend ce mot communément), de sorte que cet état ne peut chercher recours, ni cette ferveur échappement dans la prière. Simplement mon être est tendu vers un souhait, vers un but. Toutes mes pensées même involontairement, s'y ramènent. »

 

Longtemps Gide s’est acharné sur la doctrine du Christ, espérant ainsi contenter un besoin de son âme. Il n’a pas comblé ce besoin, mais il a dévoré la doctrine. Il était dans un état de disponibilité absolue lorsque le communisme s'est offert à lui. Et la rupture avec son passé qui, précédé d'une recherche obscure, a été immédiatement suivie d'une reprise d'équilibre, s'est accomplie si doucement que certains ont pu croire qu'elle était simulée.

 

Ayant chassé le véritable mysticisme qui prétend connaître par l'amour et par la volonté, c'est-à-dire autrement que par l'intelligence, il s'abandonne à l'amour de l'humanité, il a la volonté de changer les bases de la société. Ayant conclu contre le surnaturel, il place le spirituel dans l'espoir d'améliorer la condition humaine. Depuis toujours, d’ailleurs, il était du côté de ceux que l'on opprime, depuis toujours il était l'ennemi de la propriété individuelle, depuis toujours il était un réformateur. Ces anciennes dispositions ont dû aider sa croyance nouvelle à s'établir.

 

Je m’imagine donc l'acte de foi très simple et réduit, conditionné et enveloppé par la sympathie, mais entraînant avec lui le contrôle de la raison. Sans l'ordre et la raison le mécanisme intérieur de Gide, le mécanisme qui lui est particulier se détraquerait. Aussi tout ce qui n'est pas la substance même de l'acte de foi, mais tout ce qui l'accompagne, tout ce qui le porte, assure sa durée, va s’appuyer sur la raison. Gide maintenant est en train de se convaincre lui-même.

 

Se convaincra-t-il ?