La Revue du siècle

octobre 1933

 

Jean Saillenfest

 

 

Les feuillets d’André Gide

 

Dans un article paru à la N.R.F. (1), M. André Gide essaye une fois de plus de justifier son adhésion au communisme. Sa plaidoirie prend, cette fois, la forme d'une violente attaque contre le christianisme en général et plus particulièrement contre l'enseignement de l'Église. L'Enseignement même du Christ est, selon M. Gide, hors de cause : il critique seulement les interprétations qu'en ont donné d'un côté l'Église, de l'autre le protestantisme. Ces interprétations auraient bouleversé la doctrine du Christ, qui serait devenue une amie au service du capitalisme, contre les travailleurs. Le christianisme ne serait-il pas un instrument d'oppression, qui prêche la soumission aux malheureux dans l'espoir de trouver un jour un royaume des cieux illusoire ? La parole du Christ avait ouvert d’immenses horizons et M. Gide avoue qu’il a cherché « pour des raisons sentimentales » à concilier le christianisme et le communisme. « Mais l’Église a si bien lié partie avec les pires forces du monde, les plus essentiellement antichrétiennes : je veux dire celles auxquelles l'enseignement du Christ est le plus opposé : capitalisme, nationalisme, impérialisme, armée, que l'on ne pourra plus aujourd'hui se délivrer de ces forces affreuses qu'en repoussant la religion du même coup. »

 

Poursuivant son réquisitoire, M. Gide montre comment l'Église a dupé tous ceux qui souffraient de l'organisation sociale et ajoute « ... sans doute le Christ n’a pas voulu cela. De son temps la question sociale ne pouvait être posée. » Cette dernière affirmation semblera téméraire à tous ceux qui se souviennent de la place que tenait l'esclavage dans les civilisations anciennes et de son importance au point de vue économique.

 

Cette conception mise à part, il n’y a rien de très neuf dans l'article de M. Gide. Par sa forme même il se rapproche de l'éloquence électorale qui fleurit périodiquement dans les arrondissements. L'abondance des substances en isme est là pour le prouver. Pour le fonds, on constate que M. Gide n'a guère changé de méthodes. Dans sa manière d'attaquer le catholicisme, à l'aide des Évangiles naturellement, on retrouve les bonnes traditions de l’Église reformée. Est-il nécessaire de rappeler que, détaché des idées puritaines, au milieu desquelles il était né, et dont il n'a conservé que les éléments négatifs, M. Gide a tenté de créer une éthique nouvelle dont l'Église lui semblait, à juste titre d'ailleurs, la principale adversaire. Une phrase résume toute la pensée de son œuvre : « De même que la chenille se pose sur les plus belles fleurs, le prêtre vient se poser sur nos plus belles joies. » L'attaque qu'il renouvelle contre le catholicisme à propos de communisme semble donc bien naturelle de sa part. Peut-être croit-il sa position redoutable parce qu'elle a trouvé, dans les feuilles prétendues catholiques de M. Gay, des soutiens et des approbateurs. Nous espérons le détromper en regrettant seulement pour lui qu'il ait repris à son compte un certain nombre de sophismes, qui traînaient déjà de par le monde depuis plusieurs siècles. Regrettons-le aussi pour nous : il est peu glorieux de combattre un adversaire dont les armes sont aussi désuètes.

 

On sent très nettement que M. Gide éprouve le besoin de justifier son adhésion au communisme. Cette adhésion a été pour lui un grave changement d'habitude : c'était la première fois sans doute de sa vie qu'il faisait un acte de foi, la première fois qu'il n'avait pas « peur de se compromettre ». Il est bien compréhensible qu'une telle audace doit certains jours l'étonner lui-même, et qu'il éprouve alors le besoin de se défendre aux yeux de ses disciples. Mais pourquoi faire porter le poids de cette justification à l'Église, en l'accusant de favoriser le capitalisme, on se le demande avec un peu d'inquiétude. La condamnation du capitalisme actuel est le seul point sur lequel un communiste et un chrétien puissent se mettre d'accord. Alors sur quoi se fonde M. Gide pour formuler son accusation ? Il ne suffit pas de faire de la littérature allégorique, de dénoncer l'alliance de l'Église et de Mammon, et d'aligner des périodes d'un souffle tout romantique. Une argumentation positive semblerait nécessaire, et elle ne se trouve pas dans les Feuillets. Après s'être étonné « qu’un riche puisse se déclarer chrétien », il reproche au catholicisme de n'avoir pas absorbé le communisme naissant en assimilant « ce qu'il contenait en lui de meilleur ». Selon M. Gide, l'Église a failli à sa tâche en enseignant la patience et la soumission, car elle a facilité le triomphe de « forces affreuses » comme le capitalisme, qui n'a trouvé devant lui que des esclaves prêts à subir son joug. Faire grief à l'Église de n'avoir pas adopté la théorie de la lutte des classes et d'avoir mis en pratique les paroles des évangiles, voilà qui passe d'autant plus le bon sens que M. Gide prétendait ne pas mettre en question l'enseignement du Christ.

