PARIS
1927
enseigne-moi à différer, dit quelque
part une héroïne de M. Gide. Et il est bien vrai qu'on y gagne toujours.
Les diplomates le savent bien. Les critiques devraient s'en persuader,
au lieu qu'ils se précipitent sur les livres pour les juger, le lendemain
même de leur publication. Un ouvrage a cependant bien plus de sens vu
dans une suite d'ouvrages où il se range, et d'aventure un nouvel ouvrage
peut modifier tout le sens d'une suite antérieure et déjà longue : les
œuvres de tel écrivain se succédaient jusqu'alors sans qu'aucune ajoutât
beaucoup à l'impression que les précédentes avaient produites.
Toutes semblaient peser dans la même empreinte. Mais en voici une dernière
où l'on parvient comme à une plate-forme d'où l'on découvre dans un
jour nouveau tout le chemin que l'auteur parcourut pour y arriver. On
n'en distinguait pas la courbe jusqu'ici. Peut-être la [5] supposait-on, désormais on la peut définir. On fut donc
sage en ne proposant ni explication ni définition, tant qu'on ne fut
pas en possession de ce dernier ouvrage qui fait mieux comprendre ceux
qui le précédèrent. Qui en est en quelque sorte la clé. Qui permet de
les ouvrir pour y apercevoir un contenu que l'on ignorait ou que l'on
ne soupçonnait qu'à demi. Plus sage serait-on peut-être, si l'on attendait davantage. Qui sait si l'ouvrage qui va venir ne jouera pas un rôle plus décisif encore. Nous venons de parvenir à une plate-forme, peut-être atteindrons-nous, avec le prochain, le terme et le but : la connaissance totale et définitive. A le supposer, à demeurer dans cette attente, le jugement resterait suspendu dans le silence, et l'on ne se résoudrait à juger que les auteurs disparus. J'apprécierais fort l'homme capable de demeurer dans une pareille expectative. Je ne saurais, quant à moi, m'y résoudre non plus que me tenir dans le champ cependant illimité des morts.
J'estime qu'il
n'a été possible à quiconque de fixer le caractère exact de l'œuvre
de M. André Gide, tant que les mémoires qu'il a rédigés sous ce titre
biblique : Si le grain ne meurt, ne furent pas mis à la disposition
du public, ce qui advint en novembre 1926. Auparavant,
on pouvait faire des hypothèses touchant la nature de cette œuvre, hypothèses
[6] dont aucune n'aurait osé se montrer si défavorable que la réalité
qui leur supplée. D'ailleurs, personne ne se serait permis d'en formuler
aucune qui fût relative au caractère ni aux mœurs de l'auteur. Il n'est
pas dans les habitudes du monde littéraire contemporain de faire état
de ce que l'on sait de la personne privée d'un écrivain que l'on étudie,
quand bien même ce que l'on sait, se trouverait à la fois de notoriété
publique, et parfaitement propre à élucider un ouvrage que l'on considère.
On ne saurait sans se déconsidérer faire allusion à l'ivrognerie de
celui-ci ou à la passion que cet autre nourrit pour les stupéfiants.
Pas davantage aux déboires conjugaux d'un troisième ou à sa légèreté
notoire. On se fait même scrupule de noter les particularités de la
personne physique d'un auteur quand bien même elles seraient curieusement
révélatrices. Nul ne songe à mettre en rapport certains détails de L'Honorable
partie de Campagne avec la très haute taille de M. Thomas Raucat,
ni du Martyre de l'Obèse avec la corpulence de M. Henri Béraud,
et M. Claude Berton a été justement blâmé pour avoir imprimé que M.
Jules Romains est petit. Relativement
à M. André Gide nous nous trouvons déliés de pareilles obligations depuis
que ses mémoires sont en vente. C'est lui-même qui nous renseigne sur
lui-même, qui nous fournit des renseignements et qui nous met en état
de les utiliser. Il nous y force, pourrait-on dire, puisqu'aussi bien
sa personne est inséparable de ce dernier ouvrage dont elle compose
[7] la matière, en sorte qu'on ne peut juger l'œuvre sans l'homme. Tous
ces traits personnels à un auteur, que l'on s'impose de taire, les connût-on
lorsque l'on parle de ses livres, composent précisément le fond de ce
dernier livre dont il n'est possible de parler convenablement qu'en
manquant à cette convention généralement observée. N'agit-on pas
de même à l'égard de J.-J. Rousseau, qui, en écrivant les Confessions,
s'est intégralement exposé au jugement de ses lecteurs, comme homme
non moins que comme auteur, dans ses mœurs comme dans son talent. En
s'avilissant à plaisir, ne nous donne-t-il pas le droit de le tenir
pour vil ? Et s'il a le courage de nous confesser des secrets honteux
(1), il se retire le droit de se plaindre quand nous voyons moins
le courage de la confession que la honte du secret. M. André Gide
a des secrets honteux, ou qui du moins nous paraissent tels quand il
les expose, car plus hardi qu'Octave de Malivert qui cache le sien (2),
lui nous les confie avec sérénité, sinon avec orgueil et ne semble pas
reconnaître quant à lui leur singularité ni leur difformité. Si nous
en voulons faire état dans cette esquisse, ce n'est point pour le malsain
plaisir de les considérer et d'y insister mais parce que nous considérons
que son œuvre demeure inintelligible tant qu'on les ignore. Jusque-là,
chez cet auteur tout est énigme, [8] mais il y a deux mots à cette énigme.
Ces mots sont uranisme et onanisme. Tout en lui devient clair, quand
on les a rencontrés en lisant Si le Grain ne meurt.
Il est difficile
de faire sentir l'air de mystère qui entourait une œuvre lorsqu'il s'est
dissipé comme de décrire l'aspect qu'elle avait sous ses voiles après
qu'on les a déchirés. Peut-être y parviendrons-nous cependant par rapport
à l'œuvre de M. Gide, car il n'y a qu'un instant qu'on la voit au grand
jour et l'on a dans l'esprit encore, l'impression qu'elle faisait jusqu'alors. Ce qui frappait
en elle était un ensemble de contradictions tel qu'on pouvait se demander
si ce n'avait pas été par système qu'elles se voyaient ainsi présentées.
On remarquait par exemple la juxtaposition d'un souci moral très net
et d'une tendance à l'immoral qui n'était pas moins nette. On apercevait
un intérêt pour la vertu, très puissant mais très singulier, car il
était impossible de discerner si la sympathie l'alimentait, ou la haine
la plus caractérisée. On voyait encore un besoin d'exercer une influence
qui se manifestait aussi bien dans le sens de l'utilité que de la malfaisance.
Voisinaient en outre une leçon d'égoïsme très précise et une prédication
altruiste assez sensible. Aussi quelque chose qui ressemble au courage
et autre chose qui ressemble à la lâcheté. [9] C'est de ces
incompatibles mis en présence que se dégageait le sentiment d'incertitude
éprouvé par ceux qui entraient en relation avec l'œuvre de cet écrivain.
Ils s'y aventuraient comme sur un sol mal sûr. Leur malaise en naissait,
et parce qu'ils n'en percevaient point l'origine, ils y trouvaient du
mystère. Aussi bien d'ailleurs eussent-ils nettement distingué ces contradictions
le mystère eût changé d'apparence mais fût demeuré tout entier, car
ce qu'ils n'auraient alors pu s'expliquer à eux-mêmes, c'eût été qu'un
esprit pût en même temps occuper des positions contraires, professer
des idées inconciliables.
