Portrait et Autographe
DOCUMENT POUR L'HISTOIRE
DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
PARIS
Editions de LA NOUVELLE
REVUE CRITIQUE
(Ancien Carnet Critique)
16, Rue José-Maria de Hérédia. 16
1924
Sa Vie
J'entends sa
vie publique et ceci n'est qu'un essai de biographie littéraire.
Dans ses livres. André Gide a livré de lui-même ce qu'il a choisi.
Je sais bien aussi qu'il est difficile de séparer la vie littéraire
de l'autre vie et qu'en littérature Madame Bovary, c'est toujours Moi,
comme le disait Flaubert. Et cependant l'ermite de Croisset voyait
ces héros de l'extérieur, ne se mettait pas à leur place. D'ailleurs
cette méthode grossièrement objective, et trompeuse laissait peut-être
à la personnalité de l'auteur plus d'importance qu'il ne le croyait
lui-même. Voyez Homais. Mais cela nous entraînerait trop loin. C'est
d'André Gide qu'il s'agit et si l'occasion n'était trop belle, le moment
ne serait pas venu de dire qu'il a longtemps aimé Flaubert dont la correspondance
lui fut un livre de chevet durant toute une époque de son existence
où je ne suis pas encore arrivé. Il est né à
Paris, en 1869. « Né à Paris, d'un père Uzétien [7] et d'une mère Normande,
où voulez-vous, Monsieur Barrès, que je m'enracine »(1). Par sa
naissance, il appartient au culte réformé et les ennemis zélés qu'il
compte dans tous les partis ont rarement omis d'attribuer le plus possible
à sa formation religieuse les défauts qu'ils lui ont découverts. Disons
cependant pour éclairer les lecteurs et peut-être les critiques : André
Gide est protestant, né de père et mère protestants, mais sa mère était
issue d'une famille catholique. Il a passé ses premières années dans
la famille de sa mère et chez sa grand'mère paternelle, à Uzès. On peut
lire ses délicieux souvenirs d'enfance dans les fragments parus de Si
le Grain ne meurt (2). Il avait commencé
ses études à l'Ecole Alsacienne de Paris, mais, peu robuste, il fut
contraint de les interrompre à douze ans environ et depuis cette époque
où il dut beaucoup voyager et vivre beaucoup à la campagne, il ne les
suivit plus que par intermittences. Après un intervalle de plusieurs
années, il « rentra » en rhétorique toujours à l'Ecole Alsacienne où
il connut Pierre Louys avec qui il se lia intimement ; c'était pour
lui un camarade presque quotidien. Louys lui dédia ses premiers livres
: Astarté, Chrysis, Léda, rares plaquettes éditées par la Librairie
de l'Art Indépendant et l'admit naturellement au nombre des rares collaborateurs
de La Conque. Gide, à 18
ans, préparait, commençait déjà les [8] Cahiers d'André Walter. Il les pensait ; il les
songeait (ce mot appartient mieux qu'un autre au vocabulaire de l'époque).
En 1891, ils furent publiés sans nom d'auteur et comme une œuvre posthume
chez deux éditeurs à la fois (3). André Gide croyait au succès de son
œuvre. Il se trompait, c'était la gloire qu'il lui fallait attendre,
mais la gloire n'est pas pressée. D'ailleurs le succès qu'il obtient
aujourd'hui sans l'avoir, on peut le dire, jamais recherché, André Gide
ne le doit pas seulement à son génie, mais aux attaques récentes dont
il fut l'objet de deux parts bien différentes. D'un côté, Henri Béraud
debout sur une barricade faite de pavés de l'ours arrachés dans les
rues de Paris ; de l'autre, Henri Massis qui, dans le manteau sombre
de la Foi se taille habilement une soutane d'inquisiteur. Celui-ci que
Gide appela « mon disciple malgré lui » lutte avec des armes plus subtiles
dont quelques-unes pourraient bien avoir été dérobées à l'auteur de
l’Immoraliste. En 1891, il
ne l'est encore qu'en puissance. Je ne m'excuse pas cependant d'aller
trop loin, de revenir en arrière, de m'écarter ; pour représenter André
Gide, je n'essaierai pas de dessiner un profil à la David ; je voudrais
le situer dans le cadre mouvant d'idées et de sensations, de sentiments
spirituels où nous apparaît sa figure ainsi qu'en un miroir enchanté.
Que ceux qui se mirent trop longtemps dans ces eaux magiques craignent
d'y laisser leur reflet et de ne pouvoir plus suivre le perfide conseil
: « Nathanaël... Quitte-moi... Quitte-moi... » [9] (4). ...Pourtant,
si la. grande presse ne leur ouvrît point ses colonnes, Les Cahiers
d'André Waller ne furent pas mal accueillis dans les milieux littéraires
avancés. Marcel Schwob et Maurice Barrès les goûtèrent fort.
Maeterlinck, interrogé par un journaliste, cita André Walter qu'il croyait
réellement mort, parmi ses auteurs de prédilection. On a beaucoup
parlé de la lenteur de composition d'André Gide, on l'a comparé, à ce
point de vue, à Flaubert. Il s'en défend : « Quand je suis pris par
mon sujet, disait-il un jour, ma plume ne va pas assez vite ». Les
Poésies d'André Walter furent écrites en 8 jours à la campagne,
la même année que le Traité du Narcisse, théorie du symbole,
à quoi répliqua Pierre Louys par sa Léda. J'ai dit que Pierre
Louys était alors l'un des amis les plus intimes d'André Gide ; celui-ci
s'en était fait quelques autres dans les deux cercles littéraires qu'il
fréquentait : chez Hérédia, chez Mallarmé. Hérédia n'avait pas encore
publié les Trophées et son œuvre, en partie inédite, n'en était
que plus fidèlement imprimée dans la mémoire des jeunes symbolistes.
Pierre Louys et Henri de Régnier, lié depuis peu avec Gide, l'avaient
introduit chez Hérédia. Il fut « terriblement déçu » d'abord. Mais détachons
ce portrait (de Si le Grain ne meurt) :
« A quel point
Hérédia ressemblait peu à l'idée que je me faisais alors d'un poète,
c'est ce qui d'abord me consterna. Aucun silence en lui, aucun mystère
; nulle nuance dans le bégayant claironnement de sa voix. C'était un
petit homme, assez bien fait, quoique un peu court et replet ; mais
il cambrait d'autant jarret et taille, et marchait en faisant sonner
tes talons. Il portait la barbe carrée, les cheveux en brosse,
et un lorgnon par dessus lequel, ou, plus souvent, à côté duquel, il
jetait un regard singulièrement trouble et voilé, sans malice aucune.
» [10] « Il accueillait
à bras ouverts, et son accueil était si chaud que l'on ne s'apercevait
pas tout de suite que son cerveau était un peu moins ouvert que ses
bras. »
Gide vint assidûment
rue de Rome, le mardi soir. La petite salle à manger de Mallarmé était
un véritable temple où les fidèles hebdomadaires écoutaient pieusement
la « Parole » du Maître. Parole incomparable, mais apprise, composée
d'avance comme une divagation. « Certainement, Mallarmé préparait ses
conversations » écrit André Gide dans le fragment déjà cité plus haut
de Si Ie Grain ne meurt, où je découpe encore ce dessin :
Certains soir que l'on n'était pas trop nombreux autour de la petite table,
Madame Mallarmé s'attardait, brodant, et près d'elle sa fille. Mais
bientôt l'épaisseur de la fumée les faisait fuir, car au milieu de la
table ronde autour de laquelle nous étions assis, un énorme pot à tabac
où l'on puisait, chacun roulant des cigarettes ; Mallarmé lui-même fumait
sans s'arrêter, mais de préférence une petite pipe de terre. Et vers
onze heures Geneviève Mallarmé rentrait, apportant des grogs ; car,
dans ce très simple intérieur, il n'y avait pas de domestique, et à
chaque coup de sonnette le Maître lui-même allait ouvrir. »
André Gide
aimait, admirait et respectait Mallarmé. Il était alors assez timide
et volontiers silencieux, mais il regardait, il écoutait avec une attention
passionnée ceux qu'il savait dignes d'être regardés, écoutés. « Vous
écoutez avec les yeux ! » lui dit Oscar Wilde et Mallarmé, voulant perpétuer
cette attention dont il aimait l'ardeur, écrivit sur la page de garde
d'un rare exemplaire de ses Poésies :
Attendu qu'il
y met du sien Vous, feuillets
de papier frigide Exaltez-moi
musicien Pour l'âme
attentive de Gide. [11]
Mallarmé avait
beaucoup d'affection pour lui et, en toute occasion, lui témoignait
de l'intérêt. Un intérêt précieux, toujours en éveil. Le mot que je
vais rapporter en donnera peut-être une idée, et une idée aussi des
préoccupations qu'on pouvait avoir, en 1893, dans le meilleur monde
littéraire. Après La Tentative Amoureuse, Gide publia Le Voyage
d'Urien qui fut au préalable annoncé sous ce titre : Voyage
au Spitzberg dans La Wallonnie (dirigée par Albert Mockel).
