LÉON PIERRE-QUINT

 

 

 

ANDRÉ GIDE

 

 

L'HOMME

SA VIE — SON ŒUVRE

ENTRETIENS AVEC GIDE

ET SES CONTEMPORAINS

1952

 

 

 

 

LIBRAIRIE STOCK

DELAMAIN et BOUTELLEAU

6, rue Casimir Delavigne

PARIS

©Succession Léon-Pierre Quint


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LIVRE I

 

 

 

 

SA VIE – SON ŒUVRE

1869-1933


 

INTRODUCTION

1933

 

 

 

Entre l'œuvre et la vie de Gide, les rapports sont plus étroits, plus dépendants que chez d'autres essayistes. Les propositions de Gide sont éclairées constamment par sa vie, l'auteur, par son évolution. Ses débats de conscience, par les modalités de son caractère. Réciproquement l'établissement de sa biographie, première partie de ce livre, m'a été facilité par les confessions de Gide, le centre de son œuvre n'étant qu'une continuelle confession.

La seconde partie est consacrée à l'étude des traits caractéristiques de l'art gidien. C'est-à-dire à l'examen de conscience. Comment, malgré le dédoublement du moi, les « bonnes raisons » que chacun se donne, l'inconscient, repaire du diable et tout un appareil intérieur de duperie, parvenir à voir clair, à se saisir soi-même ? Le mot « sincérité » a-t-il même un sens ?

Rien de moins systématique que l'œuvre de Gide. Néanmoins ses livres : prose lyrique, romans, soties, nouvelles et critiques proprement dites, qui sont tous des essais, tous des prises de position, ne seraient-ils qu'interrogatifs ou de refus devant certains problèmes, tracent, même brisée, une ligne de conduite, forment un enseignement. Aussi ai-je essayé de dégager au centre de cet essai, quelques aspects d'une morale. [1] Enfin, j'ai donné un développement relativement important à la critique sociale qui peut être tirée de cette œuvre et qui préoccupe aujourd'hui l'auteur et notre temps. (1)[2]


 

PREMIERE PARTIE : SA VIE

 

chapitre premier

l'enfance

 

 

 

André Gide descend par son père de paysans huguenots, par sa mère de fonctionnaires de robe ; d'un côté, les âpres Cévennes ; de l'autre, l'épaisse et verte Normandie. Ces origines géographiquement opposées seraient, selon Gide, une des causes de ses contradictions de caractère.

Cependant quand un pasteur mit en rapport ses parents : Paul Gide, professeur de droit, avec Juliette Rondeaux, riche héritière, ce mariage unissait, avant tout, des traditions religieuses à des traditions bourgeoises. C'est dans cette famille austère qu'André Gide naquit à Paris, le 22 novembre 1869.

 

A six ans, nous raconte l'auteur, (2) il était encore un enfant sournois ; il « rapportait » aux bonnes ou piétinait les pâtés de sable de ses camarades. On peut le voir, sur une photographie avec un visage pâle et vieillot, et affublé par sa mère d'une lourde robe à carreaux. [3]

A L'Ecole Alsacienne, c'était un cancre. Bientôt il fut renvoyé du collège pour mauvaise conduite : un précoce instinct sexuel s'était éveillé en lui, comme une force de révolte. Dans l'ombre qui enveloppait ses premières années, il n'est pas surprenant que ses démons aient pris naissance.

Cependant, à onze ans, quand son père meurt, il sort de son état de demi-sommeil. Mais, à partir de ce moment, l'amour de sa mère se referme sur lui et l'enveloppe d'une sollicitude à chaque instant pesante et importune.

 

Il grandit au milieu de trois femmes tristes, que dominait la crainte de mal agir ou de mal penser : c'est Anna Shackleton, une vieille fille recueillie par la famille ; c'est sa tante Claire, obsédée par la peur de déchoir : — Nous nous devons, répétait-elle, de ne jamais voyager qu'en première classe ; au théâtre de ne pas aller ailleurs qu'au balcon... Nous nous devons... Cette devise de l'esprit bourgeois devenait l'objet de perpétuelles discussions. Enfin, figure symbolique du Devoir, voici, auprès de lui, sa mère, toujours vêtue de noir. C'est une femme modeste, pleine de bonne volonté, timide, austère et sévère.

Entre elle et son fils pointait déjà l'incompréhension. Ayant raconté un jour qu'un de ses camarades s'est déclaré athée, le jeune André interroge : « Qu'est-ce que cela veut dire : athée ? — Cela veut dire : un vilain sot ». Les réponses de sa mère étaient définitives, sans issue, sans réplique possible. Quand les questions de l'enfant se faisaient plus pressantes : « Tu comprendras plus tard... »

Peu à peu le petit André était réduit au type familial. Son foyer lui paraissait le centre du monde. Il n'imaginait plus rien au delà, sinon un univers répétant indéfiniment des familles riches, bourgeoises et puritaines semblables à la sienne. Il admirait, comme la forme de la beauté, l'appartement qu'il habitait avec les siens, rue de Commaille, cet appartement aux lustres en girandoles de cristal, au salon alourdi d'or, aux meubles recouverts de housses. Plus tard, en face d'un camarade [4] pauvre, il sera mal à l'aise et ne comprendra pas la misère.

 

Quand sa mère voulut le faire retourner au lycée, il fut pris subitement de crises nerveuses ; il tombe à terre, souffre, son corps tressaute et se contorsionne. Il est vrai que son oncle Charles Gide, (3) passant un jour devant lui sans prendre garde à ses mouvements, l'enfant se relève sans difficulté, honteux et furieux. Crises simulées ? Peu importe : la simulation elle-même est déjà le début d'une névrose.

C'est ainsi qu'il échappe à l'astreignante discipline du collège. Une « vie irrégulière... désencadrée... rompue » s'ouvre dans son enfance sévère. Mme Gide le mène à Lamalou, puis à Gérardmer pour le soigner. C'est pour lui la joie de courir au milieu des falaises, des rochers, des cascades. Il devient, pour son âge, un botaniste émérite ; il collectionne des papillons, des insectes, des larves. Il observe les ébats des lapins, le vol des hirondelles, ou simplement, les petits cercles que fait la pluie en tombant dans un bassin.

Au cours de cette existence de vagabondage, ses précepteurs et ses professeurs de piano se succèdent, grotesques fantoches, ignorants et bornés. L'un lui raconte ses malheurs conjugaux ; l'autre cherche avec lui un appartement. C'est miracle, pense-t-il plus tard, que, dans ces conditions, son instruction n'ait pas été manquée.

En hiver, il est à Uzès, dans la famille de son père. Quand il va rendre visite à un de ses cousins, qui est pasteur, on ne le laisse pas partir sans le sermonner, le bénir, prier avec lui et pour lui. Dans chaque foyer, une Bible est présente. Rien ne touche le jeune André davantage que ces tableaux de famille où l'aïeul, entouré de ses enfants à genoux, plein de sublime confiance en Dieu, récite des actions de grâce « sans requêtes ». [5]

 

André Gide a seize ans. Son expression, un peu énigmatique et concentrée, fait penser à quelque Saint Jean-Baptiste adolescent. Ses yeux fuient dans un rêve intérieur. D'épaisses lèvres sensuelles, ombrées par un léger duvet, ajoutent à la ferveur de son sombre visage. Il porte une cravate lavallière noire, qui abat ses pans flottants sur un gilet fermé très haut. De brusques et excessifs mouvements d'amitié, suivis de retraits ombrageux, trahissent en lui le drame de l'orgueil et de la timidité. Déjà il se livre à des examens de conscience. Il a commencé à tenir un « journal intime ».

A l'âge de la puberté, il traverse le monde, où sévit le péché originel, protégé par une cuirasse d'innocence. Les revendications de la chair lui sont des épouvantails. «... Il est préférable, dit- son cousin Albert à sa mère devant lui, que ce grand garçon rentre avec vous le soir, quand vous venez dîner ici... »

Lorsqu'il apprend qu'un de ses camarades traverse, pour regagner sa demeure, le passage du Havre, repaire de damnation, il se précipite, tout secoué de sanglots, à ses genoux : « Oh ! je t'en supplie... N'y va pas !... » Pourtant, un soir de printemps, une de ces femmes « à voix de goule ou de sirène » l'aborde : « Faut pas avoir peur comme ça, mon joli garçon ! » Aussitôt, il rougit, ses tempes battent et il s'enfuit presque en larmes, avec l'impression de l'avoir échappé belle : « Ah ! fi ! Si c'est ça la vie qu'il faut vivre, écrit-il dans son « journal », j'aime mieux mon rêve... mon rêve... les chimères plutôt que les réalités. » Ses lectures mêmes sont surveillées. Il lit à haute voix, devant sa mère, les ouvrages de la bibliothèque paternelle. L’Albertus de Théophile Gautier les fait rougir tous les deux et ils en sautent des strophes. A partir de ce jour, d'ailleurs, la surveillance se relâche.

Alors c'est une boulimie de lectures. Les poètes, tous les poètes, bons ou mauvais, Victor Hugo, Baudelaire, Sully-Prudhomme, Heine, l'enivrent. Les plus grands événements de sa vie, entre quinze et vingt ans, ce sont deux lectures bien [6] différentes : la Bible et les Mille et Une Nuits, qui l'enthousiasment également.

 

Le plus souvent, il partageait la joie de ses découvertes avec sa cousine Emmanuèle R... Depuis l'âge de douze ans, il s'était attaché à elle de toute sa tendresse passionnée. C'était une douce et grave jeune fille, qu'il jugeait de vertu presque surnaturelle. Sa mère s'étant enfuie, elle avait envisagé cet événement comme une honte quasi ineffaçable, et le jeune André lui avait alors juré de l'abriter pour toujours « contre la peur, contre le mal, contre la vie ». (4) Déjà la ferveur religieuse se mêlait à leur amour d'enfant. Au temple, un dimanche, en écoutant le sermon du pasteur, il se vit, en rêve, tenant sa cousine par la main : « vêtus tous deux de ces vêtements blancs » dont parle l'Apocalypse, ils avançaient par le chemin difficile de la « porte étroite » et regardaient vers le ciel, éblouissement pur... Ainsi ils grandissaient ensemble et se retrouvaient, chaque année, aux vacances, dans les propriétés normandes de leurs parents.

 

A seize ans, Gide prépare sa première communion : l'enseignement du pasteur lui paraît si sec et si rébarbatif qu'il se demande tout à coup s'il a la vocation d'un protestant. Ne serait-il pas un catholique qui s'ignore ? En fait, aucun dogme ne le contente. Mais débarrassé de l'étude du catéchisme, avec quelle joie il se tourne spontanément vers Dieu. C'est l'été suivant. Ses cours sont finis. Il mène une véritable vie d'ascète, couche sur une planche, se plonge dès l'aube dans l'eau glacée, se relève la nuit pour la prière. A ces pieux élans, il mêle des travaux profanes. Il reprend sa grammaire grecque, refait de l'algèbre, « recopie le quatrième livre » de l'Ethique, « en négligeant les scolies, pour mieux saisir dans son ensemble... la suite des propositions. » (5) Cette sorte d'état séraphique se prolonge des mois durant... [7]

 

Le voici à l'entrée de la vie, libre de tout souci d'argent, disposant à son gré de ses journées, de ses années. O temps bienheureux d'avant-guerre où l'oisiveté était permise, honorable ! Quoique sa mère le maintînt toujours sous sa tutelle, elle ne décourageait pas, contrairement à tant de familles, sa vocation d'homme de lettres. Dans son cahier de comptes, elle se contentait d'inscrire, sous « frais de carrière d'André », les dépenses que nécessitait l'impression des premiers ouvrages de son fils.

Un projet de livre l'habitait maintenant, où il voulait tout mettre : c'étaient les Cahiers d'André Walter. L'ouvrage lui paraissait « si noble, si pathétique, si péremptoire », qu'il ne doutait pas, après sa publication, d'obtenir la main d'Emmanuèle. La vie, en effet, ne lui était « plus de rien sans elle » et il la rêvait « partout l'accompagnant »... Tel il s'engageait, confiant, dans un avenir qu'il voyait fait à sa volonté : « Je ne changerai, s'écriait-il, [mon existence], contre aucune ». Mais la vie n'avait pas encore ouvert devant lui ses faces les plus réelles, qui allaient ébranler tout son fier équilibre intérieur...

Pour écrire son livre, il s'est enfermé, seul, près d'Annecy, dans un petit chalet loué, avec un piano qu'il a fait venir. Là, de l'aube au soir, il écrit. Il a arrêté sa pendule et sa montre. Mais, lorsque, pour se délasser, il s'approche de la fenêtre — les marronniers sont en fleurs — c'en est fini de sa quiétude. Les désirs insatisfaits de sa chair qu'il a voulu négliger, avilir, surgissent dans une irrésistible poussée intérieure, et prennent tous les détours pour se rappeler à lui. S'il se promène dans le village, des visages d'enfants retiennent ses regards : c'est ici un jeune vaurien qui plonge dans la rivière. Ah ! se baigner avec lui ! Être une brute qui ne pense plus. Alors, il décide de ne plus sortir que la nuit. Mais la nuit, la crainte du péché l'épouvante davantage. Une obsession musicale le hante, [8] jusqu'au détraquement nerveux. Une femme affreuse, au visage de poupée, surgit et soulève sa robe. En disparaissant, elle ouvre une bouche noire comme un trou : « Mon Dieu, s'écrie-t-il, préservez-moi de la folie ! » (6) Mais c'est en vain qu'il crie à l'Eternel ! Sa foi chancelle. Ah ! ses beaux rêves d'enfant, quand il se voyait, « en vêtements blancs », monter avec Emmanuèle vers le bonheur. Il sait aujourd'hui ce qui s'agite dans le cœur clos et dans la vie chaste de l'ascète. En vain cherche-t-il à « se faire violence ». (7) Le diable est entré avec lui dans sa retraite.

Rien dans son éducation ne lui a fait prévoir cette lutte à mener. A peine s'est-elle installée en lui qu'elle lui semble injustifiable. Il se demande s'il n'interprète pas mal son devoir, ou si la morale qu'on lui a enseignée est la bonne. Dieu ne peut pas vouloir que l'homme se déchire. Ne serait-il pas préférable de céder au désir ? « Mais que faire ?... Je ne sais rien, je suis ridiculement ignorant de cela. Alors où ? dans la rue, une de ces femmes errantes... » Ah ! Un conseil, un maître, un guide ! Il pense qu'il ne peut pas être le seul sur terre à souffrir ainsi. Il voudrait révéler ses tourments afin qu'ils puissent servir à d'autres qui sans doute les éprouvent comme lui. Dès cette époque, il songe à baisser le masque, à révéler publiquement son trouble intérieur.

Mais à vingt ans, — surpris, presque épouvanté de sentir chanceler en lui ses principes moraux, sa ferveur religieuse, ses habitudes de vie, tout le retient encore. Il résiste à son doute. Il résiste à ses sens. C'est le commencement de la lutte épuisante qu'il va soutenir contre son enfance puritaine.

 

La lutte de l'homme contre la chair formait le sujet même des Cahiers d'André Walter, mais restait enveloppée d'un style musical, mystérieux, vague et éthéré, conforme aux tendances symbolistes de l'époque. L'ouvrage est achevé : c'est [9] un manuscrit composé de toutes petites feuilles de papier à lettres, quadrillé, pauvre papier pelure, couvert d'une écriture serrée, presque enfantine, et sans aucune rature. Avec ce livre, Gide comptait répondre à l'inquiétude de toute sa génération.

Son impatience était grande. Les lettres qu'il recevait de la capitale lui apportaient comme des souffles d'air enfiévrés. Il voyait, là-bas, ses camarades s'entraîner, s'exciter ; c'était la ruée des ambitions : « J'arriverai trop tard, s'écriait-il, et je n'en serai plus ! » Il rentre à Paris, et sans même chercher un introuvable éditeur bénévole, fait tirer à ses frais une édition ordinaire « pour satisfaire à l'appétit du public » qu'il s'imaginait « devoir être considérable ».

L'insuccès de la vente fut total. Dépité, il mit cette édition au pilon. Seule parut une édition de luxe, tirée à 190 exemplaires (8) S'il y en avait eu trop, il y en aurait trop peu maintenant. Il en envoya cependant quelques-uns, accompagnés de dédicaces ferventes jusqu'à l'emphase, à des auteurs dont il n'avait pourtant pas lu une ligne. Quelques réponses l'enchantèrent.

Ce « triste et merveilleux bréviaire des vierges », lui écrivait Maeterlinck, est, « ... à certains moments, éternel, comme l'Imitation... ». « Cela sort, écrivait Huysmans, des ... abominables vulgarités... » ; Henri de Régnier l'invitait à aller avec lui « chez M. de Heredia » ; Mallarmé l'appelait « le Rare Intellectuel » et lui demandait de venir rue de Rome « avant personne, mardi soir, dès à peine huit heures, pour mieux se parler ». C'est ainsi que, curieux, tremblant et ravi, il entra dans les « serres chaudes » du symbolisme...

 

1890 ! Moment émouvant pour un jeune homme qui cherchait [10] sa voie dans les lettres ! On sentait qu'il se passait quelque chose. La littérature s'était dédoublée. Entre le « boulevard » et « l'avant-garde », l'opposition était plus vive que jamais. Les symbolistes luttaient par le dédain, avec la volonté de rester obscurs, rares, isolés. Les naturalistes les accusaient de névrose ou de mystification et leur opposaient les tirages massifs de leurs propres romans.

Les textes symbolistes paraissent, au contraire, dans de toutes petites revues, aussi rares qu'éphémères. Chaque coterie, pour s'imposer, avait la sienne. Gide s'occupa de plusieurs d'entre elles avec son premier et grand ami : Pierre Louys.

 

Les deux jeunes gens s'étaient connus à l'Ecole Alsacienne. « Tu aimes donc les vers ? » lui disait un jour Louys, en le voyant lire du Heine. Peu de temps après, ils étaient liés.

Enfant grandi trop vite, flexible et délicat, mais plein d'un irrésistible bouillonnement, d'une juvénilité exubérante, Louys se donnait à la vie, en attendant « les femmes et le génie ». (9) Il essayait en vain d'entraîner avec lui le pauvre Gide, perclus de scrupules et de réticences, mais pourtant intérieurement aussi passionné que lui.

 

Dès le lycée, les deux amis créèrent, avec Franc-Nohain, Michel Arnauld, (10) Maurice Quillot, la Potache-Revue, au nom dérisoire. Puis, ce fut la Conque, petit tract bien modeste encore, de huit pages, au prix de 10 francs-or. Le vieux Parnasse y patronnait le symbolisme. Leconte de Lisle et Heredia voisinaient avec Henry Bérenger, le futur « commissaire aux essences » pendant la guerre, et Léon Blum. Cependant le Centaure, qui succéda à la Conque, fut enfin un recueil de luxe, avec des estampes originales en couleurs signées : Jacques-Emile Blanche, Puvis de Chavannes, Odilon Redon...

Mais Louys était seul directeur en nom : Gide se réservait, [11] car il sentait que le symbolisme n'était pas son mouvement.

Sans doute, pendant quatre ou cinq ans, il traversa ces milieux, dont il était devenu, très rapidement, « un des plus lumineux lévites ». (11) Ainsi entouré de Quillard, Hérold, Viélé-Griffin, Henri de Régnier, Mockel, Bernard Lazare, il se laissait porter par le mouvement des cénacles.

On discutait, sans fin, Wagner, Hegel, les lakistes et les préraphaélites. Le vers libre venait d'être introduit. Les manifestes se suivaient. Tous les littérateurs étaient poètes...

Au milieu de cette floraison surabondante de groupes, Gide sut déjà reconnaître quelques rares écrivains, qui devaient s'imposer plus tard. Mallarmé devint son maître vénéré : convié à ses « mardis », il écoutait religieusement, ému parfois jusqu'aux larmes, ce petit bourgeois modeste qui, devant ses disciples, poursuivait son insaisissable chimère : l'Idée pure surgie du Verbe.

C'est à la même époque qu'il découvrit, par l'intermédiaire de Louys, Paul Valéry : avec eux, il forma, au sein des petits clans symbolistes, un trio plus inspiré, plus tendu que les autres groupes. Valéry était un tout jeune homme, au regard extraordinaire, d'une conversation éblouissante, absorbé, lui aussi, par les problèmes d'idées les plus pures « que l'on puisse jamais se proposer ». (12) Il sera l'homme le plus important de sa génération, prédisait Gide.

Les trois amis consacraient leur temps à toutes sortes d'exercices prosodiques : acrostiches, etc. (13). Entre Gide et Louys, se poursuivait une correspondance assidue, passionnée, avec des discussions byzantines infinies. On eût dit de deux théologiens traitant de l'essence divine. Les lettres de Louys [12] étaient toujours composées en caractères gothiques, et même en « onciale », comme il disait, avec de l'encre violette à reflets mordorés, parfois sur un magnifique vélin, comme des enluminures moyenâgeuses. Déjà hanté par sa manie de paléographe, Louys, tout en calligraphiant avec une prestesse surprenante, passait des nuits à les confectionner.

 

Tout absorbé qu'il était par le « culte » de l'art, Gide ne mena pas moins, au cours de ces années, une vie pénible de sombre et superficielle agitation. C'était alors un grand jeune homme mince, chaste, grave et maniéré, aux yeux pâles, aux cheveux abondamment bouclés de poète, avec une barbe folichonne et presque noire. Il parlait peu, les dents serrées, une langue rare. Sous un vaste chapeau de feutre noir, il se drapait déjà romantiquement de la cape brune et mystérieuse, qu'il a toujours portée depuis. Parfois il tenait dans la main ou enfouissait dans la poche une Bible, que, dans son enfance, il ne quittait point, qu'il sortait à tout instant et « en présence de gens précisément dont [il avait]... à redouter la moquerie ».

Dans les salons littéraires, où il se laisse entraîner, malade de timidité, il ne fait guère que « quelques apparitions épouvantées... » Mais dans le « monde où l'on s'ennuie », on attire volontiers toute figure nouvelle. Chez les Beignères, il entrevoit le jeune et gentil Marcel Proust, qui paraissait le protégé d'Anatole France. Gide représente l'avant-garde. — Alors, c'est vrai, lui dit-on, que vous comprenez Mallarmé ? On lui présente le sonnet qui commence par : « M'introduire dans ton histoire... » et qui prête à tous les fous-rires des dames... — Expliquez-nous... Soudain, point de mire de tout le salon, ragaillardi par l'ironie générale, il retrouve son courage. Mais un autre jour, où il s'est mis au piano, il s'arrête brusquement, les pieds sur les pédales, les mains inertes sur le clavier, incapable de continuer, pris de panique... C'est à cette époque qu'il rencontra Wilde, élégant, adulé, le regard triomphant : « Je n'aime pas vos lèvres, lui confiait Wilde, elles sont droites [13] comme celles de quelqu'un qui n'a jamais menti. » Puis il éclatait de rire et Gide restait tout décontenancé.

Les rapports humains lui étaient devenus malaisés. Même au milieu de ses camarades, incapable de naturel, il cherchait, comme un comédien, des artifices, prenait des poses ; inquiètement soucieux de ses gestes, il les avait étudiés chez lui devant la glace. Sa présence glaçait : on n'osait plus se livrer à des propos trop libres, ce qui augmentait la gêne du malheureux puritain malgré lui. Henri de Régnier avait composé cette laconique épitaphe : « Ci-Gide ». Louys lui envoyait, le jour anniversaire de la Saint-Barthélémy, ce télégramme : « Ils t'ont oublié... »

Pierre Louys, en qui se réveillaient parfois des instincts de gauloiserie, avait juré de « dégourdir » son ami. Il avait une sorte de plaisir sadique à choquer sa pudeur. Malgré son insistance, il n'était pas parvenu à ce que Gide entrât dans sa garçonnière de la rue Rembrandt. Il lui fit alors envoyer un télégramme par Mauclair lui annonçant son suicide, mais Gide, craignant quelque stratagème, se fit accompagner par Hérold pour se rendre au domicile de son ami et le fit passer le premier. Louys, en pyjama, ouvrit la porte et gueula : — On ne peut donc pas me laisser faire l'amour tranquillement ! Mais la plaisanterie engendrait de graves brouilles quand Louys envoyait, par exemple, à deux heures du matin, les pensionnaires d'une « maison » sonner à la porte de l'appartement où Gide habitait avec sa mère.

 

Ainsi se prolongeait sa jeunesse inutile, sa chasteté sans issue. « Commandements de Dieu, s'écrie-t-il, jusqu'où rétrécirez-vous vos limites ? » (14)

Et voici que soudain tout cède en lui, les règles lâchent. C'est la révolte. Son passé, sa famille, jusqu'à son appartement de la rue de Commaille, tout lui apparaît d'une insupportable laideur. Ah ! s'échapper ! Partir ! Partir ! [14]

Son ami Paul-Albert Laurens a décidé de s'embarquer pour la Tunisie. Ils s'y rendront ensemble. Aussi timide et chaste que lui (quoique dépourvu de scrupules religieux), Laurens est également résolu à tenter l'aventure. Gide partait, intrépide comme les chevaliers de la légende, à la conquête de sa personnalité, décidé à vaincre son ignorance, sa peur des êtres et de l'inconnu. En même temps, il se sépara de sa Bible : ce livre dont il s'était continuellement nourri, il ne l'emporte pas avec lui quand il s'embarque, en octobre 1893, pour les oasis du désert saharien.

Sur le bateau, au milieu de la mer qui l'éloigne véritablement pour la première fois de son enfance, il sent qu'il ira désormais, sans reculer, jusqu'au bout de ses désirs, aussi difficiles, déroutants, dangereux qu'ils puissent être... « Tout doit être manifesté, même les plus funestes choses. Malheur à celui par qui le scandale arrive, mais il faut que le scandale arrive. » [15]


 

CHAPITRE II

 

LA RÉVÉLATION DU DÉSERT

 

 

 

C'est en Algérie que Gide fut pris d'un goût de la vie sans égal, d'un fiévreux besoin d'être, de jouir, d'aimer. Le soleil, la nature, l'ardeur des plantes, les jeunes créatures, la simplicité de l'amour, le libérèrent enfin de l'étreinte puritaine. « Nathanaël, je ne crois plus au péché ! » Non, la terre n'est pas maudite ! Gloire au corps humain ! Aucun remords ne ternit ici la beauté des enfants du désert. Dans cette âpre contrée brûlante, loin de toute civilisation, le plaisir, n'importe quel plaisir, est naturel : il se prend ; il se donne, et le soleil purifie tout. Gide a la révélation de lui-même et de la véritable nature de son désir.

Il resta deux ans d'une manière presque ininterrompue dans cet orient de Mille et une Nuits. Ce fut sa période de lyrisme. Et pourtant il ne fut jamais aussi malade que pendant ces deux années. Il se crut tuberculeux, et se vit mourir comme son père. Il interrompit la marche, épuisante pour lui, qu'il avait projetée vers le sud de l'Algérie, et fut contraint d'hiverner à Biskra.

C'est là que commença sa lente et merveilleuse convalescence. Biskra, oasis aux blanches terrasses, avec ses « séghias », petites rigoles d'eau si précieuses, et son « lagmi », vin de palme, sève naturelle qu'il suffit de recueillir. Rejetant la [16] condamnation du médecin, il se cabra contre le sort. Retrouver la santé devint son premier devoir. « Vivre ! s'écria-t-il, je veux vivre !. » (15) Il s'entoure des enfants indigènes de Biskra et le spectacle de leur santé, de leurs mouvements, de leur grâce l'aide à surmonter une maladie, qui est surtout nerveuse. Quand sa mère, de Paris, accourt pour le soigner, elle est bientôt forcée de repartir : c'est seul et sans aide qu'il veut guérir. Il a quitté ses vêtements sombres. Il fait couper sa barbe, et dès lors, un peu effrayé, il lui semble que son visage, comme démasqué, laisse voir à nu sa résolution nouvelle.

 

Au cours de son second voyage en Algérie, ayant rencontré Oscar Wilde, il fut entraîné par lui à de nouveaux dérèglements. Fébrile, tendu, forcené, entouré d'une bande extraordinaire de maraudeurs, Wilde, à la veille de son procès, se laissait mener par une sorte de fatalité.

Gide se donna, comme lui, à tous les plaisirs. Un matin, après avoir serré toute la nuit dans ses bras « un parfait petit corps sauvage, ardent, lascif et ténébreux », il court, seul, comme un fou, dans la campagne, léger, flottant, délivré, laissant éclater sa formidable joie. Pourquoi toutes ses nuits désormais ne seraient-elles pas aussi belles ? Il imagine un monde redressé, sans contrainte et sans règle, une ère nouvelle dans sa vie...

C'est dans cette exaltation qu'il écrivit les Nourritures Terrestres. Brûlons nos livres inutiles, détruisons nos souvenirs, brisons les attaches du passé : l'âme, peu à peu vidée, communiera avec la nature entière dans un panthéisme charnel et mystique.

Gide cherchait à prolonger le plus longtemps possible son séjour en Algérie. Il avait même acheté un terrain, en vue de s'installer définitivement sur cette terre élue. Un jeune boy arabe lui servait de domestique : c'était Athman. Athman a quatorze ans, le teint très noir, il porte une chemise de soie [17] rouge pour plaire à son nouveau maître. Gide l'initie aux mystères de la prosodie française ; ils sortent ensemble et jouent comme deux enfants. Athman s'était tellement attaché à lui que Gide l'aurait volontiers amené à Paris, si sa mère, à l'annonce de ce projet, n'avait répondu par de grands cris de protestation. Mme Gide est d'ailleurs effrayée par l'excessif enthousiasme que trahissent les lettres de son fils. A sa mère, à Emmanuèle, à Pierre Louys, il ne peut s'empêcher de faire part de sa métamorphose. Il voudrait; confier à tout l'univers le secret qui l'habite...

 

Quand il rentra à Paris, sa déception fut si cruelle qu'il songea un moment au suicide. Quoi ! Rien n'avait changé ! C'étaient les mêmes cafés, les mêmes écrivains symbolistes, perdus dans les mêmes châteaux forts. Autour de lui « chacun s'affairait », comme s'il n'était pas de retour, comme s'il n'avait pas un important message à révéler. Il échappe alors à l'accablement en se réfugiant dans l'humour : « Moi, cela m'est égal, parce que j'écris Paludes ! »

Soudain il est rappelé à La Roque, où sa mère est mourante. Agenouillé devant le corps immobile, qu'il est seul à veiller avec une vieille servante, voici qu'il retrouve les prières et les gestes de sa pieuse enfance. En rouvrant les livres saints, il pleure éperdument.

C'est presque aussitôt après ce deuil qu'il épouse sa cousine, Emmanuèle R... La jeune fille avait toujours la même foi en sa mission : elle entrevoyait pour lui une vie magnifique, austère, exemplaire, qu'elle craignait même d'entraver. Lui, fidèle au vœu de son enfance, voulut se dévouer pour elle, la protéger et l'entraîner vers un bonheur qu'il se figurait, témérairement, respirable pour elle comme pour lui. Il ne se rendait pas compte que le bonheur ne se donne pas ; il s'échange : on ne peut rendre un être heureux que si, réciproquement, il vous rend heureux.

Mais Gide espérait alors concilier en lui tous les contraires, la possession et le renoncement, la joie païenne et l'amour [18] mystique, la griserie des Mille et une Nuits et l'ascétisme de la Bible. Dans sa jeunesse intrépide qui croyait tout possible, il crut possible, malgré sa découverte toute fraîche du plaisir, une extraordinaire aventure, une aventure sublime qui, tous deux, devait les conduire, par delà le bonheur, à quelque chose de plus... à la « sainteté ». (16) Ainsi le mariage de Gide est au centre de sa vie ; il explique tout ; il commande tout. Pour le comprendre, il faut imaginer le dénouement de la Porte étroite, modifié : à la fin de l'ouvrage, Alissa, au lieu de fuir, épouse Jérôme.

La cérémonie, simple et discrète, fut célébrée le 8 octobre 1895, dans le petit temple d'Etretat.

 

Mais à peine a-t-elle eu lieu que Gide se sent enfermé dans un devoir qui n'est plus le sien. Toute sa tendresse va vers cette femme, mais tout son esprit est orienté ailleurs, et tout son désir. Il s'aperçoit qu'elle a une vie propre, et il se découvre une responsabilité nouvelle. La pensée de l'irréparable l'effraie. Tout se heurte dans son esprit...

En cette année même, il achève les Nourritures terrestres, où il accueille toutes les satisfactions. L'année suivante, il écrit l'histoire de Saül, qu'il voit vaincu et asservi par ses désirs. Puis, il fait paraître L'Immoraliste, qui exalte son ancienne audace. Cependant, s'il étouffe auprès des dévots, la révolte lui paraît vaine, et la liberté impie. Le doute l'a repris comme à l'époque de son adolescence. Et de nouveau se pose à lui, mais plus réelle, plus pressante que jamais, l'interrogation de toute sa vie : « Tu veux servir à quelque chose. Il importe de savoir à quoi. »

Pendant plus de vingt ans, il va tourner et retourner le problème sous toutes les faces. Il n'est pas durant cette période, de position morale qu'il n'adopte, ne pousse à bout dans un [19] livre, puis ne rejette. La critique déconcertée ne peut le suivre. Francis Jammes interrompt un article sur lui, parce qu'il ne parvient pas à cerner sa personnalité. Lui-même avoue : « Je ne suis jamais que ce que je crois que je suis, et cela varie sans cesse. » Il s'égare... jusqu'à ce qu'enfin, après un long effort, il affirme n'être pas loin d'être heureux, vouloir l'être de plus en plus — et le devenir.