Mais au lieu
d'insister ainsi sur le problème central que propose l'œuvre de M. Gide
et d'inviter notre lecteur à s'installer dans le cœur même de ce sujet
comme si tout ce qui y conduit lui était déjà familier, il faut, avant
d'aller plus loin, essayer de décrire cette suite d'œuvres par le dehors
quoiqu'elle soit en effet familière à mainte personne puisqu'elle jouit
d'une grande notoriété et que son public est extrêmement étendu. M. André Gide
appartient à la génération symboliste. Lui, et les hommes qui approchent
aujourd'hui de la soixantaine, forment le trait d'union qui nous joint
aux grands maîtres de la période précédente, à Verlaine, à Mallarmé
[10] que personne encore n'a égalés depuis. Il les ont vus, ils leur
ont parlé. Ils débutèrent qu'ils vivaient encore. Ils purent leur offrir
leurs essais, se voir encouragés par eux. Les plus favorisés reçurent
leurs conseils. A nos yeux, de ce fait, ils bénéficient d'un prestige
extrême. Cette génération
d'écrivains, mieux que nulle autre, mérita de voir attribuer aux hommes
qui la composaient le titre de Jeunes. Cette épithète dont ils
furent peut-être les premiers à se voir pourvus fit depuis fortune,
mais perdit son sens quand son usage se répandit. On ne sait plus très
bien aujourd'hui ce que l'on veut exprimer quand on dit qu'un auteur
compte au nombre des jeunes. Sans doute, veut-on faire entendre, et
rien de plus, qu'il n'a pas encore accédé à la notoriété. Le mot eut
sa pleine signification dans ce temps fortuné, où, tandis que brillait
encore une glorieuse génération d'aînés, en apparaissait une nouvelle,
de littérateurs fort heureusement doués. Alors M. André Gide et ses
contemporains parurent exactement des jeunes. Je dirai plus : ils furent
les jeunes par excellence et l'on aurait la tentation d'ajouter qu'à
plusieurs d'entre eux, il en est toujours resté quelque chose.
Ce fut une
jeunesse pensive et mélancolique, délicate et subtile, impulsive en
même temps que ratiocinante, et qui ratiocinait sur ses [11] impulsions
même. Elle avait des élans réfrénés, des emportements maîtrisés jusqu'à
avorter, un lyrisme dont on dirait volontiers qu'il s'étranglait. Faut-il
insister sur le fait qu'elle appartenait à la génération de la défaite,
qu'elle en subissait encore l'accablement auquel elle n'avait pas encore
été soustraite par ce réveil de l'énergie nationale, dont on
ne prit la conscience littéraire et romanesque, chacun le sait, qu'aux
environs de l'année 1896. L'inquiétude
régnait. Celle de M.
André Gide fut philosophique. Les hauts problèmes de la liberté et de
la conscience le tourmentaient, et ce ne fut pas sa moindre originalité
que de se jeter dans les lettres avec une mentalité de philosophe —
étant entendu que j'appelle ici philosophe un jeune garçon qui en est
à ce que l'on nommait jadis la classe de philosophie, où M. André Gide
écrivit Les Cahiers d'André Walter (3). Tandis que
maint débutant offre au public des recueils de vers amoureux, ou bien
la relation transposée de ses aspirations sentimentales, M. André Gide
produisit tout d'abord au jour de petites dissertations qu'avec un pédantisme
ingénu il décorait ambitieusement du nom de traités. Ce titre
invitait à attendre quelque chose des opuscules qui le portaient. Ils
n'étaient cependant pas d'une substance bien abondante. Assez mince
au contraire, et de petite nouveauté, car si d'aventure on y lisait
[12] entre autres choses : à force de les contempler il ne
se distingue plus de ces choses (4), on pouvait prétendre que l'expression
ne l'emportait point sur cette vieillerie : elle (la statue)
sera donc odeur de rose, d'œillet, de jasmin, de violette... (5)
et que l'idée énoncée ne constituait pas un progrès sur la proposition
anciennement émise que M. Gide devait reprendre plus tard longuement
dans la Symphonie pastorale qui est tout imbue du sensualisme
de Condillac. Mais il n'importe, car en M. André Gide le philosophe
ne compte guère : c'est par autre chose qu'il sut intéresser et même
parfois qu'il sut plaire. Il y avait
en effet dans sa première manière de quoi séduire. Tandis que le symbolisme
répandait toute sorte de brumes et de confusions, on se plut au style
clair de ce nouvel auteur, et à sa diction facile. Trop facile même,
pourrait-on dire, car dès cette époque M. André Gide montrait le défaut
de ne savoir pas éviter une extrême mollesse, un laisser-aller trop
abandonné. L'emploi presque constant des prétérits, l'usage trop fréquent
des auxiliaires et des temps du verbe qui s'en composent donnent à tous
ses écrits une certaine lourdeur monotone un peu lassante — non sans
douceur, mais fade et qui fait languir. On passe volontiers
outre cela en faveur d'une harmonie assoupie, paisible et musicale [13] qui procure une impression de calme,
d'apaisement quasi-léthargique. On pense à des eaux planes, sans mouvements,
partant sans rides, et qui refléteraient les colorations d'un ciel pâli.
On goûte dans le bien-être, la mélodie de ces phrases indolemment gouvernées,
dont l'ordre direct est rarement altéré, à moins qu'une inversion ne
le retourne entièrement (6), et que varie de loin en loin quelque incident
constricteur : une proposition infinitive ou participe, qui les resserre
soudain comme une convulsion spasmodique (7), Parfois encore, et beaucoup
trop souvent à mon gré, le rythme de la phrase devient plus insistant,
et l'auteur n'évite point l'alexandrin dont la lourde cadence se révèle
trop nettement à l'auditeur même distrait :
Je l'aurais
trouvé beau s'il n'avait été borgne...(8)
C'est tout
seul que chacun de nous doit gagner Dieu (9).
Tout cela,
nous devons en convenir, date un peu. Ce qui semblait remarquablement
simple au temps du symbolisme, laisse, à mesure que l'on s'en éloigne
davantage, apparaître son apprêt, et ce vieillissement du style, qui
a [14] quelque chose d'agréablement documentaire
quand on le retrouve dans les plus anciennes pages de l'auteur, plaît
moins quand on le relève dans ses plus récentes. En effet, le style
de M. Gide ne s'améliore ni ne s'épure avec les ans. Tel on le vit en
1893, tel encore le voit-on en 1927. Il s'attarde toujours à incruster
dans son texte quelque vieux mot rare ou quelque solécisme raffiné,
et l'on ne s'étonne pas moins de le voir comparer aujourd'hui telle
époque de sa vie à une selve obscure, qu'employer quand on attendait
un style particulièrement rigoureux des tournures comme celle-ci : mais
si vif est le plaisir qu'il y prend, nous ne connaissons jamais... cet
ennui, ou comme cette autre, et car la logique appartient à tous
(10). Par ses défauts
comme par ses qualités l'impression dominante que procure ce style est
cependant d'une mélodie extrêmement unie qui donne à ce qu'elle revêt
un caractère frappant de spiritualité, et l'on reconnaît ce caractère
en nombre d'ouvrages de M. André Gide. Son attention
fut toujours attirée par les aventures de l'esprit, et dans maint ouvrage
les figures qu'il mit en scène rêvent de réaliser un progrès intellectuel
et moral. Pour y parvenir elles se débattent contre les forces souvent
invincibles de leur sensibilité ou de leur sensualité. Elles essaient
de se soustraire à leur empire. Les unes y réussissent cruellement,
mais les plus tendres ou les plus faibles s'y laissent [15] retenir, renoncent à toute lutte, ne
cherchent pas davantage à s'en libérer — à moins qu'elles ne tirent
une sorte d'orgueil d'un abaissement où elles se complaisent.
Peut-être est-ce
dans la tragédie de Saül que M. André Gide a exposé ce conflit
tragique de la façon la plus objective. Le théâtre, en effet, quelque
abandon qu'il admette en sa forme, exige une sensible matérialisation
des idées, et M. André Gide, obéissant aux nécessités de cette technique,
a rendu fort claires des préoccupations qui se trouvent plus voilées
dans ses autres ouvrages. Les idées exprimées
dans Saül comptent parmi celles qui ont le plus sollicité M.