Cette annonce émut Mallarmé. Il crut un instant que Gide, renonçant
pour un livre au moins à la littérature d'imagination avait écrit la
relation d'un vrai voyage et quand il s'aperçut qu'il s'agissait d'un
voyage sur « l'Océan Pathétique » : « Ah ! vous m'avez fait peur » dit-il
à André Gide, non sans trahir encore son inquiétude passée. C’est qu'alors
on prenait au sérieux l'art — la littérature. Il y avait des écoles
difficiles dans le choix de leurs élèves, et l'on pouvait se passionner
pour ou contre le naturalisme, par exemple, sans offrir au public le
spectacle de ces passions. Chez la plupart des écrivains de cette génération,
chez les meilleurs, l'amour des lettres était ardent et discret. Ils
avaient des opinions littéraires, ce qui devient aujourd'hui presque
aussi rare qu'au temps dont je parle les opinions politiques ou les
convictions « morales » (5). Par contre, il est vrai qu'aujourd'hui
la mode revient de ces opinions politiques et de ces convictions morales
(6). Le voyage imaginaire
de Gide à travers la faune et la flore symbolistes fut bientôt suivi
d'un autre, réel, [12]
en
des lieux où soufflait un vent plus vif. Simplement, Gide partit pour
l'Afrique en compagnie d'un ancien condisciple de l'Ecole Alsacienne
Paul-Albert Laurens, fils du peintre alors célèbre Jean-Paul Laurens
et peintre lui-même à qui l'on doit le portrait qui orne la première
édition (en deux volumes si joliment imprimés) des Caves du Vatican
(1914) où la guerre exila quelques-uns des personnages les plus
attachants animés par André Gide. Là se place un événement important
dans sa vie et pour son œuvre, le plus important peut-être, car il est
sans doute la cause première des Nourritures Terrestres, c'est
à cela que l'auteur dût probablement son appétit. En Tunisie, il tomba
gravement malade. L'hiver venait qu'il passa dans Biskra, luttant contre
le mal et tâchant de se rétablir. L'hiver de 1893-94. A Paris, rue Balzac
et rue de Rome (chez Hérédia, chez Mallarmé), dans la lourde poussière
des idées, dissertaient les « confrères ». Pierre Louys, en voyage aussi,
écrivait les chansons de Bilitis (7) dédiées encore à André Gide. Celui-ci, pour
la première fois, prenait contact avec une terre nouvelle, des mœurs
étrangères, un autre esprit, une autre religion. Ce premier contact
eut sur lui une influence décisive et telle qu'aucun livre n'en
eut jamais, même ceux qui le touchèrent le plus profondément. Quelle
place tient l'Orient (l'Arabie, l'influence arabe) dans l'œuvre d'André
Gide (Les Nourritures Terrestres, l’Immoraliste, Amyntas),
elle ne peut être encore mesurée. De retour à Paris, à peu près guéri, transformé, Gide ne trouva plus respirable l'air des salons littéraires [13] où il avait vécu. Il protesta ; il écrivit Paludes. Paludes, préface, introduction aux Nourritures Terrestres. Ce livre fut écrit pendant la saison froide, dans un petit village du Jura, à La Brévine (au-dessus de La Chaux-de-Fond), où plus tard retentiront les purs accords de la Symphonie Pastorale. Gide ne le quitta que pour retourner en Algérie (après un court passage à Paris; dont le souvenir continuait de le hanter. Il y retrouva Oscar Wilde qu'il avait déjà fréquenté à Paris quelques années auparavant. Ce fut l'une des plus curieuses rencontres de ce voyage que celle de ce Wilde enhardi, grandi, lyrique, farouche, mené par une fatalité, à laquelle il ne voulait ni ne pouvait se soustraire, fuyant l'art, adorant le soleil, adorant la vie. Il disait à André Gide : « ...Toute la pensée se trouve repoussée jusqu'en Norvège et en Russie, là où ne vient jamais le soleil. Le soleil est jaloux de l'œuvre d'Art. » . Gide devait
le revoir plus tard, après ce « quelque chose d'autre » qu'il attendait
pour couronner l'œuvre d'art de sa vie et qui fut le hard labour,
Gide devait le revoir à Berneval, petit hameau perdu aux environs
de Dieppe où le prisonnier de Reading s'était établi sous le
nom balzacien (8) de Sébastien Melmoth, Sébastien blessé par
les flèches de la livrée du bagne. C'est en prenant congé de son visiteur
qu'il lui dit : « N'écrivez plus jamais Je. En art, il n'y a
pas de première personne ». Ici le droit d'errer que je me suis
accordé tout [14] à l’heure me permet une importante observation.
Wilde assurément se trompait en demandant à André Gide de ne plus écrire
je. S'il n'y a pas, en art, de première personne, pourquoi n'y
aurait-il pas une personne unique ? L'auteur ne peut-il avoir le souci
de se confondre avec l'être qu'il a créé et, faisant abstraction de
sa propre personnalité, laisser tout empire à celle de son héros ? Mais
le public toujours se fie aux apparences : le l'ait d'employer la première
personne dans un récit ne veut pas dire qu'on s'y confesse ; la fiction
intervient aussi dans la littérature confidentielle; il n'y a là qu'une
question de forme. Bien loin d'être subjectif, ainsi qu'on semble souvent
le croire, le mimétisme artistique auquel je fais allusion n'offre-t-il
pas la plus extrême façon de s'objectiver ? C'est le comble de la dépersonnalisation,
le contraire de l'objectivisme à la Flaubert. Celui-ci construisait
des personnages en relief, prenant garde d'y rien mettre de lui-même,
comment n'eussent-ils pas secrètement emprunté de quoi vivre dans le
monde subjectif au responsable, à celui qui les avait créés ? En 1897, parurent
Les Nourritures Terrestres ; sous le titre de Ménalque une
partie en avait déjà paru dans L'Ermitage, pour inaugurer la
nouvelle série dirigée par Edouard Ducoté. Gide collabora régulièrement
à L’Ermitage. Il y donna Les Lettres à Angèle et d'autres
articles critiques qui formèrent les principaux éléments des Prétextes.
Les Nourritures Terrestres causèrent aux amis de Gide une grande
surprise et surtout une déception (9). Certains lui reprochèrent de
[15] trahir
« l'art », de passer à l'ennemi, à la vie. On n'admettait pas cette
exaltation, cette émotion : « Don du poète: celui d'être ému pour des
prunes ». Cette phrase du quatrième livre des Nourritures Terrestres
parut ironique. Elle ne l'était pas. Aucune ironie dans les Nourritures
Terrestres et sans doute est-ce jusqu'à présent le seul ouvrage
de Gide où l'on n'en trouve pas. (Il y en a partout : même dans La
Porte Etroite). Là, il affirmait, il admirait, il s'enthousiasmait.
Cet hymne fut mal entendu. Il y eut dans toute la presse trois articles
sur Les Nourritures Terrestres; l'un dans L’Ermitage (évidemment),
un autre de Marc Lafargue dans l’Effort, jeune revue Toulousaine,
un autre de Gabriel Trarieux dans L'Art et la Vie. C'était peu,
comme on le voit. Vingt ans après, quand le livre fut réimprimé, il
n'y eut dans toute la presse aucun article. Et c'est aujourd'hui l'ouvrage
d'André Gide le plus recherché. Ceci prouve simplement qu'un bon livre
peut attendre et, si extravagant que cela paraisse à l'heure actuelle,
se passer de la presse et de la publicité. Certes, cela n'enrichit point
son auteur et les feuilles de vente de l'œuvre d'André Gide, à la librairie
du Mercure de France, n'élèvent pas très haut leur graphique,
mais ce n'est point ici le lieu de disserter sur les effets de la publicité
littéraire ; il n'y a qu'une valeur que le temps ne déprécie point :
celle du véritable talent. On le sait, le génie est patient. André Gide
avait osé jeter sa pierre dans « les jardins [16] de la nuit » symboliste. Cela fit scandale,
car alors les gens de lettres, comme les malheurs du proverbe russe,
allaient par troupes. Les revues littéraires abondaient. On se groupait
et chacun se croyait le centre d'attraction du groupe. Et tous ces groupes
se combattaient souvent entre eux. Il n'y a pas dix ans que commença
le régime individualiste qui subsiste aujourd'hui dans la « République
des Lettres ». André Gide avait fondé une revue des plus intéressantes
avec Pierre Louys, Henri Albert (le traducteur de Nietzsche), Jean de
Tinan, André Lebey, Henri de Régnier, Paul Valéry et Ferdinand Hérold.