C'est dans cette montée que nous allons le suivre, dans cette lutte d'un homme marchant à la connaissance et à la possession de lui-même. [20]


 

CHAPITRE III

 

« QUE CHACUN SUIVE SA PENTE... MAIS EN MONTANT »

 

 

 

Dès le lendemain de son mariage, Gide retourna, avec sa femme, en cette Algérie, dont il gardait une inconsolable nostalgie. Mais quelle déception pour lui ! C'est l'hiver, et le pays, sans chaleur, est méconnaissable. Les enfants charmants de Biskra et de Blidah, dont la présence l'avait guéri il y a quatre ou cinq ans, étaient devenus des hommes, vulgaires, déformés par leur métier, happés par le gain. Gide croyait que c'était sa propre jeunesse qui était morte. « J'ai décidément passé l'âge, écrivait-il, où le voyage est un enrichissement heureux. » (17)

Un à un, comme des morceaux de peau morte, se détachaient de lui les espoirs de sa vie d'écrivain. Le trio qu'il avait formé avec Valéry et Louys s'était dispersé. Valéry, sentant en Rimbaud et en Mallarmé, sous deux formes différentes, la perfection absolue, l'extrême limite de la poésie, des points d'aboutissement indépassables, s'était enfermé dans une retraite silencieuse dont il ne devait plus sortir jusqu'à la guerre. Avec Louys, Gide s'était brouillé. « Etre unique, lui écrivait-il encore d'Algérie, viens, viens ! » Mais dès que Louys l'eut rejoint, sa personnalité fantasque, envahissante, tyrannique lui parut plus insupportable que jamais : l'un voulait aller au [21] soleil, l'autre à l'ombre ; l'un parler, l'autre se taire. Ils ne devaient plus se revoir. (18) Tandis que Louys, avec Aphrodite, allait conquérir le grand public, Gide rentrait dans l'obscurité.

Ses anciens camarades de cénacle l'avaient quitté. Il s'était également fâché avec un des plus notoires d'entre eux : Henri de Régnier. (19) On concédait dans les chapelles symbolistes qu'il avait donné des espérances avec ses petites plaquettes un peu ésotériques (la Tentative amoureuse, le Voyage d'Urien), mais on le considérait désormais comme perdu.

— Gide ne fera jamais rien, déclarait Heredia peu de temps avant sa mort.

Quand parut L'Immoraliste, la déception fut complète dans l'avant-garde : L'Immoraliste était un « roman » ! Si les écrits de Gide étaient plus ouverts, le grand public pourtant les ignorait. Il avait la réputation, qui nous surprend aujourd'hui, d'être un auteur difficile. La critique officielle se moquait de ses tirages restreints. Mais lorsqu'on n'a que cent ou deux cents lecteurs, on fait tirer l'ouvrage en conséquence. Il fallut des années pour épuiser les premiers cinq cents exemplaires des Nourritures terrestres. Dans la presse, personne ne signala ce livre, pourtant si nouveau. (20) Saül ne sortit pas des tiroirs de l'auteur ; Antoine qui s'était d'abord intéressé à la pièce, la refusa en déclarant que les premiers actes étaient du Shakespeare, mais les derniers... du Maeterlinck.

Après avoir été une sorte de « grand homme » dans le symbolisme, rien ne paraissait à Gide plus pénible que cette [22] injustice. L'horizon se fermait devant lui : il avait l’impression de parler dans le désert.

 

Gide est au plus bas de la courbe de sa vie. Il sent que quelque chose est fini en lui, et que quelque chose n'a pas encore commencé. Une sorte de vide s'ouvre dans sa vie, un long vide, comme on en trouve dans l'existence de beaucoup d'écrivains. Aucun événement important d'aucune sorte ne marqua cette période, où le désir le tenait sans qu'il parvînt à la vraie satisfaction.

« Je ne fais rien, avouait-il ; je ne lis rien ; je n'écris rien. Tout ce printemps, j'ai attendu l'été, et tout l'été, j'ai attendu l'automne ». (21) Entre 1902 et 1908, c'est-à-dire entre L'Immoraliste et la Porte étroite, Gide cessa presque complètement de travailler, sinon à de courts articles de critique. Il ne pouvait fixer sa pensée. Il piétinait : « Je sens, à n'en douter pas un instant, que j'ai déjà passé trente ans et que pour être qui je suis, je n'ai plus un instant à perdre ». (22) Mais il était arrêté par des troubles nerveux qui rappelaient ceux de son enfance. D'irréductibles insomnies le laissaient pantelant de fatigue. Il essayait tous les traitements. C'était tantôt le poumon, tantôt le foie qu'on déclarait atteints : la médecine préfère soigner des organes plutôt que la conscience.

Il retourna à Champel, où il fit une vraie « saison en enfer ». Ou bien il allait soudain, seul, se réfugier dans un petit village perdu au fond de la campagne : « Si vous saviez, écrivait-il à Ducoté, dans quel état j'ai vécu ces trois nuits blanches, vous m'approuveriez de partir, plantant tout là, devoirs, rendez-vous, occupations sérieuses et plaisirs...». (23) La Roque était son port d'attache. Au premier contact, la vie de famille le calmait. Mais le répit était bref. A Paris, il ne faisait que de courts séjours. Vers 1904, il se fit construire à Auteuil, en vue d'y recevoir des parents et des amis, une villa trop vaste, dans le [23] style torturé de l'époque, avec coins et recoins, de manière à ce que chacun y pût travailler en toute tranquillité. Mais il ne prit pas la peine d'en achever l'installation intérieure qui resta toujours incommode ; l'architecte n'avait pas encore terminé ses travaux que déjà Gide repartait...

Il traversait l'Allemagne, l'Autriche, errait de préférence dans le bassin méditerranéen, en Espagne, en Italie, en Afrique du Nord, où il revint cinq ou six fois encore dans l'espace de dix ans ; plus tard il poussa même jusqu'en Grèce, en Turquie, en Asie Mineure. Pendant toute sa vie, Gide n'a cessé de vagabonder sans jamais rester plus de quelques semaines à la même place. Mais à cette époque de sa jeunesse, il donnait l'impression d'un voyageur « traqué ». Il a dépeint, à la fin de L'Immoraliste, cet état d'instabilité : le soir, harassé de fatigue, le voyageur arrive dans une ville inconnue, but de l'étape ; le lendemain, sans avoir la patience de rien visiter, comme poursuivi par on ne sait quel démon, il quitte tout pour aller... ailleurs, toujours plus loin.

C'est que l'inquiétude était entrée dans sa vie. Malgré des périodes de gaieté où, avec des parents, des amis ou leurs enfants, il retrouvait son naturel amusé (celui qui apparaît dans ses « soties »), l'inquiétude le hantait fréquemment. Elle contorsionnait sa pensée. Il se croyait obligé de se disculper, de se justifier devant lui-même : c'était un interminable dialogue intérieur.

En tête à tête avec un visiteur, il demandait souvent : — Etes-vous inquiet ? Vous ? à voix un peu basse, penché vers l'autre et cela signifiait : — Craignez-vous Dieu ?

Félix Bertaux raconte qu'un jour, le visage concentré dans l'interrogation : — Que représente pour vous, lui dit Gide, la communion des Saints ? et comme Bertaux garda le silence, Gide lui aurait déclaré plus tard : — Vous ne savez pas ce que cela a été pour moi...

Il y avait sans doute dans ses attitudes torturées, de l'affectation. Gide vivait alors en partie contrefait. Une question fondamentale le dominait : de tout son être il aspirait à être [24] vrai et tout l'obligeait à mentir. C'est que la nature particulière de sa sexualité l'avait mis en opposition avec son éducation et son milieu, avec la religion et la société : le drame de sa vie était là. Il ne s'inquiétait du problème de Dieu que dans la mesure où celui-ci était inscrit dans sa chair. Il ne se résignait pas à être coupable.

— Est-ce ma faute, pensait-il, si je ressens tels désirs ? Serait-ce pas une lâcheté, puisque Dieu m'a doué du don de parler, de penser, que de ne pas exprimer ce qui est en moi ?

Mais dès qu'il se laissait aller à son penchant, il reculait, car, pour le dogme, il n'y a pas de fatalité physiologique : chacun est responsable de son âme et peut la diriger dans le sens où il veut, incliner ses désirs et leur résister.

— « Que peut un homme ? » se demandait Gide. Où est la vérité ? L'insaisissable vérité ?

Alors il reprenait, avec un soulagement de joie, les Évangiles : peu à peu, le livre s'illuminait. Non, il n'y a pas d'interdiction dans les paroles du Christ. « Heureux ceux qui... répète Jésus, heureux... » Ce sont les dévots qui rétrécissent l'image du Christ ; c'est la religion qui a fini par le crucifier une seconde fois. Mais il entendait soudain comme une moquerie diabolique :

— Peut-on être chrétien aussi longtemps qu'on est tenté par le plaisir ? Peut-on allier à l'amour de Dieu le désir des créatures ? Peut-on concilier « le ciel et l'enfer » ?

— Ah ! J'ai peur de blasphémer... avouait-il. Plus tard, un jour où Gide m'expliquait que le Christ n'a jamais annoncé que joie et bonheur :

— Sur terre, demandai-je ?

— Oui. Le Royaume de Dieu, c'est la joie éternelle dans l'instant, dès à présent, ici-bas. Lisez Num Quid et tu.

Mais pourquoi laissez-vous subsister, dans votre livre, la croyance à l'autre vie, à l'après-vie ?

J'ai eu peur... Il parlait comme un voyageur revenu de loin. Il voulait dire : —J'ai eu peur... d'aller jusqu'au bout de ma pensée, et cependant je ne peux vivre dans le compromis. [25]

On imagine difficilement, il est vrai, la force d'oppression des préjugés sexuels avant 1914. A cette époque déjà si lointaine, l'adultère était l'unique licence tolérée par la société, (et de ce fait, chérie par les psychologues). Toute autre liberté dans l'amour était bannie. Il y avait de quoi reculer : à un certain ordre bourgeois, alors tout-puissant, l'inversion paraissait aussi menaçante que l'anarchisme. L'inverti était marqué d'infamie, ou plus exactement, il n'y avait pas d'inverti, car tous, semblablement atterrés, se camouflaient plus ou moins habilement. Un Jean Lorrain, un Pierre Loti devaient, pour faire accepter leurs livres, transposer le sexe de leurs personnages. Vingt ans après son drame avec Verlaine, Rimbaud restait encore exclu de la presse.(24) Wilde était cloué au pilori de l'Angleterre déchaînée. Sorti de prison, l'ancien triomphateur de la vie, devenu une lamentable épave, livré à la crapuleuse débauche, déambulait sur le boulevard de Paris et ses anciens amis cherchaient à l'éviter. Lorsque Gide le rencontre, il s'assied avec lui à la terrasse du Napolitain, mais en prenant soin, a-t-il avoué, de tourner le dos au public des passants.

Les défenseurs de Wilde, même en France, étaient très rares à cette époque : cependant sa Salomé fut jouée à l'Œuvre, à titre de protestation contre sa condamnation et quelques-uns n'hésitèrent pas à faire à la pièce un succès symbolique. Gide et Edouard Ducoté organisèrent un dîner qui réunit, avec Wilde, quelques-uns de leurs amis. Dans L'Immoraliste, Michel embrasse avec ostentation, au milieu d'un salon, Ménalque, un autre réprouvé.

La tragédie de Wilde avait stimulé chez Gide son besoin d'affranchissement. Il admirait l'auréole du grand paria. Il ambitionnait pour lui-même, non son sort de victime, mais le martyre. Le martyre de Wilde lui apparaissait comme un faux martyre, puisqu'il n'avait pas eu le courage d'un aveu et de [26] revendiquer publiquement ce qu'il était. Lui, il sentait obscurément, mais avec certitude, qu'un jour viendrait où, dans des confessions, il mettrait en pleine lumière le secret de sa vie, le drame de sa pensée. Il savait qu'il n'échapperait à l'impasse que par une logique toute puritaine, quelles que pussent être les conséquences.

— Tout cela doit éclater, et éclatera...

Ce moment serait celui de sa libération et mettrait fin à son angoisse. Mais ce dévoilement lui paraissait si ondoyant encore, si effarant, si scandaleux qu'il en reculait l'approche. Pouvait-il avoir seul raison contre tous ?

Et puis, il s'effrayait non seulement de sa pensée, « mais de la peur que certains amis en avaient ». L'écrivain le plus audacieux craint plus ses proches que le public.

— Il faut bien que je le confesse, dira-t-il plus tard, un amour aussi (son amour pour Emmanuèle) détourne beaucoup de soi-même... Mais c'est une question dont je n'ai pas le droit de parler...

Ainsi des scrupules et des sympathies ruineuses l'inclinaient aux accommodements qu'il haïssait. Ses dérobades, ses fuites, ses détours n'avaient pas d'autre cause ; il voulait forcer ses contradictions intérieures.

Cependant il sentait la vie qui palpitait sur terre, là, à la portée de sa main, et la crainte de ne pas en jouir pleinement était pour lui l'objet d'un autre déséquilibre : « J'ai peur, disait-il, que tout désir, toute puissance que je n'aurai pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me tourmentent. »

Une insatiable curiosité le poussait, aussi forte que son inquiétude. Un jour, dans une petite ville d'Algérie, ayant rencontré l'étrange cortège d'un mariage arabe, il le suivit pas à pas jusque dans la cour de la maison nuptiale, où de fanatiques musulmans déjà le menaçaient. Ce n'est que lorsqu'un ami le tira par le bras qu'il revint à lui. Absorbé par le spectacle, il avait perdu toute prudence. Sa curiosité était une sorte d' « avidité de l'esprit et des sens » : il pensait que sa curiosité impliquait le risque.. [27]

Dans les ports, elle atteignait au paroxysme. Quand il passait à Marseille pour se rendre en Algérie, la bruyante ville, son énorme commerce, ses étrangers de passage, la prostitution dans ses vieilles ruelles exaltaient son ardeur, sa soif, son besoin de tirer parti de toutes les satisfactions. Ayant considérablement impressionné le lieutenant Dupouey et obtenu son amitié, pour rester à la hauteur où il pensait que celui-ci l'avait placé :

— Si je ne deviens pas, disait-il en souriant, le héros d'une aventure, ou si je ne me tue pas dans six mois, que pensera de moi Dupouey ? (C'était d'ailleurs le ton d'un certain dandysme alors en vogue.)

Sous l'influence des Nourritures terrestres, il y avait, entre ses amis et lui, une sorte d'émulation dans le goût de l'« expérience » : une entrée dans un bar, une conversation avec un marin, une promenade dans le port, ce que Nietzsche appelle « les mauvaises fréquentations », de telles démarches leur semblaient le point de départ de toutes espèces de tentatives.

Mais, au milieu de ses audaces, Gide hésitait, louvoyait : c'était alors un être papillonnant. Il paraissait atteint d'une maladie de l'attention. Sa mobilité était devenue légendaire. Il était toujours dehors. On ne le voyait jamais moins que lorsqu'on habitait chez lui à Paris. Parfois on l'attendait toute une soirée. Un jour, à l'hôtel de Noailles de Marseille, où il était descendu, Edmond Jaloux le demanda, et comme il était absent, le portier expliqua :

— Oh ! M. Gide ne fait toujours qu'entrer et sortir.

Ne pouvant se laisser aller au plaisir sans remords, Gide renchérissait. Il parlait du désir avec la même frayeur que des choses sacrées, en mots susurrés, avec délectation, avec concupiscence. La volupté lui paraissait quelque chose d'immense, d'émouvant et de dangereux. Cependant devant les spectacles qui s'offraient à lui, comme s'il les voyait pour la première fois, il avait des étonnements ingénus, des airs mystérieux, des sourires entendus, des aveux soudains suivis de brusques réticences. [28]

Il avait fait la connaissance d'Henri Ghéon qui devint, jusqu'à la guerre, (25) son plus intime confident et qui l'accompagna dans la plupart de ses voyages. Ghéon travaillait comme médecin à Bray-sur-Seine et faisait vivre sa mère. Retenu toute la journée par sa profession, le soir, il venait à Paris dans une petite automobile, originalité à l'époque, et ne s'en retournait parfois qu'au matin, ramenant avec lui des camarades.

Ensemble, les deux compagnons menèrent une vie libre et agitée. Ils s'amusaient à se cacher et à provoquer à la fois...

— Il faut vivre dangereusement...

Avec Ghéon, il se plaisait à toutes sortes d'extravagances. Ils avaient fait venir d'Algérie l'ancien petit guide de Gide : Athman, et sortirent à Paris, pendant quelque temps, accompagnés de ce jeune négrillon. Athman assistait aux rencontres littéraires du groupe. Il était même passé du rang de domestique au rang de poète. On espérait des publications prochaines de lui.

1900 : L'Exposition universelle était reine. Ghéon, Gide et Athman venaient flâner devant des souks tunisiens reconstitués, près des attractions, des carrousels et des marchands. C'est un de ces petits cafés arabes qui servit de décor à Jacques-Emile Blanche quand il fit les portraits de ses amis. On peut voir sur son tableau (26) un mince jeune homme aux moustaches tombantes à la Vercingétorix, en vêtements mi-voyage, mi-artiste. Ce personnage a l'air grave, frileux et comme accablé. Son regard vague cherche à se fixer : c'est Gide. Auprès de lui, Ghéon, assis sur un tapis oriental : il a une tête de satyre barbu, pleine de bonhomie, de vivacité acerbe, de jubilation, un rire égrillard et rabelaisien. Dans le fond, Eugène Rouart et Chanvin. Au centre, dans un somptueux costume indigène, un peu ahuri : Athman Ben Sala.

Après quelques semaines, le jeune Arabe, devenu plein de prétentions littéraires, et sentant qu'on ne savait plus que faire [29] de lui, se fit héberger par divers amis de Gide successivement. Bientôt rapatrié en Algérie, il y devint un grand marabout lyrique, composa des poèmes échevelés, tout en se livrant au hachisch. Il avait réconcilié, à sa façon, le ciel et l'enfer.

 

Les années passent. Anticipons les événements : en 1907, Gide s'est remis à un travail plus suivi. Il a fait paraître le Retour de l'Enfant prodigue. Plusieurs projets de livres se précisent dans son esprit. Il rédige la Porte étroite.

Pas à pas, il avance mais sans geste imprudent. Dans la Porte étroite, sa pensée reste encore presque impénétrable. Cette évocation de son ascétique enfance est si fervente que le lecteur peut se tromper sur son véritable sens, qui n'apparaît que dans les dernières lignes du livre. Alissa, qui a renoncé à Jérôme pour Dieu, découvre, au moment de mourir seulement, un ciel vide : c'est « l'éclaircissement brusque et désenchanté » de sa vie. Va-t-elle blasphémer quand elle comprend qu'elle a lâché la proie pour l'ombre, l'amour pour une fausse morale, et qu'elle va mourir seule, sans Dieu et sans Jérôme ?

Gide, qui n'a cessé de résister à lui-même, se demande alors pourquoi il s'est condamné à rouler comme Sisyphe continuellement sa pierre. Ne serait-il pas plus naturel de la laisser au creux de la vallée et de s'asseoir dessus ? Oui, à la fin, on se fatigue de lutter en vain ; on se demande pourquoi cet obscur et pénible labeur sans cesse renaissant ? Pourquoi ces sacrifices inutiles ? Pourquoi ce raidissement de l'âme ? Pourquoi ?

Gide venait de franchir une étape. Sa période de vide prenait fin. La lutte continuera cependant contre les dévots qui feront pression sur lui. Mais il voit maintenant le chemin : « Que chacun suive sa pente... mais en montant ».

 

Tandis qu'il se débattait seul avec lui-même, l'influence morale et littéraire de ses petits livres s'étendait lentement autour de lui. Il bénéficiait encore de la notoriété des chapelles [30] symbolistes : avoir été connu de dix écrivains d'avant-garde permettait alors à un nouveau venu, même ignoré du public, d'être admiré par la jeunesse.

Il arrivait effectivement, de temps à autre, que telle plaquette de Gide indifférente à la critique et presque introuvable, allât toucher, par des voies mystérieuses, un adolescent isolé dans sa province et que cette lecture bouleversait. De différents coins de France, des lecteurs nouveaux prenaient contact avec l'écrivain. Quelques-uns de ces lointains amis — les plus authentiques — se rapprochèrent de Gide et formèrent un groupe autour de lui.

Le plus souvent, il entrait en rapport avec eux en cherchant à connaître l'auteur de tel article qui avait paru sur lui. Ghéon, chargé de faire un « papier. » sur les Nourritures Terrestres pour le Mercure de France, lui avait écrit et était allé le voir.

Avec des quantités de réserves, Gide lui avait confié les épreuves de l'ouvrage encore inédit. Alors la lecture avait été pour Ghéon une révélation, une source d'enthousiasme, d'où naquit leur amitié.

C'est en des circonstances analogues que Gide dénicha Jacques Copeau, qui venait de lire L'Immoraliste avec des transports d'admiration. Dans son « journal intime », il interpellait l'auteur, le tutoyait, l'attendait. Copeau avait publié, dans une petite revue d'art dramatique, une notule sur ce livre, puis était parti au Danemark pour se marier. C'est à Copenhague qu'il reçut, écrit en jolie ronde appliquée, un mot de Gide, un mot très bref, un peu mystérieux comme Gide sait les rédiger, incitant, appelant une réponse... Et Copeau répondit avec quelle joie ! Quand il revint en France, Gide s'attendit à trouver quelque adolescent pathétique : ce fut un garçon de trente ans, robuste, assuré, avec une grande barbe noire, qui entra, ce qui ne les empêcha pas de devenir amis.

Parfois Gide se plaisait à étonner. Il avait découvert à Marseille une petite plaquette de vers symbolistes, Une Ame d'Automne, qui lui était dédiée : elle était signée Edmond Jaloux, qui avait alors dix-huit ans. Jaloux rentre chez lui, trouve son [31] ami Miomandre avec un inconnu : un grand jeune homme, qui se lève, se nomme : — Je suis André Gide. Sensation.

Son influence personnelle sur ses amis était plus directe encore que celle de ses livres. Il avait la passion d'enseigner : — Je vous lirai la plume à la main, déclarait-il, quand on lui apportait un manuscrit. Il le rendait avec des annotations en marge ; il supprimait surtout les mots inutiles. Si son ascendant, son exigence d'écrivain transformaient parfois les faibles en impuissants, quel profit les esprits créateurs ne tiraient-ils pas de sa discipline.

— A vingt ans, raconte Ghéon, j'écrivais à tort et à travers avec facilité et abondance... : poèmes, drames, critiques... J'ai rencontré Gide ; j'ai compris ce qu'était l'effort, la difficulté, l'art. Pendant des années, je me suis abstenu à peu près complètement de créer. A présent, j'écris au courant de la plume : mon instrument est formé.

— Quand j'ai présenté à Gide mon premier ouvrage, un mauvais roman de tout jeune homme, explique Jean Schlumberger, je ne connaissais rien en littérature. J'avais lu Loti, d'Annunzio et, au hasard, quelques romanciers à la mode. C'est Gide qui me remit dans la bonne voie, qui m'ouvrit de nouveaux horizons...

Ce rôle d'éclaireur, Gide le joua également pour la géné­ration suivante :

— Je venais de faire paraître la Danse de Sophocle, déclare Jean Cocteau, quand j'ai connu Gide. Avec Ghéon, il s'était amusé à écrire dans la N. R. F. un article très dur, mais qui faisait preuve, au fond, de sympathie. Si je répondais je comprenais. J'ai répondu, en remerciant. Dorchain, Rostand m'avaient fait des articles d'éloges dithyrambiques. Cela ne signifiait rien. Gide et Ghéon vinrent chez moi, rue d'Anjou. J'étais ignorant de tout. C'est Gide qui m'a appris ce qu'est le monde moderne et l'art ; qui m'a fait découvrir Rimbaud et le style. Que ne dois-je pas à Gide...

Combien de « jeunes » éprouvaient alors ce sentiment de [32] gratitude. C'était Jacques Rivière, qui, ayant économisé pour acheter l'une après l'autre les plaquettes de Gide, dévoré d'un feu intérieur, écrivait à son ami Alain-Fournier : « Fais-toi disciple d'André Gide... » C'était Edmond Jaloux qui, après la lecture des récits de Ménalque dans L'Ermitage, découvrait le goût de l'aventure et de la disponibilité :

— Que n'ai-je appris, dit-il, au cours de nos promenades répétées à Marseille...!

 

Dès le premier contact, Gide impressionnait. Son accueil était un mélange de brusquerie, de hauteur, de ferveur contenue. Une conversation en tête à tête chez lui, laissait au visiteur un souvenir inoubliable.

On allait le voir le plus souvent à Auteuil, dans sa « villa » de l'avenue des Sycomores, bâtisse baroque, en style 1900, avec des fenêtres hublots étagées le long de la façade.

Une vieille bonne, un peu infirme, que Gide gardait par bonté, ouvrait la porte. On attendait dans un hall nu, en pierre, d'où partait un escalier de bois avec une rampe rouge. Dans l'ombre une très vaste composition de Maurice Denis : Hommage à Cézanne, dont Gide a fait don tout récemment au Luxembourg.

Un claquement de pupitre mettait fin à un morceau de piano. Des portes se fermaient. Dans le lointain, on entendait la voix perçante de Gide. Il apparaissait, avec un tricot dont les manches « dépassaient » et des mitaines aux mains :

— Je vous attendais, disait-il...

On avait aussitôt l'impression qu'il se réjouissait de vous retrouver, que son temps était à vous ; et la conversation s'engageait sur un ton familier et charmant.

La « villa » était si vaste qu'il fallait, pour se chauffer, s'approcher d'une grande cheminée sans trappe. Tout le reste de la pièce était sombre, triste, presque noir. Sur une petite [33] table, une lampe de bureau, seule clarté. On se réfugiait avec Gide dans ce coin de chaleur et de lumière. Assis de biais, tournant presque le dos à l'interlocuteur, il se penchait en avant sur lui-même, ou se balançait, le genou dans ses mains. De temps à autre, il ajoutait une bûche et tisonnait le feu avec des pincettes.

— Parlez, je vous prie, je vous suis avec une pleine attention...

Gide avait l'art d'interroger. Bientôt on en arrivait aux grandes questions.

Un long silence lourd. Puis, pathétique :

— Il faut bien que je vous parle de moi, quoique cela me soit difficile...

Le regard concentré sur un point invisible de la pièce, il parlait sans regarder son ami pour lui enlever toute gêne, pour donner à leur pensée plus de liberté.

L'entretien durait des heures... Les confidences devenaient réciproques... Si son corps maladroit et contourné le trahissait, il savait par contre, apprêter ses idées, les mettre véritablement en scène. De ses faiblesses mêmes comme de ses dons, il tirait un parti remarquable. Quand il faisait la lecture à haute voix, c'était un comédien presque génial.

Le voici qui va chercher un livre au premier étage. Il revient par un petit escalier en colimaçon, dont il ressort comme d'une trappe. Assis devant une table, avec l'ouvrage ouvert devant lui, il s'anime : sa voix — voix de tête et voix de basse — monte, s'infléchit, redescend, achève la phrase sur des tons de gravité extraordinaire. En même temps, il se livre à un jeu de lunettes qu'il enlève des yeux, pose sur la table, reprend, avec quelle savante lenteur ! Tout concourt à l'effet : le cadre, l'atmosphère, le geste, l'émotion. Dans les intervalles de silence, il suit sur le visage de l'interlocuteur le mouvement de sa parole. Gide désire séduire, conquérir, agir. On sent dans son amitié le besoin d'une possession intellectuelle.

Remué, bouleversé, le nouveau venu s'en retournait chez lui. Il entrevoyait déjà, avec le maître, dans des rencontres [34] futures, une intimité, qui ne serait qu'une exploration sans fin dans le domaine de la vie intérieure.

 

Mais il avait trop vite escompté l'avenir. C'est au moment où l'on croyait le tenir que Gide échappait. Dès sa première rencontre avec Copeau, Gide lui proposa, malgré une longue soirée passée avec lui, de faire encore quelques pas dans la rue. Il était minuit. Copeau, transporté par cette sympathie, ne comprit pas tout de suite qu'il est plus facile d' « abandonner quelqu'un sous un réverbère que de le pousser jusqu'à l'escalier ».

— Je crois, lui dit Gide en le quittant, que nous ne gagnerons rien à poursuivre aujourd'hui...

Dès qu'un être l'intéressait, Gide pouvait se passionner pour lui, tout faire pour le conquérir. Soudain il se fatigue, sa curiosité retombe. C'est un autre homme. Il est devenu indifférent. Il est ailleurs. Rien ne peut le retenir...

L'appréhension d'une fuite rend une présence plus précieuse. Gide était parvenu à transformer ses brusques disparitions en surprises. Le croyait-on à Biskra, il arrivait à Paris ; devait-il revenir tel jour, il était rentré la veille, et, tandis que ses amis l'attendaient sur un quai, il se présentait ailleurs devant eux, à l'improviste... Alors il jouissait de l'étonnement causé avec un sourire malicieux et plein de bienveillante indulgence.

Il aimait à donner le change ; il approuvait d'un hochement de tête, écoutait longuement, puis d'un mot décontenançait :

— Permettez-moi « de ne pas m'exclamer ! » (27) C'était sa manière d'inquiéter et d'éveiller un esprit.

— Je ne déteste pas décevoir, avouait-il...

Lui demandait-on une faveur, un de ses livres, une dédicace, aussitôt il se dérobait, contrarié. Mais quand le service sollicité paraissait oublié, il revenait spontanément au demandeur et lui faisait don d'un magnifique « grand papier » d'une de ses œuvres, d'un rarissime exemplaire, que ne possédaient [35] même pas ses intimes, ou bien, marque de confiance qui paraissait unique, il lisait à un nouveau venu des extraits de son « journal ». Il tenait à faire à chacun un plaisir inégalable, à exercer sur chacun une influence particulière. Mais il fallait que son geste vînt à l'heure choisie par lui, au moment où il répondait au second mouvement. Il tenait par-dessus tout à sauvegarder son indépendance.

Lorsqu'il crut qu'un de ses admirateurs allemands était venu à Paris pour le « taper », (28) d'avance il avait apprêté sa réponse : « Si je vous aidais, vous ne m'intéresseriez plus ». Mais si Gide refusait ouvertement, il donnait parfois en secret. C'est par un tiers, ou anonymement, qu'il cherchait à porter aide. Aussi, malgré de multiples détours, il restait fidèle à ses sentiments.

 

Après ces sortes d'épreuves, être invité par Gide dans l'une ou l'autre des propriétés normandes qu'il tenait de sa famille, était la consécration. On découvrait un être différent, familier et charmant : Gide ne gardait presque plus rien de pathétique. Au contact de la terre, il tendait au naturel.

C'est à bicyclette qu'il allait chercher l'invité à la gare. Il fallait descendre, selon le lieu du séjour, à Lisieux ou à Criquetot. Aussitôt on partait à la découverte du pays. Au printemps, la campagne était délicieusement feuillue et mouillée. Entre celle de La Roque et celle de Cuverville, on apercevait la différence qui sépare ces deux Normandies : le Calvados de la Seine-Inférieure, l'une riante, l'autre venteuse ; l'une tout en pâturages ; l'autre presque tout en cultures, avec des fermes mystérieusement cachées derrière leurs hêtraies.

Les deux propriétés de Gide ne se ressemblaient guère non plus : La Roque-Baignard, celle qui lui venait de sa mère, était un château Louis XIII, avec fossé plein d'eau, poterne, pigeonnier, tour d'angle intérieur, où Francis Jammes prétendait avoir trouvé, un matin, un hibou dans son soulier. Cuverville, [36] dont sa femme avait hérité, était une maison à façade unie et sévère, trouée de fenêtres régulières. Si Gide a décrit La Roque dans L'Immoraliste, il a fait de Cuverville le cadre de la Porte étroite. Ses amis y reconnaissaient le mur, avec la porte secrète d'Alissa. Chaque partie du jardin portait encore un nom : c'était l’Allée Noire, l'Allée aux Fleurs ; dans les environs immédiats, la Vallée de la Misère... A quelques kilomètres de La Roque, on pouvait voir un autre château, abandonné aux herbes folles : celui d'Isabelle. (29)

En été, les amis mariés venaient à Cuverville avec leur femme. Chaque couple disposait d'un appartement. Madame Gide se montrait pleine d'attentions. Les visiteurs étaient si nombreux qu'il était parfois difficile de leur fixer une date : « Frère, beau-frère, sœur, tante, cousine et neveu nous retiennent... », écrivait Gide à Ducoté. Dans une autre lettre : « Nous espérons... garder [les Drouin] jusqu'à la rentrée. Les Jean Schlumberger ont passé quinze jours ici. Nous attendons Copeau ce soir, Ghéon dans quatre jours... »

Au milieu des siens, Gide était le chef de famille. C'est là qu'on apprenait à le connaître. Il arrivait que des parents venaient le trouver de leur province et lui demandaient conseil au sujet d'un divorce, de l'éducation d'un enfant difficile, d'une question religieuse. On se confessait volontiers à lui : il était considéré comme le grand conducteur, le grand pasteur. Il éprouvait une sorte de chagrin s'il ne pouvait intervenir. Dans ces familles protestantes, tout accroc aux règles traditionnelles devenait un dramatique problème. Gide cherchait à concilier ce qui semblait inconciliable. Il se montrait soucieux [37] de stricte probité et ne supportait pas de voir auprès de lui ses neveux ou ses nièces tricher au jeu. La tricherie lui a toujours paru le signe le plus indiscutable, le plus inadmissible du mal.

Les enfants cependant l'aimaient. Ils formaient autour de lui, à Cuverville, des bandes nombreuses, qui faisaient sa joie. Gide les faisait jouer et jouait avec eux au furet, à colin-maillard. Souvent des jeunes gens, des jeunes filles se joignaient à eux. Avec toute sa troupe, il se livrait à des parties de pêche dans les rochers et les flaques d'eau. Il admirait ceux qui savaient capturer des seiches, des poulpes, crever leur poche pleine d'encre, les retourner. On coupait un de leurs longs bras, qu'on accrochait aux filets et qui faisait accourir les rapaces crevettes. On riait. Gide racontait des histoires de poissons, de plantes...

