Georges GABORY

 

André GIDE

Son oeuvre

 

Portrait et Autographe

 

DOCUMENT POUR L'HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE

 

PARIS

 

Editions de LA NOUVELLE REVUE CRITIQUE

(Ancien Carnet Critique)

16, Rue José-Maria de Hérédia. 16

 

1924


Sa Vie

 

J'entends sa vie publique et ceci n'est qu'un essai de biographie littéraire. Dans ses livres. André Gide a livré de lui-même ce qu'il a choisi. Je sais bien aussi qu'il est difficile de séparer la vie littéraire de l'autre vie et qu'en littérature Madame Bovary, c'est toujours Moi, comme le disait Flaubert. Et cependant l'ermite de Croisset voyait ces héros de l'extérieur, ne se mettait pas à leur place. D'ailleurs cette méthode grossièrement objective, et trompeuse laissait peut-être à la personnalité de l'auteur plus d'importance qu'il ne le croyait lui-même. Voyez Homais. Mais cela nous entraînerait trop loin. C'est d'André Gide qu'il s'agit et si l'occasion n'était trop belle, le moment ne serait pas venu de dire qu'il a longtemps aimé Flaubert dont la correspondance lui fut un livre de chevet durant toute une époque de son existence où je ne suis pas encore arrivé.

Il est né à Paris, en 1869. « Né à Paris, d'un père Uzétien [7] et d'une mère Normande, où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m'enracine »(1). Par sa naissance, il appartient au culte réformé et les ennemis zélés qu'il compte dans tous les partis ont rarement omis d'attribuer le plus possible à sa formation religieuse les défauts qu'ils lui ont découverts. Disons cependant pour éclairer les lecteurs et peut-être les critiques : André Gide est protestant, né de père et mère protestants, mais sa mère était issue d'une famille catholique. Il a passé ses premières années dans la famille de sa mère et chez sa grand'mère paternelle, à Uzès. On peut lire ses délicieux souvenirs d'enfance dans les fragments parus de Si le Grain ne meurt (2).

Il avait commencé ses études à l'Ecole Alsacienne de Paris, mais, peu robuste, il fut contraint de les interrompre à douze ans environ et depuis cette époque où il dut beaucoup voyager et vivre beaucoup à la campagne, il ne les suivit plus que par intermittences. Après un intervalle de plusieurs années, il « rentra » en rhétorique toujours à l'Ecole Alsacienne où il connut Pierre Louys avec qui il se lia intimement ; c'était pour lui un camarade presque quotidien. Louys lui dédia ses premiers livres : Astarté, Chrysis, Léda, rares plaquettes éditées par la Librairie de l'Art Indépendant et l'admit naturellement au nombre des rares collaborateurs de La Conque.

Gide, à 18 ans, préparait, commençait déjà les [8] Cahiers d'André Walter. Il les pensait ; il les songeait (ce mot appartient mieux qu'un autre au vocabulaire de l'époque). En 1891, ils furent publiés sans nom d'auteur et comme une œuvre posthume chez deux éditeurs à la fois (3). André Gide croyait au succès de son œuvre. Il se trompait, c'était la gloire qu'il lui fallait attendre, mais la gloire n'est pas pressée. D'ailleurs le succès qu'il obtient aujourd'hui sans l'avoir, on peut le dire, jamais recherché, André Gide ne le doit pas seulement à son génie, mais aux attaques récentes dont il fut l'objet de deux parts bien différentes. D'un côté, Henri Béraud debout sur une barricade faite de pavés de l'ours arrachés dans les rues de Paris ; de l'autre, Henri Massis qui, dans le manteau sombre de la Foi se taille habilement une soutane d'inquisiteur. Celui-ci que Gide appela « mon disciple malgré lui » lutte avec des armes plus subtiles dont quelques-unes pourraient bien avoir été dérobées à l'auteur de l’Immoraliste.

En 1891, il ne l'est encore qu'en puissance. Je ne m'excuse pas cependant d'aller trop loin, de revenir en arrière, de m'écarter ; pour représenter André Gide, je n'essaierai pas de dessiner un profil à la David ; je voudrais le situer dans le cadre mouvant d'idées et de sensations, de sentiments spirituels où nous apparaît sa figure ainsi qu'en un miroir enchanté. Que ceux qui se mirent trop longtemps dans ces eaux magiques craignent d'y laisser leur reflet et de ne pouvoir plus suivre le perfide conseil : « Nathanaël... Quitte-moi... Quitte-moi... » [9] (4).

...Pourtant, si la. grande presse ne leur ouvrît point ses colonnes, Les Cahiers d'André Waller ne furent pas mal accueillis dans les milieux littéraires avancés. Marcel Schwob et Maurice Barrès les goûtèrent fort. Maeterlinck, interrogé par un journaliste, cita André Walter qu'il croyait réellement mort, parmi ses auteurs de prédilection.

On a beaucoup parlé de la lenteur de composition d'André Gide, on l'a comparé, à ce point de vue, à Flaubert. Il s'en défend : « Quand je suis pris par mon sujet, disait-il un jour, ma plume ne va pas assez vite ». Les Poésies d'André Walter furent écrites en 8 jours à la campagne, la même année que le Traité du Narcisse, théorie du symbole, à quoi répliqua Pierre Louys par sa Léda. J'ai dit que Pierre Louys était alors l'un des amis les plus intimes d'André Gide ; celui-ci s'en était fait quelques autres dans les deux cercles littéraires qu'il fréquentait : chez Hérédia, chez Mallarmé. Hérédia n'avait pas encore publié les Trophées et son œuvre, en partie inédite, n'en était que plus fidèlement imprimée dans la mémoire des jeunes symbolistes. Pierre Louys et Henri de Régnier, lié depuis peu avec Gide, l'avaient introduit chez Hérédia. Il fut « terriblement déçu » d'abord. Mais détachons ce portrait (de Si le Grain ne meurt) :

 

« A quel point Hérédia ressemblait peu à l'idée que je me faisais alors d'un poète, c'est ce qui d'abord me consterna. Aucun silence en lui, aucun mystère ; nulle nuance dans le bégayant claironnement de sa voix. C'était un petit homme, assez bien fait, quoique un peu court et replet ; mais il cambrait d'autant jarret et taille, et marchait en faisant sonner tes talons. Il portait la barbe carrée, les cheveux en brosse, et un lorgnon par dessus lequel, ou, plus souvent, à côté duquel, il jetait un regard singulièrement trouble et voilé, sans malice aucune. » [10]

« Il accueillait à bras ouverts, et son accueil était si chaud que l'on ne s'apercevait pas tout de suite que son cerveau était un peu moins ouvert que ses bras. »

 

Gide vint assidûment rue de Rome, le mardi soir. La petite salle à manger de Mallarmé était un véritable temple où les fidèles hebdomadaires écoutaient pieusement la « Parole » du Maître. Parole incomparable, mais apprise, composée d'avance comme une divagation. « Certainement, Mallarmé préparait ses conversations » écrit André Gide dans le fragment déjà cité plus haut de Si Ie Grain ne meurt, où je découpe encore ce dessin :

 

Certains soir que l'on n'était pas trop nombreux autour de la petite table, Madame Mallarmé s'attardait, brodant, et près d'elle sa fille. Mais bientôt l'épaisseur de la fumée les faisait fuir, car au milieu de la table ronde autour de laquelle nous étions assis, un énorme pot à tabac où l'on puisait, chacun roulant des cigarettes ; Mallarmé lui-même fumait sans s'arrêter, mais de préférence une petite pipe de terre. Et vers onze heures Geneviève Mallarmé rentrait, apportant des grogs ; car, dans ce très simple intérieur, il n'y avait pas de domestique, et à chaque coup de sonnette le Maître lui-même allait ouvrir. »

 

André Gide aimait, admirait et respectait Mallarmé. Il était alors assez timide et volontiers silencieux, mais il regardait, il écoutait avec une attention passionnée ceux qu'il savait dignes d'être regardés, écoutés. « Vous écoutez avec les yeux ! » lui dit Oscar Wilde et Mallarmé, voulant perpétuer cette attention dont il aimait l'ardeur, écrivit sur la page de garde d'un rare exemplaire de ses Poésies :

 

Attendu qu'il y met du sien

Vous, feuillets de papier frigide

Exaltez-moi musicien

Pour l'âme attentive de Gide. [11]

 

Mallarmé avait beaucoup d'affection pour lui et, en toute occasion, lui témoignait de l'intérêt. Un intérêt précieux, toujours en éveil. Le mot que je vais rapporter en donnera peut-être une idée, et une idée aussi des préoccupations qu'on pouvait avoir, en 1893, dans le meilleur monde littéraire. Après La Tentative Amoureuse, Gide publia Le Voyage d'Urien qui fut au préalable annoncé sous ce titre : Voyage au Spitzberg dans La Wallonnie (dirigée par Albert Mockel). Cette annonce émut Mallarmé. Il crut un instant que Gide, renonçant pour un livre au moins à la littérature d'imagination avait écrit la relation d'un vrai voyage et quand il s'aperçut qu'il s'agissait d'un voyage sur « l'Océan Pathétique » : « Ah ! vous m'avez fait peur » dit-il à André Gide, non sans trahir encore son inquiétude passée.