La revue Le Centaure était exclusivement rédigée par tous ceux
que je viens de nommer. Ainsi plus tard, L'Ermitage, au moment
où Gide commençait d'y publier les Lettres à Angèle, fit un choix
parmi ces collaborateurs et n'en garda qu'un « petit noyau ». De 1897 à 1902,
date de l’Immoraliste, André Gide publia un « traité » Philoctète,
des Feuilles de route et une sotie Le Prométhée mal enchaîné.
Il publia aussi Le Roi Candaule, pièce en trois actes que
L’Œuvre avait représentée en 1901. Les rôles principaux en étaient
interprétés par Mme Henriette Roggers, MM. de Max et Lugné-Poë.
Devant l'attitude, on peut dire hostile, que le parti politique et littéraire
de « droite » (10) paraît avoir adoptée à l'égard d'André Gide, il n'est
pas sans intérêt de mentionner un article élogieux que Charles Maurras
publia dans la Gazette de France du 4 juillet 1899 à propos du
Roi Candaule. Sans doute y prêchait-il un peu pour son Salut:
le Nationalisme Intégral [17] mais cependant... et déjà l'année précédente il avait publié
dans la Revue Encyclopédique un article en somme assez louangeur
sur le Prométhée. Mais l’Immoraliste vint. Avant l’Immoraliste,
citons encore, Saül pièce en 5 actes (publiée pour la première
fois en 1902 et pour la première fois représentée au théâtre du Vieux-Colombier
en 1922) qui fut écrite (à Rome, presque entièrement) peu de temps après
les Nourritures Terrestres. Peut-être y a-t-il dans cette pièce
la clef des œuvres d'André Gide. Dans l'école
symboliste, le roman était en grand discrédit. L'Immoraliste, bien
qu'il soit ainsi qualifié dans l'édition ordinaire, n'est pas à proprement
parler un roman, c'est un récit. Gide n'a pas encore publié de « roman
», au sens qu'il attache à ce mot. Il a une conception du roman très
différente de celle de nos contemporains. Pour écrire un roman, il ne
suffit pas de dépeindre des sentiments, des caractères. Un roman doit
rassembler plusieurs personnages de premier plan et, surtout, selon
l'esthétique d'André Gide, des personnages différents ou opposés. Donc
L'Immoraliste, récit, parut, d'ailleurs sans aucun succès. On
ne remarqua point tout ce que le livre offrait à l'intelligence. On
n'eut pas même l'occasion de le remarquer. La presse resta pour ainsi
dire muette, et je ne parle pas de la grande presse, bien entendu. La
grande presse alors ne s'occupait pas de littérature. Il y eut trois
articles dans les journaux bruxellois. L'un d'Edmond Picard, dans Le
Peuple, les deux autres dans Aujourd'hui et dans Le Petit
Bleu. A citer aussi deux articles d'Edmond Jaloux, dans La Renaissance
Latine, et de Lucie Delarue-Mardrus dans la Revue Blanche. Ce
fut tout. Bref, l'insuccès
fut tel que sept années plus tard, en [18] 1909, lorsque Gide remit le manuscrit
de La Porte Etroite au Mercure de France, l'ouvrage ne
fut tiré qu'à mille exemplaires, alors que le moindre livre du moindre
poète inconnu (mais en édition l'inconnu peut être une promesse de succès)
était tiré d'office à deux mille mais l'année suivante, à la suite d'un
article élogieux d'Edmund Gosse, dans la Contemporary Review, le
livre qui était épuisé, fut réimprimé. Durant cette
période de sept ans, André Gide, découragé, abattu, pensa renoncer à
écrire. Un tel silence l'étouffait. Ce qu'il publia pendant cet intervalle
qui sépare deux de ses œuvres les plus importantes était écrit auparavant.
Un peu après la publication de l'Immoraliste, il avait pris la
succession de Léon Blum qui faisait la critique des livres à la Revue
Blanche. Ces pages vinrent s'ajouter dans les Prétextes aux
feuillets des Lettres à Angèle, aux conférences, aux notes que
Gide avait dans ses cartons. Amyntas, c'était une manière de
suite aux Nourritures Terrestres. Au milieu de cet ennui où se
laissait aller André Gide, il se produisit un petit fait qui contribua
beaucoup à lui rendre confiance. Le hasard voulut qu'un jour une interview
d'Octave Mirbeau, relatée dans un quotidien, lui tombât sous les yeux.
Gide, à l'égard de Mirbeau, s'était montré toujours assez dur ; dans
les premières Lettres à Angèle, il le raille du reste avec esprit.
Mirbeau avait sans doute une « nature », un « tempérament »,
mais c'était un « tempérament » qui ne plaisait pas à Gide. Suivant
les mœurs littéraires de l'époque (et de toutes les époques), André
Gide ne pouvait donc guère attendre de la part de Mirbeau que de la
malveillance ou, pour le moins, un jugement sévère ou dédaigneux. Il
n'en fut pourtant pas ainsi, et l'auteur du Jardin des Supplices
cita au journaliste : « L'Immoraliste », ce livre admirable
dont on n'a pas assez parlé ». [19] A vrai dire,
on n'en avait pas parlé du tout, l'ouvrage avait passé inaperçu et Gide
fut reconnaissant à Mirbeau qui, le premier, lui avait rendu justice.
Cette phrase lui ouvrit les yeux sur le travail latent et souterrain
d'un livre dans l'opinion. Alors qu'un ouvrage semble oublié à jamais,
il laisse cependant de son passage des traces ineffaçables. L'esprit
souffle où il veut. La vie des idées est invisible et mystérieuse. Après La
Porte Etroite parurent successivement Oscar Wilde (11) (1910)
dont j'ai cité deux phrases, les Nouveaux Prétextes (1911) formés
surtout par le « Journal sans dates » et par les articles que Gide donnait
presque chaque mois à la Nouvelle Revue Française où son récit
La Porte Etroite avec déjà paru, puis, la même année que les
Nouveaux Prétextes un autre récit Isabelle. Cette même
année féconde Gide publia encore chez Figuière deux plaquettes : Charles-Louis
Philippe, conférence et Dostoïevsky d'après sa correspondance
(12), premières réflexions d'André Gide sur le grand romancier russe
(et l'on peut dire, je crois, le premier romancier vraiment russe)
qu'il étudia récemment dans une série de conférences, de leçons si intéressantes,
autant parce qu'elles révélaient de lui-même que de Dostoïevsky, et
dont les notes composèrent le volume publié en 1923 (13). En 1912, parut
Le Retour de l'Enfant prodigue (14) réuni à cinq autres traités
dont les éditions étaient épuisées. En 1914, les Souvenirs de la
Cour d'Assises (Gide avait été juré à Rouen). [20] En 1914, je
crois y avoir fait allusion déjà, André Gide fit paraître un autre ouvrage
: Les Caves du Vatican, qu'un lecteur peu avisé prendrait volontiers
pour un roman, mais s'il y peut rencontrer plusieurs personnages assez
différents les uns des autres, il y chercherait en vain les conflits
d'idées ou de caractères qui, selon la formule de Gide, caractérisent
le roman. Ce dernier livre parut à la veille de la guerre, et son succès
en fut compromis, et c'est grand dommage, car il s'agit là sans doute
d'une des meilleures œuvres de Gide: la meilleure peut-être, ou du moins
la plus inquiétante, la plus mystérieuse ; mais Gide a la réputation
d'un auteur sévère et une réputation mal fondée ne se perd pas facilement.
En 1918 il donna à la Nouvelle Revue Française une traduction
du Typhon, de Joseph Conrad et en 1919 une traduction du « Gitanjali
» de Rabhidranath Tagore (sous ce titre : L'Offrande lyrique)
déjà traduit du bengali, dialecte maternel du poète hindou, en anglais.