André Gide, et l'on peut dire qu'au long de sa carrière entière il nous
a montré sous des masques analogues les deux images de l'esprit humain
dépeintes ici. Dans tout ce qu'il écrit, et en lui-même, se retrouve
Saül — ou plutôt le conflit de Saül avec David, et la couleur uranienne
qu'il a répandue là avec insistance et dissimulation (rendant David
l'objet des inclinations équivoques de Saül comme de Jonathan) contribue
à rendre cette tragédie particulièrement représentative de son caractère
comme de son art. A nombre d'auteurs
il advint pareillement de rencontrer à un instant de leur carrière un
thème qui correspondît essentiellement à leurs [16] inquiétudes et à
leurs aspirations. Ils le développent en œuvres plus ou moins achevées
et sont d'autant plus enclins à le reprendre que l'œuvre où ils l'ont
tout d'abord exposé, pour attachante qu'elle soit, se montre, comme
le Saül, plus éloignée de la perfection. L'antithèse
que montre le groupe de Saül et de David, la lutte du trouble matériel,
de la sensualité terrestre contre l'aspiration à un pur affranchissement
se retrouve chez M. André Gide d'ouvrage en ouvrage. Tantôt comme dans
le Saül deux ou plusieurs êtres s'opposent pour représenter l'une
de ces tendances adverses, et tantôt comme dans L'Immoraliste, une
seule et même conscience sert de théâtre à ce conflit moral, mais toujours
ses ouvrages se montrent alimentés par la donnée qui l'avait primitivement
inquiété et qu'il avait exposée d'une façon un peu schématique dans
cette pièce. D'ailleurs
Saül se place dans la partie de sa carrière, sinon la plus féconde,
du moins la plus riche.
Vers 1904,
lorsque paraît Saül, en outre des lettres à Angèle et
des écrits d'André Walter, M. André Gide est essentiellement l'auteur
de L'Immoraliste, du Voyage d'Urien, de Paludes et
de ces Nourritures terrestres qui, pareilles aux carnets de notes
dont Paludes et L'Immoraliste devaient sortir, semblent
en contenir la matière, mais inorganisée. Ce sont ces ouvrages qui établirent
sa réputation. [17] On aimait y
retrouver ce décor méditerranéen qui enveloppe d'autres ouvrages parus
dans le même temps et qui s'y trouve, non point par un hasard de mode,
mais par l'effet d'un besoin profond de retour aux sources de notre
culture. Rien ne montre mieux ce qu'il y avait d'impérieux dans un pareil
mouvement que la diversité des esprits qu'il entraînait. Des écrivains
aussi peu semblables que possible bien qu'égaux en talent, de tempéraments
contraires, je dirai presque de génies hostiles, en feraient aisément
voir l'effet dans leurs écrits. Car s'il advient d'aventure que des
hommes que n'unit rien, ni sympathie d'école ni communauté d'esthétique
prennent des attitudes analogues, on perçoit la puissance du mouvement
qui les détermine d'une manière autrement frappante que lorsque les
membres d'une petite chapelle qui vivent collés les uns sur les autres
s'imitent et se singent mutuellement. Tandis que
M. Gide, pour bien des raisons, plus une, se sent attiré par l'Afrique
du nord, l'Afrique romaine, M. Marcel Boulenger nourrit pour l'Italie
une passion constante, et M. Montfort s'installe comme dans un fief
à Marseille dont parfois il s'éloigne pour des excursions marocaines,
espagnoles ou napolitaines. Ces trois auteurs dont le sort assembla
pour une minute les noms sur la couverture du numéro initial de la Nouvelle
Revue Française (et c'est ce qui me détermine à les rapprocher ici)
se montrèrent par ailleurs toujours dévoués aux combats qu'il y eut
lieu de mener en faveur de [18] la culture traditionnelle, comme on
peut le voir dans les campagnes que l'un fit pour l'orthographe, et
l'autre pour le latin, cependant que le dernier en répandait les preuves
en maint endroit de ses Prétextes tant anciens que nouveaux. Si le nord
africain où M. Gide se dirigea n'est pas une terre de pure antiquité
classique, il s'efforça d'en rendre la peinture virgilienne. Il y réussit
moins qu'à se contraindre lui-même, et à force de se discipliner il
décolora l'éclatant comme il refroidit le chaleureux. Appartenant bien
en cela à l'époque qui le vit se manifester, il se plaça à l'opposé
du romantisme. Opposé au romantisme
dans son style plus que dans sa forme, l'œuvre de M. André Gide ne l'est
pas moins dans son essence. En effet, elle est à peu près vide de mouvements,
et même de ceux de l'âme. Pour parler plus précisément, les mouvements
qu'il observe ne sont que de très petite amplitude. Un caractère, s'il
nous en peint l'évolution, ne se déplace devant nous que d'un angle
fort aigu, n'oscille qu'entre deux points fort proches et les hommes
qui attirent son attention, stationnent, piétinent sur place, hésitent. Il est l'analyseur
des hésitations : hésitation devant l'action qui enchaîne la liberté,
hésitation devant ses conséquences, hésitation devant tout choix qui
crée du définitif, hésitation à l'idée de la rature impossible, à l'idée
de se sentir lié comme un esclave, fût-ce de soi-même ; voluptueuse
hésitation, qui, maîtresse [19] d'inaction, procure l'heureux sentiment
que les possibilités les plus diverses restent offertes ; autrement
singulière : hésitation sensuelle entre le permis et l'illicite, puis,
hésitation au bord des aveux qu'il devait depuis longtemps méditer de
faire, et qu'il tint si longtemps suspendus — puisqu'il hésita deux
ans à en rendre public le recueil imprimé — les plus divers visages
de l'instabilité intellectuelle sont par lui complaisamment dépeints.
Il s'égare à plaisir dans un dédale de contingences, et constant en
quelque manière dans sa seule hésitation il s'en fait pour ainsi dire
le doctrinaire, la recommande aux âmes à qui il enseigne une sorte de
scepticisme.