C’est qu'alors on prenait au sérieux l'art — la littérature. Il y avait des écoles difficiles dans le choix de leurs élèves, et l'on pouvait se passionner pour ou contre le naturalisme, par exemple, sans offrir au public le spectacle de ces passions. Chez la plupart des écrivains de cette génération, chez les meilleurs, l'amour des lettres était ardent et discret. Ils avaient des opinions littéraires, ce qui devient aujourd'hui presque aussi rare qu'au temps dont je parle les opinions politiques ou les convictions « morales » (5). Par contre, il est vrai qu'aujourd'hui la mode revient de ces opinions politiques et de ces convictions morales (6).

Le voyage imaginaire de Gide à travers la faune et la flore symbolistes fut bientôt suivi d'un autre, réel, [12] en des lieux où soufflait un vent plus vif. Simplement, Gide partit pour l'Afrique en compagnie d'un ancien condisciple de l'Ecole Alsacienne Paul-Albert Laurens, fils du peintre alors célèbre Jean-Paul Laurens et peintre lui-même à qui l'on doit le portrait qui orne la première édition (en deux volumes si joliment imprimés) des Caves du Vatican (1914) où la guerre exila quelques-uns des personnages les plus attachants animés par André Gide. Là se place un événement important dans sa vie et pour son œuvre, le plus important peut-être, car il est sans doute la cause première des Nourritures Terrestres, c'est à cela que l'auteur dût probablement son appétit. En Tunisie, il tomba gravement malade. L'hiver venait qu'il passa dans Biskra, luttant contre le mal et tâchant de se rétablir. L'hiver de 1893-94. A Paris, rue Balzac et rue de Rome (chez Hérédia, chez Mallarmé), dans la lourde poussière des idées, dissertaient les « confrères ». Pierre Louys, en voyage aussi, écrivait les chansons de Bilitis (7) dédiées encore à André Gide.

Celui-ci, pour la première fois, prenait contact avec une terre nouvelle, des mœurs étrangères, un autre esprit, une autre religion. Ce premier contact eut sur lui une influence décisive et telle qu'aucun livre n'en eut jamais, même ceux qui le touchèrent le plus profondément. Quelle place tient l'Orient (l'Arabie, l'influence arabe) dans l'œuvre d'André Gide (Les Nourritures Terrestres, l’Immoraliste, Amyntas), elle ne peut être encore mesurée.

De retour à Paris, à peu près guéri, transformé, Gide ne trouva plus respirable l'air des salons littéraires [13] où il avait vécu. Il protesta ; il écrivit Paludes. Paludes, préface, introduction aux Nourritures Terrestres. Ce livre fut écrit pendant la saison froide, dans un petit village du Jura, à La Brévine (au-dessus de La Chaux-de-Fond), où plus tard retentiront les purs accords de la Symphonie Pastorale. Gide ne le quitta que pour retourner en Algérie (après un court passage à Paris; dont le souvenir continuait de le hanter. Il y retrouva Oscar Wilde qu'il avait déjà fréquenté à Paris quelques années auparavant. Ce fut l'une des plus curieuses rencontres de ce voyage que celle de ce Wilde enhardi, grandi, lyrique, farouche, mené par une fatalité, à laquelle il ne voulait ni ne pouvait se soustraire, fuyant l'art, adorant le soleil, adorant la vie. Il disait à André Gide : « ...Toute la pensée se trouve repoussée jusqu'en Norvège et en Russie, là où ne vient jamais le soleil. Le soleil est jaloux de l'œuvre d'Art. » .

Gide devait le revoir plus tard, après ce « quelque chose d'autre » qu'il attendait pour couronner l'œuvre d'art de sa vie et qui fut le hard labour, Gide devait le revoir à Berneval, petit hameau perdu aux environs de Dieppe où le prisonnier de Reading s'était établi sous le nom balzacien (8) de Sébastien Melmoth, Sébastien blessé par les flèches de la livrée du bagne. C'est en prenant congé de son visiteur qu'il lui dit : « N'écrivez plus jamais Je. En art, il n'y a pas de première personne ». Ici le droit d'errer que je me suis accordé tout [14] à l’heure me permet une importante observation. Wilde assurément se trompait en demandant à André Gide de ne plus écrire je. S'il n'y a pas, en art, de première personne, pourquoi n'y aurait-il pas une personne unique ? L'auteur ne peut-il avoir le souci de se confondre avec l'être qu'il a créé et, faisant abstraction de sa propre personnalité, laisser tout empire à celle de son héros ? Mais le public toujours se fie aux apparences : le l'ait d'employer la première personne dans un récit ne veut pas dire qu'on s'y confesse ; la fiction intervient aussi dans la littérature confidentielle; il n'y a là qu'une question de forme. Bien loin d'être subjectif, ainsi qu'on semble souvent le croire, le mimétisme artistique auquel je fais allusion n'offre-t-il pas la plus extrême façon de s'objectiver ? C'est le comble de la dépersonnalisation, le contraire de l'objectivisme à la Flaubert. Celui-ci construisait des personnages en relief, prenant garde d'y rien mettre de lui-même, comment n'eussent-ils pas secrètement emprunté de quoi vivre dans le monde subjectif au responsable, à celui qui les avait créés ?

En 1897, parurent Les Nourritures Terrestres ; sous le titre de Ménalque une partie en avait déjà paru dans L'Ermitage, pour inaugurer la nouvelle série dirigée par Edouard Ducoté. Gide collabora régulièrement à L’Ermitage. Il y donna Les Lettres à Angèle et d'autres articles critiques qui formèrent les principaux éléments des Prétextes. Les Nourritures Terrestres causèrent aux amis de Gide une grande surprise et surtout une déception (9). Certains lui reprochèrent de [15] trahir « l'art », de passer à l'ennemi, à la vie. On n'admettait pas cette exaltation, cette émotion : « Don du poète: celui d'être ému pour des prunes ». Cette phrase du quatrième livre des Nourritures Terrestres parut ironique. Elle ne l'était pas. Aucune ironie dans les Nourritures Terrestres et sans doute est-ce jusqu'à présent le seul ouvrage de Gide où l'on n'en trouve pas. (Il y en a partout : même dans La Porte Etroite). Là, il affirmait, il admirait, il s'enthousiasmait. Cet hymne fut mal entendu. Il y eut dans toute la presse trois articles sur Les Nourritures Terrestres; l'un dans L’Ermitage (évidemment), un autre de Marc Lafargue dans l’Effort, jeune revue Toulousaine, un autre de Gabriel Trarieux dans L'Art et la Vie. C'était peu, comme on le voit. Vingt ans après, quand le livre fut réimprimé, il n'y eut dans toute la presse aucun article. Et c'est aujourd'hui l'ouvrage d'André Gide le plus recherché. Ceci prouve simplement qu'un bon livre peut attendre et, si extravagant que cela paraisse à l'heure actuelle, se passer de la presse et de la publicité. Certes, cela n'enrichit point son auteur et les feuilles de vente de l'œuvre d'André Gide, à la librairie du Mercure de France, n'élèvent pas très haut leur graphique, mais ce n'est point ici le lieu de disserter sur les effets de la publicité littéraire ; il n'y a qu'une valeur que le temps ne déprécie point : celle du véritable talent. On le sait, le génie est patient.

André Gide avait osé jeter sa pierre dans « les jardins [16] de la nuit » symboliste. Cela fit scandale, car alors les gens de lettres, comme les malheurs du proverbe russe, allaient par troupes. Les revues littéraires abondaient. On se groupait et chacun se croyait le centre d'attraction du groupe. Et tous ces groupes se combattaient souvent entre eux. Il n'y a pas dix ans que commença le régime individualiste qui subsiste aujourd'hui dans la « République des Lettres ». André Gide avait fondé une revue des plus intéressantes avec Pierre Louys, Henri Albert (le traducteur de Nietzsche), Jean de Tinan, André Lebey, Henri de Régnier, Paul Valéry et Ferdinand Hérold. La revue Le Centaure était exclusivement rédigée par tous ceux que je viens de nommer. Ainsi plus tard, L'Ermitage, au moment où Gide commençait d'y publier les Lettres à Angèle, fit un choix parmi ces collaborateurs et n'en garda qu'un « petit noyau ».