C'est à quarante ans sonnés que Gide commença d'apprendre l'anglais,
pour lire dans le texte les poètes, Shakespeare, De Foë, Fielding, George
Eliot, et sans doute l'étonnante Emily Brontë, auteur de Wuthering
Heights, (traduit en français sous ce titre : Un Amant) l'étrange
roman qui, dans le monde des lettrés, a des fidèles fervents et secrets
(de jeunes Anglaises sourient dans les soirées où l'on n'ose pas prononcer
le nom d'Oscar Wilde parce qu'elles viennent de murmurer tout bas le
nom de la jeune fille romantique morte une nuit d'hiver dans une sombre
maison battue par le vent). L'allemand,
il l'avait appris dans son enfance, très mal du reste. Cela, cependant,
l'aida à lire Goethe dont l'influence a été sur lui dominante. Influence
complétée, corrigée par celle de Montaigne avec laquelle elle se confond;
ces deux-là, il les a subies mais il n'a guère [21] subi que ces deux-là; il a échappé à celle de Dostoïevsky,
à celle aussi de Nietzsche qu'au premier abord on serait tenté de chercher
à travers son œuvre. Ce qu'on peut répéter en passant, c'est que pour
Gide les vraies influences n'ont pas été littéraires, livresques. Celle
de l'Afrique fut considérable, il y a aussi toutes celles qui furent
humaines sur lesquelles je n'ai rien à dire. Un auteur nous donne ses
livres. Le reste ne nous regarde pas. Les discussions sur l'identité
de Gide avec Michel (15) sont vaines. Stendhal eût-il menti, on ne peut
pas, je pense, avancer que ses journaux seraient aussi passionnants,
mais cependant, s'il a menti, il semble que l'intérêt psychologique
doive rester le même (16). Un auteur écrit Je et tout de suite,
on se met à la recherche de ce qui, en lui-même, peut ressembler aux
sentiments, aux goûts du personnage qui raconte. Cela change-t-il en
quoi que ce soit la valeur ou l'agrément d'un livre ? Peut-être après
tout, mais je n'ai pas ici le loisir de chercher pourquoi d'autant que
je voulais d'abord prouver le contraire, c'est bien assez d'avoir donné
presque raison au lecteur. Pourtant, disons encore que le fait d'écrire
un roman à la première personne ne veut pas dire qu'on l'ait vécu. Je n'ai pas
cité, je crois, La Symphonie Pastorale, l'une des œuvres les
plus réussies de Gide, l'une où son génie s'est représenté non
pas peut-être avec le plus de force, mais avec la plais grande pureté.
En 1921 (la même armée) la Nouvelle Revue Française publia un
recueil de Morceaux choisis d'André Gide. Lui-même a fait ce
choix, c'est dire que le recueil offre une image exacte de son œuvre,
car Gide est l'un des hommes d'aujourd'hui qui sache le mieux se connaître
et se [22] deviner.
En épigraphe aux Morceaux choisis, cette phrase est épinglée
: « Les Extrêmes me touchent ». Son sens ne prête pas à méprise
et je n'oserais pas même avertir d'y prendre garde, si quelqu'un ne
m'eût dit un jour que Gide avait sans doute écrit cette phrase par sympathie
pour les dadas ! Pas la peine d'insister, j'espère, il est bien entendu
que les extrêmes dont il est question, ce sont les deux pôles d'une
idée, d'un sentiment, etc… et non ceux qui occupent l'un de ces deux
pôles. Mais ceci fait songer à autre chose : Gide et Dada. On
a cru voir dans l'intérêt qu'il a montré pour ce « mouvement » littéraire
un souci de plaire à la jeunesse et une trop grande indulgence à son
égard. Ce n'est pas cela. Dada (pris comme entité) s'est attaqué
d'abord à l'Art, puis à la conscience ; la conscience, la connaissance
artistique et rationnelle lui a semblé néfaste, il a tenté de la supprimer
pour amener le règne de l'Inconscient, ou plutôt règne de l'Absolu,
d'aucuns même assurent que c'était tout simplement le règne de Dieu.
Dada lutta, diraient les compagnons anarchistes, pour l'idée,
pour la divinité. Quelle ? au moins la divinité de l'homme. Or, Gide
pouvait-il se désintéresser d'un tel effort (les résultats : l'échec
ou le succès ici n'ont pas d'importance) non seulement parce que tout
ce qui affecte l'esprit ne saurait le laisser indifférent mais encore
et surtout parce que le mouvement Dada est, dans son principe,
idéaliste? Gide a, le premier sans doute parmi les contemporains, réclamé
la part de Dieu :
Et cela surtout
m'y intéresse que j'y ai mis sans le savoir, — cette part d'inconscient,
et que je voudrais appeler la part de Dieu ». (17) [23]
Certains romantiques
avait bien déjà tenté de créer Dieu à leur image, comme écrit M. Picabia
(18), mais c'était un peu sans le savoir, le premier « dada » fut Lautréamont,
justement révéré par toute cette école dont les élèves essaient toujours
de se créer dieux. Mais quittons-les. Nous allons
d'ailleurs quitter aussi la vie d'André Gide pour son œuvre. J'ai nommé
son Dostoïevsky. Je n'ai plus qu'à citer quelques traductions
récemment parues. En 1921, celle d'Antoine et Cléopâtre que jouèrent
à l'Opéra Ida Rubinstein et De Max ; celle d'Amal et la Lettre du
Roi de Tagore, toutes deux publiées en édition de grand luxe. L'année
dernière, une traduction du mystique Anglais William Blake : Le Mariage
du Ciel et de l'Enfer. La préface à l’Armance, de Stendhal.
Rappelons en passant les représentations de Saül au Vieux-Colombier
(en juin 1923) plus de vingt-cinq ans après que Gide eût écrit la pièce.
Sur la demande de Pitoeff, Gide avait entrepris une traduction d'Hamlet
pour le Théâtre des Champs-Élysées, mais ce travail lui ayant semblé
trop absorbant, après le premier acte, il s'arrêta. Prochainement,
paraîtra un livre d’Incidences, recueil des articles écrits dernièrement
par André Gide. Il prépare aussi un roman qu'il considère comme son
premier roman : Les Faux Monnayeurs. Un extrait en fut inséré
dans les Morceaux Choisis, sous le même titre, suivi de celui-ci
: Journal de Lafcadio. Sans doute Gide nous y livrera-t-il bientôt un
nouveau secret que bien peu sauront pénétrer.
[24] Son Œuvre
Considérer
l'œuvre de Gide (je ne dis pas la juger) n'est pas une tâche aisée.
Quels côtés faut-il éclairer ? Par où commencer ? On est retenu par
des scrupules. Devant cet écrivain qui a si passionnément aimé l'équité,
mais avec une passion lucide, on voudrait retrouver l' « esprit d'équité
» professé par le grand Arnauld. Et le souvenir de ce siècle janséniste
revient de lui-même, car Gide est un écrivain classique. On serait d'abord
tenté d'écrire en dépit de... mais à la réflexion, en dépit de quoi
? De ses curiosités psychologiques, de sa morale dont il fait « une
dépendance de l'esthétique » (19). « En art, l'expression seule importe
», écrit André Gide, à propos d'un poète, il est vrai, mais les idées
de Gide, les motifs qui reviennent dans son œuvre (désir de sortir
de soi-même, gratuité de l'acte, recherche la « différence »: ce qui
en l'homme est unique, irremplaçable, différent) — tout
ce qu'il y a [27]
versé
empêche-t-il que cette œuvre soit classique ? Ce qu'il dit du classicisme
peut bien s'y appliquer.
« C'est l'art
d'exprimer le plus en disant le moins. C'est un art de pudeur et de
modestie. Faute de savoir
les pénétrer et les entendre à demi-mot, nos classiques, dès lors, parurent
froids, et l'on tint pour défaut leur qualité la plus exquise : la réserve. L'auteur romantique
reste toujours en deçà de ses paroles; il faut toujours chercher l'auteur
classique par delà » (20).
Une seule œuvre
de Gide s'écarte de ces propositions : Les Nourritures Terrestres,
livre auquel il faut faire une place particulière de par son importance
et la nature de ses qualités. Partout ailleurs jusqu'ici, l'auteur a
observé cette réserve dont il parle ; partout il a gardé une mesure
parfaite et si parfois, dans des livres comme Paludes ou Le
Prométhée mal enchaîné, sa phrase montre une élégance assez précieuse,
n'oublions pas qu'il estime « que la sincérité profonde exige une manière
nouvelle et qui paraît d'abord préciosité » (21). Et la « sincérité
profonde » est toujours une originalité véritable ; certains esprits
peuvent penser ce que d'autres pensent, mais différemment. Dès ses premières
oeuvres, Gide est sincère. André Walter laisse bien un peu le cœur l'emporter
sur l'esprit et André Gide aujourd'hui juge avec sévérité ses cahiers.
Il reste un peu de romantisme dans ces pages frémissantes :
« Lorsque les amants meurent, ils ne vont pas d'abord au ciel. Longtemps
encore leur âme se promène, quand vient la nuit mystérieuse, par tous
les lieux qu'elle avait aimés ».
Cela ne fait-il
pas penser à quelque nocturne de Chopin ? [28] Mais déjà Le
Voyage d'Urien n'est plus imprégné de la même sensibilité ou plutôt
cette sensibilité est d'une autre manière affectée. Cette relation de
voyage imaginaire présente un caractère probablement nouveau dans la
littérature française, en tout cas dans la littérature française contemporaine
: le saugrenu. Ce n'est pas le burlesque, l'étrange, le bizarre, le
fou, non, c'est bien quelque chose de nouveau et qu'on ne doit, à l'état
artistique, rencontrer dans aucun écrivain d'imagination : le saugrenu.