Il arrive en
général aux sceptiques une aventure inévitable. La multiplicité des
solutions parfois contradictoires qu'ils envisagent et entre lesquelles
ils demeurent balancés empêche qu'on prenne garde à la persévérance
de leur attitude intellectuelle. Qu'un doctrinaire change d'avis une
fois ou deux, qu'un penseur voie sa vie intérieure brusquement modifiée
par une conversion retentissante, nul ne s'inscrit contre la réputation
de fermeté qu'ils peuvent avoir et chacun s'efforce de mettre en lumière
la conséquence profonde qui ne manque pas à se découvrir entre leurs
moins conciliables attitudes. Mais qu'un homme, romancier, essayiste
ou philosophe, soit sceptique avec continuité, qu'il le soit avec constance
et fermeté, la fermeté [20] la. constance et la continuité seront ce
qu'on lui déniera tout d'abord. C'est ce qui
advient à M. André Gide. Ses commentateurs le prennent pour le moins
saisissable des esprits, pour le plus fuyant, le plus divers, le plus
nourri de contradictions. Il possède, en effet, ces caractères, mais
comment ne pas s'apercevoir que c'est précisément par eux qu'il est
saisissable, qu'il est stable, qu'il est un. Certes, aujourd'hui comme
il y a trente ans, il hésite, examine, chancelle : c'est par là qu'il
est constant, qu'il assure sa logique intérieure. C'est en n'hésitant
plus, en se fixant, en ne se contredisant plus qu'il commencerait à
se contredire enfin, et c'est en persistant dans son indécision qu'il
se demeure à lui-même fidèle. Aujourd'hui comme il y a trente ans, on
le sent capable de défendre avec la même justesse d'esprit le romantisme
ou le classicisme, selon, que l'un ou l'autre est attaqué, capable aussi
de donner alternativement mais avec un succès inégal des œuvres d'aspect
classique (de L'Immoraliste à La Symphonie pastorale)
— ou non (du Voyage d'Urien aux Caves du Vatican et
aux Faux-Monnayeurs). Cet esprit
ondoyant et divers — pour lui appliquer la double épithète qui est de
style, lorsqu'il s'agit de considérer un sceptique — dont maint critique
se complut à noter les détours ou les méandres (11), quoi qu'il semble,
n'évolue point, mais demeure pareil à ce qu'on [21] le connut. A la qualité près, rien ne ressemble tant à ses
premiers ouvrages que les plus neufs (de même qu'à soixante ans bientôt
ses mœurs demeurent ce qu'elles étaient déjà à cinq) en sorte que l'on
pourrait dire que leur suite donne insurmontablement l'impression de
la monotonie — celle-là même dont souffre le narrateur de Paludes
: Quelle monotonie..., pas un événement (12) ! Comment d'ailleurs
en serait-il autrement ? M. André Gide n'expliquait-il pas, voici fort
peu d'années, qu'il n'avait alors pas écrit un seul livre qui n’
ait été conçu dès avant sa trentième année (13) et par exemple il
nous montre à ce propos, dans Si le Grain ne meurt, qu'en 1893,
lors de son premier départ pour l'Afrique, il songeait au sujet de La
Symphonie pastorale qu'il ne devait écrire que vingt-sept ans plus
tard (14). Il paraît donc naturel que des ouvrages imaginés sans doute
en un même espace de temps aient en commun nombre de traits, et l'on
trouve normal que ceux dont la réalisation est plus tardive (plus éloignée
de l'invention) ne soient point les plus réussis, mais que par une sorte
de régression ils satisfassent d'autant moins l'esprit qu'on sent bien
que l'auteur dut faire un plus grand effort pour rendre leur actualité
aux anciennes émotions [22] dont ils sont issus. C'est ainsi que ni dans La Symphonie
pastorale on ne retrouve ce que l'on a goûté dans L'Immoraliste,
ni dans Les Caves du Vatican, ce qui fit le charme et le
prix de Paludes ou du Prométhée mal enchaîné. Notons ici
que si nous rapprochons ces trois derniers ouvrages, c'est que M. André
Gide lui-même nous invita à reconnaître une analogie entre eux. Au début de
1914, quand il publia Les Caves, le public qui le suit eut la
surprise de le voir ranger cet ouvrage dans une antique catégorie littéraire
— à laquelle d'ailleurs il ne cadrait pas très exactement — et qu'il
la donnait pour une sottie, c'est-à-dire pour une fable dont tous les
personnages sont des sots. En même temps il appliquait pareille désignation
à deux de ses anciens livres : Le Prométhée mal enchaîné et Paludes. Ce petit fait
pourrait nous permettre de dire que si l'hésitation est un des attributs
intellectuels de M. André Gide, elle peut bien l'être de son caractère
aussi, puisqu'il se montre hésitant sur la nature même de ses écrits,
et que suivant le hasard de ses caprices ou de ses méditations il les
modifie d'un mot dans leur essence. Ne se comporta-t-il point de la
même façon à l'égard de L'Immoraliste qu'en 1904, sinon plus
tard encore, il présentait comme un roman, mais à qui, par la suite,
il retira cette qualité ? Il le plaça alors dans la catégorie mal définie
des récits qui sont une sorte d'ouvrages qu'il nomme peut-être
de la sorte [23] parce que leurs héros sont précisément censés y faire
à quelques auditeurs le récit de leurs aventures. Cette sorte
de fiction n'est point neuve, mais on verra ce qu'il y a d'arbitraire
à la prendre pour base d'une classification, quand on considérera que
c'est par là que ces ouvrages de M. Gide ont quelque chose de commun
avec la plupart des romans de M. Pierre Benoît. Dans cette
famille des récits, à côté de L’Immoraliste, vinrent prendre
place, Isabelle, La Porte étroite, puis La Symphonie pastorale.
Il réserva, jusqu'à ce jour, aux seuls Faux-Monnayeurs la
qualification de roman, et cela non sans pompe, puisque, à un moment
où l'on peut considérer que sa carrière est déjà bien avancée, il prétend,
et ne veut point qu'on l'ignore, qu'il débute dans ce genre, et publie
partout que ces Faux-Monnayeurs ne sont pas seulement un roman,
mais sont en outre son premier roman. Tout ceci n'appartient
peut-être pas à un esprit parfaitement maître de soi, mais permet, ce
qui a grand intérêt, de pénétrer assez facilement les idées de M. Gide
touchant le roman. Or, encore qu'il ne soit pas spécialement romancier,
il n'est pas indifférent de les connaître pour apprécier la partie moins
romanesque ou non romanesque de son œuvre. Ce qu'il se
proposait de faire en écrivant Les Faux-Monnayeurs (et qu'il
n'a point réussi), c'est un de ces grands livres où le foisonnement
de la vie est rendu sensible par le foisonnement des aventures et par
la foule des personnages. Un nombre indéterminé d'intrigues s'y croisent
[24] et réagissent les unes sur les autres comme des champs magnétiques
qui s'influencent. On y distingue de nombreux chefs d'intérêt, et par
là elles ont l'ambition de se ranger dans la classe où coexistent des
œuvres comme Les Liaisons dangereuses, comme La Chartreuse
de Parme ou Guerre et Paix. Ces livres veulent rendre par
leur complexité l'idée de la complexité du réel. Ils sont grands et
méritent leur titre de chef-d'œuvre parce qu'ils atteignent ce résultat
dans une certaine mesure. Les Faux-Monnayeurs
ne peuvent cependant rivaliser avec aucun d'eux
pour plusieurs raisons, dont l'une purement technique. Les diverses
intrigues que l'on y voit ne s'emmêlent pas avec une dextérité suffisante.
Leurs fils ne s'entrecroisent pas en un nœud bien ourdi qui ensuite
se délie savamment. L'auteur suit tantôt l'une, tantôt l'autre, sans
rendre compte de leur simultanéité. Il ne nous les montre jamais coulant
toutes vers une même fin comme des rivières qui affluent de sources
diverses à un seul fleuve. Sa symphonie est pauvrement orchestrée, au
contraire de celles de Laclos, de Stendhal et de Tolstoï qui sont si
riches, si abondantes et si variées. Somme toute,
M. Gide n'est pas doué pour le roman, s'il est vrai comme il le veut
dire que ce soit là le roman par excellence. Je n'en suis, quant à moi,
pas absolument persuadé. Si tant est que le roman se propose de dépeindre
la réalité, le grand roman complexe ne parvient, comme toute œuvre d'art,
qu'à en donner [25] une interprétation approximative ; exactement comme
fait ce que je nommerai par opposition le roman unilinéaire où une seule
intrigue, une seule série de faits isolée avec soin, se déroule nettement
de son origine à sa fin. De ce genre de roman, on donnerait comme type,
Adolphe ou La Princesse de Clèves, et il faudrait souligner
ce fait qu'il n'y a pas moins d'artifice à isoler une seule suite d'événements
qu'à en entrecroiser cinq ou dix — mais un autre artifice. Un de ces
deux genres n'est pas plus que l'autre aisé à pratiquer ; dans l'un
comme dans l'autre les réussites supérieures n'abondent pas. C'est une
affaire de tempérament intellectuel qui tourne les auteurs de roman
vers l'un ou vers l'autre. Ce à quoi M. Gide colle après réflexion l'étiquette
de récit appartient à la famille des romans unilinéaires. Il y excelle.
C'est parce qu'il s'y trouve naturellement porté qu'il aspire à travailler
dans l'autre genre, comme pour sortir de sa nature quoique ce soit là
qu'il ait donné ses meilleurs ouvrages, parmi lesquels cet Immoraliste
qui pourrait servir de paradigme tout aussi bien du roman unilinéaire
que du roman gidien. Cet ouvrage
est présent à toutes les mémoires, ou peu s'en faut. Le thème en est
d'une simplicité quasi mythique et d'ailleurs il est fourni par un de
ces mystérieux échanges comme toutes les mythologies en rapportent.