Auprès de ses compagnons de lettres, il manifestait le même entrain : — Tu ne peux savoir, écrivait Jacques Rivière à sa mère, « dans quel paradis nous vivons en ce moment... Gide [est] exquis... Nous faisons des blagues toute la journée. Hier [il] faisait le petit vieux ; il jouait le Père Ubu : ... Monsieur... nous allons vous « tuder » !... » Il n'est pas d'esprit libre qui n'ait le sens de l'humour...

La journée se passait en partie en promenades et en jeux. Le soir après dîner, Gide traduisait parfois à haute voix des poèmes de Keats ou de Whitman, le Torquato Tasso de Gœthe, ou les œuvres de Novalis. Quand la conversation devenait générale, il aimait la faire porter sur quelque point de morale ou de littérature. Et tout en se dépensant, il trouvait le moyen de travailler et d'encourager ses amis à leur travail.

C'est ainsi qu'il créait peu à peu un groupe autour de lui. Ce n'était pas une école. Pas de « manifestes » : quelques amis s'étaient liés, unis par une même recherche de la note juste, par une même ferveur pour l'art. On vivait dans l'intimité de Gide. On partageait la joie de ses découvertes. On admirait ou on excluait en commun.

Certains noms revenaient constamment dans les conversations [38]: Wilde, dont Gide jugeait alors sévèrement l'œuvre, Whitman, Nietzsche. Entre 1895 et 1905, les traductions de Nietzsche par Henri Albert dans le Mercure furent chacune des révélations pour le petit milieu. Ghéon d'abord réfractaire, puis le plus frénétiquement passionné, était un nietzschéen gai et bon enfant. Quant à Gide, son puritanisme se satisfaisait dans cette formule d'affranchissement : « Se surmonter soi-même... »

Mais le grand homme incontesté devint bientôt Dostoïevski. Sa figure d'homme et sa figure démoniaque à la fois captivaient.

C'est sous l'influence de ce grand romancier que Gide s'intéressa au roman. Le roman alors n'existait plus. L'œuvre de Zola et celle de Huysmans s'achevaient. Il restait Boylesve, gentil, mais insignifiant. A ses amis, Gide fit connaître les romanciers russes et anglais : Thomas Hardy, Conrad ; il donna le goût du clair-obscur en psychologie. Influence oubliée aujourd'hui, d'autant plus significative pourtant qu'elle s'opposait au symbolisme, purement musical et lyrique.

 

Un groupe a besoin d'une revue. La revue naît ; la revue meurt. A travers ces expériences, le groupe s'affermit. C'est ainsi que de L'Ermitage sortira la Nouvelle Revue Française.

En 1896, L'Ermitage, vaillant petit organe symboliste, allait mourir... lorsqu'il fut racheté par un jeune poète, timide, doux et effacé : Edouard Ducoté. A peine devenu directeur, son premier geste fut d'écrire à André Gide, ce qui sauva la revue.

Gide accepta d'y collaborer régulièrement et amena ses amis Jammes, Ghéon, Copeau, Emmanuel  Signoret, le [39] « grand et solitaire » Claudel, Valéry même, une ou deux fois. Bientôt il en devint l'éminence grise. C'est qu'il aimait toujours mieux « faire agir que d'agir ».

Ducoté lui envoyait les manuscrits. Sur chacun d'eux, il donnait son jugement : « Je suis enchanté que Léautaud collabore... » ou bien : « Les poèmes de Fargue sentent un peu trop leur Rimbaud... N'importe, cela est savoureux... » Quand il voulait refuser des vers détestables, il écrivait à Ducoté : « Si, comme j'avoue que je l'espère, vous avez le bon goût de les trouver mauvais, renvoyez-les... »

C'est sous son influence que L'Ermitage devint pendant quinze ans la meilleure revue poétique de l'époque. Elle garda cependant, de ses origines, une marque toujours apparente. Ducoté, trop faible et trop gentil, ne parvint jamais à se débarrasser complètement des vieux collaborateurs de la première époque (Hugues Rebell, Adolphe Retté, Stuart Merrill, etc.). Un jour, on décida de n'être plus que douze. Mais la discipline ne fut pas maintenue. Et puis certains des douze furent infidèles : ils se réduisirent bientôt à quatre, à deux, et l'essai échoua.

Ces symbolistes de second ordre prétendaient faire planer la revue au-dessus des polémiques du temps, la rendre inactuelle, l'enfermer dans une tour d'ivoire. (32) Aussi L'Ermitage ne dépassa jamais deux cents abonnés. Ducoté, déçu, allait, en 1903, l'abandonner, mais L'Ermitage survécut trois ans encore.

Son format devint celui des grandes revues. Rémy de Gourmont, venu du Mercure, entra dans un « Comité de Direction » auprès de Gide. Des chroniques régulières furent établies. (33) Mais Gide, sans rubrique fixe, allait au gré de sa fantaisie, polémiquant avec Barrès, Maurras, Montfort, dialoguant [40] avec lui-même dans ses Billets à Angèle et à l'Interviewer, cherchant, à travers tous les « prétextes », à garder, avant tout, « un esprit non prévenu ».

En 1908, L'Ermitage mourut pour de bon... « Il eût fallu autour de nous, expliquait Gide à Ducoté, un peu plus de fierté, de crânerie, d'abnégation et de solidarité. » Ces « conditions de l'œuvre d'art », Gide allait les trouver maintenant auprès de ses amis. Le groupe existait : il ne cherchait plus qu'un organe pour s'exprimer.

Mais chacun craignait de n'avoir pas l'expérience des rapports avec les imprimeurs et les libraires. Ayant appris qu'Eugène Montfort, qui jusqu'alors dirigeait et rédigeait seul courageusement les Marges, cherchait à leur donner plus d'ampleur, le groupe pensa que les deux projets pourraient fusionner. Les Marges avaient un local, des abonnés, une existence.

Montfort accepte. Il est nommé directeur de la Nouvelle Revue Française. On le laisse tout faire. (34)

Quand, le 15 novembre 1908, le premier numéro parut, Gide se rendit compte d'un désastre. L'article de tête, signé Marcel Boulanger, s'intitulait : En regardant chevaucher d'Annunzio. La revue de presse de Léon Bocquet avait pour titre : Contre Mallarmé. Le maître vénéré était sacrifié à un écrivain clinquant en vogue.

Gide ne chercha plus qu'à rompre avec Les Marges. De laborieuses négociations commencèrent :

— Toute la différence entre nous, expliquait Montfort à Schlumberger, c'est que, pour vous, Gide est quelqu'un ; pour nous, c'est un impuissant.

D'un côté, on voulait une « tribune » ; de l'autre, marcher isolément jusqu'à ce que le public vînt à la revue. Montfort reprit Les Marges, qu'il dirigea avec d'autres collaborateurs et qui parurent jusqu'à ces dernières années. Gide repartit courageusement [41] du commencement. En février 1909, il fit sortir un second numéro 1 de la Nouvelle Revue Française.

Cette fois, au « Comité de Direction », trois noms seulement : Jacques Copeau, Jean Schlumberger, André Ruyters, auxquels il faut ajouter ceux de Ghéon et de Michel Arnauld pour avoir le noyau des vrais collaborateurs du début. Quant à Gide, il s'était naturellement dérobé aux titres officiels.

La revue s'installa, près du Luxembourg, rue d'Assas, dans l'appartement de Schlumberger (qu'il habite encore). Elle manquait de moyens financiers. (Seuls, Gide et lui avaient pu apporter des fonds.) Schlumberger collait des enveloppes, faisait les paquets, donnait tout son temps. C'était l'époque héroïque des débuts.

Les réunions avaient lieu souvent chez le peintre van Rysselberghe, qu'on appelait Théo. Gide se tenait dans un coin de la pièce, toujours un peu à l'écart. Mais c'était lui le véritable animateur. Il donnait l'exemple. Les collaborateurs se lisaient mutuellement les « notes » à paraître et se corrigeaient les uns les autres, avec une attentive sévérité. Chacun faisait assaut de modestie, presque d'humilité. On supprimait les épithètes trop nombreuses dans un texte ; on discutait longuement sur un mot, sur sa portée critique. La probité artistique prenait le pas sur la camaraderie. Aucune concession. (35) Schlumberger, à la demande de ses amis, acceptait de recommencer en entier un article. Quand Pierre de Lanux entra comme secrétaire rue d'Assas, il se sentit fier d'appartenir à une revue, où l'on « blackboulait » ainsi les « papiers » d'un directeur : certainement ces choses-là n'avaient pas lieu ailleurs. Gide avait même interdit (discipline qui fut maintenue jusqu'à la guerre) de faire des comptes rendus sur ses propres ouvrages et ceux de ses amis : c'est qu'il craignait par-dessus tout l'encensement réciproque, les complaisances de la vie de chapelle. [42]

Ainsi la Nouvelle Revue Française, voulait être — au milieu de la littérature commerciale et pourrie de l'époque — un mouvement de réforme. Il s'agissait, somme toute, de lutter contre ce qu'il y avait de sophistiqué dans les milieux des lettres, contre la «décadence de l'admiration, dans ce siècle », (36) pour la reconnaissance d'une morale artistique. (37) Aucun dogme nouveau, mais un retour à un véritable classicisme, goût de la perfection interne, qui permettait toutes les audaces. Aussi ces traditionalistes prenaient la défense de « barbares » comme Claudel, Péguy, ou Suarès. Ils procédaient, en fait, à une revision critique des valeurs.

A partir du numéro spécial consacré à la mort de Charles-Louis Philippe, la revue commença à exercer une influence sur une partie de l'élite. A cette époque, Octave Mirbeau, dans une interview, fit soudain l'éloge de L'Immoraliste. La Porte étroite éveilla l'attention du public, et l'étonnement de l'éditeur Valette fut grand de voir pour la première fois un livre de Gide se vendre. Pourquoi la revue, désormais, ne publierait-elle pas elle-même ses auteurs ? En 1911, elle s'adjoignit une maison d'édition. Gaston Gallimard y plaça de l'argent et la dirigea dans l'esprit du groupe, qu'il admirait depuis longtemps.

Après la mise en vente des premiers ouvrages (notamment : Isabelle de Gide, l'Otage de Claudel, Barnabooth de Larbaud), très rapidement les manuscrits affluèrent. Un jour, Gide alla trouver Pierre de Lanux, le secrétaire, et voulut voir, par curiosité, les manuscrits qui restaient refusés.

L'écriture de Jean-Richard Bloch l'attira.

Gide emporte le manuscrit, le lit sur l'impériale de je ne sais quel tramway à chevaux, s'arrête aux premières pages, télégraphie à Bloch, le félicite et termine par ce mot : « Venez ! » Jean-Richard Bloch vient à Paris. C'est un jeune professeur, admirateur de Romain Rolland et du naturalisme [43] humanitaire. N'importe ! On sentait déjà en lui tout un bouillonnement d'idées et d'images. Son premier manuscrit (Lévy), refusé au Mercure, paraît à la N. R F.

Peu après, Gallimard envoyait à Cuverville le Jean Barois de Roger Martin du Gard :

— Peut-être pas un artiste, mais à coup sûr un gaillard, répondit Gide.

Ce grand gaillard, athée et matérialiste plein de bonhomie, le futur puissant romancier des Thibault, devint bientôt un des meilleurs amis de Gide.

Toujours à l'affût, il accueillait successivement : Jules Romains et les « unanimistes » ; Alain-Fournier, l'auteur du Grand Meaulnes ; Jean Giraudoux ; Henri Frank, le poète de La Danse devant l'Arche... Le nouveau venu dans le groupe était présenté aux anciens, qui lui témoignaient une sorte de méfiance avant la lettre. Mais bientôt on le jugeait digne ; il était « sacré d'huiles saintes et élu ». Il participait alors, auprès de Thibaudet, Jaloux, Bertaux et de toute l'équipe du début, à la rédaction des notes critiques, récompense suprême. (38)

Le prestige du groupe avait extraordinairement grandi. On sait les efforts répétés et tenaces que fit Proust pour entrer dans ce seul milieu qui lui paraissait inaccessible. Quelle fascination pour un jeune débutant que la sobre couverture, blanche au filet rouge, des ouvrages de la maison ! Les auteurs, peu nombreux encore, qui figuraient au petit catalogue, sur la quatrième page de la couverture, semblaient des privilégiés d'une autre « race » qui s'opposait aux représentants de la littérature officielle.

En 1913, Jacques Copeau chercha à introduire au théâtre le même mouvement de réformation : il voulut lutter contre le réalisme d'Antoine, les drames en vers de Richepin, les « produits frelatés » de Kistemaeckers, « l'industrialisation effrénée » de la scène. [44]

Le Vieux-Colombier fut un théâtre d'honnêteté. (39) En un an et demi à peine (1913-1914), Copeau découvrit, lui aussi, quelques hommes : il remarqua Dullin, au Théâtre des Arts, où il semblait condamné à jouer toute sa vie les traîtres. Plus tard, il engagea un grand jeune homme maigriot et timide, le fils d'un pharmacien, qui s'était présenté à lui pour tenir un rôle : Jouvet. La mise en scène vivante d'aujourd'hui sort plus ou moins directement du groupe de la N. R. F.

La partie, en 1914, paraissait donc gagnée sur tous les fronts. La revue avait trois mille abonnés. Sous la direction de Rivière, successeur de Copeau, elle s'ouvrait davantage au public. Gide s'en occupait de moins près. Dès qu'il approchait du but, il n'aspirait qu'à s'en éloigner.

Il avait fait un nouveau pas en avant : l'écrivain et le critique avaient ouvert une voie...

 

Tandis que son groupe, élargi peu à peu par l'arrivée de nouveaux collaborateurs, s'imposait, quelques-uns de ses plus anciens amis le quittaient pour se convertir au catholicisme. Etrange opposition : tandis que Gide évolue dans un sens de plus en plus anti-religieux, eux, retournaient à la tradition et à Dieu.

Gide n'avait jamais cherché à imposer ses vues, mais à éveiller des consciences : — Quand tu auras lu mon livre, dit-il, « jette-le » et « oublie-moi ». C'est d'ailleurs le sort de tout initiateur d'être renié, pour revivre différemment dans ses disciples. Les amis de Gide, au contraire, à peine convertis, voulaient l'entraîner, le convaincre à son tour, le circonvenir.

Cette lutte autour de lui avait commencé, dès 1905, avec la conversion de Francis Jammes. Le 5 juillet de cette année, [45] Jammes, sentant « sa folle jeunesse sur son déclin », (40) entra dans le sein de l'Église. Aussitôt sa poésie devint pieuse et il chercha à forcer ses amis au même renoncement que le sien. A Gide, il répétait dans d'innombrables lettres :

— Quitte ta néfaste doctrine nietzschéenne... La France a besoin de toi... il faut te convertir. Vois mon dernier poème ; mon talent poétique n'a pas diminué, au contraire... (41)

Les arguments de Jammes restaient innocents. Un homme, par contre, exerçait sur tout le groupe une puissante influence qui s'opposait à celle de Gide : c'était Claudel. Grand, lourd, trapu, construit tout d'une pièce, avec un petit front de taureau, Claudel, catholique messianique, parlait par négations ou affirmations entières, par coups de poing :

— Ce grand âne de Goethe, disait-il... ce « misérable Gourmont »...

Son prestige d'écrivain attirait à lui ceux qui se sentaient glisser vers la religion. D'un mouvement brutal, il les précipitait dans l'abîme de Dieu. Il avait converti, au cours de sa vie, nombre d'écrivains. C'est lui qui avait entraîné Jammes, c'est lui maintenant qui voulait arracher Rivière à l'emprise de Gide. Comme dans l'imagerie populaire, Claudel et Gide semblaient se disputer une âme : l'âme du petit professeur timoré qu'était alors Rivière. C'est d'abord l'influence du grand poète qu'il subit :

— Je doute, je doute, rassurez-moi, lui écrivait-il vers 1907.

— Allez « à la messe tous les jours », lui répondait Claudel. Il faut vous enfourner au confessionnal. Le reste viendra après. L'esprit s'abêtira et s'habituera à obéir. (42)

Rivière faisait des objections. Mais Claudel se contentait [46] d'affirmer avec une tranquillité inébranlable : « Il n'y a qu'un Dieu... » Et l'énormité de cette certitude bouleversait son correspondant. Il intimidait et apitoyait cet esprit anxieux : « Mon enfant », lui disait-il comme un père. Mais « je ne vous suis rien », (43) pensait Rivière sans oser le lui écrire.

En 1910, malgré les adjurations de Claudel, le « pauvre garçon » quitte le professorat et entre comme secrétaire à la Nouvelle Revue Française. Alors sous l'influence de Gide, la foi ne lui paraissait plus qu'un repos pour l'esprit paresseux : « Je ne peux trouver Dieu ailleurs que partout ». (44) Les paroles de L'Immoraliste l'exaltaient : « Pour chaque action, le plaisir que j'y prends est signe que je devais la faire ». Il ajoutait : « Il y a plus de courage à se vaincre... qu'à se laisser vaincre par une discipline... »

Mais Claudel veillait. Quand la femme de Rivière fut enceinte : « Dans ma famille, lui écrivait-il, les femmes dans cette position demandent un ruban béni dans un vieux couvent de montagne... et jamais elles n'ont eu d'accident ». Cependant le ruban resta peu efficace car, quoique Rivière, obéissant, se le procurât, sa femme tomba « très malade » et sa petite fille faillit « mourir ». (45) Alors Claudel, cherchant pour son filleul d'autres indications providentielles, lui montra la grâce divine allant successivement convertir, entre 1911 et 1914, Jacques Maritain, ancien protestant, Péguy, anti-clérical, Psichari, petit-fils de « l'ignoble Renan ». Rivière, frappé par la fertilité de ces miracles, commença, peu avant la guerre, à faire ses prières et à se mettre A la trace de Dieu...

Peu après, Claudel enleva même à Gide, pour les faire entrer dans le catholicisme, quelques grands écrivains du passé que son groupe admirait. C'est ainsi qu'il convertit Rimbaud à titre posthume. Aidé par la sœur et le beau-frère du poète (Isabelle [47] et Paterne Berrichon), en même temps que par Rivière, il favorisa une sorte de pieux complot autour de sa mémoire : correspondances tronquées, faux témoignages sur un repentir de la dernière heure. La vie entière et l'œuvre du poète protestaient. Mais Rimbaud catholique, n'était-ce pas toute la poésie moderne qui devenait édifiante ?

Gide protesta contre ces déformations systématiques. Quand Claudel voulut escamoter une lettre à Verlaine, où Rimbaud blasphémait, il se révolta, poussé par son intransigeante probité : « Arthur Rimbaud est mon ami », déclarait Gide, et si je l'aime différemment de vous, c'est « de la manière qu'il préfère être aimé [par moi] ». (46)

En 1914, c'est Gide lui-même, directement qui est pris à parti par Claudel. Les Caves du Vatican viennent de paraître. Dans cette sotie joyeuse, Gide oppose son désinvolte Lafcadio, adolescent aussi à l'aise dans ses vêtements que dans sa conscience, à l'hypocrisie de la société bourgeoise et religieuse de l'époque. Quand l'ouvrage fut prêt à paraître en revue (dans la N. R. F.), il mit en gros émoi Claudel, qui demanda à Gide, ou plutôt lui expliqua la nécessité de supprimer l'épigraphe de la troisième partie : « Mais de quel roi parlez-vous et de quel pape ? Car il y en a deux et l'on ne sait quel est le bon ». Cette phrase, tirée de L'Annonce faite à Marie, ne fut pas reproduite dans le volume. Ce n'était pas tout : Claudel incriminait un passage « abominable », page 478, où Lafcadio imagine que le curé de Covigliajo est susceptible de « dépraver » le jeune enfant qu'il a sous sa garde.

— Malheureux Gide ! s'écria Claudel. (47)

Partant de ce texte scandaleux, il crut le moment favorable pour passer à l'offensive, fouailler en prophète courroucé la conscience de son ami et ainsi le ramener à Dieu.

Après L'Immoraliste, Gide n'avait plus une faute à commettre, [48] Déjà certains bruits suspects couraient sur lui : — Gide, au nom de notre amitié, dans votre intérêt personnel, au nom de votre femme et de ceux qui vous entourent, je vous demande de me dire ce qui est... si vous êtes celui que... ce misérable qui... Claudel sommait Gide de répondre, et, s'il n'était pas trop tard, de se sauver !

Le grand coup de Claudel avait porté. Il rouvrait en Gide les cicatrices de son inquiétude. Le ton éloquent de la lettre, cette voix qui grondait, s'enflait, l'avaient profondément ému.

— Oui, répondait-il, je suis cet être-là, c'est vrai. Mon aveu le comprendrez-vous, sans vous emporter de colère et rompre ?... Vos questions m'ont seulement devancé ; je me suis toujours promis, à un moment donné, de dévoiler, et à vous-même, le secret de ma chair et de ma conscience. Je ne saurais me travestir et ne puis changer ni ma nature, ni celle de mon désir...

Autoritaire et menaçant, Claudel naturellement s'indigna :

— Il n'est pas vrai qu'il y ait une fatalité physiologique ! Il est donné à chaque homme de diriger ses appétits selon la Loi de Dieu.

Quoiqu'il en soit, ajoutait-il, « il y a une chose infiniment plus odieuse que l'hypocrisie, c'est le cynisme ».

Gide pensait que s'il n'avait pas avoué, il eût été un endurci, mais puisqu'il avouait, il était un cynique. Coupable a priori, il fallait qu'il eût tort.

Après avoir tonné, Claudel, pour séduire, savait aussi attendrir : il parla avec émotion des « deux belles et nobles lettres » de Gide qu'il venait de recevoir. Il ajoutait :

« A tout le moins promettez-moi que ce passage [des Caves] ne figurera plus dans le volume... peu à peu on oubliera. »

Puis : — Moi-même, je garderai votre aveu secret. Voici vos lettres, que je vous retourne. Je n'en ai parlé qu'à Jammes. J'ai écrit aussi au père F..., sous le sceau du secret de la confession, en lui parlant de vous. Voici son adresse. Vous pouvez aller le voir. [49]

Maintenant, confessez-vous et songez qu'une erreur accompagnée de regret, de la conscience du péché, diminue beaucoup de gravité. Gide, si vous racontez tout cela au père F..., vous pourrez être complètement pardonné, et tout cela sera comme si cela n'avait jamais été.

Cette fois, Gide se cabra :

— Je ne peux rien changer au texte que j'ai écrit. Ce serait de ma part une lâcheté ; et je ne comprends pas que vous puissiez me dire : On oubliera peu à peu.

Cette hypocrisie le révoltait. Ce qui lui semblait vraiment abominable, c'était le mensonge que l'Église tolère, favorise parfois pour maintenir son prestige. Il n'alla jamais voir le confesseur.

Au moment où Claudel pouvait croire qu'il avait eu raison de sa résistance, Gide s'était échappé. Sans doute avait-il épuisé l'attrait du sujet : ce qui l'avait intéressé, c'était l'union, chez Claudel, d'un grand artiste et d'un grand croyant (car il n'y a pas chez le protestant, livré aux abstraits examens de conscience, d'union analogue) ; c'était son désir de savoir si le catholicisme pouvait favoriser l'éclosion d'un dramaturge. Si Gide avait correspondu si longuement avec Claudel, n'avait-il pas été entraîné avant tout par sa curiosité d'écrivain ?

 

Voici qu'entre ses amis et lui, les heurts vont s'aggraver. Juillet 1914. La guerre, punition divine, s'est abattue sur les hommes. La main de Dieu se venge des incrédules. Pour les croyants, c'est le moment d'agir. Ils ne s'en priveront pas.

Dès les premiers jours, les collaborateurs de la N. R. F. se sont dispersés ; Ghéon et Schlumberger, engagés. « Moi-même, écrit Gide à un ami, en attendant l'appel [qui ne vint pas pour lui], je donne tout mon cœur et mon temps aux réfugiés. » Il aurait « eu honte », le pays étant menacé, de ne pas servir. Gide avait haut placé le sens des convenances.

Il travailla dans un foyer franco-belge, régulièrement pendant dix-huit mois environ, s'occupant des misérables épaves [50] qui venaient y échouer. Il croyait sentir sa vertu se développer, s'exalter dans cette atmosphère de dévouement.

C'est alors qu'il fut pris d'une crise de mysticisme : dans Num Quid et Tu, il dialoguait avec Jésus. C'était son dernier retour de ferveur religieuse. Mais même à cette époque où il priait encore, il interprétait en « anarchiste » les textes sacrés et haïssait plus que jamais les dévots dogmatiques, protestants ou catholiques.

Causées par l'ébranlement de la guerre, les conversions se multipliaient autour de lui. Jacques Rivière, seul, dans un camp de prisonniers en Allemagne, faisait acte de foi. Et voici que Ghéon, le fougueux et joyeux Ghéon, le plus ancien disciple du groupe, le plus fidèle, brusquement, à son tour, entrait dans l'Église.

Sa conversion avait eu lieu au front et — ironie — par l'intermédiaire d'un autre ami de Gide : le lieutenant Dupouey. Ce jeune officier qu'il n'avait rencontré qu'une ou deux fois, venait d'être tué. Ghéon, étrangement bouleversé, apprit par l'aumônier qu'il était mort dans un état extraordinaire d'exaltation religieuse, le jour de Pâques, ayant communié le matin même : — Il a donc fêté au ciel le jour de la Résurrection, déclara l'aumônier, tandis que la femme de Dupouey, catholique fervente avec laquelle Ghéon était entré en correspondance, lui écrivait en substance : — Vous allez me croire difficilement, vous ne me croirez pas ; mais depuis la mort de mon mari, je suis transportée : je sais qu'il est auprès de Dieu.

Alors, Ghéon, sentant à chaque minute sa vie en danger, commença à croire à ces paroles...

Il entretenait Gide des progrès de sa foi religieuse et Gide l’encourageait. Quand il fut définitivement converti, Gide lui écrivit : — Je t'embrasse, toi qui m'as devancé.

Mais bientôt il comprit — une fois de plus — qu'entre l'orthodoxe et lui, il y avait un mur. Ghéon était d'autant plus exalté qu'il avait été anti-religieux. Au temps où Gide correspondait avec Claudel, Ghéon lui déclarait, indigné : — Allons ! tu ne vas pas quand même te convertir ! et chaque [51] fois que Gide revenait sur ce sujet, Ghéon répondait : — Ça ne m'intéresse absolument pas !

A présent il était animé d'un débordant prosélytisme. Il voulait à tout prix réduire L'Immoraliste.

Dans ses lettres à Gide, il évoquait leur période de honteuse dissipation et suppliait son ami de renoncer à son passé indigne. Comme Claudel, il cherchait à le toucher au point sensible dans sa double vie, dans ses désirs interdits, qu'il cachait, dans sa mauvaise conscience secrète. Toujours le prêtre veut intervenir dans la vie privée. N'est-ce pas Tirésias, songeait Gide, qui révèle à Œdipe et à sa femme que leur bonheur ne repose que sur un mensonge, sur un inceste, sur un crime ? (48) Gide avait l'impression d'être dénoncé : on voulait forcer sa demeure, son intimité. Il se sentait atteint, non parce qu'il se croyait coupable, mais parce qu'il se masquait.

Il en résulta un drame auquel les œuvres de Gide et même son Journal paru à ce jour, ne font que des allusions : ce fut un long et pénible déchirement intérieur.

Mais dès lors il n'avait plus aucun ménagement à prendre même envers ceux qui lui étaient le plus proches : il sentit impérieuse, inéluctable la nécessité de s'expliquer au grand jour.

Avant la guerre, il avait écrit Corydon, étude sur la sexualité, mais il n'avait fait paraître qu'une édition incomplète, tirée à douze exemplaires, hors commerce, pour quelques intimes. Maintenant il était certain que cet ouvrage était destiné au public. Déjà il imaginait les sarcasmes et les attaques de la société. Il allait jusqu'à envisager — et sans frayeur — la Cour d'assises. Il savait qu'il avait travaillé avec un soin attentif à cette étude, en s'appuyant sur l'observation et sur le bon sens.

Corydon n'était encore qu'un ouvrage impersonnel. Il s'engagea davantage. Retiré seul chez lui, ce sont ses « mémoires » qu'il commence à rédiger. Il prend les devants. Il parle. Dans Si le Grain ne meurt, c'est sa propre vie qu'il raconte. — Vous [52] pouvez tout écrire, lui avait dit Proust, mais ne dites jamais : « Je ». N'importe ! il suivra « sa pente » courageusement. Pour lutter contre le prêtre, contre tous, les faits rapportés tels quels, avec naturel, sans commentaires, lui paraissent la meilleure arme, et le récit de sa vie, la plus éclatante justification.

Dès lors, il est parvenu au sommet d'une côte. Une grande joie l'habite. Quoique les deux livres ne dussent être livrés au public que plus tard (il ne pouvait être question de les faire paraître pendant la guerre), Gide se sent libéré ; il est sorti de l'emprise de la religion et de la loi commune. — Quitte ta Maison et tes dogmes, tes biens et tes attaches, dit l'Enfant prodigue au puîné. « Pars... sois fort... Oublie-nous ; puisses-tu ne pas revenir... » Gide ne reviendra pas.

 

Quand, en juillet 1918, la nouvelle offensive des Allemands se déclencha, Gide décida d'aller rejoindre sa femme, qui ne voulait à aucun prix quitter Cuverville. Malgré le danger d'envahissement, il n'hésita pas à partir et fit même à quelques amis des adieux émouvants, pathétiques. Pendant un certain temps, on n'eut plus de ses nouvelles. On s'inquiéta. Puis, un jour, on apprenait qu'il était à Cambridge, qu'il prenait des bains dans la rivière et se perfectionnait dans la langue du pays.

La guerre était finie. Une sorte de nouvelle jeunesse allait commencer dans sa vie.

 

Note 1950 : Quelques extraits du Journal de Gide (paru en 1939) peuvent éclairer et compléter aujourd'hui la fin de ce chapitre. Ils sont tirés d'une cinquantaine de pages écrites en 1917 et 18, et qui touchent à toutes sortes d'objets et de pensées. Mais rapprochés les uns des autres, ces extraits, par leur ton, tranchent subitement sur les pages des années précédentes, [53] où l'auteur note si souvent ses insomnies, ses vertiges, ses incertitudes, son insatisfaction dans le travail. Ici, Gide introduit soudain un personnage nouveau, Fabrice, qui lui ressemble « comme un frère », si bien que le « je » et le « il » se mêlent curieusement, sans que le lecteur se trompe. Michel n'est autre que Gide. Même « fraternité » entre Michel, M. et Marc :

 

« Arrivé à Paris. 5 mai (1917) Samedi soir. — (Gide couche dans sa villa d'Auteuil) ... Il faut un véritable raisonnement pour ne pas appeler cela du bonheur... »

« 19 (mai). — ... Je me retiens de parler de l'unique préoccupation de mon esprit et de ma chair... »

« 6 août. — ... Le camping de Chavinez prend fin... Je compte jalousement les heures qui me séparent de M... »

« De Genève à Engelberg. — ... (Fabrice) se sent, à 48 ans, infiniment plus jeune qu'à 20... Aujourd'hui qu'il voyage en première (ce qui ne lui est pas arrivé depuis longtemps)..., il s'aborde avec étonnement dans la glace et se séduit. Il se dit : « Nouvel être, je ne veux rien te refuser ! »...

A Engelberg, le 7 août, Fabrice retrouve Michel au camping de Chavinez :

« ... Il n'aimait rien tant en Michel que ce que celui-ci gardait encore d'enfantin, dans l'intonation de sa voix, dans sa fougue, dans sa câlinerie et qu'il retrouva peu de temps après tout éperdu de joie, lorsque tous deux, au bord du lac, l'un près de l'autre s'étendirent. »

« 9 août. — ... L'âme de Michel offrait à Fabrice des perspectives ravissantes mais encore encombrées... par les brumes du matin. Il fallait pour les dissiper les rayons d'un premier amour... (Fabrice) eût voulu suffire, tentait de se persuader qu'il aurait pu suffire ; il se désolait à penser qu'il ne suffirait plus. »

Nous suivons Gide et Fabrice à Lucerne le 10 août, à Genève «au matin... sur un banc des Bastions», à Saas Fée le 19 août.

« 21 août. — ... Certains jours cet enfant prenait une beauté [54] surprenante. De son visage et de toute sa peau, émanait une sorte de rayonnement blond. »

« 1er octobre. — ... Couché à la villa (d'Auteuil)... Mon ciel intérieur est plus splendide encore ; une immense joie m'attendrit et m'exalte. »

Gide reste à Paris une vingtaine de jours sans reprendre son journal.

« 22 octobre. — Rentré hier à Cuverville. J'ai vécu tous ces temps derniers (et somme toute depuis le 5 mai) dans un étourdissement de bonheur... »

« 25 octobre. — Je ne m'y méprends pas : Michel m'aime, non pas tant pour ce que je suis que pour ce que je lui permets d'être. Pourquoi demander mieux ?... »

« 28 octobre. — Excellent travail. Joie, équilibre et lucidité. » Gide achève les chapitres les plus audacieux de Si le Grain ne meurt.