De 1897 à 1902, date de l’Immoraliste, André Gide publia un « traité » Philoctète, des Feuilles de route et une sotie Le Prométhée mal enchaîné. Il publia aussi Le Roi Candaule, pièce en trois actes que L’Œuvre avait représentée en 1901. Les rôles principaux en étaient interprétés par Mme Henriette Roggers, MM. de Max et Lugné-Poë. Devant l'attitude, on peut dire hostile, que le parti politique et littéraire de « droite » (10) paraît avoir adoptée à l'égard d'André Gide, il n'est pas sans intérêt de mentionner un article élogieux que Charles Maurras publia dans la Gazette de France du 4 juillet 1899 à propos du Roi Candaule. Sans doute y prêchait-il un peu pour son Salut: le Nationalisme Intégral [17] mais cependant... et déjà l'année précédente il avait publié dans la Revue Encyclopédique un article en somme assez louangeur sur le Prométhée. Mais l’Immoraliste vint. Avant l’Immoraliste, citons encore, Saül pièce en 5 actes (publiée pour la première fois en 1902 et pour la première fois représentée au théâtre du Vieux-Colombier en 1922) qui fut écrite (à Rome, presque entièrement) peu de temps après les Nourritures Terrestres. Peut-être y a-t-il dans cette pièce la clef des œuvres d'André Gide.

Dans l'école symboliste, le roman était en grand discrédit. L'Immoraliste, bien qu'il soit ainsi qualifié dans l'édition ordinaire, n'est pas à proprement parler un roman, c'est un récit. Gide n'a pas encore publié de « roman », au sens qu'il attache à ce mot. Il a une conception du roman très différente de celle de nos contemporains. Pour écrire un roman, il ne suffit pas de dépeindre des sentiments, des caractères. Un roman doit rassembler plusieurs personnages de premier plan et, surtout, selon l'esthétique d'André Gide, des personnages différents ou opposés. Donc L'Immoraliste, récit, parut, d'ailleurs sans aucun succès. On ne remarqua point tout ce que le livre offrait à l'intelligence. On n'eut pas même l'occasion de le remarquer. La presse resta pour ainsi dire muette, et je ne parle pas de la grande presse, bien entendu. La grande presse alors ne s'occupait pas de littérature. Il y eut trois articles dans les journaux bruxellois. L'un d'Edmond Picard, dans Le Peuple, les deux autres dans Aujourd'hui et dans Le Petit Bleu. A citer aussi deux articles d'Edmond Jaloux, dans La Renaissance Latine, et de Lucie Delarue-Mardrus dans la Revue Blanche. Ce fut tout.

Bref, l'insuccès fut tel que sept années plus tard, en [18] 1909, lorsque Gide remit le manuscrit de La Porte Etroite au Mercure de France, l'ouvrage ne fut tiré qu'à mille exemplaires, alors que le moindre livre du moindre poète inconnu (mais en édition l'inconnu peut être une promesse de succès) était tiré d'office à deux mille mais l'année suivante, à la suite d'un article élogieux d'Edmund Gosse, dans la Contemporary Review, le livre qui était épuisé, fut réimprimé.

Durant cette période de sept ans, André Gide, découragé, abattu, pensa renoncer à écrire. Un tel silence l'étouffait. Ce qu'il publia pendant cet intervalle qui sépare deux de ses œuvres les plus importantes était écrit auparavant. Un peu après la publication de l'Immoraliste, il avait pris la succession de Léon Blum qui faisait la critique des livres à la Revue Blanche. Ces pages vinrent s'ajouter dans les Prétextes aux feuillets des Lettres à Angèle, aux conférences, aux notes que Gide avait dans ses cartons. Amyntas, c'était une manière de suite aux Nourritures Terrestres. Au milieu de cet ennui où se laissait aller André Gide, il se produisit un petit fait qui contribua beaucoup à lui rendre confiance. Le hasard voulut qu'un jour une interview d'Octave Mirbeau, relatée dans un quotidien, lui tombât sous les yeux. Gide, à l'égard de Mirbeau, s'était montré toujours assez dur ; dans les premières Lettres à Angèle, il le raille du reste avec esprit. Mirbeau avait sans doute une « nature », un « tempérament », mais c'était un « tempérament » qui ne plaisait pas à Gide. Suivant les mœurs littéraires de l'époque (et de toutes les époques), André Gide ne pouvait donc guère attendre de la part de Mirbeau que de la malveillance ou, pour le moins, un jugement sévère ou dédaigneux. Il n'en fut pourtant pas ainsi, et l'auteur du Jardin des Supplices cita au journaliste : « L'Immoraliste », ce livre admirable dont on n'a pas assez parlé ». [19]

A vrai dire, on n'en avait pas parlé du tout, l'ouvrage avait passé inaperçu et Gide fut reconnaissant à Mirbeau qui, le premier, lui avait rendu justice. Cette phrase lui ouvrit les yeux sur le travail latent et souterrain d'un livre dans l'opinion. Alors qu'un ouvrage semble oublié à jamais, il laisse cependant de son passage des traces ineffaçables. L'esprit souffle où il veut. La vie des idées est invisible et mystérieuse.

Après La Porte Etroite parurent successivement Oscar Wilde (11) (1910) dont j'ai cité deux phrases, les Nouveaux Prétextes (1911) formés surtout par le « Journal sans dates » et par les articles que Gide donnait presque chaque mois à la Nouvelle Revue Française où son récit La Porte Etroite avec déjà paru, puis, la même année que les Nouveaux Prétextes un autre récit Isabelle. Cette même année féconde Gide publia encore chez Figuière deux plaquettes : Charles-Louis Philippe, conférence et Dostoïevsky d'après sa correspondance (12), premières réflexions d'André Gide sur le grand romancier russe (et l'on peut dire, je crois, le premier romancier vraiment russe) qu'il étudia récemment dans une série de conférences, de leçons si intéressantes, autant parce qu'elles révélaient de lui-même que de Dostoïevsky, et dont les notes composèrent le volume publié en 1923 (13).

En 1912, parut Le Retour de l'Enfant prodigue (14) réuni à cinq autres traités dont les éditions étaient épuisées. En 1914, les Souvenirs de la Cour d'Assises (Gide avait été juré à Rouen). [20]

En 1914, je crois y avoir fait allusion déjà, André Gide fit paraître un autre ouvrage : Les Caves du Vatican, qu'un lecteur peu avisé prendrait volontiers pour un roman, mais s'il y peut rencontrer plusieurs personnages assez différents les uns des autres, il y chercherait en vain les conflits d'idées ou de caractères qui, selon la formule de Gide, caractérisent le roman. Ce dernier livre parut à la veille de la guerre, et son succès en fut compromis, et c'est grand dommage, car il s'agit là sans doute d'une des meilleures œuvres de Gide: la meilleure peut-être, ou du moins la plus inquiétante, la plus mystérieuse ; mais Gide a la réputation d'un auteur sévère et une réputation mal fondée ne se perd pas facilement. En 1918 il donna à la Nouvelle Revue Française une traduction du Typhon, de Joseph Conrad et en 1919 une traduction du « Gitanjali » de Rabhidranath Tagore (sous ce titre : L'Offrande lyrique) déjà traduit du bengali, dialecte maternel du poète hindou, en anglais. C'est à quarante ans sonnés que Gide commença d'apprendre l'anglais, pour lire dans le texte les poètes, Shakespeare, De Foë, Fielding, George Eliot, et sans doute l'étonnante Emily Brontë, auteur de Wuthering Heights, (traduit en français sous ce titre : Un Amant) l'étrange roman qui, dans le monde des lettrés, a des fidèles fervents et secrets (de jeunes Anglaises sourient dans les soirées où l'on n'ose pas prononcer le nom d'Oscar Wilde parce qu'elles viennent de murmurer tout bas le nom de la jeune fille romantique morte une nuit d'hiver dans une sombre maison battue par le vent).