De même en effet qu'Alceste mourut au lieu de son époux, on voit ici
mourir une jeune femme de la maladie où elle arracha son mari. [26]
L'essentiel de l'ouvrage réside ailleurs qu'en cette anecdote épurée
: dans l'analyse psychologique du personnage autour de qui le roman
s'organise. Cet homme nous est donné comme tel que c'est la maladie
qui lui enseigne le plaisir de vivre, et pire qu'Admète, il fait preuve
à l'égard de sa femme d'une dureté ou d'une indifférence réellement
assassine. C'est que ce goût de la vie qui lui est survenu se trouve
être un appétit singulier de sensations physiques, et tel que pour les
atteindre il enfreint ses devoirs moraux : ceux qu'il devrait observer
envers son épouse, non moins que ceux qu'il a envers lui-même. Par appétit
de la sensation il tolère qu'on le vole (et analyse ce qu'il éprouve
à se sentir volé). Allant plus loin il aide qui le vole, comme il contribuera
à la mort de sa femme. Il a perdu ses directions morales : il est immoraliste. Le cas est
singulier et mérite l'étude, mais on sent bien qu'il y aurait diverses
façons de l'étudier. On pourrait le faire avec assez de liberté pour
ne point paraître d'un moralisme trop conventionnel au cas où l'on viendrait
à le désapprouver. Rien de pareil n'entre dans les desseins de M. André
Gide, qui prend nettement parti pour son personnage, qui le montre agissant
avec beaucoup de lucidité et qui le laisse ensuite plaider pour lui-même. Or, dans cette
double façon de faire, réside, on peut le dire l'une des caractéristiques
essentielles de M. Gide. Sinon faire le mal avec lucidité, du moins
s'écarter ainsi de la règle et de la normale, [27] puis justifier vaille
que vaille ses fautes et ses écarts, légitimer ses actes, vouloir peut-être
même les faire dépendre d'une morale plus élevée encore que moins répandue,
depuis L'Immoraliste jusqu'à Corydon et aux Faux-Monnayeurs,
c'est à cela qu'en la plupart de ses ouvrages s'emploie notre auteur,
et c'est en cela que selon nous apparaît son penchant à l'onanisme.
Vice ou péché, qu'on désigne la chose du nom qu'on voudra, celui qui
la pratique ne le saurait faire qu'avec conscience et lucidité. C'est
par préméditation et à bon escient qu'Onan se corrompait contre terre
(15), et puisqu'il trouvait bon de ne pas susciter de postérité
à son frère, il savait fort bien se justifier à ses propres yeux d'une
habitude par quoi il déplut à l'Eternel, qui le fit mourir. Quant au caractère
uranien de L'Immoraliste, c'est sans interprétation ni glose
qu'on l'aperçoit : il est inhérent au livre. Du moins on le juge ainsi,
rétroactivement en quelque sorte, mais à coup sûr depuis qu'on a pu
lire Si le Grain ne meurt où M. Gide expose avec complaisance
quelques-unes de ses particularités physiologiques. Avant d'avoir
considéré cet étrange document on pouvait hésiter sur le sens des œuvres
antérieures de l'auteur. Je dirai plus : on le devait. Relativement
à ses mœurs on avait prêté l'oreille à quelques médisances, enregistré
[28] quelques épigrammes telles que celle-ci qui est d'ailleurs
publiée :
La maison d'André
Gide est des plus singulières, Il lui manque
un devant, mais elle a deux derrières( 16 ).
mais rien n'autorisait expressément à donner
à ses livres une interprétation précise. On se trouvait vis-à-vis de
lui dans cette situation même où il se trouvait vis-à-vis de Wilde quand
il le rencontra en Algérie : ne connaissant rien de ses mœurs que
par ouï-dire (17). Il suivait même de là que ceux de ses ouvrages
où l'on croyait distinguer quelque équivoque en tiraient un certain
charme irritant, et cet Immoraliste fut précisément l'ouvrage
qui profita le plus de cette incertitude. A se voir défendre
d'interpréter à la rigueur le plaisir singulier pris par le héros dans
la société des jeunes garçons dont il s'entourait, on éprouvait une
sorte d'agacement assez piquant. Des gamins vicieux circulaient dans
le roman — dont on devait revoir les semblables par d'autres romans
de l'auteur. L'œil complaisant du personnage appréciait leurs attraits
physiques, poursuivait à toute occasion leurs nudités trahies par les
gandourahs flottantes. Cela n'allait pas sans un peu d'étonnement chez
le lecteur, mais enfin qu'en pouvait-il dire ? Car, ainsi que l'écrivait
une femme de beaucoup de [29] sens qui avait l'expérience des aberrations
qui nous préoccupent malgré nous : Tant qu'on évite l'éclat, on laisse
la chose en doute aux yeux du public (18). M. Gide a cherché
l'éclat — à moins qu'il ne l'ait subi, comme on subit une fatalité de
tempérament. Un désir trop longtemps refoulé (pour employer par à peu
près une terminologie à la mode) finit par se montrer plus fort que
les forces employées à son refoulement, et il fait tout à coup scandaleusement
explosion en brisant la contrainte intérieure que son vice lui
imposait (19). Nous comprenons alors avec netteté que les jeunes Arabes
qu'il nous présenta dans L'Immoraliste sont de petits prostitués
avec qui il eut à Sousse les rapports qu'il nous peint dans Si le
Grain ne meurt (20). Nous savons quelle fut la sympathie particulière
qu'il put nourrir à l'égard de Charles, le fils de son régisseur normand,
sympathie que, lamentable ridicule, on vit s'évanouir quand le garçon
laissa pousser ses favoris. Ce qu'il y avait de mystérieux pour nous
dans le mouvement qui le portait tout à coup à embrasser son petit cocher
sicilien, tentant comme un fruit, s'élucide quand nous en rapprochons
le récit où il nous conte ses extases partagées avec un batelier du
lac de Côme. Et comme l'attrait du livre résidait essentiellement dans
mainte étrangeté sur le caractère de quoi [30]
l'on
résistait à s'expliquer, du jour où malgré soi l'on se trouve amené
à voir clair à son propos, l'attrait se dissipe et disparaît comme se
défait la sympathie que nous portions à quelqu'un lorsque nous découvrons
qu'il l'avait usurpée et n'y avait point droit. En sorte que nous rangeons
l'œuvre d'André Gide parmi ces choses que leur fin corrompt en leur
entier et jusque dans leur source. C'est une boisson où l'on ne veut
plus goûter parce que sa dernière gorgée laisse une saveur horrible.
C'est le souper romantique au terme duquel l'avertissement criminel
fait oublier tous les préalables plaisirs qu'il procure : Vous êtes
empoisonnés, Messieurs.
Nous n'irons
pas jusqu'à dire que cet arrière-goût tienne au sujet spécial où M.
Gide se plaît à faire des allusions. La question s'est posée de savoir
s'il avait droit de cité dans la littérature. Il n'importe guère qu'on
prétende la lui contester. En littérature comme en histoire, le droit
compte peu devant les faits et le fait c'est qu'il a pris une place
où il s'étale. La vraie question serait plutôt de savoir ce qu'il vaut
comme matière littéraire. Je me souviens
qu'en 1921, lorsque parut le tome IV du livre de Proust, dans les vingt-cinq
dernières pages duquel commence la partie du livre qui est intitulée
Sodome et Gomorrhe, j'eus l'occasion de voir le comte de Montesquieu
qui m'en parla. « C'est un grand sujet que Proust [31] aborde là »,
me dit-il sentencieusement. Malgré le respect que l'on doit à ce Bel-Esprit,
je ne saurais adopter sa manière de voir. J'estime que les grands sujets
sont ceux qui inspirent de grandes oeuvres, et pense que si tel était
celui dont il faut s'occuper ici, les grandes œuvres ne se seraient
pas laissées attendre si longtemps. Je sais bien qu'il y a Le Satyricon,
et, de Juvénal ces deux vers trop fameux An facile et pronum,
mais il suffit de faire ces allusions pour que l'on remarque du
même coup la carence d'œuvres qui ressemblent à celle de Pétrone et
puissent passer pour sa postérité. L'on ne voit guère d'ouvrage consacré
à l'étude de cette anomalie, d'auteur qui se soit appliqué à la peindre.