Lisez cette phrase de la deuxième partie du Voyage d'Urien :
« Le septième jour, nous rencontrâmes ma chère Ellis, qui nous attendait sur la pelouse, assise sous un pommier. Elle était là depuis quatre jours, par la route de terre plus vite que nous arrivée ; elle avait une robe à pois, une ombrelle couleur cerise, auprès d'elle une petite valise avec des objets de toilette et quelques livres, un châle écossais sur le bras ; elle mangeait une salade d'escarole en lisant les Prolégomènes à toute métaphysique future ».
N'est pas là
un accent vraiment neuf ? Et sans doute inspiré par un désir d'échapper
à la réalité. A l'époque où Gide écrivait le Voyage d'Urien le
naturalisme accablait la littérature. Personne encore n'avait songé
(22) au moyen que Gide employa pour s'en délivrer et surtout pour en
délivrer les autres, et peut-être n'était-il pas sans intérêt de signaler
la date de cette première intervention du saugrenu. Depuis, le saugrenu
a fait du chemin et la discrète protestation idéaliste d'André Gide
fut plus tard écoutée, répétée sur plusieurs tons, souvent moins agréables
à entendre. [30] Paludes, c'est
l'histoire, le traité de la contingence, l'histoire de quelqu'un qui
écrit Paludes « Moi cela m'est égal parce que j'écris Paludes
» — et cependant, et précisément qui en souffre. «
Il faut porter toutes les idées qu'on soulève » peut-on lire à la table
des phrases les plus remarquables de Paludes. Paludes, c'est
la vie quotidienne, les sentiments familiers, les habitudes et bien
autre chose encore, c'est tout cela à quoi Prométhée échappera
grâce à son aigle.
« Premier point (d'un discours de Prométhée) : Il faut avoir un aigle.
Deuxième point : D'ailleurs, nous en avons tous un. »
Il ne s'agit
que de l'apprivoiser, mais certains le préfèrent poursuivre toute leur
vie. Le Prométhée mal enchaîné, lui, qui s'est délivré, s'entend très
bien avec son aigle, mais quand celui-ci engraisse, il maigrit, quand
l’aigle est heureux, Prométhée souffre, enfin sa conscience ne peut
prospérer qu'à son détriment, à lui, Prométhée... Ai-je dit sa conscience
? Je voulais dire son aigle. Et que chacun s'arrange avec le sien ! Gide a écrit
trois soties : Paludes, Le Prométhée mal enchaîné, Les caves du Vatican.
Celle-ci doit se ranger parmi les œuvres qui l'expriment le mieux.
Bien que ce ne soit pas un roman, on peut cependant « raconter » Les
Caves du Vatican : Anthime-Armand Dubois, franc-maçon, se
convertit grâce à une guérison soudaine dont il rend hommage à la Vierge.
Son beau-frère, l'écrivain Julius de Baraglioul se voit prié par le
vieux comte de Baraglioul, son père, de visiter un jeune homme assez
mystérieux : Lafcadio Wluiki (prononcez : Louki). Il faut lire le récit
de cette visite : Julius timide et excité, se croyant lancé dans l'aventure
[30] et tombant
à l'improviste sur la maîtresse de Lafcadio, puis seul dans la chambre
de l'adolescent (Lafcadio n'a pas dix-neuf ans), fourrant son sale nez,
comme dira Lafcadio, dans un carnet où il ne sait rien découvrir. Et
Lafcadio hérite une jolie fortune, car il est le fils naturel du comte
qui meurt à propos. Il file en Italie, au hasard, sans trop savoir où
il s'arrêtera et dans un train rencontre le piteux Amédée Fleurissoire,
autre beau-frère de Julius de Baraglioul venu à Rome pour sauver le
Saint-Père, soi-disant prisonnier dans les Caves du Vatican, car
Protos, l'ancien camarade de collège de Lafcadio a organisé une immense
escroquerie : la société du Mille-Pattes met à contribution les fidèles
pour la délivrance du Pape. Fleurissoire est parti comme volontaire
pour cette croisade. La nuit de son arrivée, Carola, l'ancienne maîtresse
de Lafcadio (elle a retrouvé Protos, son premier amant) lui révèle le
goût du péché ; il est berné par de faux prêtres, de faux agents secrets
et enfin assassiné par Lafcadio. Pourquoi ? Pour rien. Pour « voir ».
Pour rien, j'avais bien dit :
« Qui le verrait ? pensait Lafcadio. Là, tout près de ma main, sous ma
main, cette double fermeture que je peux faire jouer aisément ; cette
porte qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant ; une
petite poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit comme une masse
; même on n'entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles
!... Qui le saurait ? »
Et plus loin
:
— Un crime immotivé, continuait Lafcadio : Quel embarras pour la police
!... Ce n'est pas tant des événements que j'ai curiosité que de moi-même.
Tel se croit capable de tout, [31] qui devant que d'agir, recule...
qu'il y a loin, entre l'imagination et le fait !... Et pas plus le droit
de reprendre son coup qu'aux échecs. Bah ! qui prévoirait tous les risques,
le jeu perdrait tout intérêt ! Entre l'imagination d'un fait et... Tiens
! le talus cesse. Nous sommes sur un pont, je crois ; une rivière... Sur le fond
de la vitre, à présent noire, les reflets apparaissaient plus clairement,
Fleurissoire se pencha pour rectifier la position de sa cravate. — Là, sous
ma main, cette double fermeture — tandis qu'il est distrait et regarde
au loin devant lui — joue, ma foi ! plus aisément encore qu'on eût cru.
Si je puis compter jusqu'à douze, sans me presser, avant de voir dans
la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une ; deux
; trois ; quatre ; (lentement ! lentement !) cinq ; six , sept ; huit
; neuf... Dix, un feu !... »
Le lendemain
du crime, Lafcadio retrouve à Naples Julius de Baraglioul, un Julius
bien changé, pressentant en lui-même « d'étranges possibilités » et
voyant devant lui pour la première fois : le champ libre. Julius veut
imaginer pour un prochain roman un jeune homme ; il veut en faire un
criminel et l'amener à commettre gratuitement le crime, mais
tout cela n'est qu'une passagère ivresse littéraire, Julius se ressaisit
bientôt et songeant à la mort de son beau-frère se prend à croire qu'on
l'a tué parce qu'il détenait un secret, le secret des caves du Vatican
! « Est-ce qu'il y a des crimes sans motif ? » crie-t-il à Lafcadio.
Celui-ci dégoûté, sitôt que Julius est sorti, pose sur sa table un carnet
pris dans la poche de Fleurissoire, puis s'en va. Julius ne dira
rien. Le livre s'achève dans la chambre de Lafcadio où l'aurore vient
le réveiller. Près de lui dort Geneviève de Baraglioul, la fille de
son frère qui l'aime et qui vient de se donner à lui parce qu'elle [32] le sait criminel, pour le consoler, se
dit-elle... Une autre histoire commence. Gide l'écrira peut-être. Ainsi Lafcadio
a pu se délivrer du rêve, accomplir une action, mais une action inutile,
gratuite. Il y a dans
la littérature trois jeunes gens, trois jeunes meurtriers qui se ressemblent
quelque peu : Hamlet, Rodion Romanovitch Raskolnikoff et Lafcadio. Sans
doute Hamlet (sans compter Polonius : un hasard, en somme) venge son
père assassiné, Rodion tue la vieille pour sauver l'humanité, pour devenir
un « Napoléon » et commencer sa vie avec l'argent du crime, et Lafcadio
pour être bien sûr qu'il a « passé outre », mais au fond de ces
trois consciences, il semble bien qu'on lise un même désir, le désir
infini de se délivrer, de sortir de soi-même, de se détacher enfin du
monde... O rêve ! Hamlet échappant à Laerte n'irait pas très loin, plus
sûr que le fer est le poison qu'il porte en lui. Et le héros de Dostoïevski
n'en sortira pas, n'en sortira jamais ! On nous le montre au seuil d'une
« vie nouvelle », régénéré, sauvé. Pitoyable promesse d'un écrivain
hanté par l'Evangile ! Hélas ! malgré l'amour de la petite prostituée,
sœur de la « Pauvre Anne » et de la douce Monelle, Rodion est à jamais
perdu. Et Lafcadio « de Baraglioul » que fera-t-il ? Qu'a-t-il fait
lorsque Geneviève est sortie de sa chambre ? J'aimerais à penser qu'il
n'a pas pu remonter le courant, qu'il ne s'est pas rangé, n'a pas mis
d'eau dans son vin (23). Certes, je préfère le savoir malheureux, tournant
la meule dans son étroite prison.