L'allemand, il l'avait appris dans son enfance, très mal du reste. Cela, cependant, l'aida à lire Goethe dont l'influence a été sur lui dominante. Influence complétée, corrigée par celle de Montaigne avec laquelle elle se confond; ces deux-là, il les a subies mais il n'a guère [21] subi que ces deux-là; il a échappé à celle de Dostoïevsky, à celle aussi de Nietzsche qu'au premier abord on serait tenté de chercher à travers son œuvre. Ce qu'on peut répéter en passant, c'est que pour Gide les vraies influences n'ont pas été littéraires, livresques. Celle de l'Afrique fut considérable, il y a aussi toutes celles qui furent humaines sur lesquelles je n'ai rien à dire. Un auteur nous donne ses livres. Le reste ne nous regarde pas. Les discussions sur l'identité de Gide avec Michel (15) sont vaines. Stendhal eût-il menti, on ne peut pas, je pense, avancer que ses journaux seraient aussi passionnants, mais cependant, s'il a menti, il semble que l'intérêt psychologique doive rester le même (16). Un auteur écrit Je et tout de suite, on se met à la recherche de ce qui, en lui-même, peut ressembler aux sentiments, aux goûts du personnage qui raconte. Cela change-t-il en quoi que ce soit la valeur ou l'agrément d'un livre ? Peut-être après tout, mais je n'ai pas ici le loisir de chercher pourquoi d'autant que je voulais d'abord prouver le contraire, c'est bien assez d'avoir donné presque raison au lecteur. Pourtant, disons encore que le fait d'écrire un roman à la première personne ne veut pas dire qu'on l'ait vécu.

Je n'ai pas cité, je crois, La Symphonie Pastorale, l'une des œuvres les plus réussies de Gide, l'une où son génie s'est représenté non pas peut-être avec le plus de force, mais avec la plais grande pureté. En 1921 (la même armée) la Nouvelle Revue Française publia un recueil de Morceaux choisis d'André Gide. Lui-même a fait ce choix, c'est dire que le recueil offre une image exacte de son œuvre, car Gide est l'un des hommes d'aujourd'hui qui sache le mieux se connaître et se [22] deviner. En épigraphe aux Morceaux choisis, cette phrase est épinglée : « Les Extrêmes me touchent ». Son sens ne prête pas à méprise et je n'oserais pas même avertir d'y prendre garde, si quelqu'un ne m'eût dit un jour que Gide avait sans doute écrit cette phrase par sympathie pour les dadas ! Pas la peine d'insister, j'espère, il est bien entendu que les extrêmes dont il est question, ce sont les deux pôles d'une idée, d'un sentiment, etc… et non ceux qui occupent l'un de ces deux pôles. Mais ceci fait songer à autre chose : Gide et Dada. On a cru voir dans l'intérêt qu'il a montré pour ce « mouvement » littéraire un souci de plaire à la jeunesse et une trop grande indulgence à son égard. Ce n'est pas cela. Dada (pris comme entité) s'est attaqué d'abord à l'Art, puis à la conscience ; la conscience, la connaissance artistique et rationnelle lui a semblé néfaste, il a tenté de la supprimer pour amener le règne de l'Inconscient, ou plutôt règne de l'Absolu, d'aucuns même assurent que c'était tout simplement le règne de Dieu. Dada lutta, diraient les compagnons anarchistes, pour l'idée, pour la divinité. Quelle ? au moins la divinité de l'homme. Or, Gide pouvait-il se désintéresser d'un tel effort (les résultats : l'échec ou le succès ici n'ont pas d'importance) non seulement parce que tout ce qui affecte l'esprit ne saurait le laisser indifférent mais encore et surtout parce que le mouvement Dada est, dans son principe, idéaliste? Gide a, le premier sans doute parmi les contemporains, réclamé la part de Dieu :

 

Et cela surtout m'y intéresse que j'y ai mis sans le savoir, — cette part d'inconscient, et que je voudrais appeler la part de Dieu ». (17) [23]

 

Certains romantiques avait bien déjà tenté de créer Dieu à leur image, comme écrit M. Picabia (18), mais c'était un peu sans le savoir, le premier « dada » fut Lautréamont, justement révéré par toute cette école dont les élèves essaient toujours de se créer dieux. Mais quittons-les.

Nous allons d'ailleurs quitter aussi la vie d'André Gide pour son œuvre. J'ai nommé son Dostoïevsky. Je n'ai plus qu'à citer quelques traductions récemment parues. En 1921, celle d'Antoine et Cléopâtre que jouèrent à l'Opéra Ida Rubinstein et De Max ; celle d'Amal et la Lettre du Roi de Tagore, toutes deux publiées en édition de grand luxe. L'année dernière, une traduction du mystique Anglais William Blake : Le Mariage du Ciel et de l'Enfer. La préface à l’Armance, de Stendhal. Rappelons en passant les représentations de Saül au Vieux-Colombier (en juin 1923) plus de vingt-cinq ans après que Gide eût écrit la pièce. Sur la demande de Pitoeff, Gide avait entrepris une traduction d'Hamlet pour le Théâtre des Champs-Élysées, mais ce travail lui ayant semblé trop absorbant, après le premier acte, il s'arrêta.

Prochainement, paraîtra un livre d’Incidences, recueil des articles écrits dernièrement par André Gide. Il prépare aussi un roman qu'il considère comme son premier roman : Les Faux Monnayeurs. Un extrait en fut inséré dans les Morceaux Choisis, sous le même titre, suivi de celui-ci : Journal de Lafcadio. Sans doute Gide nous y livrera-t-il bientôt un nouveau secret que bien peu sauront pénétrer. [24]


Son Œuvre

 

Considérer l'œuvre de Gide (je ne dis pas la juger) n'est pas une tâche aisée. Quels côtés faut-il éclairer ? Par où commencer ? On est retenu par des scrupules. Devant cet écrivain qui a si passionnément aimé l'équité, mais avec une passion lucide, on voudrait retrouver l' « esprit d'équité » professé par le grand Arnauld. Et le souvenir de ce siècle janséniste revient de lui-même, car Gide est un écrivain classique. On serait d'abord tenté d'écrire en dépit de... mais à la réflexion, en dépit de quoi ? De ses curiosités psychologiques, de sa morale dont il fait « une dépendance de l'esthétique » (19). « En art, l'expression seule importe », écrit André Gide, à propos d'un poète, il est vrai, mais les idées de Gide, les motifs qui reviennent dans son œuvre (désir de sortir de soi-même, gratuité de l'acte, recherche la « différence »: ce qui en l'homme est unique, irremplaçable, différent) — tout ce qu'il y a [27] versé empêche-t-il que cette œuvre soit classique ? Ce qu'il dit du classicisme peut bien s'y appliquer.

 

« C'est l'art d'exprimer le plus en disant le moins. C'est un art de pudeur et de modestie.

Faute de savoir les pénétrer et les entendre à demi-mot, nos classiques, dès lors, parurent froids, et l'on tint pour défaut leur qualité la plus exquise : la réserve.

L'auteur romantique reste toujours en deçà de ses paroles; il faut toujours chercher l'auteur classique par delà » (20).

 

Une seule œuvre de Gide s'écarte de ces propositions : Les Nourritures Terrestres, livre auquel il faut faire une place particulière de par son importance et la nature de ses qualités. Partout ailleurs jusqu'ici, l'auteur a observé cette réserve dont il parle ; partout il a gardé une mesure parfaite et si parfois, dans des livres comme Paludes ou Le Prométhée mal enchaîné, sa phrase montre une élégance assez précieuse, n'oublions pas qu'il estime « que la sincérité profonde exige une manière nouvelle et qui paraît d'abord préciosité » (21). Et la « sincérité profonde » est toujours une originalité véritable ; certains esprits peuvent penser ce que d'autres pensent, mais différemment. Dès ses premières oeuvres, Gide est sincère. André Walter laisse bien un peu le cœur l'emporter sur l'esprit et André Gide aujourd'hui juge avec sévérité ses cahiers. Il reste un peu de romantisme dans ces pages frémissantes :

 

« Lorsque les amants meurent, ils ne vont pas d'abord au ciel. Longtemps encore leur âme se promène, quand vient la nuit mystérieuse, par tous les lieux qu'elle avait aimés ».