Il semble même qu'on l'ait fuie. Nos grands classiques qui en eurent
le spectacle étalé sous les yeux n'en tirèrent aucune inspiration, pas
même pour la flageller, et Boileau n'a pas, sur ce point, suivi Juvénal.
Les romantiques en usèrent de même et quand d'aventure ce sujet fut
effleuré, ce fut d'un trait si léger, si précautionneux, qu'on ne le
remarque guère sans l'intention d'y prendre garde. L'inclination de
Vautrin pour Rastignac, par exemple, sa passion pour Lucien de Rubempré
sont indiquées par Balzac de telle sorte qu'elles peuvent passer pour
les manifestations d'une affection naturelle. Il fallut attendre
le XXe siècle pour que s'établissent d'autres méthodes. Encore
continue-t-on à distinguer des exceptions de marque : lorsque M. Abel
Hermant fit allusion à l'équivoque qui entourait Elie Langellier, [32]
ou qu'il représenta la figure effroyable de lord Chelsea, ce fut avec
un tel art du sous-entendu et de la prétention que maint lecteur restât
en droit de n'apercevoir point le secret dessein de l'auteur. Mais par
ailleurs, dans un espace de temps dont on peut fixer l'origine à l'année
qui vit paraître Claudine à Paris de Willy, et qui s'étend jusqu'aux
jours que nous vivons, où se publient ces livres que l'on nous propose
à peu près chaque matin, cette matière singulière fut traitée avec une
liberté inconnue jusqu'ici, comme si ceux qui la décrivent supposaient
qu'elle fût connue de quiconque, qu'elle intéressât tout le monde et
qu'il ne fût pour le moins personne qu'elle ne divertît. Cependant nombre
de gens, au contraire, se rencontraient encore jusqu'en ces derniers
temps pour l'ignorer entièrement ; il s'en trouve toujours beaucoup
à qui elle n'inspire nulle curiosité, qui ne sauraient pas même lui
porter cette sympathie toute littéraire qu'un auteur adroit sait provoquer
en faveur du pire criminel s'il se propose de le faire ; il en est enfin
qu'elle dégoûte insurmontablement. Quoi qu'il
en soit dans le foisonnement des livres dus à cette inspiration, l'on
ne distingue encore ni chef-d'œuvre, ni grande œuvre. Peut-être en trouvera-t-on
l'air au livre de Proust quand on le pourra juger dans son ensemble.
Jusqu'alors, je ne saurais dire qu'on y voit ce qui fait la grande œuvre,
à savoir une peinture si convaincante, une telle force de persuasion
qu'elle contraint quiconque à admettre, tant [33] qu'il est sous son
empire ce qu'il réprouve quand il lui échappe. La grande œuvre nous
fait sympathiser avec le parricide, avec le traître, avec l'incestueux.
Elle nous fait découvrir en nous la racine de tels crimes. Peut-être
même nous fait-elle secrètement rêver de les commettre dans des conditions
aussi pathétiques que celles où elle nous les fait voir. Tout au moins
nous découvre-t-elle par où ces criminels sont humains, et par conséquent
par où ils nous intéressent en tant qu'hommes. On imagine
difficilement comment une œuvre à tendance uranienne parviendrait à
rien de tel. Comment prendrait-elle cet empire sur nous, puisque c'est
précisément parce que nous sommes des hommes (homo sum) qu'elle
nous est étrangère et que nous lui échappons. Tant d'art qu'elle contienne,
elle ne peut s'échapper de cette étrangeté de sa condition, et nous
ne voyons pas que ce soit M. Gide qui en trace le chemin. Il ne parvient
pas à nous montrer par quelle corde nous pourrions vibrer à l'unisson
de l'Immoraliste, de Corydon, d'Edouard ni de lui-même en tant que mémorialiste
du Grain ne meurt. Au contraire;
car pour traiter devant nous de ce sujet, il emploie la méthode la moins
propre à lui gagner notre consentement, prenant l'attitude singulièrement
défavorisée de l'homme qui avoue puis qui plaide pour se justifier.
Corydon comme l'Immoraliste est un plaidoyer, or imagine-t-on un plaidoyer
sans contestation, sans accusation dont il faut se [34] laver, partant
sans un tort réel ou supposé qu'il faut faire excuser où dont il faut
prouver la vanité. La forme de ces ouvrages contient donc un implicite
aveu. Mais, par ailleurs, comme la contradiction, nous l'avons dit,
est la constante de l'esprit de M. Gide, nous allons en retrouver la
marque ici en voyant qu'il parle de cette chose pour laquelle il faut
plaider, avec vanité, peut-être même orgueilleusement, — et le front
si redressé (21). Cette vanité,
cet orgueil, ce redressement du front se manifestèrent en lui à dater
du jour où il décida de vivre selon sa nature, où il se découvrit impuissant
à la refouler davantage. Au nom de quel Dieu, de quel idéal (22),
lui eût-on défendu de le faire ? Cette décision prise, il se persuada
que l'on se conforme à la normale quand on se conforme aux commandements
de sa nature, et c'est à partir de ce moment qu'il établit autour de
lui un malentendu que rien ne peut dissiper. En effet, tandis que nous
nous irritons contre lui, il se croit en droit de nous reprocher cette
irritation, et c'est par cette dernière illusion qu'il favorise, qu'il
redouble la rigueur de notre attitude à son égard. Nous craindrions
d'énoncer un raisonnement si alambiqué si nous n'empruntions précisément
sa démarche à M. Gide lui-même, sinon ses propres termes. On se souvient
du morceau où nous faisons allusion. C'est dans Paludes. Tout [35] va
pour le mieux, y lit-on, puisque Tityre est content, mais
c'est parce que Tityre est content que moi je veux cesser de l'être.
Il faut qu'on s'indigne au contraire. Je vais rendre Tityre méprisable
à force de résignation (23). Nous nous indignons, en effet, et Tityre
bientôt nous paraîtra méprisable à force de se trouver normal, comme
Candaule à force de se trouver naturel.
Envers certains
auteurs on aurait scrupule à faire ce que nous venons de faire ici,
en utilisant pour soutenir une démonstration qui se rapporte à leur
œuvre entier un texte relevé dans un ouvrage qui date de leurs débuts.