« Depuis plus de huit jours j'attends une lettre de M... avec une impatience angoissée. »

« 20 novembre. — Je n'en puis plus ; je suis à bout de patience et de force, et d'attente... J'ai perdu le sommeil... »

« 23 novembre. — En wagon — going to Paris. »

« Cuverville. 30 novembre. — A peine de retour, me voici rappelé par une dépêche : Ma joie a quelque chose d'indompté, de farouche, en rupture avec toute décence, toute convenance, toute loi... »

« Cuverville. 8 décembre. — Hier soir, retour de Paris... Avant-hier, et pour la première fois de ma vie, j'ai connu le tourment de la jalousie... M. n'est rentré qu'à 10 heures du soir. Je le savais chez C. Je ne vivais plus... »

« 15 décembre. — La pensée de M. me maintient dans un état de lyrisme que je ne connaissais plus depuis mes Nourritures... J'ai écrit tout d'une haleine les pages de préambule à Corydon. »

Gide achève ce livre et aussitôt se lance dans un nouveau : La Symphonie Pastorale. Pendant tout le début de l'année 1918, les courses entre Cuverville et Paris continuent [55]:

« 8 mars. — Rappelé à Paris de nouveau... Em. ne peut savoir combien mon cœur se déchire à la pensée de la quitter, et pour trouver loin d'elle le bonheur... »

« 2 juin (1918). — Les Allemands sont à Château-Thierry. » Il ajoute : « Jours d'attente abominablement angoissée. » Néanmoins Gide semble se détacher de la guerre, ou au moins la comprendre autrement :

« Je pense parfois avec horreur que la victoire que nos cœurs souhaitent à la France, c'est celle du passé sur l'avenir. »

Soudain, le 18 juin 1918 : « Je quitte la France dans un état d'angoisse inexprimable. Il me semble que je dis adieu à tout mon passé... »

En juillet, Gide est en Angleterre, avec M. à Grantchester, puis à Cambridge. Il ne rentre à Cuverville qu'au début d'octobre. De retour au port et évoquant son départ, il note :

« Une fatalité irrésistible me poussait en avant, et j'aurais tout sacrifié pour retrouver M. — sans même me douter que je lui sacrifiais quelque chose. »

Dans le même moment, il constate qu'il se réinstalle difficilement au travail : « Je suis quelque peu inquiet, écrit-il, de me voir si vite au bout de ma Symphonie Pastorale » qu'il juge trop mince.

Ici une large coupure dans le Journal qui ne reprend véritablement qu'en 1921 : trois pages en 1919 et sept en 1920, où le nom de M. ou de Marc réapparaît plusieurs fois, mais incidemment et comme un familier. [56]


 

CHAPITRE IV

 

VERS LA SÉRÉNITÉ

 

 

 

A cinquante ans, Gide est revenu au profond de lui-même. Il a retrouvé les audaces qu'il refoulait dans sa jeunesse. « Le monstre intérieur est vaincu ! » dit-il.

Quand un nouveau venu vient lui rendre visite, il lui demande encore parfois :

— Êtes-vous inquiet ? pour ajouter aussitôt :

— Car, moi je ne le suis plus ; j'ai cessé de lutter contre mon démon. Je ne résiste plus au désir.

Le désir est-il le mal ? Il ne sait. Mais il n'est plus troublé. Plaisir ou ascétisme, ciel ou enfer, le débat ne se pose plus à lui :

— Je laisse les contradictions vivre en moi, dit-il... Je n'analyse pas... Ceci est ma voie, la vraie, la bonne...

 

Son front s'est dénudé. Depuis longtemps, il a fait couper ses longues moustaches. Et son visage découvert semble n'avoir plus rien à cacher. S'il laisse encore entrevoir, masque qui réapparaît, les détours, les affectations du passé, dès que ses traits reposent, il reprend une tranquille assurance. Sa carrure [57] s'est élargie. Sa voix est pleine d'intonations savantes et de séduction.

C'est que cet ancien timide a appris à ruser avec sa timidité. Sans doute il vous aborde toujours avec un sourire pincé, figé, et, parfois, vous quitte brusquement, sans oser avancer le bras, en faisant simplement un signe avec la main, qu'il agite à la hauteur de son visage. Mais on sent que les ancêtres puritains qui l'habitent encore malgré lui et qui lui font faire ces gestes maladroits, n'ont plus rien de commun avec l'homme d'aujourd'hui : un être neuf est né en lui et, comme au sortir d'une crise dangereuse, il s'affirme chaque jour davantage.

Son cœur est si léger maintenant qu'il a commencé à chanter de Nouvelles Nourritures terrestres : « Jusqu'où mon désir peut s'étendre, là j'irai ! » Jamais son goût de l'aventure n'a été si vif. Il ne regrette que le temps perdu : « Ah ! J'ai vécu trop prudemment jusqu'à ce jour ! » dit-il.

C'est l'après-guerre : le jazz fait son entrée dans les villes. Il fréquente le cirque, le music-hall, le cinéma, découvre les premiers films de Charlot, Il rencontre les peintres et les écrivains qui se cherchent dans cette époque nouvelle : on l'appelle l' « oncle » des « dadaïstes », dont quelques-uns se sont reconnus dans son Lafcadio.

 

Aux jeunes gens de cette renaissance désenchantée, il s'intéresse prodigieusement. Sans doute ses rapports avec eux n'étaient pas de tout repos, et Gide gardait de son passé une sorte de peur de ce monde sans respect, d'iconoclastes déchaînés et scandaleux. (49) Mais sa curiosité était la plus forte.

On lui demanda de collaborer à Littérature, qui n'était pas encore la revue « littératuricide » du groupe. « Nous ne pouvons [58] faire paraître la revue sans vous », lui déclaraient ces disciples imprévus. Il accepta, car il voyait avec plaisir « l'acte gratuit » prendre une place inattendue dans son œuvre et plaire à ces « modernes » poètes.

— Quel est le livre de moi que vous préférez ? leur demandait Gide.

Les Caves du Vatican.

Comme vous me faites plaisir ! C'est aussi celui que je préfère moi-même !

Il eût répondu par les mêmes mots à d'autres qui lui eussent dit que La Porte étroite était son livre le plus émouvant. Quand commencèrent les manifestations « dada », il les suivit assidûment toutes, avec un sourire un peu complice : le « jugement de Barrès », le lancement des « Vingt-trois manifestes ». (« Plus de peintres, plus de littérateurs... plus rien, rien, rien... ! »), et, par-dessus tout, la stupeur du public le divertissait. A la Salle des Indépendants, où, intimidés par les planches, ces jeunes anarchistes de l'art récitaient de magnifiques textes inspirés et outranciers, les bras collés au corps : « Faites des gestes ! » leur cria-t-il, et le mot fit fortune.

En 1919, ayant publié La Symphonie Pastorale, analyse subtile de l'hypocrisie religieuse, mais petit récit d'une forme traditionnelle, les dadaïstes, déçus, protestèrent. Alors, il rompit avec le groupe. (50) C'est qu'il était décidé à ne pas faire de concession à cette jeunesse, qu'il aimait pourtant. « Le problème pour moi, déclarait-il à Jacques Rivière, n'a jamais tant été de tâcher de plaire que bien de tâcher de durer. »

 

Par des voies imprévues, les désirs de sa jeunesse se réalisaient. A vingt-cinq ans, il rêvait déjà d'un disciple préféré. N'était-ce pas à lui que s'adressait l'invocation des premières Nourritures terrestres ? A « toi, mon Nathanaël, que je n'ai pas encore rencontré, écrivait-il alors, je te donne ce nom, ignorant le tien à venir ». [59]

Désormais il n'avait plus de noms imaginaires à chercher...

Quelques années plus tard, il partit pour le Congo avec Marc Allégret, jeune compagnon et entraîneur.

N'était-ce pas encore un rêve de jadis qui devenait réel ? « Caravanes, s'écriait-il trente ans plus tôt, en Algérie, que ne puis-je partir avec vous, caravanes ! » A présent, il allait les retrouver, au sud du désert, à leur point d'arrivée.

Avant de quitter la France, il vendit, comme pour s'alléger, une partie de sa bibliothèque et notamment les livres d'anciens amis, qui avaient trahi, selon lui, leur propre destinée. « Brûlons les livres inutiles... »

Claudel désira le revoir : pensant aux dangers de l'expédition, il avait, disait-il, le triste pressentiment que Gide devait mourir. Gide, quoique impressionné, ne se laissa pas retenir par cette prophétie, mais l'adieu ne fut que plus pathétique entre les deux amis : c'était, dans l'esprit de Claudel, un adieu définitif. Tous deux furent donc fort gênés en se retrouvant, dès le lendemain, dans le salon de Mme Mühlfeld.

Pendant un an, Gide traversa la forêt équatoriale d'un bout à l'autre, avec une équipe de cent porteurs, que Marc surveillait. Malgré son âge, sa santé résistait aux plus dures épreuves. Il faisait avec entrain quarante kilomètres par jour, à pied. Autour de lui, c'étaient des paysages informes, des ébats de singes, et aussi, des fièvres, des tornades. Il cherchait à étudier la faune et la flore du pays ; il notait, dans son journal de voyage, (51) les différentes variétés de cicindèles, observait la mouche maçonne ou le termite. Un naturaliste pointait en lui.

C'est au cours de ce voyage qu'il découvrit les exactions des colons blancs et qu'il fit ouvrir une enquête à leur sujet. (52) — Ah ! dans l'humanité misérable, déclarait-il, qu'il est difficile d'être un homme !

En son absence, avaient paru Les Faux-Monnayeurs, car, contrairement à tant d'écrivains, Gide n'avait pas voulu en [60] surveiller lui-même le « lancement ». C'était pourtant le livre de lui le plus important, un récit de cinq cents pages, avec trente-cinq personnages, « son premier roman », comme il l'appela lui-même.

Celui-ci lui avait causé une peine considérable : les positions successives qu'il avait prises au cours de sa vie et qu'il avait alors poussées, chacune, dans un livre séparé, ici, il les réunissait dans un même ouvrage : il s'était donné en entier dans ce roman, qui correspondait à l'épanouissement de sa maturité. (53) Maintenant, il entrevoyait l'équilibre.

Cependant quand le livre parut, il fut accueilli dans une glaciale indifférence, sinon avec hostilité, tandis que ses ouvrages antérieurs étaient brusquement attaqués.

 

C'était encore l'époque des batailles littéraires. Celles qui furent menées contre lui, avec acharnement ou mauvaise foi, contribuèrent finalement à donner de l'importance à son œuvre.

Si le nom de Gide était alors peu connu du public, sa figure avait néanmoins grandi. La N. R. F. surtout, était devenue une puissance dans le monde des lettres, et elle excitait l'envie de beaucoup d'écrivains qui n'en faisaient pas partie.

Ses collaborateurs s'étaient tus pendant la guerre. Mais dès 1919, la revue était repartie avec allant, portée par les vagues de l'époque. Valéry, dont Gide avait prédit la gloire, avait fait sa rentrée dans la littérature, une sorte de descente merveilleuse de très haut. Marcel Proust, que Gide avait d'abord méconnu, puis recherché, obtenait, en 1920, le Prix Goncourt, et d'un coup, son nom totalement ignoré s'imposait. Jean Giraudoux, avec les images-surprises de sa Nuit à Châteauroux, ravissait [61] une « élite », tandis que Paul Morand, avec Tendres Stocks, puis avec Ouvert la Nuit, mettait à la mode un nouveau style moderne. Gide et ses amis avaient « trusté » les meilleurs écrivains du temps.

C'est alors qu'un groupe d'exclus se sentit directement atteint : parmi eux, Henri Béraud. Celui-ci ne comprenait vraiment pas pourquoi les livres de Gide, de Proust ou de Valéry, qui l'ennuyaient à mourir, se vendaient à l'étranger. Il crut donc que Jean Giraudoux, directeur de la « Propagande » au ministère des Affaires étrangères et ami de la N. R. F., devait favoriser cette maison au détriment des autres.

Se plaçant sur le terrain commercial, il commença, en 1923, dans l'Éclair, une véritable « croisade » contre les « longues figures » (54) des huguenots gidiens, opposant à leur littérature « ennuyeuse », la sienne propre, c'est-à-dire, la « rigolade des francs buveurs de Beaujolais » et les « amusettes » des « boute-en-train d'estaminet ». Dès lors, ce fut dans la presse soudain libérée, un déchaînement : « Hardi mon gros ! Sus ! Sus ! » clamait tel journaliste de province. (55) « Hoch Literatur ! » lançait M. Camille Mauclair en parlant de la N. R. F. (56)

Giraudoux n'eut guère de difficulté à se disculper : il le fit avec simplicité, dans les Nouvelles Littéraires. Mais Gide se taisait, et Béraud enrageait. Plus le silence de l'un se prolongeait, plus l'autre se démenait. (57) Finalement Gide, ayant constaté que ces polémiques lui donnaient une importance inattendue, envoya à son adversaire, un peu ironiquement et comme en remerciement, une boîte de chocolats avec ce mot : « Non, je ne suis pas un ingrat, mes « familiers » en ont menti ». Les Souvenirs de la Cour d'assises devant reparaître à [62] cette époque, il lui avait même dédié le livre lorsque, au dernier moment, la dédicace fut enlevée. (58)

C'est que l'affaire prenait une autre tournure. Béraud, hors de lui, injuriait. On parla même de duels. Ses attaques et celles de la presse avaient fini par toucher le groupe : — Calomniez, il en reste toujours quelque chose. Copeau, au Vieux-Colombier, crut sentir la désaffection des spectateurs. En librairie s'éveilla la méfiance de certains bibliophiles (pour un Valéry par exemple). La N. R. F. risquait d'apparaître, au public mal informé, comme une « boîte à encens », comme un « club d'admiration réciproque ». Béraud attribuait, en effet, à ses ennemis ses propres mobiles ; il partageait le monde en deux hémisphères : d'un côté les critiques amis qui vous louangent ; de l'autre, les adversaires, c'est-à-dire ceux qui ne vous admirent pas.

 

Au même moment se déclencha une autre offensive, partie d'un milieu tout différent : nationaliste et catholique. Elle était dirigée par Henri Massis, jeune néo-thomiste, qui chargeait avec fougue, dans la Revue universelle, et dans ses Jugements, les insoumis ou les suspects qui lui apparaissaient comme personnellement dangereux pour sa doctrine. Si ses attaques n'avaient pas le ton prophétique d'un Claudel, elles s'appuyaient par contre sur des syllogismes acérés et quantité de citations insidieuses.

En 1921, puis en 1924, Massis fonça donc sur Gide : prétendant lui enlever son masque, il soutenait que ses moyens de séduction, sa réussite, sa valeur n'étaient que l'effet de détours, de fuites, de ruses, de mensonges d'impuissant ; que cet être trompeur, par sa critique fallacieuse, détournait au profit de ses propres appétits, les dogmes sacrés, l'idée sainte de responsabilité et l'intangible unité de l'homme. Par-dessus tout, Massis incriminait sa redoutable influence, son action décomposante et perfide sur la jeunesse. [63]

Béraud, Rouveyre et d'autres avaient déjà reproché au « retors » de corrompre « les êtres qui tombaient sous sa patte ». Et voici que dans une petite brochure intitulée : Un Malfaiteur, un soi-disant père de famille l'accusait d'avoir été la cause de la mort de son enfant qui s'était tué, prétendait-il, après avoir lu les Nourritures terrestres. Ce tract, préfacé « d'outre-tombe » par l'archevêque Christophe de Beaumont, ne pouvait guère être pris au sérieux : de tous temps, le réformateur n'a-t-il pas été soupçonné de forfaits imaginaires ?

 

Cependant Gide était indigné de voir son visage défiguré, son action mise en doute... On l'accusait sur des indices, qui favorisaient les plus écœurantes équivoques et les pires falsifications. Ne valait-il pas mieux apporter lui-même des preuves, c'est-à-dire se livrer en entier, divulguer sa vie ? Corydon et ses confessions (sous le titre de Si le grain ne meurt), qu'il avait écrits pendant la guerre, étaient restés pratiquement inédits. (59) Le moment lui sembla venu — comme une inéluctable nécessité — de les publier au grand jour.

L'opinion le suspectait. Il préférait la heurter (et dans ses plus tenaces préjugés : les préjugés sexuels) pour la rétablir en sa faveur. Puisqu'il pensait qu'il n'y avait rien de condamnable dans sa vie, pourquoi ne pas parler, et même à la première personne, ne pas avouer ce qui dans la société chrétienne ne l'avait jamais été encore, et qui lui paraissait avant tout une vieille interdiction biblique, une convention morale périmée, une hypocrisie à détruire ?

Cela présentait de grands risques, et l'on comprend que Gide ait reculé longtemps. S'il osait à présent, c'est qu'il croyait son passé assez solide, c'est qu'il pensait avoir l'autorité morale suffisante (dans une bourgeoisie qui n'avait plus très bonne conscience) pour affronter le danger. Et cependant si l'on avait [64] percé véritablement son intimité, comme il arrive dans un procès, que n'eût-on trouvé, ou prétendu trouver, par interprétation ? Mais Gide était prêt à tirer les conséquences de son acte. Honneurs, avantages, récompenses attachés à la vie sociale (quoiqu'il ne les eût jamais recherchés), il envisageait de les perdre ; il préférait être « déshonoré » plutôt que de savoir honoré l'homme qu'il n'était pas. Sur cette question déterminée, qui lui paraissait décisive, exemplaire, le symbole de la liberté et de la liberté des autres, il sentait qu'il ne pouvait pas désormais ne pas s'engager.

En vain ses amis firent pression sur lui, le suppliant de reculer la publication du livre au moins après sa mort. Mais Gide resta inébranlable.

Au fond des caves de la N. R. F., emballés dans des caisses, des milliers d'exemplaires de Si le Grain ne meurt attendent maintenant pour être distribués que Gide donne un ordre. Le temps passe... Au dernier instant, reculerait-il ? Au contraire, il a décidé de publier auparavant, à grand tirage, Corydon, son étude sur l'instinct sexuel, et c'est presque coup sur coup, en 1924 et en 1926, que les deux livres paraissent publiquement.

 

Les réactions collectives sont plus imprévisibles encore que les réflexes individuels. Corydon et Si le Grain ne meurt ne causèrent pas d'éclat à proprement parler. Les articles de presse furent rares et d'autant plus que les deux ouvrages n'avaient été envoyés à personne. Pour Gide, ce fut plus grave qu'un scandale : il paraissait s'être exclu de la société.

Ses meilleurs défenseurs, dans les milieux intellectuels, le lâchèrent. Certains critiques, qui étaient des amis, crurent qu'il avait cédé à des obsessions ; d'autres en silence, le désapprouvèrent. « La mesure est comble ! » s'écriait Paul Souday dans Le Temps. Pour Rouveyre, il s'agissait d'une « infection des lettres ». Charles du Bos dénonçait son « inversion généralisée » et Gabriel Marcel, le « spectacle affreux » qu'il offrait. Du côté des catholiques, on considérait qu'il avait rompu [65] les ponts et qu'on n'avait plus de ménagements à prendre avec lui. Il fallait à tout prix l'empêcher de nuire, limiter les dégâts. Pour Massis, il était devenu un personnage proprement « démoniaque ». Le scandale suprême, c'était que, dans l'état de déchéance où il était tombé après avoir livré son affreux secret, il prétendait, tout en refusant de croire à l'au-delà, connaître le bonheur ! Un incroyant heureux, quelle imposture — diabolique !

 

Cependant d'autres membres de son groupe l'avaient quitté. Depuis la guerre, en effet, les conversions avaient continué à se propager autour de lui. Après Jammes, après Ghéon, après Dupouey, Copeau, écœuré par ses difficultés au Vieux-Colombier, avait soudain fermé son théâtre et tout lâché pour aller se réfugier en Dieu. Paul-Albert Laurens, le compagnon de son premier voyage en Algérie, avait suivi, puis son ami Charles du Bos, puis un jeune juif, René Schwob. La vague religieuse emportait d'autres collaborateurs de la N. R. F. : Jean Cocteau, à qui Maritain ouvrait les bras, les poètes Reverdy, Max Jacob, le métapsychiste Gabriel Marcel. Enfin Jacques Rivière, qui, à son retour d'Allemagne, avait cédé à une nouvelle influence profane : celle de Proust, mourait néanmoins, en 1925, « miraculeusement sauvé », déclarait Mme Rivière.

Gide était assailli par cette nouvelle phalange de néophytes. Tous l'entreprenaient :

« Si je crois ou si je ne crois pas, leur répondait-il, qu'est-ce que cela peut vous faire ? »

Contre le front unique des dévots, il résistait maintenant sans difficulté ; il se « tenait ferme dans sa propre conscience ». (60)

Mais on revenait sans cesse à la charge.

— Laissez-moi tranquille, s'écriait-il, car il sentait qu'il ne pouvait plus parler sans colère des « mensonges » épais des religions et de « l'égoïsme hideux » des familles. [66]

 

Pour ses proches, il semblait un vaincu. Ceux-ci avaient réellement fini par craindre son influence. On croyait son conseil mauvais, on suspectait ses intentions. On ne lui demandait plus d'intervenir comme jadis, et c'était pour lui le plus pénible.

« L'approbation d'un seul honnête homme, lui disait-on, c'est la seule... qui importe, et que ton livre n'obtiendra pas.

— Hélas, répondait Gide, quiconque approuve mon livre cesse de paraître honnête à vos yeux. »

« Non, non ; ce n'est pas ma doctrine qui a tort... Vous incriminez mon éthique ; j'accuse mon inconséquence. Où j'eus tort, c'est quand j'ai cru que peut-être vous aviez raison... »

Désormais, reprenait Gide, « ce qui n'est pas, est ce qui ne pouvait pas être ». Il devait « consentir à s'aventurer seul ».

Et pourtant il ajoutait, en pensant à Emmanuèle : « L'être s'abandonne quand il n'a plus qu'à songer qu'à lui-même ; je ne m'efforce que par amour, c'est-à-dire que pour autrui ».

 

Plus vite qu'il n'avait espéré, l'opinion changea à son égard. Il recevait maintenant l'approbation de certaines personnalités éminentes. Quand Sir Edmund Gosse lui écrivit de Londres, ce mot lui parut plus précieux que cent critiques de presse louangeuses.

Edmund Gosse fit plus : peu de temps après la publication de Si le Grain ne meurt, il invita la Société Royale de Littérature de Londres, qui avait à nommer un membre étranger en remplacement d'Anatole France, à choisir André Gide, qui fut élu à l'unanimité.

Les jeunes lui savaient gré d'avoir bravé l'impopularité. Sous l'influence de Freud, de l'œuvre de Proust et de la sienne propre, on commençait peut-être à envisager certains préjugés [67] sexuels avec moins d'embarras, et ce qui d'abord avait semblé révoltant, paraissait peu à peu presque compréhensible.

Ses autres livres également prenaient une plus juste place : chacun d'eux s'était trouvé de dix, de vingt ans en avance sur l'époque ; à présent, ils avaient rattrapé leur retard. En critique, les noms qu'il avait aimés ou aidés à faire connaître, Rimbaud ou William Blake, Dostoïevski ou Whitman, Conrad ou Rilke, continuaient à grandir. La N. R. F. était à son apogée.

Et voici que ses adversaires semblaient s'incliner devant le fait accompli : Paul Souday le plaçait au rang des grands écrivains contemporains et Henri Béraud, profitant de l'apparition de L'École des Femmes, le « félicitait » d'avoir écrit ce livre « vivant et touchant ».

A l'étranger, on l'admirait avec déférence. Son soixantenaire était célébré en Allemagne par la presse, l'université et le théâtre, comme un événement intellectuel européen. Aux États-Unis, la traduction des Faux Monnayeurs devenait soudain un succès de librairie.

 

Si la gloire est venue à lui, faite de l'estime qu'imposent une vie et une œuvre, il a continué à renoncer aux honneurs et aux parures officielles.

Les salons ne l'effraient plus, mais lui paraissent le néant. Il préfère accueillir des critiques français ou étrangers, des écrivains nouveaux, des étudiants, des jeunes gens. « La jeunesse m'attire, dit-il, et plus encore que la beauté : une certaine fraîcheur, une innocence, dont on voudrait se ressaisir ». (61)

C'est à une certaine forme de liberté de l'esprit et du jugement qu'il aspire plus que jamais, au détachement : il voudrait n'être retenu par rien. Est-ce pour s'alléger davantage qu'il s'est débarrassé de ses terres ? Il a vendu La Roque et sa villa d'Auteuil (s'il garde Cuverville, c'est que sa femme s'est isolée et enfermée sans plus la quitter dans cette propriété). Gide, [68] lui, ne cesse de vagabonder et, partout, il campe. Il évite de se faire servir. Il n'aime pas, quand il est seul, s'offrir des commodités, dépenser.

On a parlé de son avarice. Lui-même en a noté des traits dans son Journal. Ce sont des restes de son éducation bourgeoise et puritaine, mais aussi l'expression de son indifférence au luxe et plus encore, de son besoin d'indépendance ; la puissance de l'argent la donne, mais également un certain mode improvisé de vie : la possibilité d'écrire n'importe où, avec un bout de crayon, sur un coin de table, sur un banc, dans un train, de garder longtemps les mêmes vêtements, d'habiter dans n'importe quel hôtel, de ne se déplacer qu'avec une valise légère, qu'on est seul à porter.

A la question que Gide s'est posée toute sa vie : — Que peut un homme ? Comment « servir » ? il répond à présent par la bouche d'Œdipe : « En renonçant à ses biens, à sa gloire, à soi-même. »

Cependant Gide sait bien que, pour naturel que lui soit le détachement des choses de cette terre, le diable se rattrape toujours par quelque autre côté.

 

... Parvenu à cette étape, si Gide regarde autour de lui et cherche ses compagnons de départ, que sont-ils devenus ?

Beaucoup ont disparu : Pierre Louys, dans la misère et la débauche ; Proust, dans la gloire ; Ducoté, inconnu. D'autres, ayant abandonné en chemin, comme Ghéon, n'ont plus travaillé qu'à une œuvre d'édification : le théâtre catholique. Francis Jammes s'est retiré à Orthez : quand Gide lui a écrit, Jammes lui a simplement envoyé comme réponse un morceau de bure dans une enveloppe (bure de fort bonne qualité d'ailleurs, ajoute Gide.) Cependant Valéry et Claudel, malgré leur grandeur, ont accepté de s'appuyer sur les puissances officielles : l'Académie et l'État. Seuls de l'ancien petit groupe, Roger Martin du Gard, Jean Schlumberger et Gide ont continué de mener la même route.

L'influence de Gide s'étend sur plus d'un demi-siècle et [69] dure. (62) Ses livres agissent, et sur certains, avec une efficacité directe, la vertu d'une sorte de message personnel. Parmi les lettres qu'il reçoit, il en est de brûlantes : tel malade, cloué pour des années sur son lit, lui écrit qu'il a retrouvé le goût de vivre ; tel adolescent tourmenté par son sort sur la terre, s'est, grâce à lui, libéré. Il n'est pas jusqu'à une vieille folle, qui ne lui envoie tous les jours, depuis des années, des pages d'amour délirant, comme pour rappeler ironiquement à l'auteur de Paludes le danger des vanités littéraires, hommage de l'humour au delà de la raison.

 

Cependant Gide sent qu'il n'a pas encore pénétré suffisamment dans le vif de lui-même.

— Trop longtemps, avoue-t-il, j'ai parlé à travers quelque chose ou quelqu'un...

A présent, il a renoncé à la fiction ; c'est la réalité sociale qu'il veut atteindre. Depuis son voyage au Congo, les abus coloniaux n'ont cessé de le hanter : est-il possible que presque toute l'humanité gémisse également dans des chaînes ? Précisément parce qu'il se sent à l'abri, Gide ne peut se résigner et comme tout sage, — il vieillit « à gauche ».

— Mon dernier livre, dit-il, il faut d'abord que je le vive. Mais en aura-t-il le temps ? Là-bas, du côté de la Russie, il regarde le drame qui se joue dans l'avenir. Désormais, c'est dans cette marche en avant de l'humanité, appelée sans cesse à se dépasser, que Gide a placé son véritable espoir, l'espoir d'un autre absolu.

— « Dis où tu veux aller. [70]

— Droit devant moi... », répond le vieil Œdipe aveugle, « parmi les hommes. »

Si devant la mort, Gide n'a plus d'inquiétude, la mort néanmoins lui impose la préoccupation d'une échéance : il voudrait pouvoir achever son œuvre, lui donner une plus nette, une plus forte conclusion, et mourir ainsi satisfait, en rendant à la terre, comme il se l'est toujours promis, « une âme reconnaissante et ravie ». [71]


 

DEUXIEME PARTIE:

SA PSYCHOLOGIE ET SON ART

 

CHAPITRE PREMIER

 

L EXAMEN DE CONSCIENCE ET LE DEDOUBLEMENT

 

 

 

L'œuvre de Gide n'est peut-être tout entière qu'un vaste débat moral ; sans cesse on y entend dialoguer, comme d'une coulisse mystérieuse, la voix de la conscience.

Dès ses premiers livres, il interprète les légendes grecques ou bibliques et souvent, à partir d'une anecdote réaliste, comique ou poétique (comme le Philoctète, Bethsabée ou Narcisse) il compose un petit Traité moral. Ses essais, même lorsqu'ils touchent à l'esthétique, sont avant tout pleins de considérations éthiques. Ses personnages également sont presque tous situés par une idée de bien et de mal : Gide travaille sur la matière morale, comme le sculpteur de jadis à même le marbre.

Dans le plus important de ses romans, les Faux-Monnayeurs, où grouillent toutes espèces de types d'humanité, on peut voir d'un côté des jeunes gens et des enfants, révoltés et pervers : Bernard, un inquiet ; Armand, un dévoyé ; Vincent, qui flotte entre diverses conduites, et, d'un autre côté, les pasteurs, les professeurs, les parents, soumis aux préceptes traditionnels. Un seul personnage fait exception : c'est une femme riche, élégante, belle, mais complètement indifférente à Dieu comme au diable : Lady Griffith. Aussi fait-elle « le désespoir du romancier », elle ne l'intéresse pas ; elle est, pour lui, « sans âme », « sans épaisseur ». De même les personnages [73] d'un Proust, qui sont sans inquiétude morale, font à Gide l'impression de n'être tous, quoique merveilleusement agencés, que de simples pantins. Pour Gide c'est le débat moral qui donne aux êtres leur réalité, leur conscience, et cette conscience doit les accompagner comme une ombre portée à chaque pas dans la vie : Gide doit tenir pour vraie la légende qui prétend que l'homme qui a vendu son ombre a perdu, ce faisant, sa vie réelle.

On pourrait dire des ouvrages de Gide ce que Gide dit lui-même de ceux de Dostoïevski : si les écrivains français s'occupent en général des « rapports passionnels... intellectuels » et familiaux de leurs personnages, Gide, comme Dostoïevski, s'intéresse essentiellement aux « rapports de l'individu avec lui-même ou avec Dieu... ».

 

Cependant, paradoxe apparent, le but de Gide, tout au long de sa vie, n'a jamais été autre que de sortir de la morale. « Il ne faut pas de morale », telle est déjà la conclusion d'André Walter, ou, plus exactement, pas de morale traditionnelle. C'est que Gide a cherché à atteindre, au delà d'elle, un état de gratuité, où l'individu puisse vivre léger, disponible, détaché de ce perpétuel souci du devoir. Cet état de suprême gratuité a représenté, pour Gide, l'aboutissement d'une nouvelle éthique, l'éthique individualiste.

Poussé à faire la critique de la morale traditionnelle, il a été conduit à la psychologie, qui elle-même, l'a mené à une morale plus dégagée. C'est également de l'observation de la vie psychologique qu'il a tiré les grandes lois de son art.

Ainsi, morale, psychologie, art ne sont chez Gide que les aspects d'une même démarche de l'esprit, et ce n'est que pour la commodité de l'exposé que nous projetterons successivement la lumière sur chacun d'eux.

 

Leur lieu de rencontre, c'est l'examen de conscience, centre de la réflexion, — d'action ou d'inspiration. Presque tous les personnages de Gide se livrent à un perpétuel [74] examen personnel : c'est de là que leur vient ce caractère moral que nous leur avons reconnu. Le jeune Vincent désire séduire une femme qui se soigne dans le même sanatorium que lui. Il hésite, il cherche à se justifier : malades, se dit-il, ils vont mourir tous deux. Qu'est-ce qui le retient ? Pendant qu'il fait sa cour, un débat se livre en lui. Sa personnalité se décompose en deux personnages distincts : un moi qui agit, et un moi qui regarde agir et qui juge.

Les deux moi se mettent à délibérer entre eux : ce dialogue, qui se poursuit au fond de la conscience, a paru à Gide la source de tout véritable progrès intérieur. « Supprimer le dialogue en soi, écrit-il, c'est arrêter proprement la vie. »

Il attache à l'examen de conscience les mêmes vertus qu'au dialogue entre deux personnes différentes. Les dialogues de Platon n'ont-ils pas pour rôle d'exposer une idée sous tous ses aspects et de la faire vivre dans sa progression ? Si Socrate a appelé maïeutique son art des dialogues, c'est qu'il lui permettait précisément d’accoucher les esprits, de mettre au monde leur pensée. L'examen de conscience doit aboutir au même résultat, avec cette différence que les interlocuteurs sont les deux représentants d'un même moi dédoublé.

Il arrive que pour mieux élucider le débat qui se poursuit en lui, l'individu le consigne par écrit. La plupart des personnages de premier plan, dans les livres de Gide, tiennent un « journal ». Tantôt c'est le roman tout entier qui est un « journal » (comme Les Cahiers d'André Walter, Les Nourritures terrestres, La Symphonie pastorale). Tantôt le récit alterne avec le journal du principal personnage, et celui-ci, comme Edouard dans Les Faux-Monayeurs, apparaît vu de l'intérieur par lui-même et de l'extérieur par l'auteur, réfléchissant et agissant à la fois. Les mobiles de ses actes sont analysés de son point de vue et du point de vue des autres ; le lecteur, amené constamment à tout voir sous une double face, a l'impression d'entrer en rapport avec des êtres en relief.

 

Le dédoublement, qui est pour Gide dans l'examen de [75] conscience un élément de vie, lui semble, dans la création artistique, la meilleure méthode pour cerner la réalité. C'est pour y pénétrer plus avant qu'il a introduit, dans ses meilleurs ouvrages, une sorte de double fiction : dans Les Faux-Monnayeurs, Edouard, qui est romancier, écrit un roman, précisément le même que celui qu'écrit Gide : Les Faux-Monnayeurs, avec les mêmes personnages sous d'autres noms. L'ensemble de l'ouvrage se trouve projeté à l'intérieur de lui-même ; chaque personnage, chaque événement, placé comme entre deux miroirs parallèles, se réfléchit indéfiniment en chacun d'eux et donne l'illusion de la profondeur. C'est en ce sens que Gide écrit : « Rien... ne prend pour moi d'existence réelle tant que je ne [le] vois pas reflété ».