 

Cela ne fait-il pas penser à quelque nocturne de Chopin ? [28]

Mais déjà Le Voyage d'Urien n'est plus imprégné de la même sensibilité ou plutôt cette sensibilité est d'une autre manière affectée. Cette relation de voyage imaginaire présente un caractère probablement nouveau dans la littérature française, en tout cas dans la littérature française contemporaine : le saugrenu. Ce n'est pas le burlesque, l'étrange, le bizarre, le fou, non, c'est bien quelque chose de nouveau et qu'on ne doit, à l'état artistique, rencontrer dans aucun écrivain d'imagination : le saugrenu. Lisez cette phrase de la deuxième partie du Voyage d'Urien :

 

« Le septième jour, nous rencontrâmes ma chère Ellis, qui nous attendait sur la pelouse, assise sous un pommier. Elle était là depuis quatre jours, par la route de terre plus vite que nous arrivée ; elle avait une robe à pois, une ombrelle couleur cerise, auprès d'elle une petite valise avec des objets de toilette et quelques livres, un châle écossais sur le bras ; elle mangeait une salade d'escarole en lisant les Prolégomènes à toute métaphysique future ».

 

N'est pas là un accent vraiment neuf ? Et sans doute inspiré par un désir d'échapper à la réalité. A l'époque où Gide écrivait le Voyage d'Urien le naturalisme accablait la littérature. Personne encore n'avait songé (22) au moyen que Gide employa pour s'en délivrer et surtout pour en délivrer les autres, et peut-être n'était-il pas sans intérêt de signaler la date de cette première intervention du saugrenu. Depuis, le saugrenu a fait du chemin et la discrète protestation idéaliste d'André Gide fut plus tard écoutée, répétée sur plusieurs tons, souvent moins agréables à entendre. [30]

Paludes, c'est l'histoire, le traité de la contingence, l'histoire de quelqu'un qui écrit Paludes « Moi cela m'est égal parce que j'écris Paludes »et cependant, et précisément qui en souffre. « Il faut porter toutes les idées qu'on soulève » peut-on lire à la table des phrases les plus remarquables de Paludes.

Paludes, c'est la vie quotidienne, les sentiments familiers, les habitudes et bien autre chose encore, c'est tout cela à quoi Prométhée échappera grâce à son aigle.

 

« Premier point (d'un discours de Prométhée) : Il faut avoir un aigle. Deuxième point : D'ailleurs, nous en avons tous un. »

 

Il ne s'agit que de l'apprivoiser, mais certains le préfèrent poursuivre toute leur vie. Le Prométhée mal enchaîné, lui, qui s'est délivré, s'entend très bien avec son aigle, mais quand celui-ci engraisse, il maigrit, quand l’aigle est heureux, Prométhée souffre, enfin sa conscience ne peut prospérer qu'à son détriment, à lui, Prométhée... Ai-je dit sa conscience ? Je voulais dire son aigle. Et que chacun s'arrange avec le sien !

Gide a écrit trois soties : Paludes, Le Prométhée mal enchaîné, Les caves du Vatican. Celle-ci doit se ranger parmi les œuvres qui l'expriment le mieux. Bien que ce ne soit pas un roman, on peut cependant « raconter » Les Caves du Vatican : Anthime-Armand Dubois, franc-maçon, se convertit grâce à une guérison soudaine dont il rend hommage à la Vierge. Son beau-frère, l'écrivain Julius de Baraglioul se voit prié par le vieux comte de Baraglioul, son père, de visiter un jeune homme assez mystérieux : Lafcadio Wluiki (prononcez : Louki). Il faut lire le récit de cette visite : Julius timide et excité, se croyant lancé dans l'aventure [30] et tombant à l'improviste sur la maîtresse de Lafcadio, puis seul dans la chambre de l'adolescent (Lafcadio n'a pas dix-neuf ans), fourrant son sale nez, comme dira Lafcadio, dans un carnet où il ne sait rien découvrir. Et Lafcadio hérite une jolie fortune, car il est le fils naturel du comte qui meurt à propos. Il file en Italie, au hasard, sans trop savoir où il s'arrêtera et dans un train rencontre le piteux Amédée Fleurissoire, autre beau-frère de Julius de Baraglioul venu à Rome pour sauver le Saint-Père, soi-disant prisonnier dans les Caves du Vatican, car Protos, l'ancien camarade de collège de Lafcadio a organisé une immense escroquerie : la société du Mille-Pattes met à contribution les fidèles pour la délivrance du Pape. Fleurissoire est parti comme volontaire pour cette croisade. La nuit de son arrivée, Carola, l'ancienne maîtresse de Lafcadio (elle a retrouvé Protos, son premier amant) lui révèle le goût du péché ; il est berné par de faux prêtres, de faux agents secrets et enfin assassiné par Lafcadio. Pourquoi ? Pour rien. Pour « voir ». Pour rien, j'avais bien dit :

 

« Qui le verrait ? pensait Lafcadio. Là, tout près de ma main, sous ma main, cette double fermeture que je peux faire jouer aisément ; cette porte qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant ; une petite poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit comme une masse ; même on n'entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles !... Qui le saurait ? »

 

Et plus loin :

 

— Un crime immotivé, continuait Lafcadio : Quel embarras pour la police !... Ce n'est pas tant des événements que j'ai curiosité que de moi-même. Tel se croit capable de tout, [31] qui devant que d'agir, recule... qu'il y a loin, entre l'imagination et le fait !... Et pas plus le droit de reprendre son coup qu'aux échecs. Bah ! qui prévoirait tous les risques, le jeu perdrait tout intérêt ! Entre l'imagination d'un fait et... Tiens ! le talus cesse. Nous sommes sur un pont, je crois ; une rivière...

Sur le fond de la vitre, à présent noire, les reflets apparaissaient plus clairement, Fleurissoire se pencha pour rectifier la position de sa cravate.

— Là, sous ma main, cette double fermeture — tandis qu'il est distrait et regarde au loin devant lui — joue, ma foi ! plus aisément encore qu'on eût cru. Si je puis compter jusqu'à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement !) cinq ; six , sept ; huit ; neuf... Dix, un feu !... »

 

Le lendemain du crime, Lafcadio retrouve à Naples Julius de Baraglioul, un Julius bien changé, pressentant en lui-même « d'étranges possibilités » et voyant devant lui pour la première fois : le champ libre. Julius veut imaginer pour un prochain roman un jeune homme ; il veut en faire un criminel et l'amener à commettre gratuitement le crime, mais tout cela n'est qu'une passagère ivresse littéraire, Julius se ressaisit bientôt et songeant à la mort de son beau-frère se prend à croire qu'on l'a tué parce qu'il détenait un secret, le secret des caves du Vatican ! « Est-ce qu'il y a des crimes sans motif ? » crie-t-il à Lafcadio. Celui-ci dégoûté, sitôt que Julius est sorti, pose sur sa table un carnet pris dans la poche de Fleurissoire, puis s'en va.

Julius ne dira rien. Le livre s'achève dans la chambre de Lafcadio où l'aurore vient le réveiller. Près de lui dort Geneviève de Baraglioul, la fille de son frère qui l'aime et qui vient de se donner à lui parce qu'elle [32] le sait criminel, pour le consoler, se dit-elle... Une autre histoire commence. Gide l'écrira peut-être.

Ainsi Lafcadio a pu se délivrer du rêve, accomplir une action, mais une action inutile, gratuite.

Il y a dans la littérature trois jeunes gens, trois jeunes meurtriers qui se ressemblent quelque peu : Hamlet, Rodion Romanovitch Raskolnikoff et Lafcadio. Sans doute Hamlet (sans compter Polonius : un hasard, en somme) venge son père assassiné, Rodion tue la vieille pour sauver l'humanité, pour devenir un « Napoléon » et commencer sa vie avec l'argent du crime, et Lafcadio pour être bien sûr qu'il a « passé outre », mais au fond de ces trois consciences, il semble bien qu'on lise un même désir, le désir infini de se délivrer, de sortir de soi-même, de se détacher enfin du monde... O rêve ! Hamlet échappant à Laerte n'irait pas très loin, plus sûr que le fer est le poison qu'il porte en lui. Et le héros de Dostoïevski n'en sortira pas, n'en sortira jamais ! On nous le montre au seuil d'une « vie nouvelle », régénéré, sauvé. Pitoyable promesse d'un écrivain hanté par l'Evangile ! Hélas ! malgré l'amour de la petite prostituée, sœur de la « Pauvre Anne » et de la douce Monelle, Rodion est à jamais perdu. Et Lafcadio « de Baraglioul » que fera-t-il ? Qu'a-t-il fait lorsque Geneviève est sortie de sa chambre ? J'aimerais à penser qu'il n'a pas pu remonter le courant, qu'il ne s'est pas rangé, n'a pas mis d'eau dans son vin (23). Certes, je préfère le savoir malheureux, tournant la meule dans son étroite prison.