Envers M. Gide un tel comportement est particulièrement légitime, puisqu'il
a dit à mainte reprise — nous l'avons rappelé plus haut — que la plupart
des ouvrages qu'il avait produits jusqu'à une époque assez avancée de
sa carrière avaient été conçus dès sa jeunesse. On se croit donc en
droit de supposer qu'il a persévéré dans ses idées comme dans ses projets,
qu'il y a porté cette constance que nous avons signalée d'autre part,
qu'il s'y est fortifié, et que par conséquent l'on est autorisé à juxtaposer
pour les commenter, ses œuvres de jeunesse à celles qu'il nous donne
à présent. Or il est une
autre préoccupation qu'il fait voir avec autant de persévérance que
celle des [36] fatalités
uraniennes. Il l'expose sinon dans tous ses ouvrages, du moins dans
un grand nombre d'entre eux. Il y revient et en reprend l'analyse à
loisir, quand il est homme fait comme lorsqu'il est jeune homme. Cette
idée qui le tourmente et le travaille avec tant de persévérance c'est
celle des actes gratuits qu'il a exposée théoriquement et d'une manière
un peu abstraite dans Le Prométhée mal enchaîné, à laquelle il
a tenté de donner les apparences de la vie dans Les Caves du Vatican,
puis dans Les Faux-Monnayeurs. Je dis bien les apparences
de la vie, et non la vie, car cette étrange notion est incompatible
avec la vie, et il suffit qu'elle intervienne pour la supprimer. Ce que M. Gide
entend par acte gratuit, c'est un acte qui échappe aux nécessités du
principe de causalité : un acte sans cause, sans motif. Mais l'acte
qui n'est motivé par rien est singulièrement difficile à concevoir,
et l'on s'hypnotise à le poursuivre, car il suffit précisément qu'un
individu quel qu'il soit se préoccupe de l'accomplir comme tel pour
qu'il trouve dans cette préoccupation même une motivation tout à fait
suffisante. Pour le réaliser dans le domaine du roman où M. Gide nous
retient, et pour créer des êtres capables de l'accomplir, on ne réussit
qu'à façonner des êtres sans conséquence : « Acceptez ceci qui est vrai,
M. de Baraglioul, je suis un être d'inconséquence. » Qu'est-ce à
dire, sinon qu'en jetant ces êtres d'inconséquence par le travers de
ses fables, M. Gide établit en quelque sorte un imbroglio [37] moral,
quelque chose comme un vaudeville d'idées qui déconcerte par son irréalité.
D'autre part, et c'est encore un point où l'on doit insister, l'acte
gratuit tel qu'il le conçoit, le piège tendu au sort pour employer
son expression (24) a beaucoup de chances d'être immoral. Si même il
se met à l'abri de l'être, il demeure profondément démoralisant : on
y trébuche. Et lorsque nous employons ici ce mot nous n'en faisons pas
un simple qualificatif, mais nous lui donnons un sens pleinement actif.
Démoralisant, l'acte gratuit démoralise. Faut-il donc supposer que M.
Gide se complaise à démoraliser ? Le plaisir du débauché, dit-il quelque
part, est de débaucher. Homme que ses écrits font paraître d'une extrême
perversité, son plaisir pourrait bien être de pervertir. C'est ce plaisir
qui, joint à son amour des enfants — auquel nous ne voulons point donner
le nom qu'on lui a calqué sur le grec — le remplit d'une telle indulgence
pour ces gamins vicieux, maraudeurs, braconniers, assassins, truqueurs,
effracteurs et autres faux-monnayeurs, dont il flatte les mauvais penchants,
et dont la troupe séduisante et pourrie peuple ses ouvrages d'un chœur
de chérubins malfaisants. Il porte un
tel amour aux êtres de cette espèce qu'il ne se contente point de l'existence
fictive et comme poétique qu'ils pourraient tenir de son art : il les
poursuit dans la réalité, et c'est là ce qui éveille en lui le goût
très vif qu'il [38] expose à l'endroit des faits divers.
On sait qu'il les collectionne, recherchant de préférence ceux où se
révèlent des âmes, des caractères analogues à ceux qu'il se complut
à décrire, et ce goût du fait divers apporte encore un trait bien curieux
à la description de l'esprit gidien. Elle y fait apercevoir cet amour
de la vie qui fleurit si naïvement dans un grand nombre de cerveaux
d'aujourd'hui et par lequel ils font preuve à la fois d'un esprit critique
fort défaillant, et d'un optimisme inattendu. Des esprits
un peu vigoureux ne devraient trouver dans ce portrait sur le vif de
l'humanité que des raisons de nourrir à son endroit un âpre mépris à
la Flaubert, ou un dégoût tel que celui qui soulevait les naturalistes.
Eux comme lui furent tous des pessimistes. La lecture des faits divers
n'eût pas modifié leur humeur mais les eût plutôt confirmés dans l'idée
que seul, le pire arrive. Tandis que
M. Gide et ceux de nos contemporains qui se conforment sur lui, pensent
entrer par le moyen du fait divers en contact immédiat avec la vie.
Ils croient la saisir là, en son origine secrète et mystérieuse, et
sont tout prêts à adorer les aspects qu'elle va leur présenter de la
sorte. Leurs répertoires de faits divers se transforment en réservoirs,
en sources sacrées qui alimentent leur religion de la douleur. Cependant rien
n'est trompeur comme le fait divers et son interprétation, car il offre
et fournit tout ce qu'on veut ; il suffit de pousser dans une direction
donnée, pour rencontrer ce [39] que l'on souhaitait précisément rencontrer,
fût-ce des actes gratuits : et quand une fois on les a rencontrés on
se trouve en posture de les adorer comme on adore la vie toute puissante
qui les a fournis à notre étude et à notre admiration. Que l'on se souvienne
par exemple d'un extraordinaire assassinat commis il y a quelques années
par deux étudiants américains sur la personne d'un de leurs camarades,
et qui émut la sensibilité universelle, quoiqu'il soit bien rare que
les échos d'une affaire criminelle traversent l'Atlantique. Cet assassinat
n'était point motivé. Ses auteurs l'avaient commis pour voir. Il
avait tous les caractères d'un acte gratuit et par conséquent une couleur
gidienne si nettement marquée que l'on ne pouvait dire en le considérant
s'il venait à la rencontre des recherches de M. Gide, ou si, découlant
de ce que l'on peut appeler son enseignement, il ne faisait que mettre
en pratique les théories exposées dans le Prométhée et dans Les
Caves du Vatican. Auquel cas on eût bien pu voir s'il est bon de
répandre et de vulgariser certaines idées particulièrement dangereuses.
Faut-il l'avouer
? Le ton de la conclusion où nous parvenons nous étonne nous-même. Il
semble que nous obéissions en la formulant à un souci de moralisme que
nous avons toujours exclu de nos préoccupations critiques. Nous nous
sommes toujours efforcé à ne considérer dans [40] les œuvres que leur
valeur esthétique, et de même que nous avons exclu au moment de les
juger ce qu'elles pouvaient contenir d'éléments étrangers à l'art —
la politique par exemple — nous devrions ne pas tenir compte de ce qu'elles
peuvent avoir de moralisant ou de démoralisant. Il nous est
arrivé déjà de rendre hommage à des œuvres immorales. Des conditions
de deux ordres nous y ont amené. Tantôt nous admirions l'extrême liberté
avec laquelle un observateur perspicace envisageait pour la dépeindre
— fût-ce en s'aidant de sa propre expérience — l'humaine immoralité.
Laclos dans ce sens, et de nos jours Abel Hermant, ont été aussi loin
que possible et surent peindre l'abominable sans pouvoir être, quant
à eux, traités d'auteurs immoraux : bien au contraire. D'autres fois,
une telle beauté, tant d'agréments se trouvaient répandus sur ces ouvrages
qu'on leur passait tout à la faveur de ces attraits. C'est l'éternelle
histoire du serpent et du monstre odieux, qui par l'art imité, parvient
à plaire aux yeux. Tout ceci nous
conduit donc à penser que la beauté des oeuvres de M. Gide n'est point
suffisante à faire oublier leur tare essentielle. Non que ces œuvres
soient sans art ni beauté, nous ne le voulons point dire, et bien au
contraire, il nous est arrivé déjà de signaler certains de leurs mérites.
Si M. Gide est tout à fait impuissant à entrecroiser dans un seul roman
les fils de plusieurs intrigues, on lui voit en revanche le talent d'en
poursuivre une seule bien isolée. Cependant, [41] la vie incluse dans
les quatre récits où il a su le faire est bien pâle et bien étiolée. Là, se trouve
en effet la limite de son art. Malgré ce culte qu'il professe à l'égard
de la vie, on ne le voit pas extrêmement apte à en donner une image
qui en approche, surtout dans ces grands livres où il serait spécialement
utile de la voir abonder. Les Caves du Vatican, Les Faux-Monnayeurs,
ouvrages ambitieux dans leur plan, ne rempliraient leur haut dessein
qu'à condition de nous présenter des êtres d'une réalité indiscutable,
au lieu de ces personnages improbables et falots dont on les voit peuplés.