« Nos actes s'attachent à nous comme sa lueur au phosphore ; ils font
notre splendeur, il est vrai, mais ce n'est que par notre usure ». [32]
Nous voici
devant les Nourritures Terrestres. C'est là que Gide avec le
moins de réserve s'est livré ; ce n'est plus comme Paludes une
satire (de quoi ?), c'est un hymne, hymne du désir, de la ferveur :
« Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout. « Je sais que
je n'ai pas un désir qui n'ait déjà sa réponse apprêtée. » « Chacune
de mes faims attend sa récompense. « Nourritures
! » « Que mon
livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à lui-même, — puis à tout
le reste plus qu'à toi ».
Tout le reste...
A vrai dire, ces nourritures, ce sont surtout des appétits, en harmonie
avec l'univers, plus vastes même que l'univers. Tout le reste, c'est-à-dire,
tous les bonheurs, toutes les émotions, toutes les possibilités surtout,
car Nathanaël ne craindra-t-il pas les limites de la réalisation ? Parmi
ces nourritures, il ne faut point choisir, toutes seront délectables
: amères, douces, empoisonnées.
« J'espère bien avoir connu toutes les passions et tous les vices
; au moins les ai-je favorisés. Tout mon être s'est précipité vers toutes
les croyances, — et j'étais si fou certains soirs que je croyais presque
à mon âme, tant je la sentais près de s'échapper de mon corps, — me
disait Ménalque. »
Il ne faut
pas confondre Ménalque avec Oscar Wilde; Ménalque est un esprit, l'esprit
de la terre arabe, le démon du désert une seconde fois incarné dans
l'Immoraliste — l'esprit de cet orient où les indigènes priés comme
témoins de raconter un crime font un récit tout différent du fait qu'ils
ont pu voir, et cela sans raison, sans intérêt, simplement parce qu'ils
n'ont pas le sens de la vérité. [34] L'Immoraliste,
c'est l'aventure d'un homme entraîné par cet esprit. Michel,
une fois sorti de sa vie par hasard n'y peut plus rentrer, il s'y sent
à l'étroit. Le domaine de la conscience lui paraît trop petit ; dans
les régions obscures qui s'étendent devant lui, il y a tant à découvrir.
En Tunisie, où il fait son voyage de noces, il est tombé malade. Un
jour, il est seul dans sa chambre. Non, pas seul, un petit Arabe est
là, un familier de la maison qui vole les ciseaux de sa femme :
« Mon cœur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements
ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien
plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m'emplit
alors fût autre chose que de la joie. — Quand j'eus laissé à Moktir
tout le temps de me bien voler, je me tournai de nouveau vers lui et
lui parlai comme si rien ne s'était passé. — Marceline aimait beaucoup
cet enfant ; pourtant ce ne fut pas, je crois, la peur de la peiner
qui me fit, quand je la revis, plutôt que dénoncer Moktir, imaginer
je ne sais quelle fable pour expliquer la perte des ciseaux. »
Ce ne fut pas
non plus sans doute, un goût que pourrait faire soupçonner la dernière
phrase (et quelques autres du livre.) Non ce fut autre chose, quelque
chose de plus profond qu'une dépravation amoureuse, mais qui pouvait
l'amener par raccroc ; le premier saut pardessus la barrière du bien
et du mal, du faux et du vrai, du juste et de l'injuste, de tout ce
qui régit l'homme et la société, la première possibilité choisie, acceptée
entre tant d'autres par un esprit qui vient de s'ouvrir à la volupté.
« Volupté ! ce mot je voudrais le redire sans cesse ; je le voudrais
synonyme de bien-être, et même qu'il suffit de dire être,
simplement », lisait-on dans les Nourritures Terrestres. Michel,
c'est encore un homme qui a faim. Je songe à ce proverbe [35] d'Enfer (de William Blake) que Gide citait
à propos de Dostoïevski : « Le chemin des excès mène au palais de la
sagesse ». Est-ce pour en arriver là que l’Immoraliste prend
ce dangereux chemin ? Ce serait probablement lui faire tort que de le
croire. Il n'a pas de but prémédité, c'est certain. Moktir savait
qu'il avait été vu et il avait remarqué le silence, l'adhésion de Michel.
Celui-ci l'apprendra par Ménalque qu'il rencontre trois fois. La première
fois, en sortant du cours qu'il professe au collège de France, c'est
le soir même que Ménalque lui rend les ciseaux volés par Moktir ; trois
semaines après, Ménalque vient chez Michel qui donne sa grande soirée
hebdomadaire :
« Je laissais Ménalque parler ; ce qu'il disait c'était précisément ce
que le mois d'avant, moi, je disais à Marceline; et j'aurais donc dû
l'approuver. Pourquoi, par quelle lâcheté l'interrompis-je, et lui dis-je,
imitant Marceline, la phrase mot pour mot par laquelle elle m'avait
alors interrompu : — Vous ne pouvez pourtant, cher Ménalque, demander
à chacun de différer de tous les autres... »
C'est
précisément ce que « demande » Ménalque et Michel aussi, qui pourtant
le sait bien. Tous deux prennent rendez-vous. Ménalque doit partir pour
un long voyage : Michel passera chez lui, avec lui, la nuit de veille
qui précédera son départ. Ils boiront du vin de Chiraz. Cette nuit,
Michel a laissé sa femme malade et près d'accoucher...
« Ménalque
s'inclina vers le feu... Il faut choisir murmura-t-il. L'important est
de savoir ce que l'on veut. » — Eh ! ne voulez-vous
pas partir ? lui demandai-je, incertain du sens que je devais donner
à ses paroles. — Il paraît. — Hésiteriez-vous
donc ? — A quoi bon
? — Vous qui avez femme et enfant, restez... Des mille formes de la
vie, chacun ne peut connaître qu'une. Envier le bonheur d'autrui, c'est
folie ; on ne saurait pas s'en servir. Le bonheur ne se veut pas tout
fait, mais sur mesure. — Je pars demain ; je sais : j'ai tâché de tailler
ce bonheur à ma taille... gardez le bonheur calme du foyer... — C'est à ma
taille aussi que j'avais taillé mon bonheur, m'écriai-je ; mais j'ai
grandi ; à présent mon bonheur me
serre
; parfois j'en suis presque étranglé. »
Il se délivrera
de ce bonheur, Michel, et entraînant Marceline dans une course folle
sous un climat qu'elle ne peut supporter, il laissera son cadavre dans
le petit cimetière français de Touggourt. Puis seul, libre, mais désemparé,
mais vacant, il s'enfoncera peu à peu dans l'enfer de la volupté.
Par La Porte
Etroite entreront ceux qui ont dédaigné le monde et ses délices.
La jeune protestante Alissa, éprise de son cousin Jérôme renoncera volontairement,
gratuitement (24), à son amour. Eprise ? Il faut dire amoureuse,
de l'amour le plus pur, le plus exalté. Dans les clous et le crin, Alissa,
comme la Sainte (25) de Baudelaire a cherché la volupté. Cette recherche
emplira sa vie. Elle connaît Jérôme depuis qu'ils sont enfants tous
deux. S'étant aperçue que sa sœur Juliette l'aimait aussi, elle a voulu
s'effacer, renoncer, mais Jérôme et Juliette n'ont pas accepté le renoncement.
Jérôme s'éloigne ; Alissa l'éloigne d'elle, éludant toujours leur mariage
convenu, approuvé par la famille. Incessamment, [37] elle recule, donnant tour à tour des prétextes : Jérôme
est de deux ans plus jeune qu'elle, il faut qu'il achève ses études,
qu'il fasse son service militaire. C'est quand il a fini ce service
qu'il la revoit, presque à titre de fiancé, mais « quel triste revoir
! ». Tous deux sont gênés, paralysés, ne savent que se dire ; l'absence
avait favorisé leur amour, dans leurs lettres, ils se parlaient sur
un ton si exalté qu'ils ne peuvent espérer le reprendre quand ils se
trouvent l'un en présence de l'autre; la gêne de cette présence peuvent-ils
la supporter ? Ce n'est que séparés qu'ils se retrouveront. « Dieu les
ayant gardés pour quelque chose de meilleur », ils ne seront jamais
heureux sur la terre. Plus tard Alissa revoit Jérôme. Mais quelle Alissa!
diminuée, obscurcie volontairement par des pratiques de mesquine piété,
par des travaux vulgaires, une Alissa « vieille fille », confite en
dévotion, prenant à cœur les soins domestiques et seulement ceux-là,
voilà celle que retrouve Jérôme. Un instant, il pense qu'elle va quitter
ce rôle si douloureux, mais vite, elle se reprend : elle ne sait pas
ce qu'il veut dire, ne comprend pas. Plus tard encore
ils se reverront, trois ans plus tard, un soir, dans le jardin où Alissa
n'attendait que de revoir Jérôme pour mourir. Et Jérôme n'aura d'elle
que le plus pur — un cahier où elle lui écrivait (ceci deux jours avant
sa mort) :
« Joie, joie,
joie, pleurs de joie... » Au-dessus de
la joie humaine et par-delà toute douleur, oui, je pressens cette joie
radieuse. Ce rocher où je ne puis atteindre, je sais bien qu'il a nom
: bonheur... Je comprends que toute ma vie est vaine sinon pour aboutir
au bonheur... Ah ! pourtant vous le promettiez. Seigneur, à l'âme renonçante
et pure. « Heureux dès à présent, disait votre sainte parole,
heureux dès à présent ceux qui meurent dans le Seigneur » [38] Dois-je attendre jusqu'à la mort ? C'est
ici que ma foi chancelle, Seigneur ! Je crie à vous de toutes mes forces.