 

« Nos actes s'attachent à nous comme sa lueur au phos­phore ; ils font notre splendeur, il est vrai, mais ce n'est que par notre usure ». [32]

 

Nous voici devant les Nourritures Terrestres. C'est là que Gide avec le moins de réserve s'est livré ; ce n'est plus comme Paludes une satire (de quoi ?), c'est un hymne, hymne du désir, de la ferveur :

 

« Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout.

« Je sais que je n'ai pas un désir qui n'ait déjà sa réponse apprêtée. »

« Chacune de mes faims attend sa récompense.

« Nourritures ! »

« Que mon livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à lui-même, — puis à tout le reste plus qu'à toi ».

 

Tout le reste... A vrai dire, ces nourritures, ce sont surtout des appétits, en harmonie avec l'univers, plus vastes même que l'univers. Tout le reste, c'est-à-dire, tous les bonheurs, toutes les émotions, toutes les possibilités surtout, car Nathanaël ne craindra-t-il pas les limites de la réalisation ? Parmi ces nourritures, il ne faut point choisir, toutes seront délectables : amères, douces, empoisonnées.

 

« J'espère bien avoir connu toutes les passions et tous les vices ; au moins les ai-je favorisés. Tout mon être s'est précipité vers toutes les croyances, — et j'étais si fou certains soirs que je croyais presque à mon âme, tant je la sentais près de s'échapper de mon corps, — me disait Ménalque. »

 

Il ne faut pas confondre Ménalque avec Oscar Wilde; Ménalque est un esprit, l'esprit de la terre arabe, le démon du désert une seconde fois incarné dans l'Immoraliste — l'esprit de cet orient où les indigènes priés comme témoins de raconter un crime font un récit tout différent du fait qu'ils ont pu voir, et cela sans raison, sans intérêt, simplement parce qu'ils n'ont pas le sens de la vérité. [34]

L'Immoraliste, c'est l'aventure d'un homme entraîné par cet esprit. Michel, une fois sorti de sa vie par hasard n'y peut plus rentrer, il s'y sent à l'étroit. Le domaine de la conscience lui paraît trop petit ; dans les régions obscures qui s'étendent devant lui, il y a tant à découvrir. En Tunisie, où il fait son voyage de noces, il est tombé malade. Un jour, il est seul dans sa chambre. Non, pas seul, un petit Arabe est là, un familier de la maison qui vole les ciseaux de sa femme :

 

« Mon cœur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m'emplit alors fût autre chose que de la joie. — Quand j'eus laissé à Moktir tout le temps de me bien voler, je me tournai de nouveau vers lui et lui parlai comme si rien ne s'était passé. — Marceline aimait beaucoup cet enfant ; pourtant ce ne fut pas, je crois, la peur de la peiner qui me fit, quand je la revis, plutôt que dénoncer Moktir, imaginer je ne sais quelle fable pour expliquer la perte des ciseaux. »

 

Ce ne fut pas non plus sans doute, un goût que pourrait faire soupçonner la dernière phrase (et quelques autres du livre.) Non ce fut autre chose, quelque chose de plus profond qu'une dépravation amoureuse, mais qui pouvait l'amener par raccroc ; le premier saut pardessus la barrière du bien et du mal, du faux et du vrai, du juste et de l'injuste, de tout ce qui régit l'homme et la société, la première possibilité choisie, acceptée entre tant d'autres par un esprit qui vient de s'ouvrir à la volupté. « Volupté ! ce mot je voudrais le redire sans cesse ; je le voudrais synonyme de bien-être, et même qu'il suffit de dire être, simplement », lisait-on dans les Nourritures Terrestres. Michel, c'est encore un homme qui a faim. Je songe à ce proverbe [35] d'Enfer (de William Blake) que Gide citait à propos de Dostoïevski : « Le chemin des excès mène au palais de la sagesse ». Est-ce pour en arriver là que l’Immoraliste prend ce dangereux chemin ? Ce serait probablement lui faire tort que de le croire. Il n'a pas de but prémédité, c'est certain.

Moktir savait qu'il avait été vu et il avait remarqué le silence, l'adhésion de Michel. Celui-ci l'apprendra par Ménalque qu'il rencontre trois fois. La première fois, en sortant du cours qu'il professe au collège de France, c'est le soir même que Ménalque lui rend les ciseaux volés par Moktir ; trois semaines après, Ménalque vient chez Michel qui donne sa grande soirée hebdomadaire :

 

« Je laissais Ménalque parler ; ce qu'il disait c'était précisément ce que le mois d'avant, moi, je disais à Marceline; et j'aurais donc dû l'approuver. Pourquoi, par quelle lâcheté l'interrompis-je, et lui dis-je, imitant Marceline, la phrase mot pour mot par laquelle elle m'avait alors interrompu : — Vous ne pouvez pourtant, cher Ménalque, demander à chacun de différer de tous les autres... »

 

C'est précisément ce que « demande » Ménalque et Michel aussi, qui pourtant le sait bien. Tous deux prennent rendez-vous. Ménalque doit partir pour un long voyage : Michel passera chez lui, avec lui, la nuit de veille qui précédera son départ. Ils boiront du vin de Chiraz. Cette nuit, Michel a laissé sa femme malade et près d'accoucher...

 

« Ménalque s'inclina vers le feu... Il faut choisir murmura-t-il. L'important est de savoir ce que l'on veut. »

— Eh ! ne voulez-vous pas partir ? lui demandai-je, incertain du sens que je devais donner à ses paroles.

— Il paraît.

— Hésiteriez-vous donc ?

— A quoi bon ? — Vous qui avez femme et enfant, restez... Des mille formes de la vie, chacun ne peut connaître qu'une. Envier le bonheur d'autrui, c'est folie ; on ne saurait pas s'en servir. Le bonheur ne se veut pas tout fait, mais sur mesure. — Je pars demain ; je sais : j'ai tâché de tailler ce bonheur à ma taille... gardez le bonheur calme du foyer...

— C'est à ma taille aussi que j'avais taillé mon bonheur, m'écriai-je ; mais j'ai grandi ; à présent mon bonheur me serre ; parfois j'en suis presque étranglé. »

 

Il se délivrera de ce bonheur, Michel, et entraînant Marceline dans une course folle sous un climat qu'elle ne peut supporter, il laissera son cadavre dans le petit cimetière français de Touggourt. Puis seul, libre, mais désemparé, mais vacant, il s'enfoncera peu à peu dans l'enfer de la volupté.

 

Par La Porte Etroite entreront ceux qui ont dédaigné le monde et ses délices. La jeune protestante Alissa, éprise de son cousin Jérôme renoncera volontairement, gratuitement (24), à son amour. Eprise ? Il faut dire amoureuse, de l'amour le plus pur, le plus exalté. Dans les clous et le crin, Alissa, comme la Sainte (25) de Baudelaire a cherché la volupté. Cette recherche emplira sa vie. Elle connaît Jérôme depuis qu'ils sont enfants tous deux. S'étant aperçue que sa sœur Juliette l'aimait aussi, elle a voulu s'effacer, renoncer, mais Jérôme et Juliette n'ont pas accepté le renoncement. Jérôme s'éloigne ; Alissa l'éloigne d'elle, éludant toujours leur mariage convenu, approuvé par la famille. Incessamment, [37] elle recule, donnant tour à tour des prétextes : Jérôme est de deux ans plus jeune qu'elle, il faut qu'il achève ses études, qu'il fasse son service militaire. C'est quand il a fini ce service qu'il la revoit, presque à titre de fiancé, mais « quel triste revoir ! ». Tous deux sont gênés, paralysés, ne savent que se dire ; l'absence avait favorisé leur amour, dans leurs lettres, ils se parlaient sur un ton si exalté qu'ils ne peuvent espérer le reprendre quand ils se trouvent l'un en présence de l'autre; la gêne de cette présence peuvent-ils la supporter ? Ce n'est que séparés qu'ils se retrouveront.

« Dieu les ayant gardés pour quelque chose de meilleur », ils ne seront jamais heureux sur la terre. Plus tard Alissa revoit Jérôme. Mais quelle Alissa! diminuée, obscurcie volontairement par des pratiques de mesquine piété, par des travaux vulgaires, une Alissa « vieille fille », confite en dévotion, prenant à cœur les soins domestiques et seulement ceux-là, voilà celle que retrouve Jérôme. Un instant, il pense qu'elle va quitter ce rôle si douloureux, mais vite, elle se reprend : elle ne sait pas ce qu'il veut dire, ne comprend pas.