Les Fleurissoir, les Baraglioul et les Wluiki non moins que les Profitendieu,
que les Passavent et que les La Pérouse, sont des marionnettes sans
épaisseur ni consistance. Sont-ce même exactement les sots qu'il faudrait
pour animer des soties ? S'il en était ainsi, cela suffirait bien
à prouver que ce ne sont point des hommes. L'auteur n'a observé que
leur extravagance et leur anomalie sans se rendre compte que c'est tout
le reste d'eux-mêmes qui parviendrait à rendre humaine cette extravagance
ou cette anomalie. Ils sont exsangues à force d'abstraction, et par
abstraction perdent l'être. On se croit en présence de la peinture d'une
maladie faite indépendamment de celle du malade. Faisons-nous
mieux comprendre. Si Stendhal avait peint Julien Sorel de la même manière
élémentaire que M. Gide a fait Lafcadio Wluiki, son héros ne serait
pas moins agaçant ni moins [42] vain. C'est tout ce par quoi Stendhal
complète sa peinture, par la prodigalité des détails, par la continuité
du dessein poursuivi à loisir, surtout par l'insistance de l'analyse
et plus encore par cet art de rendre plausible les actes les plus outrés
qu'il suscite un sentiment de l'existence qui vaut l'existence même.
Tandis que Lafcadio Wluiki, brièvement montré en des parties disjointes
d'un livre, peu expliqué, mal élucidé, commet avec une extravagance
délibérée des gestes dont on aurait d'autant plus besoin de connaître
la source profonde qu'ils sont plus excessifs. Si dangereuse
qu'elle soit pour M. Gide, puisque nous venons de poser un trait d'une
comparaison à établir possiblement de Stendhal avec lui, poursuivons-la,
pour qu'elle nous ramène à ce que nous disions plus haut des œuvres
dont l'art fait oublier l'immoralité. Si l'on s'avisait
de tirer une règle de conduite, ou une morale pratique de la vie de
Julien Sorel, on arriverait à isoler un corps de doctrine néfaste et
des maximes assurément pernicieuses. Stendhal s'est bien gardé de le
faire, et nous fournit ainsi un précieux exemple de ce que nous pouvons
appeler les peintures non immorales d'actions immorales. Au reste, il
est tout à fait exempt de quelque chose dont on voit M. Gide particulièrement
pénétré : ce souci prédicant que notre auteur doit sans doute à son
hérédité protestante. [43] Un homme qui a les habitudes exhortatives
qu'on lui voit, ne peut être qu'animé du désir d'agir sur autrui, et
d'après les exemples qu'il donne, comme d'après les prédications qu'il
fait on le suppose animé du désir d'agir dans le sens du pervertissement
: J'espère bien, dit-il, avoir connu toutes les passions et
tous les vices — au moins les ai-je favorisés (25). Après qu'il
a employé tant de subtilité à définir l'acte gratuit, et de laborieuse
ingéniosité à en inventer quelques exemples, M. Gide nous apparaît donc
comme l'auteur d'une oeuvre aussi peu gratuite que possible. Questionné
sur les mobiles qui le poussent à écrire tel ou tel de ses ouvrages,
il ne pourrait, comme l'un de ses personnages, répondre avec candeur
« sinon qui l'écrirait », car on n'y reconnaît pas les marques de cette
inutilité transcendante où se découvre, à ce que prétendait Oscar Wilde,
la véritable œuvre d'art: « Allons, Nathenaël, fais ceci, allons, Nathanaël,
je t'enseignerai cela », ce doctrinaire ne peut laisser son disciple
tranquille. Il enrage de l'influencer et de le façonner à sa ressemblance.
Son activité littéraire laisse voir ses mobiles et ses motifs : elle
n'est rien moins que désintéressée. Il brille d'une
sorte d'évangélisme à rebours, dernière marque de son éducation protestante
comme de sa culture biblique. Il fait voir, dirai-je empruntant à M.
Paul Souday une forte expression qu'il applique à Dostoïewsky, un mélange
[44] d'immoralité
fétide et de christianisme malsain. Or si l'on ne s'étonne pas de rencontrer
ce mélange équivoque sur les confins du catholicisme, il est assez rare
qu'on le découvre en pays protestant. Le protestantisme ne se prête
point à l'exercice d'un culte noir correspondant à celui qui outrage
le catholicisme (et qui ne fait que porter à l'extrême, qu'exagérer
les doses du mélange dénoncé), sinon c'est des desservants d'esprit
gidien qui en accompliraient les cérémonies et les rites blasphématoires. Faute de pouvoir
causer un tel scandale, M. Gide a fait la satire des mœurs protestantes
et s'il l'a faite avec un humour tout protestant (l'humour même que
fait voir le fils irrespectueux d'un pasteur qui parodie les sermons
paternels) il l'a surtout faite avec une haine inattendue. On croirait
qu'il reproche à sa religion de l'avoir formé lui-même, ou qu'il se
déteste dans la croyance de ses aïeux. La famille, l'éducation, les
rapports sentimentaux particuliers à ses coreligionnaires, ont été décrits
avec plus d'animosité que d'ironie, peut-être aussi avec quelque duplicité
car l'on ne saurait dire au juste si la Porte Etroite est un idéal,
dans l'esprit de l'auteur, ou si c'est une affreuse duperie. Cette incertitude
dans laquelle en fin de compte il nous laisse sur ses propres desseins,
ce nuage dont il entoure sa pensée nous cause un malaise réel. C'est
une difformité secrète qui nous éloigne de ses ouvrages, comme de sa
personne nous éloigne une autre difformité secrète. Impuissant à remplir
ses grands desseins, son [45] échec n'attire point notre sympathie.
Une infirmité la dépare. Cet auteur nous offre une image de l'imperfection,
et songeant à l'un de ces vers blancs dont nous avons dit qu'ils déparaient
sa prose, nous le reprendrions volontiers ici pour en faire à l'écrivain
tout entier une application étendue et quasi symbolique :
Je l'aurais
trouvé beau s'il n'avait été borgne. [46]
Notes
N.-B. Sauf en ce qui concerne L'Immoraliste
que nous citons d'après l'édition Jonquière, nous nous référons toujours
aux éditions originales.
(1) Jules Lemaître : J.-J. Rousseau, p.
6.
(2) Préface, d'Armance, p. IV
(3) Si le grain ne meurt, t. II, p. 163.
(4) Le Traité de Narcisse.
(5) Condillac : Traité des Sensations.
(6) Tapies au fond des marches frissonnantes
tremblaient ses longues mains chargées d'énormes bagues. Isabelle,
p. 51.
(7) Proposition infinitive : le sable se prolongeait...
et autre chose... que je comprenais ne pas être de l'eau. Six traités,
p. 9. Proposition
participe : Par la chaleur, et toutes les moissons coupées, cette
plaine ressemble au désert. Immoraliste, p. 10.
(8) L'Immoraliste, p. 90.
(9) La Porte étroite, p. 44.
(10) Préface d'Armance (Edition Champion), première
page.
(11) La Phalange, décembre 1909.
(12) Le voyage d'Urien suivi de Paludes (Mercure, 1896), p. 169.
(13) Nouvelle Revue Française, avril
1921.
(14) Si le Grain ne meurt, t. IV, p. 56.
(15) Genèse, XXXVIII, 9.
(16) Pierre Charron : Nouvelles Epigrammes
du Siècle, p. 123.
(17) Si le Grain ne meurt, t. III, p. 117.
(18) Correspondance de la Princesse Palatine, tome
I, p. 223.
(19) Marcel Proust, t. IV, p. 270.
(20) T. III, p.
71.
(21) Si le Grain ne meurt, t. III, p.
136.
(22) Id., p. 49.
(23) Le voyage d'Urien suivi de Paludes, p. 257.
(24) Faux Monnayeurs, p. 99.
(25) Nourritures terrestres, p. 23.
|