Je suis dans la nuit, j'attends l'aube. Je crie à vous jusqu'à mourir.
Venez désaltérer mon cœur. De ce bonheur j'ai soif aussitôt... Ou dois-je
me persuader de l'avoir ? Et comme l'impatient oiseau qui crie par devant
l'aurore, appelant plus qu'annonçant le jour, dois-je n'attendre pas
le pâlissement de la nuit pour chanter ? »
Et dans La
Porte Etroite encore on retrouve transposé, divinisé, cet éternel
désir de sortir de la vie :
« Songes-tu
à ce que signifient ces mots : lever l'ancre ? » dit Jérôme à Juliette.
Il y a dans ce roman une expression nouvelle de la douleur et de l'amour.
Nulle part, jamais cette voix, cet accent n'avait retenti. Un tel livre
est à la hauteur du Rouge et Noir, des Liaisons Dangereuses
ou d'Adolphe. Gide n'eut-il écrit que celui-là, qu'il resterait
au premier rang de nos grands écrivains. Mais il y a
déjà tous ceux dont j'ai parlé, tous ceux qu'il écrira. Deux récits,
celui d'Isabelle, dont la trame grise si merveilleusement tissée
porte en manière de devise, comme une tapisserie de haute lisse, ces
deux vers de Jammes :
Quand tu m'as
demandé de faire une élégie Sur ce domaine
abandonné où le grand vent...
Et celui de
la Symphonie Pastorale dont tous les accords se confondent dans
une même et pure harmonie. L'amour de cette jeune aveugle pour son pasteur et l'amour du pasteur pour elle, ces
deux amours sont si habilement décrits, si bien, peints. Dès les premières pages du livre, on éprouve une impression
d'aisance et
de simplicité si rare et si précieuse. [39] Il faut, avant
de parler d'André Gide critique, mentionner Saül parmi ces œuvres
importantes ; dans cette tragédie biblique, Gide a tracé la figure d’un
homme, d'un roi tourmenté par les démons. Et ces démons sont d'une vérité
psychologique extraordinaire. Gide aime à s'aventurer dans les abîmes,
jamais il n'est remonté les mains vides et ses patients travaux ont
déjà reculé les bornes de l'Inconscient. La pudeur artistique de Gide
prend des formes diverses. Ainsi, grâce à Dostoïevski il a pu affirmer
hypocritement (il n'attache à ce mot aucune défaveur) son goût pour
la littérature infernale, qu'on s'entende, non pas l'érotique, mais
celle qu'on nomme malsaine et « dangereuse », enfin celle qui n'est
pas conforme à tous les canons de la Morale et de la Société. Tous ses
ouvrages témoignent de ce goût. Dans Le Retour de l'Enfant prodigue,
lisez les dialogues de l'Enfant avec le Père, avec le Frère aîné. Gide critique
nous a donné les Prétextes et les Nouveaux Prétextes, le
second volume publié avec une épigraphe empruntée à Montaigne : « Nous
ne faisons que nous entregloser. Tout formille de commentaires; d'aucteurs
il en est grand cherté ». Montaigne est
à peu près le seul écrivain dont Gide ait subi l'influence, son scepticisme,
son éternelle recherche de la vérité se sont mêlés dans le choix d'André
Gide à l'équilibre, à l'ordre admirable de Gœthe. Gœthe et Montaigne,
je l'ai dit plus haut, voilà ceux auxquels il doit le plus, et non pas
comme on pourrait le croire, Nietzsche ou Dostoïevsky, qu'il a pourtant
fréquentés longtemps. Que ce soit
la mort de Catulle Mendès, la publication du premier roman de M. Saint-Georges
de Bouhélier ou quelque autre « actualité » artistique, André Gide [40] sait en tirer
ce qu'elle a d'intérêt ou plutôt, ce qu'elle a d'intérêt, c'est lui
qui le lui donne. Il a l'intelligence critique des grands créateurs
(celle de Baudelaire ou de Stendhal). Il faudrait tout citer, y compris
les Souvenirs de la Cour d'Assises. Prenons ceci dans les Nouveaux
Prétextes, à propos de la sincérité :
« Seules les âmes très banales atteignent aisément à l'expression sincère
de leur personnalité, car une personnalité neuve ne s'exprime sincèrement
que dans une forme neuve. La phrase qui nous est personnelle doit rester
aussi particulièrement difficile à bander que l'arc d'Ulysse. »
Et ceci (dans
les Morceaux choisis) extrait d'une conversation avec
un Allemand qui, en 1904, avait désiré connaître Gide, après avoir lu
le passage de L'Immoraliste où Michel voyant Moktir voler les
ciseaux feint de ne pas le voir :
— Il faut que
je vous avertisse, Monsieur Gide, que je mens constamment — De cela aussi
(26) Von M. m'avait averti, lui dis-je. — Oui, mais
il n'a jamais compris la valeur de mes mensonges. Je voudrais vous faire
comprendre ; ce n'est pas ce que vous croyez... J'éprouve le même besoin
de mentir et la même satisfaction à mentir qu'un autre à montrer la
vérité... Non, ce n'est ce que vous croyez... Tenez, par exemple : Quand
quelqu'un entend un bruit subit à son côté, il tourne la tête (Il me
saisit le bras) : moi pas ! ou, quand je la tourne, c'est volontairement
: je mens. »
Voilà une des
nombreuses notations qu'on trouve dans les ouvrages critiques de Gide.
On doit en comprendre l'intérêt psychologique. Il y en a bien d'autres
[41] dans les Lettres
à Angèle (la fin de la lettre sur Nietzsche : Dieu vous mesure le
bonheur !) le Journal sans Dates et tout ce que Gide a réuni
dans ses livres de critique. Cette plaquette
n'a aucune prétention, sinon celle-ci peut-être : Je voudrais avoir
inspiré à quelques gens d'esprit et à quelques jeunes gens d'esprit,
qui l'ignorent ou qui le connaissent mal, le désir de lire ou de relire
Gide. C'est un grand écrivain français que nous méconnaissons un peu,
sans doute parce que nous sommes trop près de lui. On peut le mettre
à côté des plus grands, il ne se confondra pas avec eux ; ce qu'il a
d'essentiel apparaîtra toujours et pour reprendre, à son propos, un
mot de Gœthe : « Il est beau de voir se réfléchir le monde dans cette
âme. » Peut-on mieux
louer un écrivain et quand il s'agit d'André Gide, avec plus de justice
?
Février-Mars 1934. [42] APPENDICE
En regard de
l'indifférence qui accueillit les Nourritures Terrestres à leur
apparition, et de la longue incompréhension qui maintint ce livre sous
le boisseau durant vingt ans, nos lecteurs nous sauront gré de leur
citer cette belle lettre d'Albert Samain.