Plus tard encore ils se reverront, trois ans plus tard, un soir, dans le jardin où Alissa n'attendait que de revoir Jérôme pour mourir. Et Jérôme n'aura d'elle que le plus pur — un cahier où elle lui écrivait (ceci deux jours avant sa mort) :

 

« Joie, joie, joie, pleurs de joie... »

Au-dessus de la joie humaine et par-delà toute douleur, oui, je pressens cette joie radieuse. Ce rocher où je ne puis atteindre, je sais bien qu'il a nom : bonheur... Je comprends que toute ma vie est vaine sinon pour aboutir au bonheur... Ah ! pourtant vous le promettiez. Seigneur, à l'âme renonçante et pure. « Heureux dès à présent, disait votre sainte parole, heureux dès à présent ceux qui meurent dans le Seigneur » [38] Dois-je attendre jusqu'à la mort ? C'est ici que ma foi chancelle, Seigneur ! Je crie à vous de toutes mes forces. Je suis dans la nuit, j'attends l'aube. Je crie à vous jusqu'à mourir. Venez désaltérer mon cœur. De ce bonheur j'ai soif aussitôt... Ou dois-je me persuader de l'avoir ? Et comme l'impatient oiseau qui crie par devant l'aurore, appelant plus qu'annonçant le jour, dois-je n'attendre pas le pâlissement de la nuit pour chanter ? »

 

Et dans La Porte Etroite encore on retrouve transposé, divinisé, cet éternel désir de sortir de la vie :

 

« Songes-tu à ce que signifient ces mots : lever l'ancre ? » dit Jérôme à Juliette. Il y a dans ce roman une expression nouvelle de la douleur et de l'amour. Nulle part, jamais cette voix, cet accent n'avait retenti. Un tel livre est à la hauteur du Rouge et Noir, des Liaisons Dangereuses ou d'Adolphe. Gide n'eut-il écrit que celui-là, qu'il resterait au premier rang de nos grands écrivains.

Mais il y a déjà tous ceux dont j'ai parlé, tous ceux qu'il écrira. Deux récits, celui d'Isabelle, dont la trame grise si merveilleusement tissée porte en manière de devise, comme une tapisserie de haute lisse, ces deux vers de Jammes :

 

Quand tu m'as demandé de faire une élégie

Sur ce domaine abandonné où le grand vent...

 

Et celui de la Symphonie Pastorale dont tous les accords se confondent dans une même et pure harmonie. L'amour de cette jeune aveugle pour son pasteur et l'amour du pasteur pour elle, ces deux amours sont si habilement décrits, si bien, peints. Dès les premières pages du livre, on éprouve une impression d'aisance et de simplicité si rare et si précieuse. [39]

Il faut, avant de parler d'André Gide critique, mentionner Saül parmi ces œuvres importantes ; dans cette tragédie biblique, Gide a tracé la figure d’un homme, d'un roi tourmenté par les démons. Et ces démons sont d'une vérité psychologique extraordinaire. Gide aime à s'aventurer dans les abîmes, jamais il n'est remonté les mains vides et ses patients travaux ont déjà reculé les bornes de l'Inconscient. La pudeur artistique de Gide prend des formes diverses. Ainsi, grâce à Dostoïevski il a pu affirmer hypocritement (il n'attache à ce mot aucune défaveur) son goût pour la littérature infernale, qu'on s'entende, non pas l'érotique, mais celle qu'on nomme malsaine et « dangereuse », enfin celle qui n'est pas conforme à tous les canons de la Morale et de la Société. Tous ses ouvrages témoignent de ce goût. Dans Le Retour de l'Enfant prodigue, lisez les dialogues de l'Enfant avec le Père, avec le Frère aîné.

Gide critique nous a donné les Prétextes et les Nouveaux Prétextes, le second volume publié avec une épigraphe empruntée à Montaigne : « Nous ne faisons que nous entregloser. Tout formille de commentaires; d'aucteurs il en est grand cherté ».

Montaigne est à peu près le seul écrivain dont Gide ait subi l'influence, son scepticisme, son éternelle recherche de la vérité se sont mêlés dans le choix d'André Gide à l'équilibre, à l'ordre admirable de Gœthe. Gœthe et Montaigne, je l'ai dit plus haut, voilà ceux auxquels il doit le plus, et non pas comme on pourrait le croire, Nietzsche ou Dostoïevsky, qu'il a pourtant fréquentés longtemps.

Que ce soit la mort de Catulle Mendès, la publication du premier roman de M. Saint-Georges de Bouhélier ou quelque autre « actualité » artistique, André Gide [40] sait en tirer ce qu'elle a d'intérêt ou plutôt, ce qu'elle a d'intérêt, c'est lui qui le lui donne. Il a l'intelligence critique des grands créateurs (celle de Baudelaire ou de Stendhal). Il faudrait tout citer, y compris les Souvenirs de la Cour d'Assises. Prenons ceci dans les Nouveaux Prétextes, à propos de la sincérité :

 

« Seules les âmes très banales atteignent aisément à l'expression sincère de leur personnalité, car une personnalité neuve ne s'exprime sincèrement que dans une forme neuve. La phrase qui nous est personnelle doit rester aussi particulièrement difficile à bander que l'arc d'Ulysse. »

 

Et ceci (dans les Morceaux choisis) extrait d'une conversation avec un Allemand qui, en 1904, avait désiré connaître Gide, après avoir lu le passage de L'Immoraliste où Michel voyant Moktir voler les ciseaux feint de ne pas le voir :

 

— Il faut que je vous avertisse, Monsieur Gide, que je mens constamment

— De cela aussi (26) Von M. m'avait averti, lui dis-je.

— Oui, mais il n'a jamais compris la valeur de mes mensonges. Je voudrais vous faire comprendre ; ce n'est pas ce que vous croyez... J'éprouve le même besoin de mentir et la même satisfaction à mentir qu'un autre à montrer la vérité... Non, ce n'est ce que vous croyez... Tenez, par exemple : Quand quelqu'un entend un bruit subit à son côté, il tourne la tête (Il me saisit le bras) : moi pas ! ou, quand je la tourne, c'est volontairement : je mens. »

 

Voilà une des nombreuses notations qu'on trouve dans les ouvrages critiques de Gide. On doit en comprendre l'intérêt psychologique. Il y en a bien d'autres [41] dans les Lettres à Angèle (la fin de la lettre sur Nietzsche : Dieu vous mesure le bonheur !) le Journal sans Dates et tout ce que Gide a réuni dans ses livres de critique.

Cette plaquette n'a aucune prétention, sinon celle-ci peut-être : Je voudrais avoir inspiré à quelques gens d'esprit et à quelques jeunes gens d'esprit, qui l'ignorent ou qui le connaissent mal, le désir de lire ou de relire Gide. C'est un grand écrivain français que nous méconnaissons un peu, sans doute parce que nous sommes trop près de lui. On peut le mettre à côté des plus grands, il ne se confondra pas avec eux ; ce qu'il a d'essentiel apparaîtra toujours et pour reprendre, à son propos, un mot de Gœthe : « Il est beau de voir se réfléchir le monde dans cette âme. »

Peut-on mieux louer un écrivain et quand il s'agit d'André Gide, avec plus de justice ?

 

Février-Mars 1934. [42]


APPENDICE

 

En regard de l'indifférence qui accueillit les Nourritures Terrestres à leur apparition, et de la longue incompréhension qui maintint ce livre sous le boisseau durant vingt ans, nos lecteurs nous sauront gré de leur citer cette belle lettre d'Albert Samain.

 

Paris, 18 Juin 1897

 

Cher Monsieur,

Oh ! que je vous suis reconnaissant du beau livre que vous nous avez donné. Comme j'ai été conquis par cette sincérité urgente, par cette franchise passionnée et magnifique. C'est là ouvrir toutes grandes les portes de son cœur, et je ne sais qu'admirer le plus de ce courage sans réserve, ou de cette exaltation qui vous en a rendu capable ; car c'est ce qui m'a frappé par dessus tout, cette véhémence de conviction, cet emportement, cette « ferveur » enfin (pour me servir de votre mot favori) qui d'un bout à l'autre du livre brûle à travers les pages et communique peu à peu à l'âme sa fièvre, j'oserai dire sa frénésie. Pour mon compte je me suis livré tout entier à sa griserie émouvante, et plus d'une fois il m'est arrivé de suspendre ma lecture, sentant presque mon cœur battre trop vite, et m'arrêtant [45] un moment comme, au milieu d'une ivresse on garde un moment son verre immobile près de ses lèvres. Pression irrésistible de l'éloquence, de la vraie éloquence, celle qui mobilise toutes les énergies de l'âme. Des formules comme celles-ci me remuaient profondément :

 

Que ta vision soit à chaque instant nouvelle

Le Sage est celui qui s'étonne de tout.