Il a joué avec une rare habileté de cette méthode d'exposition, qui aboutit dans certaines scènes aux quiproquos les plus troublants : pour intimider le petit Georges, un enfant de treize ans, déjà voleur et complice de faux-monnayeurs, Edouard lui lit une scène de son roman, qui est l'histoire d'un homme comme Edouard, administrant une semonce à un enfant comme Georges. Le roman d'Edouard devance les événements de celui de Gide. Le futur se mêle au présent ; c'est toute l'œuvre qui s'agrandit du fait qu'elle semble évoluer sur le rythme de plusieurs temps différents.

Le titre lui-même du roman prend à la fois un sens concret (c'est l'anecdote des faux-monnayeurs) et un sens symbolique (la fausse monnaie, la fausse valeur suggère à Gide l'idée d'insincérité, que tous ses personnages flattent ou, au contraire, combattent en eux.) On aperçoit que les deux romans, qui se déroulent tout au long du livre, sont en rapport avec le double caractère du titre : l'un est un roman réaliste qui expose les faits tels quels ; l'autre un roman idéaliste, ou plutôt symbolique qui donne leur signification figurée. De chacun de ces genres littéraires, pris séparément, Gide fait la critique : au réalisme, il reproche de n'être qu'une photographie plate, banale et méticuleuse de la réalité ; l'autre formule lui suggère la remarque suivante : « En guise de romans d'idées [76] on ne nous a guère servi jusqu'à présent que d'exécrables romans à thèse... » Le devoir de l'écrivain serait à l'intérieur d'une même œuvre, de faire la synthèse de ces deux genres.

La double fiction représente aussi la « lutte entre les faits proposés (à l'auteur) et les faits idéaux », c'est-à-dire la lutte entre ce que l'auteur prétend faire de la réalité et ce que la réalité l'oblige à faire, la lutte entre l'œuvre conçue et l'œuvre réalisée. Dans Les Faux-Monnayeurs, Gide a introduit ce nouveau point de vue en expliquant dans le journal d'Edouard ce qu'il a voulu tenter, et en montrant dans le récit ce qu'il a matérialisé. Débordé par sa dissociation, il a publié, en outre, séparément, dans son Journal des Faux-Monnayeurs, les réflexions sur l'œuvre qu'il n'avait pas pu faire entrer directement dans l'œuvre elle-même. Et à ce sujet il fait remarquer : « Songez à l'intérêt qu'aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens ou Balzac, si nous avions le journal de l'Éducation Sentimentale... l'histoire de l'œuvre, de sa gestation... » Ce journal, comparé à l'œuvre, recrée, pour Gide, le drame de la vie du créateur.

Cette décomposition de la réalité, séduisante mais souvent artificielle (qui fait songer parfois à Pirandello) apparaît sous les aspects les plus divers : en art, entre la fiction et le réel ; dans la conscience, entre l'acte et la pensée ; dans la société, entre l'individu et les groupes ; en amour, entre les sens et la tendresse. L'homme n'est-il pas matière et esprit ? En vrai chrétien, Gide le voit gouverné par un perpétuel dualisme. Entre Dieu et le diable, la lutte ne cesse jamais.

L'œuvre gidienne apparaît comme le lieu d'un perpétuel combat ; la vie est un enjeu, un risque de chaque moment, qui oblige l'individu à tendre continuellement son énergie.

 

Est-ce à dire que cette espèce de manichéisme généralisé soit le destin de l'homme ?

Gide est obligé de constater que le dédoublement peut aboutir à un cruel déséquilibre de l'esprit, si l'un des aspects [77] de la personnalité l'emporte sur l'autre. Le moi qui juge prend peu à peu une importance démesurée, monstrueuse, tandis que le moi qui exécute s'efface, disparaît. Rien n'est plus dangereux que l'abus de l'examen de conscience, tel que le pratiquent surtout les protestants, qui soumettent les actes les plus insignifiants de leur activité au crible de leur conscience. De cette épuisante confrontation résulte un sentiment d'infériorité, une anxiété qui les rend incapables d'agir ou d'agir sans remords. Le détraquement nerveux est parfois tel qu'il conduit à l'obsession ou au suicide.(63)

« Quand on est ainsi divisé, déclare Armand, une victime de l'éducation huguenote, comment veux-tu qu'on soit bien sincère ? » Et il s'explique : « Toujours une partie de moi reste en arrière, qui regarde l'autre se compromettre, qui l'observe... qui la siffle ou qui l'applaudit... » Pour corriger son douloureux dualisme intérieur, il l'exagère involontairement et sur son vrai visage, qu'il n'ose plus montrer à nu, il porte un masque sans cesse grimaçant. (64)

Il arrive que les deux aspects scindés de la conscience ne parviennent plus à se rejoindre : on se trouve alors en présence d'un cas pathologique, nettement catalogué, qu'on appelle : dédoublement de la personnalité. Les écrivains et les psychiatres ont souvent décrit ses effets. Gide lui-même, qui n'a jamais pu se détacher complètement de son puritanisme, a souffert de ce trouble : « Je... ne comprends pas bien, écrit-il, lorsque je me regarde agir, que celui que je vois agir soit le même que celui qui regarde... » Mais du fait qu'il pose la question, il ne sort pas de la limite du normal. Sa résistante santé l'a sauvé dans ses pires heures d'inquiétude.

 

Il n'en a pas moins éprouvé, jusqu'à l'obsession, les tourments du dédoublement dans sa vie psychologique comme dans [78] sa vie de créateur, l'auteur du journal, le « contemplateur » a souvent dévoré chez lui l'artiste, au point qu'il en est arrivé à se demander si tout ce qu'il ressentait n'était pas l'œuvre du personnage qui chez lui juge et analyse. « ... L'homme éprouve ce qu'il s'imagine éprouver. De là à penser qu'il s'imagine éprouver ce qu'il éprouve... Entre aimer Laura, déclare Edouard, et m'imaginer que je l'aime..., quel dieu verrait la différence? » L'examen de conscience ne serait-il qu'une illusion ? Conduirait-il au non-être ? En s'observant lui-même pendant qu'il écrit (et en projetant dans ses écrits les résultats de cette observation) le romancier ne laisse-t-il pas échapper la réalité de la vie qu'il croyait, au contraire, atteindre plus profondément?

C'est toute la question de l'introspection qui est soulevée. On sait qu'Auguste Comte niait la possibilité de son existence, en affirmant qu'un homme ne peut pas se mettre à la fenêtre et se regarder passer dans la rue. Il supprimait la psychologie, ou tout au moins la limitait à l'étude des autres, c'est-à-dire à une sorte de psycho-physiologie, de psycho-technique. Par là, il en arrivait à bannir de l'art l'analyse personnelle. L'art repose cependant sur l'introspection : ce que la création artistique a de propre et de mystérieux, c'est de faire fusionner les personnages qui dialoguent en nous, celui qui inspire et celui qui est inspiré. Dans la création, comme dans toute action intense, nos deux moi finissent par coïncider jusqu'à n'en former qu'un. C'est précisément dans ces moments, dans l'acte poétique, que l'homme retrouve enfin une liberté.

Si la nature nous ballotte entre des états contraires et successifs, nous ne progressons cependant qu'en réconciliant en nous nos antagonismes. « Tout notre univers est en proie à la discordance, déclare un des plus étonnants personnages de Gide, le vieux professeur de musique La Pérouse... » Mais il ajoute, soudain transporté dans une sorte d'extase et d'adoration : « ... Un accord parfait, continu ; oui, c'est cela ; un accord parfait, continu... », telle est l'expression suprême de la sérénité, de l'éternité. [79] Mais par une contradiction inhérente à la vie, le jour où l'accord absolu pourrait être réalisé, la vie s'arrêterait, elle cesserait d'être. « Ah ! Comme il faut attendre pour la résolution de l'accord ! » s'écrie La Pérouse. [80]


CHAPITRE II

 

LES BONNES RAISONS OU LA DUPERIE EN MORALE

 

 

 

Le héros de Paludes tient un journal intime. « Dans mon agenda, dit-il, il y a deux parties : sur une feuille j'écris ce que je ferai, et sur la feuille d'en face, chaque jour, j'écris ce que j'ai fait. Ensuite, je compare... Ce matin, en face de l'indication : tâcher de se lever à six heures, j'écrivis : levé à sept... » Ainsi il puise dans son agenda le sentiment du devoir.

Quel est ce devoir ? Quelle est cette conscience, qui, comme un personnage indépendant de la personnalité, semble surveiller l'individu et sans cesse le réprimander ? Voix ironique, dit Baudelaire, qui, la nuit de préférence, nous engage « A nous rappeler quel usage — Nous fîmes du jour qui s'enfuit... » Œil terrible, dit Victor Hugo, dont le regard, n'étant arrêté par rien, va poursuivre Caïn réfugié dans une sextuple enceinte et jusqu'au fond du plus secret caveau.

La plupart des hommes pensent aujourd'hui que nous naissons véritablement avec cette « voix de la conscience ». Elle serait une sorte de sens moral inné, que Dieu nous aurait accordé, comme l'intelligence. C'est surtout depuis le XVIIIe siècle et Rousseau, qui croyaient « l'homme naturel » foncièrement bon et juste, que la conscience est considérée comme un guide sûr, qui nous sauve à chaque moment de l'abîme, comme un tribunal intérieur que nous promenons partout avec nous [81] pour qu'il décide de notre conduite. Le protestantisme, le kantisme, avec son impératif, enfin la morale laïque ont, de nos -jours, rendu cette notion populaire.

Hélas ! soupçonne Gide, cette voix prétendue infaillible n'est souvent qu'une voix fallacieuse. L'examen de conscience est un procédé moral d'une incroyable grossièreté. Dès qu'on observe avec un peu d'attention son fonctionnement, on n'entend plus que le grincement de tous ses rouages : l'hypocrisie comme un acide s'insinue entre eux, les ronge et les dénature.

 

« Sur l'agenda, sitôt levé, déclare le héros de Paludes, je pus lire : tâcher de se lever à six heures. Il était huit heures ; je pris ma plume ; je biffai ; j'écrivis au lieu : Se lever à onze heures. — Et je me recouchai, sans lire le reste. » Ce trait, que Gide présente ironiquement, révèle la comédie à laquelle l'homme ne cesse de se livrer dans l'examen de conscience et dont il a d'ailleurs vaguement honte : « Et je me recouchai, ajoute le héros de Paludes, sans lire le reste... [de l'agenda] ». — « ... Vite soufflons la lampe, afin — De nous cacher dans les ténèbres ! » écrit Baudelaire.

Cet art de se tromper soi-même apparaît dans les mauvaises raisons que l'homme cherche pour se justifier et qu'il transforme en bonnes raisons : « Ce ne sont pas tant ses actes que je méprise, déclare Éveline en parlant du pauvre Robert ; ce sont les raisons qu'il en donne. » Dans ce domaine, où il faut inventer et mentir, les ressources de l'esprit humain sont d'une richesse prodigieuse.

Le procédé le plus classique consiste, pour fuir sa responsabilité, à la reporter sur le voisin. Quand le loup à jeun a décidé de manger la brebis, il l'accuse, pour légitimer son crime, de toutes sortes de méfaits imaginaires, et comme la pauvre brebis se défend : « Si ce n'est toi c'est donc ton frère. — Je n'en ai point. — C'est donc quelqu'un des tiens... » La « bonne raison » s'énoncera ainsi : — Comme je ne veux pas que ce soit moi, ce sera lui... [82]

Le père d'Éveline s'ouvre un jour à sa fille et lui raconte ses déceptions dans le mariage. Ah ! S'il avait été mieux compris, mieux secondé par sa femme d'esprit si borné, que n'aurait-il fait ? Tandis qu'il parlait, Éveline ne pouvait se « retenir de penser qu'il n'eût tenu qu'à lui d'obtenir de lui davantage et que s'il n'avait pas su tirer meilleur parti de son intelligence et de ses dons, il ne lui déplaisait pas d'en croire [sa femme] responsable. » C'est le raisonnement des impuissants et des ratés : — Ce n'est pas de ma faute ; c'est celle de mes parents, dit l'enfant, ou de mon associé, dit le commerçant, ou des éditeurs, dit l'écrivain, si je n'ai pu arriver à ceci, à cela... En désespoir de cause, ce sont les circonstances, la malchance, le destin qu'on accuse, et qui, certes, ne protesteront pas. C'est qu'il faut du courage et de l'honnêteté pour dire : — Il n'eût tenu... qu'à moi !... d'où il résulte qu'à présent, il ne tient encore qu'à moi... Dès lors mon désir de paresse, que j'ai pu dissimuler sous de « bonnes raisons », est démasqué et je suis seul, face à moi-même, contraint à l'effort !... Quelle fatigue ! Quel ennui !

Ce transfert de responsabilité sur autrui se présente à l'occasion des sentiments les plus divers. Les auteurs comiques l'ont fréquemment appliqué à la poltronnerie : il y a en littérature toutes sortes de Tartarins toujours prêts à affirmer, lorsqu'ils ont rencontré le lion, que c'est le lion qui a eu peur et qui a fui devant eux... (65)

Gide a constaté que, le plus souvent, la substitution a lieu, au cours de l'examen personnel, non pas entre un individu et un autre, mais à l'intérieur même de la conscience, entre un sentiment véritable qui habite l'individu mais qu'il condamne, et un autre sentiment voisin, mais qu'il peut moralement approuver.

Le héros de la Symphonie pastorale, pasteur marié, s'est pris [83] d'amour pour une pauvre orpheline de vingt ans, aveugle, qu'il a recueillie chez lui au cours d'une de ses visites aux pauvres et, depuis, soignée avec dévouement. Il éprouve pour elle une passion violente et charnelle, mais c'est ce qu'il ignore précisément, car la passion coupable s'est déguisée, au regard de sa conscience, en un devoir de charité. Dieu, se dit-il, a placé « sur ma route une sorte d'obligation » et je ne puis, « sans quelque lâcheté, m'y soustraire ».

Le drame se complique. Le fils du pasteur, un tout jeune homme, à son tour est épris de Gertrude, l'orpheline aveugle, et, très honnêtement, il demande à son père l'autorisation de l'épouser. Voici le père jaloux de son fils, et cherchant tous les moyens pour l'éloigner de la jeune fille. Cependant cette jalousie, elle aussi, se déguise inconsciemment sous de « mauvaises raisons » : — Gertrude est trop jeune pour toi, dit-il à son fils, puis : « Tes sentiments... moi je les dis coupables, parce qu'ils sont prématurés. La prudence que Gertrude n'a pas encore, c'est à nous de l'avoir pour elle. » Je t'ordonne de partir en voyage. « C'est une affaire de conscience. »

La scène est sublime d'hypocrisie. Plus le pasteur est dévoré de jalousie, plus il parle de noblesse, de devoir : « Un instinct aussi sûr que celui de la conscience, dit-il, m'avertissait qu'il fallait empêcher ce mariage à tout prix [le mariage de son fils avec Gertrude] ».

Son amour coupable lui paraît aussi pur, lui apporte la même joie, la même libération que le sentiment du devoir. Et c'est là qu'est l'illusion : le pasteur se figure qu'un désir répréhensible, dès qu'on s'y abandonne, doit nécessairement engendrer le remords. Il oublie qu'au fond de la conscience, le désir, plus fort que nous, se cache sous un nom d'emprunt, un nom flatteur et héroïque, et triomphe ainsi de nos scrupules.

Insistons : comment le pasteur peut-il se tromper aussi grossièrement sur lui-même ? Comment peut-il se trahir, trahir la cause de la pureté qu'il a toujours défendue ? Comment, à partir de quel moment un homme peut-il trahir en croyant rester fidèle à lui-même ? Dans la mesure, sans doute, où il a pris l'habitude d'obéir à des idées qui ne sont pas complètement les siennes, à des ordres qui ne viennent pas véritablement de lui. Le mécanisme d'obéissance automatique est celui qui se détraque le plus facilement : l'homme ne trouve plus rien pour l'avertir, aucun critère de l'erreur, aucun sentiment qui lui permette de distinguer la honte de l'honneur. Pour se sentir profondément d'accord avec sa conscience, il faudrait que, retiré seul en lui-même, il parte de lui-même. Mais c'est ce qui lui est précisément impossible, puisqu'il s'appuie sur des systèmes d'idées tout donnés, qu'il les déforme et les substitue les uns aux autres selon les besoins de son désir, son désir plus insidieux que ces concepts abstraits et extérieurs à lui.

Son désir prend parfois des détours plus savants encore : son accomplissement exige un raidissement de tout l'être, qui fait croire que nous remplissons une noble et grande tâche, alors que nous agissons avec lâcheté. Cherchant de « bonnes raisons » pour abandonner, avec son enfant, la femme qu'il vient de séduire, Vincent s'est créé une sorte de morale nietzschéenne, qui bannit la pitié comme une honte ; dès lors, en rompant avec sa maîtresse, il se figure accomplir un effort d'autant plus louable qu'il est de cœur précisément sensible.

Quelques mois auparavant, lorsqu'il a rencontré cette femme, malade dans un sanatorium, abandonnée, elle aussi, comme Gertrude, c'est au contraire par charité, comme le pasteur, qu'il s'est cru autorisé à la conquérir. Il se figurait alors agir en vrai chrétien. A la substitution des sentiments correspond, chez Vincent, la substitution des règles morales.

Pauvre voix de la conscience ! Voix sophistique qui vient sans cesse nous berner, nous jouer des tours, recouvrir du beau nom de « devoir » nos sentiments les plus égoïstes. La plupart des personnages de Gide sont victimes de ses duperies. Le directeur de pension Azaïs déclare avoir, uniquement par dévouement, recueilli chez lui le vieux La Pérouse, qu'il fait travailler tant et plus. Le vieux La Pérouse lui-même appelle austérité ce qui n'est chez lui qu'orgueil. L'amour divin, les [85] macérations du corps, les élans purs d'André Walter recouvrent un désir charnel, un vulgaire désir insatisfait et révolté. Cette dernière substitution, qui est d'ailleurs la plus connue, explique pourquoi il arrive à des sectes mystiques de sombrer dans l'orgie et le scandale, à des bigots de finir dans la mesquinerie et l'escroquerie...

Il semble que la vie intérieure tout entière soit un perpétuel jeu de « mauvaises raisons ». Plus l'homme est moral, plus il déforme et travestit sa morale. C'est pour endormir l'angoisse née de ses fautes et de ses instincts anti-sociaux qu'il a recours, malgré qu'il en ait, au mensonge qui lui donne l'illusion de la pureté. Plus le sentiment de la culpabilité est puissant, plus l'individu, pour se rassurer, pour acquérir une « bonne conscience », use et abuse envers lui-même d'arguments fourbes et insidieux.

Gide a constaté que les dévots sont victimes, plus que les autres, de l'hypocrisie. Toutes ses familles de pasteurs vivent dans un complet aveuglement, dans une atmosphère « ineffablement alpestre ». On y étouffe, on y crève, déclare Armand en parlant de son foyer. Chez les Vedel, chacun se livre secrètement à ses passions, mais, ajoute Armand : « Grand-père... n'y voit que du feu. Maman s'efforce de ne rien comprendre. Quant à papa, il s'en remet au Seigneur : c'est plus commode... » Le père Vedel préfère donner tout son temps aux pauvres, aux sermons, aux congrès plutôt que de voir clair autour de lui et surtout en lui.

L'examen personnel apparaît finalement comme une torture, la conscience comme une malédiction que Dieu a infligée à l'homme depuis le jour où il a mangé du fruit de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. Si les écrivains optimistes du XVIIIe siècle ont pu voir dans la conscience un guide sauveur, les poètes romantiques byroniens, les philosophes allemands de la nature ont considéré avec plus de raison qu'elle nous inflige par-dessus tout le sentiment de notre détresse. Ce n'est d'ailleurs pas tant le remords qui est douloureux dans la conscience que l'impression vague d'être joués lorsque nous [86] cherchons à juger nos actes, que le fait de ne plus savoir distinguer le bien du mal, le vrai du faux, les bons des mauvais arguments, si bien qu'au milieu de tant de détours, nous sentons que nous devons finir par nous perdre. Dieu, déclare le vieux La Pérouse, « nous envoie des tentations auxquelles il sait que nous ne pourrons pas résister, et quand pourtant nous résistons, il se venge de nous plus encore », en jetant la confusion dans notre esprit. « Pourquoi nous en veut-il ? » Oui, pourquoi ?

 

Ce n'est pas Dieu qui a inventé cette morale de duperie, d'où découlent tous nos maux. C'est l'homme lui-même, dans son ignorance. L'homme ne sait pas se passer d' « autorisations » pour agir. Aussi longtemps qu'il ira les demander à la société, à la religion, aux autres et non pas à lui-même, la duperie sera générale. (66) L'hypocrisie de la vie intérieure naît de la forme même de la morale traditionnelle.

C'est elle qui condamne l'épanouissement de certains instincts et parfois même des plus féconds, et qui oblige l'homme à inventer de « bonnes raisons » pour permettre à ces instincts de se donner quand même libre cours. Les passions ont une vie propre et ne souffrent pas d'être brutalement réprimées, pas plus que nos poumons d'être oppressés, notre cœur d'être arrêté. Lorsque la morale leur interdit de se montrer au jour, elles se réfugient dans notre inconscient comme au fond d'un brouillard opaque, et là, corrompent l'esprit, faussent la logique et nous désarment. C'est ainsi que la passion inavouée du pasteur pour la jeune aveugle réapparaît triomphante, toute pure, tout innocente, transfigurée en passion charitable.

Si Gide a dévoilé le rôle des instincts dans la vie ordinaire, Freud l'a décrit dans la vie pathologique. La conception freudienne part également de l'opposition entre les instincts profonds et les institutions sociales. Lorsque nos instincts (et pour Freud surtout nos instincts sexuels) sont refoulés par [87] la « censure » morale, ils resurgissent bientôt, mais déguisés en images symboliques dans nos rêves, ou en obsessions maladives dans les névroses. Ces névroses sont des espèces de soupapes, mais qui n'ouvrent la voie aux instincts qu'en ruinant l'équilibre de nos nerfs. De même, grâce aux « bonnes raisons », la « censure » morale laisse passer le désir, travesti et méconnaissable, mais cette libération n'a lieu qu'au prix d'une ruse sordide, qui avilit l'intelligence et qui contamine toute la personnalité. [88]


CHAPITRE III

 

L INCONSCIENT, REPAIRE DU DIABLE

 

 

 

Voici Gide penché sur l'inconscient, repaire des pires instincts humains. C'est là que l'individu refoule et dissimule ses pensées clandestines, ses convoitises voilées, ses sentiments louches. Freud, qui a été obligé, par profession, de « se vautrer, dit-il, dans toutes ces saletés », affirme que, dans ce moi profond, croupissent des désirs si affreux que l' « honnête homme », s'il les connaissait, en serait malade de honte et de frayeur.

Explorer cette sombre caverne devient une tâche peut ragoûtante. Quand la pensée entre dans ce lieu, dit Gide, elle ressemble à un dragon, qui avance « son mufle invisible, flairant tout, reniflant tout, [promenant] partout une curiosité attentatoire ». L'inconscient est proprement le domaine où se cache le diable, et c'est pourquoi il faut le poursuivre dans sa retraite.

 

Cette image ne doit pourtant pas nous tromper. Gide n'a jamais rencontré le diable, ce personnage provocant auquel Luther jeta un encrier au visage. Il a cru davantage à l'esprit démoniaque. C'est le diable qui, tapi dans l'ombre de la conscience, s'amuse, pendant que nous dialoguons avec nous-mêmes, à suggérer toutes sortes de « bonnes raisons », de sophismes et de mensonges que nous n'arrivons plus à [89] distinguer de la vérité. Il « joue avec nous comme un chat avec une souris ».

A son tour, Gide semble s'amuser de ce manège. Embusqué derrière les personnages de ses romans, il observe les tours pendables que leur jouent leurs instincts secrets. Ce dont il se réjouit, ce n'est pas tant de voir l'homme dupé par le diable ; c'est d'avoir dupé le diable lui-même, puisqu'il a surpris son camouflage. « Vous le croyez votre dupe, écrit La Bruyère. S'il feint de l'être, qui est plus dupe, de lui ou de vous ? » C'est une sorte de jeu de la vérité qui attire Gide : laisser ses personnages tomber dans les pièges de l'inconscient, pour révéler ensuite l'illusion dont ils ont été victimes.

Gide ouvre le « journal » de l'austère pasteur Vedel. Qu'y voit-il ? Des pages entières « de luttes, de supplications, de prières, d'efforts » au sujet de la résolution de ne plus fumer. « Mon Dieu, écrit Vedel, donnez-moi la force de secouer le joug de ce honteux esclavage. » Mais que peut bien signifier ce mot « fumer », puisque Gide sait que le pasteur a renoncé depuis longtemps au tabac et, de plus, sans difficulté ? Ici l'auteur sourit d'un air entendu. Il a compris... le mot « fumer » est mis là pour autre chose...

A Neufchâtel, un dimanche, Gide rencontre les fidèles revenant du temple. « Leurs pensées, écrit-il, sont blanches et repassées par le sermon qu'ils viennent d'entendre, bien rangées dans leur tête comme dans une armoire à linge propre. » Puis il ajoute : « Je voudrais fouiller dans le tiroir d'en bas. J'en ai la clef. » (67) Gide ne se réjouit jamais tant qu'en présence de gens sérieux chez qui il découvre soudain un désir insolite, mal contenu, débordant leur figure sociale. C'est pour lui un spectacle aussi plaisant que voir, chez un professeur, un bout de chemise mal rentré rompre avec l'éminente gravité du personnage.

Alors, tourné vers son public, Gide pourrait lui dire, comme Baudelaire ; « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère... », [90] pourquoi te draper dans ta dignité ? Vois, nous sommes tous tourmentés. Ne te récrie pas ! Si tu es sincère, tu te reconnaîtras en Vincent, en Saül, en Michel, en moi-même.— Tais-toi, me dis-tu, même si j'ai quelque tare qui me ronge, il ne faut pas crier cela sur les toits ! — Cher lecteur, il ne faut rien cacher ; moi, je dirai tout. Assez de vos sales mensonges ! Je dirai tout : ce sera drôle et triste, vrai en tout cas...

Gide pêche en eau trouble pour pénétrer dans les bas-fonds de l'être. Avec sa clef diabolique, il va, accompagné de ses personnages, forcer des tiroirs, ouvrir des correspondances cachetées, soulever des couvercles. Ici, c'est Bernard qui vole une valise pour lire le « journal » d'Edouard ; là, c'est Julius qui feuillette le carnet intime de Lafcadio, en son absence ; ailleurs, c'est Sarah qui fouille dans celui de son père. Si l'auteur se faufile ainsi par des voies dérobées, c'est pour connaître les secrets du drame humain.

Au cours de cette chasse, nous le voyons à l'affût des moindres gestes, des faits les plus insignifiants : il sait que les instincts profondément refoulés ne se trahissent guère que par des tics, des réflexes, des mouvements imperceptibles ; c'est à ces signes, d'ordinaire inaperçus, qu'il doit s'attacher pour les débusquer. Ainsi l'observateur sagace découvrira l'émotion qui étreint un joueur attablé, imperturbable, devant le tapis vert, uniquement à un très léger tremblement presque, invisible de son pouce. C'est grâce au petit insigne curieux que porte à sa boutonnière le petit Georges et parce que celui-ci rougit sans répondre, quand on l'interroge à ce sujet, qu'Edouard apprendra l'existence d'une association secrète de collégiens, qui ont été dévoyés par une bande de faux-monnayeurs.

L'auteur remonte des faits apparemment les plus minimes jusqu'à leur cause profonde. Les individus et les familles prennent toutes sortes de précautions pour cacher leurs passions secrètes, mais pas plus que les criminels, ils ne parviennent à en effacer les traces. Ce sont ces indices que Gide surveille et interprète, comme un détective étudie les empreintes digitales [91] ou des analyses de grains de poussière. Dans Isabelle, c'est par une série de petits recoupements que nous pénétrons peu à peu, avec l'auteur, dans le honteux secret du château. Les scènes sont savamment graduées jusqu'au moment où nous découvrons qu'Isabelle est une « fille-mère », que ses parents ont maudite et qu'ils n'osent plus recevoir chez eux que la nuit, en cachette.

 

Cependant ce n'est pas seulement une curiosité diabolique qui attache Gide à ces passions louches et occultes. Après tout, se dit-il, sont-elles donc si affreuses, ces passions ? Puisqu'elles sont en nous, n'ont-elles pas leur raison d'être ? N'est-ce pas la société qui travaille contre elle-même en les condamnant et n'y a-t-il pas, parmi elles, des forces fécondes pour l'individu ?

On sait que des hommes admirés par l'histoire doivent leur grandeur à ces instincts. Gide a remarqué que des savants, des écrivains, des penseurs ont souffert d'un déséquilibre intérieur : ce sont justement leurs passions qui ont permis en eux l'essor de la création. Beaucoup de grands mystiques ont été des névropathes. Mahomet, Luther, Dostoïevski, des épileptiques. « Pascal avait son gouffre avec lui se mouvant », (68) « Nietzsche et Rousseau leur folie. » (69).

Evidemment Gide ne prétend pas que tous les génies .aient été des malades ou des « anormaux », ni que l'instinct vicié soit par lui-même créateur ; mais que celui-ci entraîne dans la conscience un désordre si insupportable que, pour le surmonter, certains hommes sont amenés à créer en eux un ordre nouveau, original et personnel qui donnera naissance à l'œuvre d'art ou à l'action créatrice. « A l'origine de chaque réforme, écrit Gide, il y a toujours... un petit mystère physiologique, une anomalie... un malaise, le malaise du réformateur». (70) [92]

Dans le bien-être, au contraire, la pensée se satisfait de l'état de choses présent et s'endort.

 

Si Gide se sent attiré vers les êtres troubles, c'est qu'il a le sentiment qu'ils ont plus de valeur que les autres, que leurs désirs rebelles sont susceptibles d'engendrer les gestes les plus pathétiques. On est sûr, au contraire, de n'avoir jamais rien à attendre de l'homme qui peut se soumettre, sans difficulté, aux règles de la politesse, de la morale, de la religion.

C'est pourquoi Michel préfère, aux enfants « faibles, chétifs et trop sages », dont s'occupe sa femme, les jeunes vauriens de Biskra, qui aident, par leur simple présence, à la guérison de sa neurasthénie.

 

N'y a-t-il pas cependant, dans ce goût de l'auteur pour les passions scandaleuses, un sentiment parfois équivoque ? Ne cherche-t-il pas à prendre le contre-pied de la morale commune ? Quand il paraît s'intéresser à la débauche, quand il écrit par exemple : « J'ai connu... tous les vices », quand il prend pour titre d'un livre : L'Immoraliste, ne semble-t-il pas, en défiant ses hypocrites adversaires, tomber à son tour dans leur panneau ?

Rien de plus enfantin que l'esprit de celui qui tire du plaisir à heurter la loi générale, puisque son plaisir même prouve qu'il en admet l'existence. (71) Pour braver avec volupté le vice, il faut être sûr au moins qu'il existe — en soi. De même le sacrilège qui jouit à la vue d'une hostie profanée, doit croire non seulement à la présence divine en elle, mais à un mythe déterminé, considéré comme vérité absolue. Il y a dans toutes ces attitudes de défi une surprenante confiance dans la réalité de la chose défiée, ou dans son immédiate antithèse. Si [93] le mot athée paraît aujourd'hui désuet et quelque peu puéril, c'est que l'athée n'oppose pas à la croyance religieuse sa propre conception métaphysique ; il joue le même jeu que son adversaire ; il croit selon les mêmes règles, au lieu que Dieu est, que Dieu n'est pas. Ainsi quand, à la joie du bien, est substituée la joie du mal, c'est que bien et mal sont considérés comme les impératifs d'une même morale. Gide a évité le plus souvent ces pièges de la naïveté. Aussi lorsqu'il écrit : « J'ai connu toutes les passions et tous les vices », il s'agit pour lui des vices de la morale conventionnelle, à laquelle il ne croit pas. Mais comme il emploie le mot « vice », sans préciser, sa phrase reste équivoque.

En fait Gide ne déteste pas choquer d'abord le lecteur par une impression de sacrilège, pour éveiller en quelque sorte son attention ; mais il espère que le lecteur sera vite détrompé par le contexte et n'en saisira que mieux sa pensée, qui est toute différente.

Aucun de ses ouvrages n'est plus caractéristique, à cet égard, que L'Immoraliste, dont le titre est également par lui-même un jeu de mots : Michel est, en vérité, un être très moral, mais qui pratique une éthique individualiste, différente de celle du troupeau. Quand il déclare — épisode célèbre du roman — que le jeune Moktir, un enfant arabe, est devenu son « préféré » du jour où il l'a vu lui voler une paire de ciseaux, ce n'est pas parce que le vol est répréhensible, d'après les lois sociales, que Michel s'est réjoui de voir le petit le voler (ce ne serait là qu'un sacrilège sans intérêt), mais c'est parce qu'il considère que ce vol est l'expression, chez l'enfant, d'instincts sauvages et libres, qui peuvent indiquer déjà chez lui une nature riche de possibilités. (73)

Le doute n'est d'ailleurs pas possible sur la vraie pensée de l'écrivain : quand Bernard a dérobé la correspondance de ses parents, en soulevant le marbre d'un guéridon, repensant à son [94] geste, il se demande : « Est-ce que c'était mal à moi de lire ces lettres ? » C'était peut-être mal par rapport à la morale objective, mais non au regard de sa conscience, qui éprouvait le besoin de s'éclairer au sujet de sa famille. Aussi cet examen de conscience l'a rassuré au point que si vous l'accusez maintenant d'être un « crocheteur », il sera sincèrement scandalisé. Comme Lafcadio, comme tous les personnages de Gide, il reste, quoiqu'il fasse, un être essentiellement moral.

