Le Temps

3 juillet 1933

 

Émile Henriot

 

Il y a dans la carrière littéraire, et principalement journalistique, un petit ennui, assez fréquent, qui est de recevoir des lettres anonymes : ennui dont ne se doutent pas les lecteurs qui n'en reçoivent pas et n'en écrivent point. Ce disant, on ne fait pas état, naturellement, des injures et mauvais propos de ceux qui, ne partageant pas votre avis, ne croient pas pouvoir vous en assurer sans y joindre, parmi d'autres gentillesses, la gracieuse expression de leur parfait mépris, et négligent bravement, après ce coup bas, de dire leur nom et leur adresse. La plus habituelle récrimination de ces matamores, qui ne savent pas signer et ne peuvent pas concevoir, par expérience personnelle, qu'on ait des sentiments et des opinions désintéressés, consiste à vous accuser de travail à la solde et de domesticité payée, comme si le fait d'écrire dans un journal de telle ou telle couleur politique impliquait nécessairement qu’on y écrit par intérêt plutôt que par conviction et totale adhésion aux idées qui y sont défendues. Il va de soi qu’on accorde aux communications de cet ordre, généralement tapées à la machine, toute l'importance qu'elles méritent en les jetant à la corbeille, et que ce n'est pas à elles qu’on en a.

 

On en a plutôt à d'autres missives, pareillement dépourvues de signatures, mais plus courtoisement rédigées, où quelque « fidèle lecteur » vous demande un renseignement qu'on est bien embarrassé de pouvoir lui donner, quand on ne sait à qui répondre, ou vous signale une faute de français dont on aimerait à se disculper, en le renvoyant à Littré, où il en trouverait maints exemples, tirés des meilleurs écrivains. On aimerait aussi pouvoir s'expliquer, auprès de ces correspondants masqués, d'une intention qu'on n'a pas eue et qu'ils vous prêtent, ou d'une omission qui ne cachait point de sous-entendu. Mais comment faire savoir, par exemple, à ce « jeune Français non communiste » qui nous écrivait ces jours-ci pour nous reprocher de ne plus « oser » nommer dans le « respectable Temps » M. André Gide « parce qu'il a publiquement adhéré au communisme », et qui imputait notre silence sur son compte à une « bien mesquine et bien misérable étroitesse d'esprit » — comment faire savoir à ce fervent disciple de l'auteur d'Amyntas et de Corydon que nous n'avons jamais confondu la littérature et la politique, et lui rappeler qu'ayant un des premiers, dans ce journal (10 octobre 1932), signalé la retentissante adhésion de M. Gide à la doctrine des Soviets, nous l'avions précisément et expressément qualifié « écrivain d'un talent exquis et d'une incontestable influence » ?

 

C'est peut-être accorder beaucoup d'importance au propos de qui ne tient évidemment pas qu'on lui réponde, puisqu'il n'en fournit pas les moyens, et aime mieux blâmer qu'être instruit. Aussi bien, la chose n'est ici relevée que parce qu'elle nous semble toucher à une question qui mériterait d'être élucidée, et qui concerne les relations du lecteur et de l’écrivain, ou du journaliste, s'il faut à tout prix faire une différence. Qui écrit s’adresse à la foule, et, signant ce qu'il a écrit paraît devant elle poitrine en avant et front découvert. Il engage son nom sur ce qu’il signe. Il n'a pas le droit, sous peine de disqualification ou de ridicule, de faire une faute, ou de se tromper. S'adressant chaque jour, par le livre ou par le journal, à des milliers de lecteurs inconnus, il ne sait jamais, ou bien rarement, s’il est entendu, s’il touche son but, s'il s’émeut, instruit, divertit ou donne à penser. Il n’est vraiment sûr d'être lu que lorsqu'il lui arrive de choquer, et alors c'est un beau concert ! Mais le plus souvent ce qu'il concevait simplement et sincèrement comme une conversation de bonne foi avec le possible lecteur tourne au monologue, dont l'anonymat trop fréquent des contradicteurs ne lui permet pas de sortir. Si contradiction il y a, et tout écrivain de bonne foi ne peut que souhaiter de la susciter, preuve au moins qu’il est entendu, ne serait-il pas juste qu’il lui soit aussi permis de répondre et de s'expliquer ? Mais à qui, s'il ne sait à qui il a affaire ?