 

M. Gide semble ignorer beaucoup de choses, et la première : qu'on ne peut pas comparer le catholicisme au communisme. Il est aussi illogique que possible de vouloir faire un rapprochement entre deux ordres appartenant à des domaines différents. Le communisme est une discipline sociale fondée sur un postulat matérialiste, et le christianisme est une doctrine d'ordre spirituel. Pour arriver à son but, l'une prêche la haine, l'autre ordonne l'amour. Il n'y a pas de comparaison possible, même en éliminant les éléments surnaturels de la religion. Les paroles du Christ sont formelles : dans le domaine politique « Rendez à César... » dans le domaine social « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Prétendre, comme le fait M. Gide, que l'on a trop rendu à César, cela peut passer pour une amusante boutade, non pour un argument. L'ordre social chrétien n'existe plus dans le monde. Pourquoi alors rendre l'Église responsable de l'état de choses actuel ? Ne serait-il pas plus juste de faire supporter cette responsabilité à ceux qui ont appris aux hommes à rejeter du même coup les devoirs qu'ils avaient envers Dieu et envers leur prochain ? L’admirable logique qui consiste à combattre la morale chrétienne et à lui reprocher ensuite de remplir incomplètement sa mission ! Aussi, lorsque M. Gide explique son ralliement au communisme en accusant le christianisme d'avoir fait faillite, sa justification n’est-elle plus qu’une défaite. Cette justification, d'ailleurs, semble totalement inutile. M. Gide a tort de vouloir épiloguer sur son adhésion au communisme, celle-ci n'a jamais été une conversion au sens propre du terme : il n'y a pas eu changement de position pour lui le jour où il a embrassé la cause du collectivisme marxiste. M. Gide ne paraît pas suivre la voie logique de sa pensée. Il est passé très naturellement de l'individualisme protestant à l'individualisme communiste. L'individualisme fut pour lui le cadre nécessaire au développement de sa pensée. Le culte de l'homme considéré comme un centre de sensations et de jouissances, et par ces caractères participant de la divinité, tel est l'essentiel de l'éthique gidienne. Rapprochez cette conception du matérialisme marxiste, qui considère le bonheur matériel comme fin en soi, et vous éclairez la position récemment adoptée par M. Gide beaucoup mieux qu'il ne l'a fait lui-même. M. Gide croit trouver dans le communisme un cadre social et intellectuel idéal : cela n'est vrai que dans une certaine mesure. Le communisme présente bien, dans sa partie destructive et révolutionnaire, les éléments nécessaires au développement de l'éthique gidienne. Mais il ne s'arrête pas là, et, la période révolutionnaire terminée, il subordonne l'individualisme particulier à l'individualisme collectif, de ce fait il devient un ordre dont M. Gide ne saurait s'accommoder. Il n'a jamais renié, à notre connaissance, ses principes d'autrefois : sa philosophie aboutit à une anarchie de la pensée. Il ne peut donc logiquement se rallier au marxisme, qui est un ordre en fin de compte, après avoir combattu ce principe fondamental de l'Église : l'ordre. La pensée de M. Gide est négative, le communisme ne lui plaît que dans la mesure où il est négatif. Tout ce qui fait la grandeur de notre civilisation occidentale, l'ordre dans les idées et la fidélité à la tradition, M. Gide l’a combattu et, comme l'a fait remarquer M. Henri Massis, il a voulu remettre en question la notion de l'homme sur laquelle nous vivons, notion essentiellement chrétienne. Aussi, à l'heure actuelle, si notre civilisation paraît moins ferme que dans le passé, c'est en grande partie parce que la démocratie activement secondée par le capitalisme a méconnu cette notion fondamentale de l'homme conçu comme une personnalité. Du jour où on a considéré celui-ci comme un individu, c'est-à-dire le jour où on a nié le caractère spirituel et moral qui le distinguait, il est devenu une machine au service d'une dictature de l'argent. Nous assistons aujourd'hui à la faillite de cette conception et des principes qui en découlaient. La misère et le chômage pour des millions de travailleurs, tel est l'aboutissement des théories qui prétendaient donner à chacun le maximum de jouissances matérielles. Les régimes démocratiques s'effondrent pour faire place aux dictatures. Quant à l’U.R.S.S., dont M. Gide s'improvise le défenseur, elle a recréé à son profit l'antique servage qui a pesé durant des siècles sur le peuple russe, avec cette différence qu'elle lui a enlevé la suprême consolation d'une vie surnaturelle. Là où l'individualisme a triomphé, il en est résulté pour l'homme la plus dégradante des servitudes. Les États-Unis d'Amérique, tout comme la Russie soviétique, en sont les preuves.

 

En définitive, quelles sont les idées qui sortent victorieuses de l'épreuve, à ce ne sont celles directement issues de la pensée latine et chrétienne. Celles-là mêmes que vous auriez voulu abattre, monsieur Gide, mais qui sont toujours et éternellement vivantes parce que plus près de l'homme d'âme et de chair que votre individualisme inhumain. L'univers s'aperçoit qu’il a fait fausse route. Parti à la suite de Kant sur des fondements psychologiques erronés, il commence enfin à comprendre que la personne humaine n'a aucune ressemblance avec la projection idéale qu'il s'en était faite. Depuis plus d’une demi-siècle, Taine, Barrès et Maurras nous ont appris à considérer l'homme sous son aspect réel. M. Gide ne veut rien entendre ; il croit figurer parmi les grands penseurs du jour parmi ceux qui sont à la tête du mouvement intellectuel moderne. Il veut à tout prix être un novateur et pour cela s’accroche avec l’énergie du désespoir aux idées qui s'achèvent dans une éclatante faillite.

 

M. Gide n'avait point voulu prendre parti afin d'éviter renoncer à quoi que ce soit. Aujourd’hui qu'enfin il se décide à choisir, ce pour quoi il se dévoile est justement ce qui limite le plus l’homme, ce qui le réduit au plus borné, au plus médiocre de son être. Et il ne semble pas voir qu’il « se réduit », qu'il accepte un « ordre » extérieur… Telle était cependant la logique de l'individualisme inhumain : où le renoncement chrétien enrichit, l'individualisme impose une démission. C'est d'elle que M. Gide vient de nous faire part.

 

(1) N.R.F., 1er mai 1933, Feuillets