Paris, 18 Juin 1897
Cher Monsieur, Oh ! que je
vous suis reconnaissant du beau livre que vous nous avez donné. Comme
j'ai été conquis par cette sincérité urgente, par cette franchise passionnée
et magnifique. C'est là ouvrir toutes grandes les portes de son cœur,
et je ne sais qu'admirer le plus de ce courage sans réserve, ou de cette
exaltation qui vous en a rendu capable ; car c'est ce qui m'a frappé
par dessus tout, cette véhémence de conviction, cet emportement, cette
« ferveur
» enfin (pour me servir de votre mot favori) qui d'un bout à
l'autre du livre brûle à travers les pages et communique peu à peu à
l'âme sa fièvre, j'oserai dire sa frénésie. Pour mon compte je me suis
livré tout entier à sa griserie émouvante, et plus d'une fois
il m'est arrivé de suspendre ma lecture, sentant presque mon cœur battre
trop vite, et m'arrêtant [45] un moment comme,
au milieu d'une ivresse on garde un moment son verre immobile près de
ses lèvres. Pression irrésistible de l'éloquence, de la vraie éloquence,
celle qui mobilise toutes les énergies de l'âme. Des formules comme
celles-ci me remuaient profondément :
Que ta vision
soit à chaque instant nouvelle Le Sage est
celui qui s'étonne de tout.
avec les dix lignes définitives qui suivent,
et commentent. N'aurait-elle
pu au reste servir elle aussi d'épigraphe à votre livre cette belle
formule ? Ce que vous avez voulu, ce que vous avez tenté, ç'a été de
vous refaire une âme d'enfant, simple devant l'univers, curieuse éperdument
de tout, des sons, des couleurs, des odeurs, des eaux, des bêtes, des
plantes, et divinement gourmande de la vie; et en effet, de plus d'une
page l'imagination mobile, neuve, et directe d'un enfant s'amuserait
infiniment ; nul apprêt ni dans la composition, les sensations versées
pêle-mêle devant lui, mais jolies, pittoresques, et brillantes et coloriées
comme des jouets. Excusez ce mot, mais ne résume-t-il pas sous sa forme
un peu naïve et puérile tout votre enseignement à Nathanaël. Ne lui
dites-vous pas : « Je t'ouvre la porte de l'étude ;
plus de devoir ; plus d'encre, plus d'horribles pensums ; va, Nathanaël,
cours dans le jardin, cours dans le verger, cours de toutes tes forces,
puis respire à pleins poumons ta vie, et extasie-toi du ciel ; jouis
de ton sang, jouis de ton cœur, jouis de ta chair, jouis de tes yeux.
Regarde, le monde n'est qu'un grand magasin de joies. Amuse-toi. » Et sans l'embarrasser
de solennelles et vaines casuistiques, [46] vous lui mettez simplement entre les
mains un beau livre d'images : les « Sources plus délicates au soir,
délicieuses à midi »... la ferme, les greniers — la laiterie
— les granges — l’étable intolérablement tiède où les vaches sentent
si bon, — le pressoir — la distillerie alambic… « ah,
goutte d'or qui va suinter »... puis aussi les Villes
: « Florence, grain de myrte et couronne de svelte laurier
» — Monte Pincio à Rome avec cette grande allée « où il
coulait de la lumière ». Tunis « avec dans tout l'azur
rien que ce qu'il fallait de blanc pour faire une voile », et l'herbe
du Sahel si douce ! et Blidah ! « Blidah ! fleur du Sahel
! petite rose ! ». Les pages tournent et c'est le vieux mot éternel
et enfantin de l'impatience heureuse qui monte aux lèvres : « Encore !
Encore ! ». Des notes alors
? Des griffonnages de calepin jetés à la volée — Non, cuistre, des gouttes d'âme qui
tombent toutes chaudes... des phrases frémissantes comme des étreintes...
des lignes tragiques comme toute confession « vacillement de
la flamme sur la page blanche. Respiration. Sanglot. Lèvres serrées.
Convictions trop grandes. Angoisses de Sa PENSEE ». Et des caresses
comme « Il était là contre moi ; je sentais aux battements de
son Cœur que c'était une créature vivante. » C'est bien
là, le « livre d'une âme », d'une âme qui fouille
fébrilement au cœur des choses, que tout exalte et qui voudrait tout
étreindre et qui se désespère d'amour. Amour ! partout ce mot jaillit,
éclate, ruisselle. Si quelque magie pouvait jeter le livre en son creuset,
c'est de l'amour, brillant et pur comme de l'or, qu’elle trouverait
au fond. Ah ! de quelle poitrine, vous jetez le cri vers la liberté
! Car c'est la liberté qui vous a rendu à l’AMOUR. Maintenant pourquoi
Nathanaël ? Parce que chez les grandes âmes le bonheur est en [47] quelque sorte actif, et qu'il exige d'être
partagé. Ces extases-ci n'ont point affaire avec la jouissance précieuse,
et résorbée de l'égoïste à sang froid ; c'est de la joie, débordante,
généreuse, rayonnante qui tout naturellement tourne en hymne. Alléluia
sur les grandes orgues de vie et du Soleil ! C'est de la joie qui ne
croit plus au péché, il est vrai, mais qui croirait démériter tout de
même, si elle se gardait solitaire. On dit que, dans l'ordre naturel,
tout organisme arrivé à sa plénitude, éprouve le besoin de se répandre
au dehors, de se donner ; et la satisfaction de ce besoin, par l'admirable
enchaînement des lois, devient pour lui, dans un maximum de vie, son
maximum de jouissance. Ne serait-ce point là l'équivalent de
ce phénomène moral de prosélytisme qui se passe dans les âmes riches
et généreuses (creusez ce mot — généreux, génération, engendrer), Nathanaël
en ce cas m'apparaîtrait bien comme le fils très cher, et très vivant
de vos entrailles, l'enfant adoré de vos plus beaux « instants
», et vraiment le meilleur de vous-même donné aux hommes comme
une brûlante semence de bonheur et de vérité. Il me plaît,
quant à moi, de l'imaginer ainsi et de mêler par là à mon admiration
pour votre talent une admiration égale pour votre cœur.
Albert SAMAIN
[48]
(1) A Propos des Déracinés, L'Ermitage (février 1898).
Morceaux
choisis (Editions de la N. R. F., 1921).
(2) N. R. F. (1er fév., 1er
mars, 1er mai 1er novembre, 1er décembre
1920). Pages
choisies d'André Gide. (Crès, 1921).
(3) Librairie de l'Art Indépendant et Perrin.
(4) Les Nourritures Terrestres.
(5) Les guillemets sont nécessaires pour donner
à l'épithète le sens péjoratif qu'on lui attribuait.
(6) Sans guillemets, cette fois.
(7) Qu'on ne cherche plus cette dédicace aujourd'hui.
Louys l'a supprimée plus tard après une brouille qui l’éloigna de Gide.
(8) Balzacien ? L’homme d’esprit qui écrivait
que la plus grande tragédie de sa vie avait été la mort de Lucien Rubempré,
qui disait que c’était un chagrin dont il ne s’était jamais consolé,
pouvait bien choisir un pseudonyme dans l’œuvre de Balzac. N'oublions
pas cependant qu'un des parents de Wilde portait le nom de Melmoth.
(9) Le groupe symboliste (l'entourage de Mallarmé)
ne comprit plus l'œuvre de Gide à partir des Nourritures Terrestres.
Henri de Régnier, le meilleur représentant de ce groupe,
écrivait dans le Figaro du 12 mars 1924 : « J'ai honte d'avouer que j'ai peine à m'intéresser
à l'œuvre et la personnalité de M. André Gide. Quelques livres de jeunesse
annonçaient en lui un certain talent... » Ces livres, c'étaient Le Traité du
Narcisse, La Tentative Amoureuse, et surtout Le Voyage d'Urien.
Depuis, André Gide cessa d'exister pour M. Henri de Régnier et pour
tous ceux de son groupe — alors que sans doute il commençait
d'exister vraiment.
(10) Il faut signaler, à titre d'exception,
un article de l'Action Française (janvier 1924), où M. Léon Daudet
met André Gide au rang des premiers écrivains français et le propose
à l'admiration de ses lecteurs — ce qui doit les déconcerter.
(11) Souvenirs et non étude critique.
(12) Un tirage à part en avait paru quelques
années auparavant.
(13) Dostoïevsky (Plon, éditeur).
(14) Que Vers et Prose avait publié en
1907.
(15) L’Immoraliste.
(16) D’ailleurs, il a menti probablement, en partie du moins. Il y aurait à discuter là-dessus.
(17) Paludes.
(18) Car il n'est point toujours donné aux meilleurs
esprits de rencontrer les meilleures formules et Dada offre au hasard
le plus grand nombre de chances. D'ailleurs, l'idée qu'exprimé cette
formule n'appartient pas en propre à M. Picabia.
Schopenhauer, entre autres, dit quelque part : « L'homme fabrique des
démons, des dieux, des saints à son image ».
(19) Peut-être aussi de cette notion nouvelle
de l'homme qu'il nous propose, opposée à la notion classique de l'homme
« racheté » par le sang du Christ. L'homme de Gide ne reconnaît pas
la créance eucharistique.
(20) Morceaux choisis.
(21) Morceaux choisis.
(22) Et personne n'y eût songé. Cela faisait
sans doute partie de ce qu'André Gide avait d'irremplaçable, de « différent
».
(23) En vérité, je n'en doute pas.
(24) Encore.
(25) Ou plutôt la Sainteté.
(26) Cet Allemand sortait de prison. Il avait
volé un de ses amis.
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