 

avec les dix lignes définitives qui suivent, et commentent.

N'aurait-elle pu au reste servir elle aussi d'épigraphe à votre livre cette belle formule ? Ce que vous avez voulu, ce que vous avez tenté, ç'a été de vous refaire une âme d'enfant, simple devant l'univers, curieuse éperdument de tout, des sons, des couleurs, des odeurs, des eaux, des bêtes, des plantes, et divinement gourmande de la vie; et en effet, de plus d'une page l'imagination mobile, neuve, et directe d'un enfant s'amuserait infiniment ; nul apprêt ni dans la composition, les sensations versées pêle-mêle devant lui, mais jolies, pittoresques, et brillantes et coloriées comme des jouets. Excusez ce mot, mais ne résume-t-il pas sous sa forme un peu naïve et puérile tout votre enseignement à Nathanaël. Ne lui dites-vous pas : « Je t'ouvre la porte de l'étude ; plus de devoir ; plus d'encre, plus d'horribles pensums ; va, Nathanaël, cours dans le jardin, cours dans le verger, cours de toutes tes forces, puis respire à pleins poumons ta vie, et extasie-toi du ciel ; jouis de ton sang, jouis de ton cœur, jouis de ta chair, jouis de tes yeux. Regarde, le monde n'est qu'un grand magasin de joies. Amuse-toi. »

Et sans l'embarrasser de solennelles et vaines casuistiques, [46] vous lui mettez simplement entre les mains un beau livre d'images : les « Sources plus délicates au soir, délicieuses à midi »... la ferme, les greniers — la laiterie — les granges — l’étable intolérablement tiède où les vaches sentent si bon, le pressoir — la distillerie alambic… « ah, goutte d'or qui va suinter »... puis aussi les Villes : « Florence, grain de myrte et couronne de svelte laurier » — Monte Pincio à Rome avec cette grande allée « où il coulait de la lumière ». Tunis « avec dans tout l'azur rien que ce qu'il fallait de blanc pour faire une voile », et l'herbe du Sahel si douce ! et Blidah ! « Blidah ! fleur du Sahel ! petite rose ! ». Les pages tournent et c'est le vieux mot éternel et enfantin de l'impatience heureuse qui monte aux lèvres : « Encore ! Encore ! ».

Des notes alors ? Des griffonnages de calepin jetés à la volée —  Non, cuistre, des gouttes d'âme qui tombent toutes chaudes... des phrases frémissantes comme des étreintes... des lignes tragiques comme toute confession « vacillement de la flamme sur la page blanche. Respiration. Sanglot. Lèvres serrées. Convictions trop grandes. Angoisses de Sa PENSEE ». Et des caresses comme « Il était là contre moi ; je sentais aux battements de son Cœur que c'était une créature vivante. »

C'est bien là, le « livre d'une âme », d'une âme qui fouille fébrilement au cœur des choses, que tout exalte et qui voudrait tout étreindre et qui se désespère d'amour. Amour ! partout ce mot jaillit, éclate, ruisselle. Si quelque magie pouvait jeter le livre en son creuset, c'est de l'amour, brillant et pur comme de l'or, qu’elle trouverait au fond. Ah ! de quelle poitrine, vous jetez le cri vers la liberté ! Car c'est la liberté qui vous a rendu à l’AMOUR. Maintenant pourquoi Nathanaël ? Parce que chez les grandes âmes le bonheur est en [47] quelque sorte actif, et qu'il exige d'être partagé. Ces extases-ci n'ont point affaire avec la jouissance précieuse, et résorbée de l'égoïste à sang froid ; c'est de la joie, débordante, généreuse, rayonnante qui tout naturellement tourne en hymne. Alléluia sur les grandes orgues de vie et du Soleil ! C'est de la joie qui ne croit plus au péché, il est vrai, mais qui croirait démériter tout de même, si elle se gardait solitaire. On dit que, dans l'ordre naturel, tout organisme arrivé à sa plénitude, éprouve le besoin de se répandre au dehors, de se donner ; et la satisfaction de ce besoin, par l'admirable enchaînement des lois, devient pour lui, dans un maximum de vie, son maximum de jouissance. Ne serait-ce point là l'équivalent de ce phénomène moral de prosélytisme qui se passe dans les âmes riches et généreuses (creusez ce mot — généreux, génération, engendrer), Nathanaël en ce cas m'apparaîtrait bien comme le fils très cher, et très vivant de vos entrailles, l'enfant adoré de vos plus beaux « instants », et vraiment le meilleur de vous-même donné aux hommes comme une brûlante semence de bonheur et de vérité.

Il me plaît, quant à moi, de l'imaginer ainsi et de mêler par là à mon admiration pour votre talent une admiration égale pour votre cœur.

 

Albert SAMAIN [48]

 

 

(1) A Propos des Déracinés, L'Ermitage (février 1898). Morceaux choisis (Editions de la N. R. F., 1921).

 

(2) N. R. F. (1er fév., 1er mars, 1er mai 1er novembre, 1er décembre 1920). Pages choisies d'André Gide. (Crès, 1921).

 

(3) Librairie de l'Art Indépendant et Perrin.

 

(4) Les Nourritures Terrestres.

 

(5) Les guillemets sont nécessaires pour donner à l'épithète le sens péjoratif qu'on lui attribuait.

 

(6) Sans guillemets, cette fois.

 

(7) Qu'on ne cherche plus cette dédicace aujourd'hui. Louys l'a supprimée plus tard après une brouille qui l’éloigna de Gide.

 

(8) Balzacien ? L’homme d’esprit qui écrivait que la plus grande tragédie de sa vie avait été la mort de Lucien Rubempré, qui disait que c’était un chagrin dont il ne s’était jamais consolé, pouvait bien choisir un pseudonyme dans l’œuvre de Balzac. N'oublions pas cependant qu'un des parents de Wilde portait le nom de Melmoth.

 

(9) Le groupe symboliste (l'entourage de Mallarmé) ne comprit plus l'œuvre de Gide à partir des Nourritures Terrestres. Henri de Régnier, le meilleur représentant de ce groupe, écrivait dans le Figaro du 12 mars 1924 :

« J'ai honte d'avouer que j'ai peine à m'intéresser à l'œuvre et la personnalité de M. André Gide. Quelques livres de jeunesse annonçaient en lui un certain talent... »

Ces livres, c'étaient Le Traité du Narcisse, La Tentative Amoureuse, et surtout Le Voyage d'Urien. Depuis, André Gide cessa d'exister pour M. Henri de Régnier et pour tous ceux de son groupe alors que sans doute il commençait d'exister vraiment.

 

(10) Il faut signaler, à titre d'exception, un article de l'Action Française (janvier 1924), où M. Léon Daudet met André Gide au rang des premiers écrivains français et le propose à l'admiration de ses lecteurs — ce qui doit les déconcerter.

 

(11) Souvenirs et non étude critique.

 

(12) Un tirage à part en avait paru quelques années auparavant.

 

(13) Dostoïevsky (Plon, éditeur).

 

(14) Que Vers et Prose avait publié en 1907.

 

(15) L’Immoraliste.

 

(16) D’ailleurs, il a menti probablement, en partie du moins. Il y aurait à discuter là-dessus.

 

(17) Paludes.

 

(18) Car il n'est point toujours donné aux meilleurs esprits de rencontrer les meilleures formules et Dada offre au hasard le plus grand nombre de chances. D'ailleurs, l'idée qu'exprimé cette formule n'appartient pas en propre à M. Picabia. Schopenhauer, entre autres, dit quelque part : « L'homme fabrique des démons, des dieux, des saints à son image ».

 

(19) Peut-être aussi de cette notion nouvelle de l'homme qu'il nous propose, opposée à la notion classique de l'homme « racheté » par le sang du Christ. L'homme de Gide ne reconnaît pas la créance eucharistique.

 

(20) Morceaux choisis.

 

(21) Morceaux choisis.

 

(22) Et personne n'y eût songé. Cela faisait sans doute partie de ce qu'André Gide avait d'irremplaçable, de « différent ».

 

(23) En vérité, je n'en doute pas.

 

(24) Encore.

 

(25) Ou plutôt la Sainteté.

 

(26) Cet Allemand sortait de prison. Il avait volé un de ses amis.