Candide

18 Mai 1933

 

[anonyme]

 

Doit-on le dire ?

 

Les nazis brûlent les livres en masse. Ils ont rétabli l'autodafé pour deux littératures spéciales, celle de Karl Marx et celle d'André Gide. Ils envoient au feu, pêle-mêle, Das Kapital et Corydon.

 

Là-dessus, notre presse manifeste une indignation violente contre les vandales d'outre-Rhin qui commettent ces crimes contre l'esprit. J'ai même vu, au milieu du journal de M. Léon Blum, une caricature qui représentait Hitler dans une bibliothèque sur les rayons de laquelle il ne restait plus que cinq ou six bouquins.

 

Je voudrais savoir combien il y en a dans la chambre d'un S.F.I.O. orthodoxe et fidèle. Car l'église socialiste a un index non moins sévère que l’autre et tout le monde sait qu'en Russie soviétique les ouvrages à tendances bourgeoises sont proscrits.

 

En France, autrefois, les mauvais livres étaient jetés au feu après arrêt de justice et par la main du bourreau. Ce genre d'exécutions capitales, qui peut réussir chez les Allemands et chez les Russes, n'a jamais servi à rien chez nous. La meilleure réclame qu'on puisse faire à un livre, c'est de l’interdire. Les Français de 1789 étaient fort loin d'avoir tous lu le Contrat social qui est mortellement ennuyeux. Mais Jean-Jacques Rousseau leur était cher parce que c'était un auteur condamné.

 

De nos jours, ou s'est aperçu qu'il y avait un autre moyen de gouverner la pensée des hommes. La méthode la plus efficace, ce n'est pas la destruction, c'est le silence. Les livres qui ne sont pas conformes aux doctrines officielles ou aux doctrines du parti, on ne les réfute pas. On évite de discuter les idées, car une subtile expérience enseigne que rien n’éveille les esprits comme la controverse. Les nazis font des feux de joie avec les imprimés marxistes ou corydonesques. Chez nous, on met l’éteignoir sur les écrits qui ont une odeur de réaction. Au moins les vandales de Berlin ne sont pas hypocrites.