 

Gide aime à laisser entendre qu'il heurte la morale, mais bien vite il nous révèle que s'il n'admet pas celle-ci, il en a cependant une autre. Son malin plaisir, il est vrai, n'en est pas moins de laisser entendre d'abord qu'il adhère parfois à ces règles qu'il défie ; de même qu'en pénétrant dans l'inconscient il se plaît à duper le diable, ici, dans son art, c'est le lecteur qu'il s'amuse à mystifier.

Si ses adversaires l'ont pris pour une incarnation méphistophélique, ils sont donc tombés dans son piège. Quand Massis s'épouvante parce que Gide écrit, parlant d'un personnage de Barrès (74): « Si Racadot n'eût jamais quitté la Lorraine, il n'eût jamais assassiné ; mais alors, il ne m'intéresserait plus du tout », il ne voit pas que ce n'est pas tant le crime, en tant qu'acte interdit, qui intéresse Gide, mais l'état intérieur, les mobiles et les instincts plus ou moins inconscients qui ont conduit Racadot à cet assassinat. Gide, par ce langage de feinte, atteint son but : il parvient à « effarer » son public en lui révélant les sentiments incertains, obscurs et mouvants de l'être. Au lecteur de prendre conscience de ses préjugés.

 

Le sacrilège devient, pour Gide, un procédé psychologique : une manière de surprendre, de déconcerter, d' « inquiéter ». Gide s'efforce de communiquer, par suggestion, le sentiment des profondeurs de l'homme. [95]


 

CHAPITRE IV

 

ÊTRE ET PARAÎTRE. SINCÉRITÉ ET VÉRITÉ

 

 

 

Dédoublé, dupé, victime de ses propres désirs déguisés, l'homme qui se livre à l'examen personnel ne pourra-t-il jamais parvenir à la vérité ? Mais avant même qu'il se demande : — Comment être sincère ? la société lui pose cette question préalable : — Doit-on l'être ?

 

C'est là un vieux problème, mais dont on ne semble guère connaître que l'aspect mélodramatique, celui que l'on a fréquemment posé au théâtre.

Pour Gide la question n'est pas proprement : doit-on dénoncer les illusions sur lesquelles vivent nos amis ou nos parents, et par là risquer de détruire leur bonheur ? mais : avons-nous le droit de forcer l'intimité des autres et de résoudre, à leur place, les difficultés de leur vie morale ? Dès lors la réponse s'impose : c'est seulement la vérité de sa vie que l'individu est autorisé à dévoiler. (75) Ainsi l'horrible secret que l’Œdipe de Gide veut faire entendre au peuple concerne avant tout l'histoire de sa propre existence : « Un bonheur fait d'erreur et [96] d'ignorance, s'écrie le héros, je n'en veux pas... Pour moi, je n'ai pas besoin d'être heureux ». Gide est sans doute un des hommes qui a poussé très loin le besoin de se démasquer, de livrer ses arrière-pensées ; cependant il s'est toujours efforcé de ne pas parler des êtres qui lui ont été le plus chers, considérant qu'il ne pouvait pas attenter à leur quiétude.

Ceux qui croient à la nécessité d'intervenir dans la vie des autres, ce sont surtout les esprits religieux : les confesseurs, les puritains, par besoin de prosélytisme, pour sauver des âmes. Dans une admirable petite nouvelle, Mark Twain nous présente deux vieilles huguenotes, qui obligent une fillette à confesser à sa mère mourante un insignifiant mensonge qu'elle lui a fait, épouvantable péché selon leur morale. Tant pis si la mère peut en mourir ! Mais la petite ne doit pas rester avec son mensonge sur la conscience. Quelle se presse de l'avouer avant que ne disparaisse sa mère ; autrement sa faute deviendrait irréparable, indélébile !

Gide a transformé le principe : — Il faut toujours dire la vérité, en : — Il ne faut révéler que sa vérité. Il arrive cependant qu'en divulguant sa vérité l'individu heurte les sentiments de ceux qu'il affectionne. C'est le cas si émouvant que raconte Oscar Wilde, dans De Profundis, lorsqu'un de ses camarades d"enfance vient le visiter dans sa prison et lui dit : — Je ne veux rien croire des calomnies qui ont couru sur vous pendant votre procès ; vous restez toujours pour moi l'ancien Wilde que j'estime... Minute d'anxiété pour l'écrivain prisonnier. Wilde doit-il détromper l'ami au risque de le perdre ? Il n'hésite pas. Gide non plus, dans des circonstances analogues.

Le conflit qui se présente ici provient du fait que nos parents et nos amis se « font de nous une image qui ne nous ressemble que fort peu », si bien que, lorsque nous leur révélons notre être véritable, ils sont consternés. Mais c'est nous le plus souvent qui avons contribué à leur donner cette opinion erronée qu'ils se font à notre sujet ; nous n'avons pas su ou pas voulu nous montrer dès l'abord tels que nous sommes. Il est donc [97] permis de dire que la question : Doit-on révéler sa vie à ceux qui nous méjugent ? aboutit à celle-ci : Comment parvenir à ne pas se faire méjuger ? C'est ainsi que nous revenons au seul problème : Comment être sincère?

 

« Oh ! Laura ! s'écrie Bernard, un des plus sympathiques héros de Gide, je voudrais, tout au long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique... » La sincérité apparaît à Gide comme le point de départ de toute vraie morale, de toute grande entreprise, la vertu même, dit-il sans hésiter, mais aussi la plus rare.

C'est que presque tous les hommes sonnent faux, sont livrés à de faux sentiments, qui les empêchent de se comprendre entre eux, de se connaître, de s'aimer. Voici Passavant, l'incarnation de l'insincérité, le type du « faiseur ». Gide en a fait un homme de lettres, poète d'avant-garde, dépourvu de scrupule, pillant ses confrères, incapable de faire autre chose que de réduire la vie à des mots ou à des jeux d'esprit. Mais voici l'homme ordinaire : c'est Robert, le bourgeois moyen. Lui également ne cesse de jouer la comédie. Quand il défend les vertus du foyer, la grandeur de la religion, le patriotisme — et c'est toute sa vie — que fait-il sinon donner le change, tenir un rôle ? « ... Ces beaux sentiments que tu exprimes, lui lance sa femme avec haine, je serais folle [selon toi] de m'inquiéter si tu les éprouves véritablement ! » Les enfants sont-ils plus sincères ? Gide nous les montre pris davantage encore du besoin de jactance, de défi, de forfanterie. C'est pour étonner ses camarades que celui-ci est amené à voler ; c'est en partie par bravade que le petit Boris se tue.

La vanité, en chaque individu, ouvre un abîme entre l'être et le paraître, entre son image vraie et celle qu'il prétend donner de lui : « Par un renversement de l'ordre naturel, écrit Schopenhauer, c'est l'opinion qui semble être aux hommes la partie réelle de leur existence ; l'autre, ce qui se passe dans leur propre conscience, ne leur paraît en être que la partie idéale ». Et Nietzsche, à son tour, s'écrie : « Soyez donc un peu honnêtes [98] avec vous-mêmes ; nous ne sommes pas au théâtre... où règne le voisin, où l'on devient voisin ».

 

Mais comment ne pas mentir, lorsque l'on ne sait même pas que l'on ment ? Le plus grave, dans l'insincérité, c'est qu'elle est presque toujours inconsciente. Notre esprit est tellement plein d'idées toutes faites, d'habitudes, de conventions, de partis-pris, que nous ne nous apercevons même plus qu'il déforme tout ce qu'il appréhende. Un psychologue (76), qui s'est livré à une étude des témoignages en justice, a pu constater que les neuf dixièmes d'entre eux sont erronés, non que les témoins soient nécessairement de mauvaise foi, mais parce qu'ils n'ont pas su voir, ou entendre correctement ce qu'ils rapportent. Éveline a l'esprit tellement prévenu contre Robert que, quoi qu'il dise, la résonance des paroles de Robert dans son âme, pour elle, reste toujours la même : elle ne peut « plus [l’] entendre que mentir ». Ces préjugés sont ce que les hommes appellent leurs convictions : plus elles sont fortes, plus ils se croient sincères et plus ils sont aveuglés. Le caractère, en se raidissant dans une attitude figée, prend toutes sortes de faux plis, irréparables, et l'individu se situe constamment en deçà ou au delà de lui-même.

La moralité ordinaire incite à prendre ces attitudes déformantes, car se passionner pour un idéal moral, lorsqu'il est contraire à notre nature, nous entraîne hors de nous-mêmes et nous rend apprêtés, hypocrites ; tâcher de devenir l'être que nous ne sommes pas faits pour être, c'est se condamner à le paraître et à ne jamais être. Le devoir dans un milieu déterminé nous fait une obligation de ressembler à un modèle donné de vertu, le même pour tous, et que certains ne peuvent atteindre qu'en passant leur vie contrefaits. Mais les moralistes ne semblent guère condamner ceux qui affectent d'agir comme l’« honnête homme » ; ils craignent par-dessus tout celui qui agit selon sa nature, le naturel. « Tout vous amuse, écrit [99] Fénelon horrifié à un de ses élèves, tout vous dissipe, tout vous replonge dans le naturel ». Etre naturel, être soi-même, c'est pourtant là toute la sincérité. Gide a remarqué, non sans surprise, que cette notion de sincérité, introduite dans la morale traditionnelle, la ruinait. (77)

 

Si la sincérité, c'est être soi-même, comment y atteindre ? Comment saisir nos vrais sentiments jusque dans l'inconscient ?

Est-ce de l'amour, est-ce de la haine, se demande Gide, qu'éprouve Trousotzki, le héros de Dostoïevski, pour l'amant de sa femme? (78) Depuis des années, le couple s'est transformé en trio. Quand l'amant tombe malade, le mari le soigne comme son propre fils ; mais soudain, au moment où il le croit endormi, il cherche à lui donner un grand coup de couteau ; aussitôt après il se met à pleurer et à sangloter. Trousotzki n'était-il pas sincère, pendant vingt ans, quand il lui prodiguait des démonstrations d'amitié, et hier encore, quand il le comblait de soins ? Il était parfaitement sincère, répond Dostoïevski, il l'aimait tout en le haïssant. Seulement il ne savait pas où cet amour devait le mener : « le baiser et le coup de couteau, les deux à la fois », c'était l'expression vraie de son état de conscience.

Les sentiments mouvants et fuyants de notre être profond s'interpénètrent sans cesse, se confondent comme des gouttes d'eau dans un lac. Chercher à les exprimer et à les définir avec des mots immobiles, c'est une tâche presque impossible. Dès lors dans quel langage traduire nos émotions intérieures ? Quel nom donner à cet extraordinaire mélange émotionnel qui caractérise l'état d'un Trousotzki ? [100]

Ce qui rend la sincérité plus insaisissable encore, c'est que notre moi, entraîné dans le temps, est modifié chaque jour, à chaque heure, à chaque minute dans son incessante évolution. Quand Robert a épousé Éveline, c'est la jeune fille de vingt ans qu'il aimait en elle. Mais aujourd'hui ce visage adoré, qui faisait fondre son cœur, a perdu de son éclat ; son regard, de sa chaleur, et Robert se demande, tout à coup, si c'est bien toujours Éveline qu'il a devant lui. La morale religieuse qui fait du mariage un lien indissoluble, suppose, ou veut supposer, que l'amour ne se modifie jamais. Mais le sentiment vrai hier, ne l'est plus à présent. A quel moment le prendre, s'il n'est jamais identique à lui-même en deux instants successifs de la durée ? « Tu dis, déclare Robert à Éveline, que je ne suis pas celui qui tu avais cru. Mais alors, toi non plus, tu n'es pas celle que je croyais. Comment veux-tu que l'on sache jamais si l'on est bien celui que l'on croit être ?» (79)

— Ce mot de sincérité, s'écrie Gide, est « un de ceux qu'il me devient le plus malaisé de comprendre. » Ce problème irritant, ajoute-t-il, est cependant toute ma vie. Savoir si je sens ce que je crois sentir ; si je suis moi-même, ou double, ou triple, ou rien ; si je déborde de ma conscience, ou si je coïncide avec elle ; s'il reste enfin quelque chose de constant sous les perpétuelles dégradations de mon corps et de mon âme. C'est là tout le problème de la personnalité sans cesse modifiée dans le temps et l'espace, de cette sombre, immense et troublante personnalité, que prolongent des avenues obscures, tandis que la conscience n'en éclaire qu'un point.

Aussi la sincérité ne sera-t-elle jamais qu'une tendance limite. Tout ce que l'homme peut espérer, c'est de s'en approcher. Peut-être y atteindra-t-il, dans quelques moments exceptionnels, dans l’acte libre, ou dans l’acte créateur, quand le moi et son expression se confondent en une unité vivante comme, à l'infini, l'asymptote et sa courbe se réunissent. [101]

 

De cette critique de la sincérité découle une critique presque analogue de la notion de la vérité.

L'homme, qui imagine être fait à l'image de Dieu, a cru que sa raison pouvait comprendre l'univers, expliquer le monde par syllogismes et réduire la réalité en dogmes. Ah ! qui nous « délivrera des lourdes chaînes de la logique ? s'écrie Gide. Donc est un mot que doit ignorer le poète ». (80)

Très caractéristique la défiance de Gide pour la logique abstraite, pour les discussions philosophiques. Il sait que jamais une discussion n'a convaincu personne, que jamais la lumière n'en a jailli, mais qu'au contraire chacun s'obstine dans son sens. — N'acculez pas ma raison, dit Gide à ses contradicteurs, et surtout aux croyants. Je vous laisse le dernier mot. Pourquoi « ergoter » ? La raison a toujours raison. Donner une réponse à tout prix à tel grand problème, n'est-ce pas le plus souvent se contenter d'une formule qui court les rues, d'une formule abstraite, d'une affirmation répétée « avec violence, persistance et uniformité » pour forcer la conviction. Si l'on appelle réponse cet escamotage, certes, Gide ne répond pas. Il ne répond qu'aux problèmes qui sont les siens et qui ont mûri en lui. Encore s'efforce-t-il « non pour établir la vérité, mais pour la chercher ». (81) Il n'a pas par nature de goût pour le jeu des idées générales.

Mais il ne reste pas moins un rationaliste convaincu. Justement parce que la raison est un remarquable instrument, dans nos mains, nous ne devons pas le fausser comme font les esprits dogmatiques. Il faut se servir de cet outil avec patience et prudence. Gide a donné lui-même l'exemple. Son besoin de dénoncer la mauvaise foi et la tricherie même inconsciente, son horreur des textes truqués, son désir, dans le roman, de présenter sous le meilleur jour les thèses qu'il combat, d'exposer [102] parfois la sienne propre en faisant parler un adversaire, (82) d'apporter le document brut, vivant, non retouché, toute sa critique est le plus bel hommage qu'il ait pu rendre à la raison.

En dernière analyse, le rôle de la raison est d'écarter de notre route les méprises et les pièges, de diminuer nos chances d'erreur. Ce travail exécuté, la raison a achevé sa tâche. Elle n'est qu'un chemin qui mène dans une direction donnée. Il y a toujours un moment où il faut quitter le chemin pour se lancer dans la brousse. Il y a toujours un moment où il faut dire, comme le Philoctète de Gide : « Je ne sais plus. Je ne sais pas... » Il n'y a là ni dérobade, ni scepticisme, mais critique de la raison par elle-même. Si l'œuvre de Gide est avant tout interrogative, c'est que les problèmes sont mal posés et s'évanouissent dès que la raison dénonce le sophisme qu'ils renferment. (83) Il faut s'efforcer avant tout de bien éclairer une question, de placer ses termes sous un nouveau jour pour que la réponse puisse devenir évidente ; à ce moment, il arrive que la raison soit dépassée par une sorte d'intuition intellectuelle ; la vérité jaillit d'elle-même et s'impose.

Elle vient des mêmes sources que la sincérité. Elle est clairvoyance, liberté, création... [103]


CHAPITRE V

 

L ACTE GRATUIT OU L ACTE LIBRE

 

 

 

Lorsque Prométhée (84) quitta le Caucase et « entre quatre et cinq heures d'automne », descendit le boulevard de la Madeleine, « diverses personnalités parisiennes passèrent à l'envi devant ses yeux. — Où vont-ils, se demandait Prométhée ? et, s'attablant à un café devant un bock, il demanda : Garçon, où vont-ils ? »

Et le garçon répondit : « Si Monsieur les voyait repasser comme moi tous les jours, il pourrait tout aussi bien me demander d'où ils viennent. Ça doit être tout un puisqu'ils repassent tous les jours. Je me dis : puisqu'ils repassent, c'est qu'ils n'ont pas trouvé... » Ils n'ont pas trouvé leur personnalité, et c'est parce qu'ils la cherchent, sans la trouver, qu'ils donnent cette impression de vaine agitation.

Chacun de nous est accompagné d'une conscience personnelle, comme Prométhée de son aigle. « Un aigle, au fond, vous l'avouerai-je ? un aigle, nous en avons tous... Mais nous ne le portons pas à Paris... L'aigle gêne... » Quand Prométhée, toujours attablé à la terrasse, appelle son aigle près de lui, « un oiseau qui de loin paraît énorme, mais qui n'est, vu de près, pas du tout si grand que cela, fond comme [104] un tourbillon vers le café, brise la devanture » et crève d'un coup d'aile l'œil d'un consommateur. « Voyez un peu ce qu'il a fait » : dans une capitale, une conscience est bien encombrante. Il est plus commode de la vendre ou de l'étouffer.

C'est en prenant conscience de lui que l'homme devient libre et c'est par là qu'il peut parvenir à la gratuité, comme à une merveilleuse récompense. « J'ai longtemps pensé, déclare Prométhée, que c'était là ce qui distinguait l'homme des animaux. Une action gratuite... Comprenez-vous ?... l'acte... né de soi... donc sans maître ; l'acte libre ; l'acte autochtone ? »

Mais l'effort qui conduit à la liberté est ordinairement trop pénible et douloureux, et la lucidité trop effrayante. Si quelques-uns sont enclins à la chercher quand même, ils sont empêchés par les conditions matérielles de leur existence. L'homme « est agi » par ses habitudes, son hérédité, ou son milieu. Le matin en s'éveillant, il pense qu'il doit se rendre au lieu de son travail. Mais le pense-t-il réellement ? Sa pensée est inconsciente : c'est un réflexe qui le fait lever. Il s'habille, il sort, il se rend à l'usine ou au bureau. Y aura-t-il dans sa journée un geste qui ne soit machinal ? Un instant où, rompant avec ses occupations et ses préoccupations quotidiennes, il se demandera avant que d'agir : — Pourquoi... oui... pourquoi ? Une seule minute de conscience par jour serait déjà précieuse...

Dans Paludes, Gide montre les oisifs, — les « hommes de lettres » —, refaire tous les jours la même chose et ne faire à peu près que cela : « — Qui est Bernard? C'est celui qu'on voit le jeudi chez Octave. — Qui est Octave? C'est celui qui reçoit le jeudi Bernard... » « Etre heureux de sa cécité, croire qu'on y voit clair pour ne pas chercher à y voir », c'est le pire esclavage. Sous sa forme humoristique, Paludes cache la détresse qu'inspire la vue d'une humanité moyenne et médiocre, soumise, résignée au destin.

 

Mais Gide pense que l'homme peut échapper à sa gangue. Au moins le laisse-t-il espérer. A cette humanité grégaire, où chacun cherche à « ressembler aux plus communs des [105] hommes », il a opposé quelques merveilleux adolescents, Bernard ou Lafcadio, qui ne cherchent qu'à ressembler à eux-mêmes.

A vingt ans, le corps et l'âme ne sont pas encore fixés par les habitudes et répondent à tous les appels. Que Lafcadio escalade les murs d'une maison incendiée pour sauver un enfant, ou qu'il fasse, en montagne, simplement de la marche à pied, ses gestes restent toujours naturels ; c'est un même élan, la même aisance joyeuse qui les inspirent. Lafcadio n'a pas été soumis à l'éducation traditionnelle de la famille, ni à la routine d'une école ; on lui a enseigné à affirmer son tempérament, à suivre sa pente...

Cela ne suffit pas pour atteindre à la liberté ; il faut « suivre sa pente... mais en montant ». Il faut savoir sacrifier certains désirs, certaines tentations, à la loi profonde de l'être. Des appels, parfois très puissants, isolés et presque indépendants du moi, distraient l'individu et le détournent de lui-même : quand Lafcadio s'est abandonné à un mouvement de colère ou de vanité, il s'empare d'un petit canif « et, à travers la poche de sa culotte, il l'enfonce droit dans la cuisse. (85) Par les punitions qu'il s'inflige, il soumet son orgueil et sa timidité, ses sentiments raidis, cachés et détournés à la lumière de sa conscience, où ils se fondent en un tout unique ; il a appris à dompter en liberté ses instincts qu'il a fait sortir de leur caverne ; il a pris possession de lui-même (exactement, il possède sa personnalité, il la tient en main). Désormais, il est prêt à agir...

Si je cherchais à définir l'acte libre, je dirais que c'est l'acte qu'on accomplit avec toute sa personnalité, tout son contenu, avec le conscient et l'inconscient, le passé et le présent, le corps et l'esprit ; c'est l'acte qui met fin à notre dualité, qui nous réconcilie avec nous-mêmes. Les grincements de notre vie [106] intérieure ont cessé : l'acte et l'acteur semblent coïncider enfin. L'acte libre représente véritablement l'individu comme l'œuvre d'art, l'artiste.

 

Voici Lafcadio en chemin de fer : il voyage seul dans un wagon avec Amédée Fleurissoire, un inconnu pour lui. Lafcadio se sent parfaitement dispos, et il songe : — Pourquoi ne pas jeter hors du train, comme pour s'amuser et sans raison plausible, ce triste bonhomme, affreux et boutonneux, qui, debout devant la portière, agrafe péniblement son faux col dur comme du carton ? « Si je puis compter jusqu'à douze sans me presser avant de voir dans la campagne quelque feu », le tapir aura la vie sauve. Il compte : Une, deux, trois... Dix ! Un feu ! Une poussée fait basculer hors du train Fleurissoire, qui est tué. Tel est l' « acte gratuit » de Lafcadio.

Mais est-il gratuit en réalité ? L'exemple de Gide est-il bien choisi ?

Sans doute cet acte est absurde et l'absurdité est effectivement un des caractères fréquents de l'acte libre. Mais l’est-elle nécessairement ? « Que si quelque romancier, écrit Bergson, déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous [la] logique apparente, une absurdité fondamentale », ce romancier nous aura fait soupçonner la nature extraordinaire et la richesse de notre moi profond. Gide montre l'absurdité de l'acte, mais fait-il par là sentir l'extraordinaire richesse intérieure de son personnage ? Fait-il entrevoir chez celui-ci une logique des sentiments toute différente de la logique formelle ? « Le baiser et le coup de couteau, écrit Dostoïevski, c'était [pour Trousotzki] la solution tout à fait logique », c'est-à-dire la solution de sa logique affective : un mélange contradictoire d'images au sein de sa conscience, qui donne à Trousotzki une réalité hallucinante. Est-ce le cas de Lafcadio ? Gide nous dit qu'en le créant, il a créé « un être d'inconséquence ». Mais d'une inconséquence toute formelle. Nous ne voyons pas les dessous psychologiques de son acte. Son acte est inconséquent simplement parce qu'il est immotivé. [107]

Immotivé ? C'est bien un autre caractère de l'acte gratuit. Dans l'acte libre, écrit Bergson, nous cherchons parfois « à savoir en vertu de quelle raison nous nous sommes décidés et nous trouvons que nous nous sommes décidés sans raison (peut-être même contre toute raison). Mais c'est précisément dans certains cas la meilleure des raisons ». Et Gide : « [La] raison [de Lafcadio] de commettre le crime, c'est précisément de le commettre sans raisons ».

Encore faut-il faire ici une distinction fondamentale. Si le mobile paraît absent dans l'acte libre, c'est que l'individu n'a pas agi sous l'influence d'un désir particulier (désir de gain, jalousie, colère ou peur) ; de ces désirs isolés, il s'est libéré. Le vrai mobile de son acte, c'est donc sa personnalité tout entière. C'est en ce sens que nous déclarons que l'acte n'a pas de cause, c'est-à-dire pas de cause particulière. Lorsqu'on écrit un livre avec tout son être, ce n'est ni le désir de s'enrichir, ni la goût des honneurs, ni l'envie d'étonner ses contemporains qui est la cause de cet acte. On écrit ce livre sans raisons, parce qu'il n'a pas d'autre raison que d'exprimer la personnalité de l'auteur, de le représenter.

Mais il arrive que dans l'acte le moins libre, le mobile nous échappe également ; il s'agit alors d'un mobile d'une autre nature, d'un mobile particulier. Ainsi Gide a étudié le cas d'un nommé Redureau, un tout jeune adolescent, qui, en 1912, a assassiné sept personnes apparemment sans cause. En réalité, l'acte avait bien des causes, mais qu'on ne découvrait pas parce que l'effet (le septuple assassinat) semblait trop disproportionné à ces causes. (86)

Plus généralement il y a des actes commis sous l'effet d'un sentiment violent qui surgit de l'inconscient, d'une obsession si soudaine et tellement irrésistible que nous croyons agir librement alors que nous agissons, au contraire, comme par suggestion [108] hypnotique. Cette similitude est bien troublante et rend l'acte libre bien difficile à reconnaître. Ainsi les actes les plus déterminés sont parfois les plus trompeurs : ils imitent le caractère spontané de l'acte libre ; ils sont, comme lui, inconséquents et sans cause apparente, et cependant ils représentent son contraire.

Le crime de Lafcadio n'appartient-il pas à cette dernière catégorie ? Lafcadio n'a-t-il pas été poussé à l'action par une sorte d'obsession inconsciente et isolée dans son moi : par l'irritation que peut provoquer, chez un être jeune et de bonne humeur, la vue pénible d'un homme laid et maladroit ? (87)

Cependant, répond Gide, le crime de Lafcadio est « désintéressé ». Mais un acte accompli sous l'effet d'une obsession inconsciente peut-il être désintéressé ? Peut-on d'ailleurs prétendre que l'acte gratuit est, en général, désintéressé ? (88) Si Lafcadio avait agi librement, c'est-à-dire avec toute sa conscience, il y aurait eu sans doute en lui un naturel instinct, une sympathie humaine qui l'aurait empêché de tuer. C'est parce que ces tendances semblent momentanément endormies, parce qu'elles ne participent pas à son action qu'il jette Fleurissoire par la portière. « La plupart des crimes, écrit Valéry, étant des actes de somnambulisme, la morale consisterait à réveiller à temps le dormeur ».

 

Pourtant Gide dépeint Lafcadio parfaitement maître de lui. Est-il possible que de cette possession de soi sorte un acte qui ait les caractères d'une brusque impulsion ? C'est ici qu'il y a [109] invraisemblance, contradiction psychologique. Mais l'acte de Lafcadio n'est qu'un acte hypothétique, qu'une farce intellectuelle, qu'un paradoxe saugrenu, quoique significatif. Il est donc difficile de parler d'invraisemblance à propos de livres comme Les Caves du Vatican ou Le Prométhée mal enchaîné, qui sont, de l'aveu même de l'auteur, avant tout des « soties ». En fait, Gide a souvent renié la paternité de l'expression : « acte gratuit », ou tout au moins ne l'a considéré que comme une gageure d'écrivain. (89) Mais plus tard, quand les surréalistes l'ont reprise à leur compte et lui ont donné de l'importance, il a été amusé et satisfait, et leur a témoigné de la complaisance. L'acte gratuit de Lafcadio est alors devenu le symbole de la désinvolture, un défi à la raison, aux bonnes mœurs, le type de l'acte scandaleux simplement parce qu'il est absurde et immotivé, un acte d'humour sur un fond de décor tendre et aimable, car Lafcadio reste, constamment et quoi qu'il fasse, un jeune homme très convenable.

 

Si, dans Les Caves du Vatican, l'exemple de l'acte gratuit est discutable c'est-à-dire sans véritable signification psychologique, Gide n'en a pas moins très justement décrit, avant l'acte, la méthode qui mène à la conscience de soi, et, après l'acte, les conditions de l'état de gratuité.

Un homme libre dépasse la morale de son milieu : il se place, pour ainsi dire, au-dessus d'elle. C'est là un des plus passionnants, mais aussi un des plus mystérieux caractères de la liberté : l'intelligence ne peut pas la comprendre. Tous les raisonnements sur la liberté semblent conduire la raison au déterminisme. (90) [110]

En réalité, l'acte libre est inintelligible en soi et nous ne pouvons qu'en prendre conscience ; il sort de nous comme la plante de la graine, le fruit de la fleur : comme tout ce qui est proprement vivant, on ne peut que le vivre. Des philosophes individualistes qui ont défendu l'idée de liberté, pour la démontrer, n'ont pu que réfuter les thèses déterministes, puis, le terrain déblayé, nous demander de rentrer en nous-mêmes et de nous rappeler s'il y a eu des moments de notre existence où nous nous sommes décidés conformément à toutes nos aspirations.

Je suis donc seul à pouvoir me rendre compte si j 'ai agi librement ou non, seul à pouvoir apprécier ma responsabilité. Sans doute aussi longtemps que je reste soumis à la chaîne des effets et des causes, la société a prise sur moi (c'est d'ailleurs à ces moments-là qu'elle m'accordera le bénéfice des circonstances atténuantes) ; mais si j'atteignais la liberté, elle n'aurait plus à juger mon acte, puisque les mobiles et les intentions de cet acte deviendraient pour elle inintelligibles ; elle serait ainsi arrêtée par le non-sens. « Une action gratuite, s'écrie le Miglionnaire, il n'y a rien de plus démoralisant !» Et Gide ajoute : « Je ne parlerai pas de la moralité publique parce qu'il n'y en a pas ».

La contradiction entre l'acte libre et la morale commune [111] est plus frappante encore, considérée du point de vue du Miglionnaire, qui, dans le Prométhée, est « le bon Dieu ». Puisque Dieu sait tout, il prévoit l'avenir, il sait d'avance ce que feront les hommes ; dès lors comment ceux-ci pourraient-ils agir librement, être responsables de leurs actions ? C'est un très vieux et très banal problème. Depuis des siècles, théologiens et philosophes se sont heurtés à ce casse-tête : « Ce que j'ai fait, déclare l'Œdipe de Gide (son meurtre et son inceste) je ne pouvais donc pas ne pas le faire ». Ainsi Œdipe se révolte contre le prêtre Tirésias, qui lui demande de se repentir d'un crime que les Dieux ont prédit et jugé nécessaire. « Très lâche trahison de Dieu, s'écrie-t-il, tu ne me parais pas tolérable... » Non, Œdipe ne servira pas un Dieu qui semble pousser l'humanité dans la voie du mal... Lorsque les hommes raisonnent sur la liberté, ils croient ne pas pouvoir agir autrement que Dieu a décidé. Cependant, — malgré tous les arguments d'une logique trompeuse sur le destin, la fatalité ou la nécessité, — la liberté s'impose à la conscience, par un appel irrésistible.

Mais mon intuition ne coïncide presque jamais avec celle d'autrui. Ni le moraliste, ni le juge, (91) ni le prêtre ne peuvent affirmer la responsabilité d'un acte qui serait libre : c'est en ce sens que l'individu à la limite échappe aux lois.

 

Ce n'est pas là seulement une image. Par l'action gratuite, l'individu se dégage de son enveloppe sociale, de sa respectabilité, de sa livrée...

En jetant par la portière le pauvre Amédée Fleurissoire, il semble que c'est vraiment toute la morale conventionnelle que le jeune et libre Lafcadio envoie promener, que l'esprit de légèreté triomphe de l'esprit de lourdeur, que Gide lui-même s'est débarrassé de tout son puritanisme. En agissant, Lafcadio a [112] purifié sa conscience ; il renaît plus jeune, plus heureux, affranchi. « O vertigineuse aventure ! O périlleuse volupté ! »

« D'où que vienne le vent désormais, s'écrie-t-il, celui qui soufflera sera le bon. » Il lui semble qu'il peut agir dans tous les sens. Cela ne signifie pas qu'il fera n'importe quoi, mais qu'il est adapté aux circonstances les plus imprévues de la vie. De même lorsqu'il prend un dé pour se décider, il ne se conforme pas au hasard, car il fait souvent le contraire de ce que le dé lui répond, afin d'agir toujours selon sa loi ; le dé l'aide simplement à ne pas tergiverser.

Entre la pensée et l'action, l'imagination et le fait, la plupart des hommes délibèrent, discutent, ergotent — et perdent ainsi le meilleur d'eux-mêmes. Sans doute quand un homme n'est pas préparé à une action inopinée, agir spontanément serait inconsidéré. Mais dans l'état de gratuité, l'individu est toujours prêt à tout, prêt à tous les risques. Rien ne l'effraie : il sait que les conséquences de l'action sont presque infinies, qu'elle engage l'être dans une aventure immense, terrible et imprévisible... et qu'il n'a pourtant « pas plus le droit de reprendre son coup qu'aux échecs ». Un être comme Lafcadio ne recule pas au moment d'agir ; il « passe outre » ; il fait un saut.

Cet état de disponibilité lui donne une assurance telle que tout lui réussit de ce qu'il entreprend : l'homme ordinaire parle de sa « chance », mais la chance n'est que la faculté de ne laisser échapper aucune occasion propice d'agir.

 

Dès lors l'action libre devient un jeu. Si l'enfant donne l'image de la gratuité, ce n'est pas parce qu'il est pur moralement (cet âge est, au contraire, « sans pitié », plein de ruse et de vanité), mais c'est bien parce qu'il joue, parce qu'il parait libre. Si les enfants aident Michel à guérir, c'est qu'ils représentent pour lui cette liberté. Et si à tous, il leur préfère Moktir, c'est parce que les ciseaux que vole le petit représentent un autre acte gratuit... Ces ciseaux rouillés et sans valeur, Moktir n'avait aucune raison de les voler, sinon par [113] goût du jeu. De même Lafcadio, qui est aussi presque un enfant, s'est exercé à de « menus larcins », non pour s'approprier des objets, mais pour le plaisir de les « escamoter », par goût de l'habileté.

Cependant ne nous trompons pas. L'enfant n'est que l'image de la liberté, il ne se domine pas et constamment retombe en esclavage : il pleure, ou il se désole, il est pris de peur ou de désir. La liberté est chez lui plutôt un état apparent, fragile et instable, parce qu'elle n'a pas été obtenue par une lente et persévérante prise de conscience.

Le jeu lui-même exige un apprentissage. Ce n'est qu'après un long entraînement que le plongeur ou le sauteur décrivent avec naturel et aisance leur trajectoire dans l'espace. Agir pour la joie d'agir, de s'exprimer, d'être, ne veut pas dire se livrer à des gestes quelconques, mais agir selon sa nature, ce qui ne peut être obtenu que par un pénible et douloureux effort.

« ... Si vous ne repaissez pas avec amour votre aigle, explique Prométhée, il restera gris, misérable... il faut se dévouer à son aigle... l'aimer pour qu'il devienne beau... » A l'origine, l'aigle de Prométhée « était gris, laid, rabougri, rechigné, résigné, misérable... » et Prométhée pleura de pitié sur son aigle... « Oiseau fidèle, lui dit-il, qu'as-tu ? — J'ai faim, dit l'aigle. — Mange », dit Prométhée en découvrant son foie. L'oiseau mangea. « Tu me fais mal », dit Prométhée. Le nourrissant pourtant chaque jour davantage de lui-même, Prométhée vit bientôt l'aigle cesser de raser terre et apprendre à voler. « Un jour nous partirons, dit l'aigle. — Vrai ? s'écria Prométhée. — Car je suis devenu très fort ; toi, maigre ; et je puis t'emporter. — Aigle, mon aigle... emporte-moi. Et l'aigle enleva Prométhée... »

Notre personnalité est notre raison d'être, mais à condition que nous la sacrifiions à nous-mêmes. La création est à ce prix, et la liberté. « Je n'aime pas les hommes, déclare Prométhée, j'aime ce qui les dévore. » C'est là le sens d'une morale individualiste. [114]


CHAPITRE VI

 

le rôle de l'art et

l'art de gide : son style

 

 

 

Si la liberté entr'ouvre une porte sur la vie merveilleuse, elle paraît imposer à la raison la nécessité du choix. A chaque instant de la durée, nous ne pouvons agir qu'une fois. Toutes les virtualités du moi s'enfournent à un moment donné dans une seule forme d'action, et qui ne se répétera jamais. — « Que tout ce qui [en moi] peut être, soit !... », s'écrie Lafcadio. Hélas, ce tout va se réduire à un. L'acte est unique. Mais notre esprit, se plaçant avant ou après l'acte, imagine ses mille autres formes possibles et les regrette...

« Choisir, écrit Gide, m'apparaissait non pas tant élire que repousser ce que je n'élisais pas... Je ne faisais jamais que ceci ou cela. (92) Si je faisais ceci, cela m'en devenait aussitôt regrettable... Je comprenais épouvantablement l'étroitesse des heures... » Cette nécessité de l'option n'est jamais plus douloureuse que dans l'adolescence. Le jeune Proust, placé devant la grappe des jeunes filles en fleurs, désirait les posséder toutes à la fois et ne savait laquelle élire. A vingt ans, Gide se désolait de ne pouvoir entreprendre toutes les études dans le même temps. [115]

C'est ici que l'art intervient : les formes de vie auxquelles nous sommes obligés de renoncer, nous pouvons les vivre néanmoins. — Je parle, écrit Gide dans Les Nourritures terrestres, « de pays que je n'ai point vus, de parfums que je n'ai point sentis, d'actions que je n'ai pas commises... » Gide vient de découvrir l'Algérie, mais ce pays n'est qu'un de ceux qu'il aurait voulu connaître. Alors il écrit son livre : Naples, Malte, Grenade, Damas, Biskra, le Pérou, le voici partout au même moment. La poésie lui accorde le don d'ubiquité.

 

Alors la vie imaginaire l'emporte sur l'autre. Sous l'influence du symbolisme et de ses scrupules religieux, Gide en est arrivé, dans sa jeunesse, à préférer le possible au réel. De là le reproche de la critique : Gide n'est qu'un spectateur. « Ce qu'on fait, écrivait-il à vingt ans dans son Journal, n'a aucune importance. Ce qu'on peut faire vaut mieux que ce qu'on fait. » L'état de disponibilité qui précède immédiatement l'acte, le moment où nous croyons qu'il pourra revêtir encore mille aspects imprévus, ce moment lui paraissait si beau, si exaltant qu'il aurait voulu le prolonger indéfiniment. « O instant, ne t'épuise pas... » dit Faust, « O temps, suspends ton vol... » dit Lamartine. Mais l'homme vit dans le temps, qui n'a qu'une dimension et qui ne s'arrête pas de couler. Le devoir est donc d'agir. C'est ce que Gide a également affirmé à mesure qu'il est entré davantage dans la vie. « Il faut choisir... », déclare déjà L'Immoraliste et dans Les Nourritures terrestres, il écrit : « Ce sont les actes qui font la splendeur de l'homme... » En vieillissant, Gide a cherché à ne se dérober ni à l'action, ni aux réponses.

 

Néanmoins s'il apparaît souvent, dans ses romans, comme une sorte de « voyeur », qui suit avec une curiosité passionnée les résultats des expériences qu'il a tentées sur ses personnages, c'est qu'en opérant sur leur destinée, il se débarrasse de ses propres tentations, de ses remords. L'art joue avant tout pour lui un rôle moral. Il lui permet par substitution [116] de passer outre. Nos livres, écrit Gide dans la Préface à La Tentative Amoureuse, auront été « le souhait d'autres vies à jamais défendues ».

 

Et c'est ce qui explique son esthétique : Gide déclare que plus les hommes peuvent satisfaire leurs passions dans la vie, plus les passions dans l'art sont bridées par des règles formelles. « Qu'on nous redonne la liberté des mœurs, dit-il, et la contrainte de l'art suivra. » Il parle notamment de la Renaissance, période de vie libre et luxuriante, où Shakespeare, Ronsard, Pétrarque, Michel-Ange usaient si fréquemment de la forme stricte du sonnet.

Mais l'exemple ne paraît pas probant. L'art de Shakespeare et de Michel-Ange, dans leurs œuvres principales, n'est-il pas déchaîné et romantique ? C'est plutôt la contrainte des mœurs qui engendre la contrainte de l'art ; c'est la rigidité de la tradition qui donne naissance aux formes strictes. Les écrivains n'ont jamais gardé autant de retenue qu'au conventionnel XVIIe siècle. Gide en convient d'ailleurs, mais dans d'autres études, qui paraissent contredire les premières.

Ce qu'il prétend alors, c'est que l'hypocrisie sociale, en entraînant celle de l'art, favorise cet art. Peu importe, dit-il, que la société et l'artiste soient soumis l'un et l'autre à une religion commune, même sévère, à une morale unique, même étroite. L'essentiel, c'est que la société donne naissance à un petit groupe de gens cultivés soumis tous au même idéal : l'artiste qui appartient également à ce groupe cherche les sources de son art dans un fond commun de sentiments et d'idées ; il sait pour qui il travaille et il crée des œuvres qui ont un style. Tel était le cas chez les Grecs et aux grands siècles classiques. Jamais l'œuvre d'art n'a connu, déclare Gide, de meilleures conditions d'éclosion qu'à ces grandes époques de l'histoire.

Aujourd'hui, le public est hétérogène, et venu de partout ; il n'a en commun ni culture, ni goûts, ni devoirs. Aussi l'écrivain est obligé de rompre avec son temps : on le voit tantôt s'isoler et « flatter idéalement » dans l'avenir un groupe de [117] lecteurs inconnus ; tantôt s'adresser au hasard à la foule ; dans les deux cas, il risque de se perdre.

Sans doute il est exact qu'aux époques d'anarchie, de révolution sociale, l'art ne fleurit pas, car il lui faut une société où règne un certain ordre. Au début du XXe siècle, Gide ne voit de public ni dans la bourgeoisie décadente, ni dans le prolétariat encore inéduqué. Je suis surpris cependant qu'il se tourne vers l'ordre du passé et qu'il le regrette avec nostalgie.

Il est vrai que presque toutes les considérations esthétiques de Gide ont été écrites par lui dans sa jeunesse. Tandis que dans le domaine moral, il déniait déjà à la bourgeoisie le droit de se considérer comme l'élite, il a longtemps regretté l'absence, dans le domaine artistique, d'une sorte de caste d' « honnêtes gens » : bourgeois ou aristocrates. Son attachement au génie français, pondéré, mesuré, raisonnable, (93) aux écrivains du grand siècle, son amour de la forme traditionnelle, semblent avoir incliné ici vers un retour en arrière cet écrivain, qui a donné par ailleurs l'exemple d'un « esprit non prévenu ».

 

C'est que Gide est par essence, si j'ose dire, un classique. « L'art comporte une tempérance, écrit-il, et répugne à l'énormité ». Au milieu de l'uniforme forêt du Congo, il se réfugie avec délice dans la lecture de La Fontaine. Les contours arrêtés du style, les lois strictes, la contrainte en art lui sont nécessaires. « Le grand artiste, écrit-il, est celui qu'exalte la gêne, à qui l'obstacle sert de tremplin ». Effectivement un Valéry ou un Edgar Poe prétendent avoir trouvé leur inspiration dans la difficulté même de la forme. Mais si des règles toutes données par la tradition ont servi certains tempéraments, elles ont desservi certains autres. Les seules règles défendables sont celles que l'artiste s'impose à lui-même et qui peuvent être, entre autres, celles de la tradition librement acceptée. Il est curieux [118] que Gide, qui a fait preuve de tant d'individualisme en morale, ait été incité, en esthétique, à généraliser les observations valables seulement pour son cas personnel.

 

Son esthétique étroite ne l'a cependant pas empêché d'être un des critiques de notre temps : critique d'autant plus remarquable qu'il a su comprendre des génies contraires à lui-même, des génies précisément énormes, tels que Shakespeare, William Blake — ou Dostoïevski. Si, parmi les écrivains de son époque, il s'est senti secrètement attiré par un Moréas et la « beauté » de ses Stances ou par un Signoret, il n'en a pas moins découvert Claudel, Péguy, Proust...

 

C'est que Gide, tout en voulant rester un classique, s'est toujours méfié de tous les faux classicismes, simples expressions de la raison claire. Dès le début de sa vie littéraire, dans ses polémiques avec les disciples de Moréas, Maurras et Clouard, il s'est expliqué : le néo-classicisme, dit-il, ne fait appel qu'aux « parties les plus superficielles... du moi », qu'aux sentiments tout faits, étiquetés et extérieurs à nous-mêmes. L'exemple d'Anatole France prouve à quelle pauvreté de tempérament est due son apparente perfection. Si à une époque moins complexe que la nôtre, on pouvait se contenter de la culture de « terrains maigres », aujourd'hui, dans une littérature qui a déjà traversé le romantisme, l'écrivain, pour émouvoir, doit creuser dans le fond de la personnalité, les « régions basses, sauvages et fiévreuses », que l'art a pour rôle précisément d’ordonner. Sans doute elles sont plus rebelles, mais « sur quoi nos disciplines s'extérioriseraient-elles sinon sur ce qui leur regimbe ? » « O terrains d'alluvions ! Terres nouvelles, difficiles, dangereuses, mais fécondes infiniment ! » Ce sont elles qu'il faut soumettre à la contrainte de la forme pour obtenir les œuvres véritablement classiques de notre siècle. Ainsi Gide définit, en même temps que l'art de son temps, les caractères de son art propre, et particulièrement de son style. Le génie de Gide est effectivement dans sa forme, qui [119] enferme et domine la passion. Forme qui tend tout entière, comme il dit lui-même, au classicisme, c'est-à-dire à la litote : « l’art d'exprimer le plus en disant le moins ». De la concision même de la phrase découlent, par suggestion, ses prolongements.

Mais la suggestion n'opère que si l'auteur a su d'abord se débarrasser de toute rhétorique et de toute préciosité. Gide a lutté contre ces deux tentations. A la première, il a échappé facilement et, dès Les Cahiers d'André Walter, il a dénoncé l'emphase, « le mot plus gros que la pensée ». La préciosité par contre lui a été plus dangereuse. C'est que le symbolisme cédait à cette tendance par ses recherches du musical et de l'indicible. Aujourd'hui le style dit moderne tombe dans le même défaut par l'abus des images-surprises. (94) L'effort de Gide a tendu à ne garder de la préciosité que ce qui apporte un surcroît de précision : certaines étrangetés apparentes proviennent chez lui de mots pris dans leur sens étymologique. Ses archaïsmes, ses constructions elliptiques inaccoutumées n'ont d'autre but que de rompre l'élan d'une période et de la réduire au minimum de mots.

C'est ainsi que le style un peu guindé du début a pris rapidement le ton ferme du récit en prose, qui va droit au but. Les mots, encore estompés et abstraits dans Les Cahiers d'André Walter évoquent, déjà dans Les Nourritures terrestres, des sensations précises, des ciels, des villes, des pays. Dans une de ses dernières œuvres, Œdipe, il ne recule pas devant la formule familière ou crue, si elle est nécessaire. Dans le Voyage au Congo, il ne craint pas le lieu commun et parle des défauts d'un ami, de la beauté d'une femme, du bonheur d'aimer. « Devenir banal », écrit-il, c'est « devenir le plus humain possible », c'est-à-dire désencombré des éléments redondants qui faussent l'expression de la personnalité.

Dès lors, avec une phrase toute claire et pure, il pénètre dans les sombres et équivoques profondeurs du moi. Une phrase [120] toute d'innocence ramène dans son filet les plus troubles sentiments. De son remarquable dénuement se dégage une intense ferveur ; de son économie, l'émotion. L'émotion grandit, mais la syntaxe la maintient dans le cadre du style. C'est ce contraste, cette fluidité, cette blancheur inquiétante qui font l'écriture de Gide.

Il y a sans doute d'autres styles classiques, plus directs, ou plus compliqués, le style d'un Pascal ou le style d'un Saint-Simon. Mais sous la « banalité » apparente de sa forme, Gide s'est introduit en entier, sans forcer le ton, sans l'abaisser, en restant dans la juste note, et c'est ce qui fait sa valeur.

Il peut à présent se laisser écrire et abandonner ses livres à leur destin. Il a atteint le naturel. Pas de gonflement ; pas d'apprêt. Dire sans détour ce qu'il faut dire. « Tout est simple et tout vient à point. Il est lui-même. » [121]


TROISIEME PARTIE : ASPECT DE SA MORALE

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

 

PREMIER ASPECT DE LA MORALE INDIVIDUALISTE

ou l'homme a la recherche de lui-même

 

 

 

« Qu'est-ce qui l'attirait donc a dehors ?

 — ... Rien... Moi-même. »

Le Retour de l'Enfant Prodigue.

 

C'est en découvrant certaines lois de la vie de la conscience que Gide a été amené à formuler des règles de conduite. C'est en partant de l'homme, de sa nature, égoïste et altruiste, individuelle et sociale que Gide a pris des positions morales.

Sa morale ne se présente pas sous l'aspect d'un système coordonné. Elle est une œuvre à laquelle il a travaillé tout au long de sa vie. En évolution constante, contradictoire d'apparence, elle semble aller tout entière dans un sens, puis, tout à coup, part dans la direction opposée : de ces oscillations mêmes se dégage cependant une ligne générale.

Il ne s'agit pas de retracer l'historique de son évolution, mais d'expliquer comment, de l'individualisme égocentrique, il a incliné vers la morale évangélique du don de soi, puis comment ces deux aspects de sa pensée, après s'être heurtés en lui, se [123] sont réconciliés en un tout qui est pour l'auteur le véritable individualisme.

 

C'est vers quinze ans que l'adolescent, au moins celui qui n'est pas dénué de toute vie intérieure, pense avec le plus d'acuité à sa situation sur la terre. C'est l'âge où il sent sa solitude au milieu de sa famille, qui, elle, a résolu depuis longtemps les grands problèmes de la vie. S'il interroge les gens sérieux, il a l'impression de les troubler ; les réponses sont si faibles qu'il s'étonne. Son doute s'accroît...

Il se demande alors pourquoi on lui a enseigné des principes religieux et moraux qui chancellent dès l'éveil de la raison, pourquoi il est amené à défaire, point par point, le réseau d'arguments dont on l'a enveloppé depuis ses premières années. Pour se dégager de la religion, il faudra un long et pénible travail.

Dès le jour où il a commencé à tenir son « Journal », André Walter se débat : comment les dévots, écrit-il, ne comprennent-ils pas ces « impossibilités » de croire ? « Ils s'imaginent qu'il suffit de vouloir !... Et le plus admirable, c'est qu'ils pensent croire avec leur raison. »

Aussi est-il interdit d'examiner les dogmes, qui ont été rendus sacrés dans ce but. Si l'un chancelle, dit-on, tout l'édifice tombe, et c'est la catastrophe. Naturellement superstitieux, l'enfant cherche à sauver au moins l'existence de Dieu, dont il passe et repasse successivement dans son esprit les preuves traditionnelles. Une à une, il les voit s'évanouir. Plus tard, Gide fera une « ronde » qui se chante, (95) mais à présent, il s'effraie encore de sa propre pensée...

 

Cependant lorsque s'éveille la sensualité de l'adolescent, tout l'édifice de sa croyance s'écroule. Épreuve terrible que celle de la sensualité pour la religion, qui prétend justement la discipliner. [124] Généralement les hommes cessent de se confesser du jour où ils se livrent à la vie sexuelle. C'est alors que la plupart d'entre eux se détachent insensiblement de leur croyance et acceptent, pour le reste de leur vie, un compromis sur lequel ils éviteront plus ou moins consciemment, mais systématiquement, de réfléchir.

Lorsque l'adolescent a été élevé dans un milieu traditionnel et fermé, il ne rejette pas les principes sans que son esprit soit bouleversé... La chambre pleine de livres, où se sont écoulées ses années studieuses, soudain l'étouffe. Au dehors s'ouvre l'inconnu, la liberté, d'infinies perspectives. Il s'émancipe. C'est la révolte : instant de joie et d'orgueil où il se croit plus fort que la société, se figure que tous les hommes sont dupes et esclaves de préjugés, et qu'il s'est libéré, lui, lui seul. L'élan de son enthousiasme balaie la contrainte, les petites lois, la morale conventionnelle. Les freins sont rompus. J'ai fait « table rase », écrit Gide. « J'ai tout balayé... je me dresse nu sur la terre vierge avec le ciel à repeupler. »

En face d'un Dieu qui l'a toujours tenu en tutelle, l'individu redresse la tête et se déclare majeur. C'est le pire des crimes, le crime de l'orgueil, car le Dieu chrétien exige de ses créatures la constante humilité. Humilier son intelligence et son corps, c'est même pour certains grands croyants toute la religion. Aussi, formidable fut l'audace de ces héros qui, depuis Job et Prométhée jusqu'à Maldoror et Zarathoustra, se sont attaqués aux dieux de l'Olympe ou du Ciel.

Ce n'est que vers la fin de sa vie que Gide, par la bouche d'Œdipe, a osé ouvertement défier la divinité. Mais son œuvre entière, même dans ses ouvrages apparemment les plus religieux, n'est qu'un acheminement vers cette définitive négation. Dès L'Immoraliste : « Il ne faut pas prier pour moi, Marceline, déclare Michel à sa femme... — Tu repousses l'aide de Dieu ? — [Oui], après il aurait droit à ma reconnaissance. Je n'en veux pas. » Il est vrai que dans Les Nourritures terrestres, le mot Dieu apparaît fréquemment. Mais il n'est pas dans le langage des hommes de terme plus vague, plus souvent [125] vide de sens, de syllabe plus trompeuse. « J'ai nommé Dieu tout ce que j'aime, écrit Gide, et j'ai voulu tout aimer. » Ici Dieu, synonyme de ferveur, n'a plus rien de commun avec le Dieu, Père et Législateur des fidèles.

Mais Gide n'a rien moins qu'un caractère de révolté. C'est même cette absence de révolte qui donne à sa pensée une tonalité si particulière, si différente de celle de Nietzsche, même lorsqu'il paraît le plus rapproché de lui. L'attitude de l'homme dressé contre tout n'a été qu'un éclair dans sa jeunesse. S'il n'a pas eu de la révolte et de ses destructions créatrices une expérience précise, du moins il en a évité les plus graves écueils : la lassitude, le pessimisme, le renoncement. Rimbaud, après avoir tout rejeté, a tout accepté dans la seconde partie de sa vie : travail, famille, morale.

Ce brusque retour en arrière est fréquent chez ceux dont la jeunesse a été emprisonnée. A vingt ans, lorsqu'ils cessent de croire, ils ne parviennent plus à trouver de raison d'être. Toute aspiration à une idée de bien, tout espoir leur paraît irrémédiablement ruiné. Ils ne conçoivent plus qu'une morale militariste ou matérialiste, dans le sens vulgaire de ces mots. Ils s'écrieraient volontiers comme un des personnages de Dostoïevski : « Si Dieu n'existe pas, alors tout est permis ! » Il leur semble que seule la peur du gendarme peut arrêter l'homme dans ses instincts antisociaux. La vie leur donne une impression d'affreuse désolation : c'est pour sortir de ce désert qu'ils retournent bientôt à Dieu.

Claudel et Maritain ont été dans leur jeunesse des disciples de Le Dantec. C'est le dégoût de cette pensée scientiste qui a fait naître en eux la nostalgie de la religion et qui a préparé leur conversion. (96)

Gide, au contraire, n'a jamais pu vivre sans légitimer ses actes. La morale traditionnelle écroulée, il lui a fallu aussitôt en édifier une autre. [126]

 

L'individu devient son propre maître. C'est lui qui crée son bien et son mal, sans s'occuper des lois établies. C'est lui qui forge sa propre table des valeurs, susceptible même de varier selon les circonstances et l'époque de sa vie.

Kant semble avoir déjà proposé une règle individualiste. Mais, dans son éthique, l'individu est simplement son propre agent exécutif ; il n'est pas son propre législateur ; c'est lui qui récompense ou qui sanctionne l'acte, mais c'est la Raison universelle qui fait les lois, les mêmes pour tous. (97) Les traditionalistes ont toujours cru nécessaire de placer en dehors de l'individu, et au-dessus de lui, un système de notions spirituelles sacrées : lois de Dieu, lois de la Société, ou lois de la Raison pure. Gide, au contraire, comme Nietzsche, s'en remet de ce soin à chaque individu pris en particulier.

Les hommes ne sont-ils pas tous différents les uns des autres ? N'est-il pas monstrueux de vouloir à tous appliquer le même code ? La nature proteste contre cette uniformité. La grande trahison, écrit Gide, le plus grand péché, le péché contre l'Esprit, « qui ne sera pas pardonné », c'est d'enlever à chaque être sa « saveur » propre, « sa signification précise, irremplaçable ».

Déjà Gœthe avait écrit : « Le but le plus élevé et difficilement accessible auquel l'homme puisse aspirer consiste à prendre connaissance de ses propres sentiments et pensées, autrement dit de lui-même ». Il faut d'abord connaître ses qualités et ses faiblesses, ses limites et sa puissance pour pouvoir réaliser ce qu'on a en soi. Le point de départ de l'individualisme, c'est la détermination par l'individu de ce qui sera fécond et de ce qui sera mauvais pour lui : c'est là son bien et [127] son mal. Rien de plus important que de conformer ses aspirations à sa nature. Combien d'intelligences ont échoué en cherchant la perfection au delà de leurs moyens ? Combien, à qui la nature n'a accordé que de médiocres qualités, sont parvenus, prenant conscience de leurs limites, à des œuvres valables ?

Cependant il ne suffit pas de créer sa propre morale, encore faut-il lui être fidèle. « Le plus difficile en ce monde, déclare Dostoïevski, c'est de rester soi-même. » Et Michelet : « Le difficile n'est pas de monter, mais en montant de rester soi. » « Rien n'est plus fatigant, écrit Gide à son tour, que de réaliser sa dissemblance. »

Tout ne nous engage-t-il pas à la paresse : la paresse qui incite l'Enfant prodigue à retourner chez les siens ? « J'ai voulu m'arrêter, confesse-t-il, m'attacher enfin quelque part ; le confort que me promettait ce maître m'a tenté... oui, je le sens bien à présent ; j'ai failli. » C'est cette faute qui est à l'origine de tant d'existences. Ces vies recroquevillées et contrefaites que l'on découvre en province, ces soupirs de vieilles filles au moment où revient le printemps, ces récriminations de médiocres aigris, ces plaintes d'adolescents isolés qui cherchent à épuiser vainement en eux le désir, ne sont-ils pas avant tout l'expression du renoncement, de la peur, du préjugé ? Il est tellement plus commode de lâcher prise.

Le plus curieux, c'est que l'individu n'ose pas s'abandonner dans les petits actes de la vie, laisser pousser sa barbe, négliger sa mise, cesser de faire sa toilette. C'est pour ces gestes qu'il trouve le plus longtemps la force. Mais devant les actes décisifs, il se laisse aller. C'est au moment où s'abat sur l'homme un malheur, ou c'est à vingt ans, lorsqu'il faut du courage pour entrer dans la vie, que se décident la plupart des vocations religieuses. L'individu s'habitue si bien à sa lâcheté qu'il finit même par y trouver du bonheur : presque tous les bonheurs bourgeois reposent sur un renoncement à soi. Quand Alissa va rendre visite à sa sœur Juliette et qu'elle la voit « heureuse » au milieu de ses multiples enfants, elle éprouve un véritable [128] «malaise » à sentir « cette félicité si parfaitement sur mesure qu'elle enserre l'âme et l'étouffe ».

Ainsi les forces d'inertie attirent sans cesse l'homme vers un point mort. Pour être lui-même, c'est une lutte sans merci qu'il doit entreprendre contre sa conscience et contre le monde. Il faut qu'il se mette dans un véritable état d' « hostilité », comme Michel au moment où il cherche à guérir. Le plus souvent, c'est en détruisant et en niant que l'individu parvient à créer. Pour se rendre maître d'un art, d'un sport, ne doit-il pas rompre avec les réflexes vicieux ? Pour imaginer, l'esprit ne brise-t-il pas des associations d'idées toutes faites ? Vivre, c'est peut-être avant tout surmonter des réflexes, dominer la matière et la désagréger.

L'individualisme exige une lutte de l'homme contre son milieu, contre sa nature qui l'ont marqué ; un effort pour se dépouiller de tout ce qui est étranger à lui-même ; c'est une aventure où il doit être sans cesse prêt à tous les risques. Peu importe que la société appelle ses désirs bons ou mauvais, s'ils sont l'expression de la personnalité véritable. Il arrive même que les instincts les plus sévèrement condamnés soient les plus féconds. Ce n'est pas par hasard que l'on trouve chez les individus forts les pires instincts auprès des sublimes. Les instincts mauvais sont ceux que l'individu n'est pas parvenu à élever, à rendre créateurs, mais ils sont de même nature que les autres. « La confortable et rassurante idée de bien, écrit Gide, telle que la chérit la bourgeoisie, invite l'humanité à la stagnation et au sommeil. Je crois que souvent ce que la société appelle le mal [est une] manifestation d'énergie... d'une vertu éducatrice et initiatrice... susceptible d'entraîner indirectement... au progrès. »

Les instincts maudits sont à la racine de l'humanité. La première mort, selon la Bible, est le résultat d'un crime. Grande dut être l'ivresse de Caïn en constatant qu'il était capable de prendre la vie comme de la donner. Si l'on remonte aux sources primitives de l'être, on trouve associé à l'amour un sombre besoin de destruction. Michel, après s'être battu dans [129] un furieux corps à corps avec un cocher, se retourne encore tout exalté vers sa femme. — « Quel baiser nous échangeâmes ! » dit-il.

Cependant cette femme qu'il adore, il va la faire mourir en l'entraînant avec lui dans une course si éperdue vers le Sud-Algérien qu'elle ne pourra pas résister. De ce crime, accompli dans des conditions telles que la société ne peut le sanctionner, Michel semble n'avoir aucun remords.

C'est faute de se connaître soi-même que Michel en est arrivé là. Il n'a pas eu le courage de s'avouer que la présence auprès de lui de cette femme, qu'il aimait pourtant, entravait l'évolution de sa vie, la réalisation d'autres désirs. Pour n'avoir pas su sacrifier consciemment son amour, il a tué inconsciemment la femme, objet de cet amour.

S'il n'a pas osé se séparer plus tôt de Marceline, c'est précisément pour n'avoir pas obéi à sa morale ; il a cédé à la paresse, ennemie des décisions ; aussi sans doute à la pitié.

C'est pourquoi Nietzsche considère la pitié comme une force de perdition, qui va à l'inverse du développement humain. La pitié est la pire tentation, dit-il, et qui empoisonne toute notre société. Exalter la pitié, c'est un moyen pour celui qui l'inspire de « faire mal » à celui qui s'y laisse prendre. Rien n'est plus aisé que de céder à cette souffrance qu'a glorifiée le christianisme : « Savoir souffrir est peu de chose ; de faibles femmes, même des esclaves passent maîtres en cet art, écrit Nietzsche. Mais ne pas succomber aux assauts de la détresse... quand on inflige une grande douleur, voilà qui est grand... Résiste contre cette perversion, ajoute Nietzsche, durcis-toi... » Et Gide : « O mon cœur, durcis-toi contre [les] sympathies ruineuses, conseillères de tous les accommodements. »

Sans promulguer une loi nouvelle, comme l'auteur de Zarathoustra, Gide a compris que, dans bien des cas, c'est un devoir de sacrifier la pitié individuelle à l'œuvre qui sera finalement utile et féconde pour tous. C'est parfois en heurtant de front ceux qui veulent nous apitoyer que nous leur rendons le plus [130] grand service. Quand l'adolescent doit s'émanciper, s'affirmer, choisir sa carrière, s'il cède aux exhortations et aux larmes de sa famille qui veut le détourner de sa voie, c'est sa vie entière qui sera empoisonnée et qui empoisonnera ses proches.

Rien n'est plus grave, plus émouvant que cet instant où l'individu doit passer outre. Pour se préférer lui-même, il faut qu'il prenne conscience de sa propre valeur, charge si lourde que peu d'hommes la supportent. Loin d'être l'expression de l’égoïsme, cette charge implique de pénibles devoirs ; il s'agit de surmonter les pressions des parents, des amis, du milieu, de rejeter son passé et, par-dessus tout, de vaincre une inexprimable angoisse. Le moment de la libération devient un arrachement de tout l'être, analogue à celui qui se produit au moment d'un grand départ. — Une seconde d'hésitation, et c'est l'avenir d'une existence qui s'effondre.

C'est le sujet d’Isabelle. La jeune fille, depuis des mois, a préparé une fuite clandestine avec un châtelain des environs, que ses parents lui ont interdit d'épouser. Tout est prêt. La date du départ est fixée. Soudain une anxiété l'étreint ; elle renonce... et renonce également à avertir le jeune homme qui, dans la nuit, doit venir l'enlever. Lâcheté suprême, elle laisse les événements agir pour elle ; son fiancé est tué par un domestique de la famille et le scandale devient irréparable pour Isabelle, bientôt mère. Elle finira sa vie dans la débauche et la misère. Elle a tout gâché, tout perdu.

Qu'un éclair de « remords », au dernier instant, entrave l'action, l'homme retombe sous l'influence de la société ; il est repris par sa « mauvaise conscience ». Le risque est d'autant plus grand que l'individu est plus fort : plus il s'élève dans sa propre pensée, plus son équilibre devient instable, et plus impétueuse la nécessité de faire, à chaque minute, le point dans sa conscience et de la redresser. L'insécurité et la précarité augmentent pour les créateurs à mesure que s'accroît leur puissance ; c'est lorsqu'il est au sommet du pouvoir ou de la richesse que la plus petite faute précipite en prison, dans la ruine ou dans l'oubli l'homme d'action, qui a bouleversé des[131] pays et des sociétés : sans doute était-il parvenu à ce point où continuer à progresser devenait au-dessus de ses forces. « Ce qu'on entreprend au-dessus de ses forces, dit Philoctète à Néoptolème, voilà ce qu'on appelle la vertu. »

Il y a deux étapes dans l'individualisme : il ne s'agit pas seulement de libérer ses instincts, mais de les pousser au delà d'eux-mêmes ; il ne suffit pas d'être soi, il faut se surmonter ; le but atteint, le dépasser...

En cherchant à se maintenir à la limite de lui-même, à l'extrême pointe de sa conscience, l'homme parviendra peut-être à acquérir un corps physiquement plus puissant, (98) une acuité intellectuelle plus aiguë. Il aura franchi une étape nouvelle : il faut être soi pour se retrouver supérieur à soi.

 

Si la pensée de Gide a cheminé jusqu'à présent, quoique sur un autre plan, parallèlement à celle de Nietzsche, la voici qui bifurque. C'est que Gide a épousé successivement toutes les formes de l'individualisme : après avoir, dans L'Immoraliste, exalté les instincts de puissance de l'homme, — dans Les Nourritures Terrestres, il pousse à l'extrême ses aspirations au plaisir.

Le plaisir également, affirme Gide, est un devoir, car il est naturel à l'homme d'être heureux. « Chaque action parfaite, enseigne Ménalque, s'accompagne de volupté ; à cela tu connais que tu devais la faire. »

Le plaisir lui aussi ne peut être atteint que par un effort d'abord pénible. Les religions le présentent comme un fruit défendu. Les adultes, la société entière retiennent l'adolescent sur la pente de lui-même. Quel raidissement de courage ne faut-il pas souvent pour répondre : « Oui », quand la vie nous propose l'aventure. Chaque aventure est unique : il ne faut [132] jamais la laisser échapper. « J'ai peur, écrit Gide, que tout désir, toute puissance que je n'aurai pas satisfaits durant ma vie pour leur survie ne me tourmentent. »

Ce sont toujours les mêmes obstacles qui arrêtent : la honte, la crainte, les conventions. Le pire danger est cependant en nous : c'est notre propre lassitude ; c'est la satisfaction même de la chair. « Quand mon corps est las, écrit Gide, c'est ma faiblesse que j'accuse. » Toute fatigue est coupable : « Regrets, remords, repentirs, ce sont joies de naguère vues de dos. »

Sans doute les sens de l'homme sont misérablement limités. Toute joie est éphémère. Tout passe, tout est fragile et friable, dit le croyant. Mais Gide a voulu adapter le plaisir à l'écoulement des choses. C'est à son caractère transitoire que le bonheur doit son prix inestimable. « Si tu savais, éternelle idée de l'apparence, ce que la proche attente de la mort donne de valeur à l'instant. » Au milieu de leurs banquets, des vins, et des femmes les anciens Romains faisaient apporter par leurs esclaves un squelette, dont la vue devait accroître l'intensité du moment.

L'homme n'a jamais pu se représenter un bonheur autre qu'éphémère et terrestre.

Quand il a voulu figurer l'harmonie céleste, il a imaginé des anges à chair molle soufflant dans des trompettes (99): mais une harmonie ininterrompue, quelle fatigue ! L'ennui est l'apanage de tout ce qui dure. C'est même une loi physiologique que toute sensation s'émousse dès qu'elle se prolonge et que sa prolongation transforme une excitation agréable en une véritable douleur physique.

Aussi Gide se rejette-t-il sur « l'instant ». « Instants, qui comprendra de quelle force est [votre] présence ! » Chaque instant de la journée, de la plus ordinaire, peut nous apporter une joie : une palissade, le mystère d'une boutique, l'aspect hétéroclite d'un passant ; des émotions plus simples encore : la [133] griserie de la vitesse en voiture, ou plus directes, plus animales : la vue de la pure lumière du ciel, la sensation du soleil sur la peau ; du corps sur le sable, de l'eau, la sensation de la serviette chaude sur le visage chez le barbier, toutes les sensations. Le corps humain est un réceptacle d'une sensibilité admirable dès que nous savons être attentifs.

Il est curieux que les systèmes hédonistes aboutissent presque nécessairement à la sensation au détriment de la passion. Le marquis de Sade interdit strictement l'amour : le plaisir, seul compte le plaisir. « Non pas l'amour, dit Gide, mais la ferveur. » L'amour est un état trouble auquel se mêlent quantités d'images étrangères, qui alourdissent la sensation pure, qui l'empêchent d'arriver jusqu'à la conscience ou qui amortissent son choc.

L'hédoniste doit chercher à vider son âme de ces éléments encombrants qui s'interposent entre le monde extérieur et lui : les complications intellectuelles, la mémoire, le passé, les traditions. Sans doute, abolir tous nos souvenirs, c'est nous appauvrir. Qu'importe ! Que l'homme soit avant tout léger ! Brûlons nos livres, dit Gide, vendons nos biens ; sortons de notre chambre et de notre milieu. Toute possession est une charge, tout attachement, douloureux. Les passions sont mauvaises, parce qu'elles nous lient aux êtres ou aux choses.

Finalement, c'est dans le désir lui-même qu'est la véritable joie. Le départ est plus merveilleux que le voyage ; la faim, que les nourritures, la soif, que les boissons. C'est la soif elle-même qui devient l'ivresse. Désirer avec ferveur, c'est la suprême volupté...

L'important n'est pas de satisfaire son désir, mais d'aspirer à la satisfaction ; ce n'est pas la sensation, mais l'image qu'on s'en fait. Par une sorte de logique implacable, la poursuite systématique de ce qu'il y a de matériel dans le plaisir conduit l'hédoniste à sa représentation, à l'intellectualisme.

Des ignorants ont cru que l'épicurisme consistait à se vautrer dans la fange. Il est peu de livres cependant qui donnent, autant que Les Nourritures terrestres, une impression de [134] pureté. L'ardeur voluptueuse qui brûle au premier plan ne doit pas nous cacher le fond du tableau, pareil à ces ciels divinement clairs que l'on aperçoit souvent, au lointain, dans les toiles de Fra Angelico ou de Fra Filippo Lippi. Au milieu de ce paysage de rêve, le héros se présente à nous, semblable à l'Enfant prodigue, avec le plus doux et le plus tendre visage, enveloppé d'une robe de lin, les mains tendues et vides, et pourtant pleines de bonheur.

La vie éternelle qu'il a rejetée, il la retrouve dans l'instant ; cet absolu auquel il ne croyait plus, c'est la sensation qui le lui apporte : la sensation « puissante, complète, immédiate de la vie [dans] l'oubli de tout ce qui n'est pas elle ». La nature est ramenée à ses éléments primitifs ; l'âme allégée et comme vidée communique avec elle dans un fervent panthéisme charnel.

C'est l'extase flottante d'une matinée de printemps quand l'esprit, libéré des contingences quotidiennes, sent monter en lui une immense allégresse. Cette extase ressemble étrangement à l'ivresse des drogues. Ivresse autrement pure toutefois, car elle est une sorte de récompense de la nature à l'âme disponible, qui a su gagner sa liberté.

Dans l'extase, le plaisir prend la forme d'une adoration : « A travers tout, écrit Gide, j'ai éperdument adoré. » [135]


CHAPITRE II

 

AUTRE ASPECT DE LA MORALE INDIVIDUALISTE :

LE DON DE SOI

 

 

 

Voici que dans les instants de détente qui suivent l'action forte ou la conquête frénétique du plaisir, l'individu peut bien affirmer : « ... Je ne suis fatigué de rien », la fatigue est la plus forte ; « ... toute joie nous attend toujours », la joie lui laisse un goût de cendre dans la bouche. S'il regarde le chemin parcouru, c'est le sentiment accablant de l'inutilité de tout qui s'impose à lui : A quoi bon ! Rien ne sert de rien...

Délivré des siens et des conventions, il est plus anxieux que jamais. Est-ce cela le remords ? Au milieu des hommes, le cœur affreusement serré, il en vient à pleurer devant cette mère qui berce son enfant. Il lui semble que, pour conquérir sa liberté, il a dû arracher de lui les grands sentiments premiers et permanents de l'homme. Quand il ne peut plus supporter cet état de solitude, d'abandon, de sécheresse désespérée, il entrevoit une autre morale. Va-t-il se renier lui-même ?

 

« Donnez-moi des raisons d'être », implore L'Immoraliste à la fin de l'ouvrage. Des raisons d'être ? C'est donc toute sa vie qui s'écroule.

Après avoir écrit Les Nourritures terrestres, Gide s'est effrayé [136] de sa propre audace. N'a-t-il réinventé le système hédoniste que pour se mettre à l’« abri de [sa] sensualité » ? L'homme trouve toujours de « bonnes raisons » pour justifier ses actes. Avec des mots, il est capable de tout. « Words ! Words ! Words ! » Le mot aussi est le repaire du diable.

C'est alors que Gide a fait le portrait de Saül. Avec quelle ironie féroce ne s'est-il pas moqué des prétentions de ce roi abandonné à tous ses désirs et qui n'agit jamais ! Pauvre Saül, qui déclare que « sa valeur est dans [sa] complication », tandis qu'il ouvre sa tente à une bande de démons qui se bousculent autour de lui, et vont se blottir jusque sur ses genoux. « Avec quoi l'homme se consolera-t-il d'une déchéance; s'écrie Saül, sinon avec ce qui l'a déchu ? » Mais en même temps, il avoue : « Je suis complètement supprimé ».

Dès lors Gide cherche une autre règle de vie. Mais où la trouver sinon au sein de la religion et peut-être même de la famille ? C'est là que, dans son enfance, il a vu certains de ses parents lui donner l'exemple du don de soi. Gide retourne vers Dieu ; il résigne cet orgueil, qui faisait hier encore la violence de sa joie et qui, devant Dieu, fait sa « honte ». Il s'agenouille. Il prie. Pris d'un élan mystique : « Je vous soumets mon cœur.... », écrit-il dans Num Quid et tu. Non plus la joie, mais la douleur. Après les jardins de soleil et de gloire, il ne veut plus entrer que dans la lourde et sombre forêt du repentir. « Quoi ! pour un peu de plaisir, vais-je nier la mort et la miséricorde du Christ ? » Étrange volte-face. Tout ce qu'il a adoré, il le renie : les beaux visages, les corps de femmes et d'adolescents, toutes les formes de vie dont ses sens se sont épris lui semblent une « souillure affreuse », la « salissure du péché ». La chair resplendissante n'est plus que la chair « pourrie ». Il craint que cette fange ne souille jusqu'à son âme.

Puis, tout à coup :

« Pardon, Seigneur ! Oui, je sais que je mens. Le vrai, c'est que cette chair que je hais, je l'aime encore plus que vous-même. » [137]

Gide ne parvient pas à se maintenir longtemps agenouillé. S'il pressent dans la religion quelque vérité cachée, il y a en elle trop de dogmes qui le choquent ; trop d'objections se présentent qui l'empêchent de s'y installer.

Par-dessus tout, c'est la « domestication des instincts » telle que l'enseigne le christianisme, qui lui paraît injustifiable. La nature est pure, déclare le pasteur de la Symphonie pastorale. C'est l'homme qui a rendu le désir coupable, « La vie serait belle... si nous nous contentions des maux réels. » C'est la religion qui torture la vie.

Sans doute la douleur peut aider au développement de l'individu, mais ne perd-elle pas toute grandeur dès qu'elle devient un « devoir » imposé ? En faisant le portrait d'Alissa, Gide a cherché à se rendre compte lui-même du caractère systématique et désolant de cette morale religieuse du sacrifice. Il suffit qu'Alissa prenne conscience d'un désir pour qu'aussitôt elle refuse d'y céder ; éprouve-t-elle de l'amour pour Jérôme, un amour légitime et qu'elle respecte elle-même, voici ce penchant condamné. Est-elle fière de sa beauté, elle ne cherche plus qu'à se défigurer. On en arrive nécessairement à se demander, comme fait d'ailleurs, à un certain moment, Alissa elle-même, pourquoi le sombre tableau de la souffrance serait une volupté pour Dieu, tandis que le plaisir humain l'offenserait. Par quel curieux mécanisme de la pensée l'homme est-il arrivé à croire que la souffrance doit effacer la faute ? Aussi Gide nous montre-t-il qu'Alissa, ayant cherché pendant toute sa vie à entrer au ciel par la « porte étroite », a été finalement bernée par Dieu...

Cependant, — et cette constatation n'est pas sans importance — Gide n'a pu s'empêcher de dépeindre cette douce figure de jeune fille avec la plus tendre émotion, avec un pieux et fervent amour.

 

C'est qu'il y a dans toute l'œuvre de Gide, — à côté des Ménalque, des Nathanaël, des individualistes et des hédonistes, — des femmes obéissantes et résignées, mais chez qui [138] l'effacement est un actif et frémissant don de soi. « O Femme, monceau d'entrailles, pitié douce... », écrit Rimbaud... Quand Gide dépeint une femme fatale, comme Lady Griffith dans Les Faux-Monnayeurs, elle est trop fardée, trop chargée de parures et de vices démoniaques. Mais Emmanuèle ou Laura, Rachel ou Gertrude paraissent tirées du fond même de l'âme de l'auteur, faites avec sa propre chair. De même Marceline dans L'Immoraliste : tandis que Michel, pour se livrer à ses plaisirs, l'abandonne quand elle est malade, puis revient à elle en pleurant, puis, lorsqu'il la voit tout adonnée à Dieu, la heurte de nouveau avec des mots durs, elle se soumet à son sort avec une grandissante force d'âme, si bien qu'à la fin, lorsque Michel l'entraîne avec lui au fond du désert, où elle trouvera la mort, il semble ne l'avoir jamais adorée davantage ; il est saisi devant elle d'un respect plus fort que lui, comme s'il n'osait plus que baiser avec ferveur l'extrémité de sa robe...

Ainsi Gide est resté longtemps tourmenté, — hésitant entre des attitudes contraires, et c'est ce doute qui a fait le fond même de son inquiétude...

Un jour, il a cru en sortir en reprenant, avec des « transports d'amour », l'Évangile qu'il a lu d'un œil neuf et dont il a vu « s'illuminer... et l'esprit et la lettre... »

 

Il a compris alors que le don de soi a été tellement défiguré par les religions qu'il ne pouvait le reconnaître qu'à peine à travers elles. Jamais le Christ n'a enseigné systématiquement la recherche de la douleur pour plaire à Dieu. Il n'y a pas de défense, de « rampes », de « garde-fous » dans la morale de l'Évangile, ni d'interdiction des désirs, ni de domestication perpétuelle des instincts. « Malheur à vous, dit le Christ aux docteurs de la loi, parce que vous chargez les hommes de fardeaux difficiles à porter... » Et il ajoute : « Vos lois ont [139] été inventées par les hommes et elles ne viennent pas de Dieu ». (100) Il n'est pas d'autres commandements, que d'aimer. Le seul péché, dit le Pasteur de La Symphonie pastorale, c'est « ce qui attente au bonheur d'autrui ou compromet notre propre bonheur ».

A mesure que Gide a approfondi le livre sacré, il s'est désolé et indigné à la fois de ce que les Églises en ont fait. Chaque ligne de ce texte a été habillée, au cours des siècles, de commentaires, d'interprétations, qui ne sont qu'autant de contre-vérités. C'est ce qui explique que notre civilisation, qui se prétend chrétienne, soit devenue « la plus distante des préceptes de l'Évangile », la plus « opposée » à eux. Aujourd'hui, quand on cherche le Christ, on trouve le prêtre, et « derrière le prêtre, saint Paul ». La religion n'est plus qu' « une croix de mensonges à quoi... [on a] si solidement cloué... [le Christ] que désormais on ne [peut] enlever le bois sans arracher la chair ».

Le Christianisme contre le Christ c'est, à l'heure présente, un sujet tellement banal que Gide n'a guère jugé utile de le développer dans son œuvre. (101) Cette question n'en a pas moins joué dans sa vie un rôle essentiel : c'est en revenant au texte de l'Évangile qu'il a découvert, à la racine de l'individu, l'élan dans le don de soi. Sans doute il y a d'autres livres sacrés qui ont exposé cette pensée avec une égale force (la Bhagavad-gîtâ), mais pour nous, Occidentaux, c'est dans l'Évangile que nous trouvons son expression la plus authentique.

Il est curieux de remarquer que ce sont surtout des hétérodoxes ou des incroyants qui ont exalté la grandeur de l'Évangile. Gide, le premier, cite Rousseau, et, commentant ses paroles, il écrit : « Il ne s'agit pas tant de croire aux paroles du Christ parce qu'il est le Fils de Dieu que de comprendre qu'il est le Fils de Dieu parce que sa parole [140] est... infiniment élevée, au-dessus de tout ce que nous propose... la sagesse des hommes. » Mais ce n'est pas seulement Rousseau qui a jugé divine cette morale évangélique ; on peut dire que ce sont tous ceux qui ont le plus vivement attaqué le dogme de l'Église : c'est Renan ; c'est Spinoza ; c'est Nietzsche : « On commet un abus intolérable, écrit ce dernier, en désignant par ce nom sacré — [le nom de Christ] — des formations aussi dégénérées que... la foi chrétienne, la vie chrétienne » ; c'est le Voltaire du : Écrasons l'infâme ! qui a dit encore : Cette morale du Christ « est si pure, si sainte, si universelle, si claire, si ancienne qu'elle semble venir de Dieu même... »

Quel est le secret de vie que des penseurs aussi divers sont venus puiser dans l'Évangile ? Quelle est, pour Gide, la signification de cette sagesse ?

Ce que le Christ nous propose, c'est le royaume de dieu. Mais il faut préciser le sens de ces mots, d'où naissent tant de malentendus. Pour la plupart des croyants, entrer dans le royaume de dieu, c'est entrer, après la mort, dans le Paradis placé au-dessus de la voûte céleste, auprès de Dieu trônant dans toute sa gloire. Dès lors Jésus aurait créé une nouvelle religion, en annonçant la survie, la récompense des bons et la punition des méchants.

Toute différente est pour Gide la vie éternelle que propose le Christ. Elle « n'a rien de futur, écrit Gide... elle est dès à présent toute présente en nous » (102) ; elle est la conscience à chaque instant de cette éternité. C'est un état de « nature intérieure et spirituelle ». Oui, il n'y a pas de doute, ce sont les fidèles qui ternissent ces mots si clairs. A chaque page, à chaque moment de sa pensée, Jésus reprend : « Il vient une heure... et elle est déjà venue... » Celui dont la vie n'a pas connu cette heure l'attend en vain après la mort... C'est « présentement, dans ce siècle-ci... » que vous aurez le royaume de dieu. « En vérité, en vérité, je vous le dis, [141] répète Jésus, celui qui écoute ma parole a la vie éternelle» (103)

C'est toute l'interprétation traditionnelle de l'Évangile qui est à modifier, comme l'explique Nietzsche admirablement : « Le Royaume de Dieu est conçu par [Jésus], non comme un événement chronologique et historique, mais comme une transformation de l'individu sensible... La béatitude n'est pas une promesse : elle existe d'ores et déjà lorsqu'on vit et agit d'une certaine façon... Jésus opposait à [la] vie quotidienne une vie réelle, une vie selon la vérité. » Et Spinoza : « La Béatitude n'est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même... » Le royaume de dieu est un état de conscience.

Le Bouddha, pas plus que Jésus, l'un et l'autre fondateurs de religion malgré eux, n'ont promis la survie (104); ils ont créé des termes mythiques : le Royaume de Dieu ou le Nirvana, susceptibles d'interprétations diverses. Mais quand les amis du Bouddha insistent auprès de lui pour savoir si le Nirvana est le néant, il répond : — Peut-être que oui, peut-être que non ; de même, lorsque ses disciples interrogent avec insistance Jésus : « Quand arrivera le Royaume de Dieu ? » « Où sera-t-il ? » « Quel sera le signe de son avènement ? » le maître répond en paraboles, comparant le royaume de dieu à toutes sortes d'images, et notamment au grain de sénevé, la plus petite de toutes les semences, mais qui devient, en se développant, une plante immense. De même les textes védiques parlent du « petit homme » placé dans la plus petite caverne du cœur de chacun de nous, ou bien plus petit que la plus petite partie de chacun de nos cheveux coupé lui-même en [142] infiniment de parties. Et cependant le « petit homme » est plus grand que toute la sphère céleste. En réalité, il est à la fois ce qu'il y a de plus petit et ce qu'il y a de plus grand ; il n'a pas de dimensions ; il est un état d'âme. Toutes ces images et toutes ces réponses tendent au même but, à nous prouver que chacun peut, par lui-même, atteindre en lui cette joie qui porte l'âme, par une sorte d'ascèse, au sommet d'elle-même. — Le royaume de dieu, dit le Christ, est « au milieu de vous ». — Il est dans votre cœur.

C'est proprement une extase et que l'Évangile décrit comme une résurrection intérieure : l'homme passe véritablement de l'état de mort à l'état de vie ; il devient capable de tout entreprendre ; cependant ses besoins sont satisfaits ; il est libre et léger comme le petit enfant ; il a retrouvé son rire, sa liberté, sa gratuité ; il est au-dessus de la loi.

Remarquons que la coloration de cette extase n'est pas très différente de celle qui apparaît dans certaines parties des Nourritures Terrestres ; l'innocence dans le bonheur du don de soi ne s'oppose pas au bonheur d'être et de jouir des choses de la terre, à cet état de légèreté et de pureté qui résulte peut-être moins des satisfactions que du désir.

 

Cependant par quelles voies Jésus propose-t-il d'entrer dans le royaume de dieu ? Par la charité. Cette fois encore, la signification évangélique de ce mot n'a guère de rapport avec celle qu'on lui donne communément aujourd'hui. — Avant de rendre visite aux pauvres, il faut, pour le Christ, être pauvre soi-même. Il n'est sans doute pas de spectacle qui l'offenserait davantage que celui du riche, couvert de ses parures, faisant l'aumône à quelque misérable et qui croit qu'en se privant d'une parcelle insignifiante de son superflu, il a mérité de Dieu. La plupart de ceux qui se figurent pénétrés de l'Écriture se contentent de faire des gestes qui ne sont que la caricature de gestes véritables. (105) [143]

« Qu'il sera difficile, a dit le Christ, à ceux qui ont des richesses d'entrer dans le Royaume de Dieu ! » Et comme ses disciples s'étonnent, Jésus répète cette phrase et ajoute : « Il sera plus difficile au riche d'entrer dans le Royaume de Dieu qu'au chameau de passer par le trou d'une aiguille ». Ce n'est pas simplement une image, ou plutôt, explique Gide, l'énorme absurdité de cette image : passer par le trou d'une aiguille, prouve qu'il sera à jamais impossible au riche d'atteindre à la vie éternelle. Car à ceux qui possèdent les richesses, à l'élite possédante, le Christ dit : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon... Ce qui est élevé parmi les hommes est une abomination devant Dieu. »

Ce n'est pas d'un peu de superflu que le riche doit se priver, ni même de beaucoup, ni même de tout son superflu, mais du superflu et du nécessaire, de toute sa fortune. « Vends tes biens, dit Jésus, donne tout ce que tu as... » Puis : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus... Regardez les oiseaux du ciel... Considérez comment croissent les lis dans les champs... » Mais ce n'est pas seulement aux biens matériels que l'homme doit renoncer, mais à toutes ses habitudes et à toutes ses attaches, à son héritage et à sa famille, à son père et à sa mère, à ses frères et à ses sœurs... C'est alors, et alors seulement, qu'il pourra suivre les voies de l'Évangile, et par le plus complet dénuement être enfin libre et joyeux...

Dans les Nourritures Terrestres, Ménalque, après avoir pendant quelque temps collectionné les trésors les plus rares, soudain se défait de tout : « J'éprouve, écrit Gide dans ce livre, que chaque objet de cette terre que je convoite... se fait opaque par cela même que je le convoite ». La possession des [144] choses alourdit l'âme ; les choses s'abîment, se détériorent, sont périssables ; elles créent des soucis ; toute possession est une douleur. Seuls comptent les biens que l'on peut emporter avec soi... Ainsi Ménalque, à la recherche de la joie terrestre, incite, lui également, à nous dépouiller de tout ce qui encombre l'esprit : — Sors, nous dit-il, de ta ville, « de ta famille, de ta chambre, de ta pensée » ; alors « sans plus de femme, ni d'enfants... seul devant Dieu sur la terre », tu pourras t'écrier dans l'ivresse : « Mon cœur, sans nulle attache... est resté pauvre ! »

 

Comment le rapprochement est-il possible entre ce que Gide a appelé l'individualisme — et une morale du don de soi ? Le dilemme auquel Gide s'est heurté si longtemps et qui obscurcissait ses idées, c'était la nécessité pour lui de choisir entre ces deux aspirations contraires. Mais si elles sont contraires, elles sont néanmoins complémentaires. Elles représentent. l'une comme l'autre deux modes essentiels de la personnalité. Le « moi » et le « nous », l'individuel et le social font partie du fond primitif de la conscience.

L'erreur constante et qui fausse nos idées, c'est de croire que l'individualisme n'est que l'expression des tendances égocentriques de l'être ; qu'être soi, c'est uniquement développer ces tendances. Mais l'altruisme fait également partie de l'individu. Le dévouement de la mère pour son enfant est un instinct inné aussi réel que l'instinct de conservation. Si cette mère abandonne son nouveau-né, nous disons très justement qu'elle est dénaturée ou inhumaine. Lorsqu'un homme en voit un autre se noyer, quelque chose le pousse à se jeter spontanément à l'eau pour tâcher de l'en sortir. Aimer son prochain est un besoin profond de l'être, qui demande à être satisfait comme le besoin contraire de l'être à persévérer en lui-même.

Si les tendances altruistes font véritablement partie de la personnalité, le don de soi fait encore partie de la morale individualiste. « De l'égoïsme comme je l'entends, l'héroïsme ni [145] l'abnégation ne sont exclus » écrit Gide. (106) Pour parvenir à cette conception, pour atteindre à cet équilibre, il lui faudra traverser une période semi-mystique.

Oui, nous explique Gide, l'individu triomphe dans le renoncement à l'individu ; c'est en abandonnant sa vie, son âme, qu'il a le pouvoir de la gagner en naissant à nouveau. « Celui qui voudra sauver sa vie, dit Jésus, la perdra ; et celui qui la perdra la retrouvera. »

Cette phrase de l'Évangile, Gide l'a reproduite à maintes reprises dans son œuvre. C'est là un des points fondamentaux de sa pensée. Enfin les deux parties de son être, le moi et les autres en lui, peuvent se réconcilier dans les moments d'exaltation. Le renoncement de soi peut s'affirmer dans le même temps que l'affirmation de soi, qui exigent l'un et l'autre que l'individu se dépasse, afin de se retrouver au delà de lui-même.

« Il y a dans tout homme, écrit Baudelaire, deux postulations simultanées : l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. » Puis Gide cite Dostoïevski : « Je puis éprouver le désir de faire une bonne action, et j'en ressens du plaisir. A côté de cela, je désire aussi faire le mal, et j'en ressens également de la satisfaction. » Bien et mal, Dieu et Satan, Ciel et Enfer, ces images ont le tort de considérer une partie de notre moi comme supérieure à l'autre ; mais elles nous montrent qu'il y a, dans chaque homme, des aspirations antagonistes et qui se complètent lorsqu'elles sont poussées à leur limite. (107) Dans le relâchement, dans la vie de tous les jours, deux êtres luttent en nous, mais qui, lorsque nous sommes portés très haut, dans la tension ou dans l'ivresse, seules minutes véritables, peuvent se rejoindre.

 

La véritable morale individualiste va maintenant s'élargir. Nous l'avons présentée successivement sous deux aspects parallèles, [146] mais qui entrent l'un et l'autre dans l'individualisme.

Que les forces du « moi » s'orientent vers l'altruisme ou qu'elles se replient sur elles-mêmes, l'important c'est que l'individu, avec toutes ses forces, prenne conscience de lui le plus intensément possible.

Au départ il décante sa personnalité des éléments qui lui sont étrangers, il se dépouille de ce qui n'est pas à lui. Il commence toujours par lutter contre la société et ses forces d'inertie : routines et traditions. Un Nietzsche n'a pas combattu plus ardemment contre son milieu que Jésus, figure toute de douceur, contre ses propres frères, contre les lois, le clergé, et les scribes. La voix de Jésus s'enfle : « Pensez-vous que je suis venu apporter la paix sur la terre ? Non, vous dis-je, mais la division... » « Ceux qui croient aux peuples, aux races, aux familles, écrit Gide, et ne comprennent pas que l'individu constamment se dresse contre elles en démenti, ce sont les mêmes qui ont refusé de croire au Christ quand il est venu !... »

Mais c'est aussi contre lui-même que lutte l'individu, contre ce qui est tout fait et tout donné dans sa conscience, contre ce qui est mécanique et statique, contre la paresse et la peur. Ses efforts sont pénibles, mais la douleur n'est pas recherchée pour elle-même, elle est inhérente à l'effort ; elle n'est qu'un moyen inévitable pour atteindre un état plus élevé. Elle est active et non négative ; elle est féconde et non une punition. Elle n'est pas due à la réduction des désirs et des instincts ; car lutter contre soi ne signifie pas les contrecarrer, mais établir entre eux une hiérarchie : les désirs contrecarrés prennent des détours hypocrites, ils se cachent dans les « mauvaises raisons » ou dans les névroses ; ils deviennent diaboliques. « Le désir non suivi d'action, dit Blake, engendre la pestilence » et Spinoza : « La béatitude (être soi dans le royaume de Dieu) n'est pas obtenue par la réduction de nos appétits sensuels. »

Parvenu à ce stade de sa libération, chaque individu se cherchera par un chemin différent, qui peut être étrange, souvent dangereux. Celui-ci pour prendre véritablement conscience [147] de lui, sera amené à libérer précisément des désirs qui croupissent et bouillonnent en lui, parfois les pires, des désirs dits « défendus », mais à la condition, et à la condition seulement de les porter sur un plan plus élevé et de se détacher de ceux qui ne correspondent pas à la nature profonde de son être. (108)

Jésus enseigne que le juste qui n'a jamais péché sera moins bien accueilli au ciel que celui qui s'est égaré. C'est sans doute, écrit Gide, le précepte de l'Écriture que le dévot a le plus de difficulté à admettre, contre lequel son esprit ne peut s'empêcher de s'insurger, exactement comme le frère du Prodigue lui-même qui, pleurant de colère et de révolte, s'adresse à son père : « Il y a tant d'années que je te sers, lui dit-il, sans avoir jamais transgressé tes ordres et jamais tu ne m'as donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et quand ton fils [le Prodigue] est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées, c'est pour lui que tu as tué le veau gras... c'est à lui que tu as donné la plus belle robe... un anneau au doigt... et des souliers aux pieds... » Mais le père répond : « Ton frère que voici était mort, et il est revenu à la vie, parce qu'il était perdu et qu'il est retrouvé. » Réponse qui revient sans cesse dans l'Évangile, comme un leitmotiv avec toutes sortes de variantes : « Quiconque s'élève sera abaissé et quiconque s'abaisse sera élevé », ou encore : « Plusieurs des premiers seront les derniers et plusieurs des derniers seront les premiers ».

Ceux qui se contentent de suivre les commandements de la Loi, de ne pas tuer et de ne pas voler, de ne pas commettre d'adultère, on ne peut en attendre grand'chose. Ceux qui se soumettent à la norme, ceux qui paient la dîme régulièrement, ceux qui comptent leurs démarches et leur argent, ceux qui invitent des amis à dîner pour qu'on les réinvite, les philistins et les pharisiens, ceux qui ont des vies recroquevillées et des bonheurs étouffés, les « tièdes » à qui les « froids » [148] mêmes sont préférables, ceux-là Jésus leur interdit de le suivre ; ce sont ses pires ennemis. Jésus s'entoure de gens de mauvaise vie, de publicains, de déclassés, et les pharisiens indignés murmurent : « Jésus s'attable avec eux ! » Il accueille les prostituées, les vagabonds que l'on trouve « dans les chemins et le long des haies », car eux seront peut-être susceptibles, dans l'extrémité de la misère et de l'abandon, de connaître l'absolu dénuement et par là de se retrouver.

Il ne faut pas réduire l'individu à un modèle unique : chacun, en suivant sa propre pente, doit atteindre sa limite et la dépasser. Pour un Dostoïevski, explique Gide, c'est le sentiment de la détresse et de la déchéance qui lui a permis, à certains moments, de parvenir à la pointe de son âme. « Comprenez-vous ce que signifient ces mots : N'avoir plus où aller ? Non, vous ne comprenez pas encore cela. » Cela signifie que ce n'est pas de l'honnête homme que l'on peut attendre ce cri, de celui qui se croit en règle envers soi-même et envers la société, mais seulement de celui qui a osé tout risquer, qui a tout perdu, mais qui, en cet instant, peut entrevoir qui il est — et le devenir. (109)

Il y a parfois dans la vie d'un homme qui a tout osé, certaines actions horribles et clandestines qui, comme un corps étranger arrêté dans sa gorge, l’étouffent. Au milieu de ses semblables, de ses parents, de ses amis, il cache son angoisse dans la journée ; l'air s'épaissit autour de lui ; dans le moindre geste, il sent le poids de toute la misère humaine. Pour rompre cet encerclement, le voici qui sort de chez lui et qui se met à courir droit devant lui, comme pris de panique...

Et cependant, en cette minute où l'homme n'a plus rien devant lui, sinon sa propre mort, il peut revenir à lui et découvrir sa vraie vie.

L'homme qui se dépasse, l'homme qui « se dévore », c'est [149] l'homme : « l'individu véritable ». Par le ciel ou l'enfer, la détresse ou l'ivresse, le don de soi ou la prise de soi, l'homme qui tend de toutes les forces de son être, à être authentiquement lui, fait coïncider sa conscience avec elle-même : il a le royaume de dieu en lui.

 

État intérieur limite et exceptionnel. Quel qu'ait été son nom au cours des âges, et la coloration religieuse ou philosophique qui lui a été donnée, (Eden, Age d'or, Jardin des Idées, état de Nature, monde de la Troisième Connaissance), toujours cette appréhension d'un bonheur absolu a été placée, soit dans le temps, à l'origine ou à la fin de l'histoire, soit dans l'espace, dans la plus basse ou la plus haute sphère, en un point infiniment éloigné pour que l'homme ne puisse y tendre que par un effort infini, pour que le but ne cesse de reculer et l'effort d'être à recommencer... « Tout est à refaire, à refaire éternellement », écrit Gide, parce que l'homme est distrait, parce qu'il est pris par des habitudes, parce qu'il est soumis aux conventions, parce qu'il désire se reposer.

 

Dès que l'homme retombe, sa dualité le divise à nouveau. « Il y aura toujours sur terre, écrit Dostoïevski, ces deux postulations contraires, qui seront toujours ennemies. »

Mais ne développe-t-il qu'une partie de soi, l'individu fausse sa nature, la fait dévier, la défigure. Les grands maudits, les révoltés de la révolte absolue, qui ne s'appuient que sur leur orgueil ont été toujours contraints d'abdiquer. Les grands ascètes en ne cultivant en eux que le renoncement se sont enfoncés tragiquement dans une impasse. Si dans presque chacun des romans de Gide, le principal personnage aboutit à un échec, c'est que, dans presque chacun de ses personnages, l'auteur a poussé tour à tour à ses extrêmes limites l'une ou l'autre seulement de ces tendances de l'individu. Michel ne compte qu'avec son désir, et bientôt ne sait plus que faire [150] de sa liberté. Alissa ne vit que par l'abnégation, et finalement est « dépossédée d'elle-même ».

Dans la vie ordinaire, l'homme doit se résigner à laisser cohabiter en lui des tendances contradictoires. On ne ramène pas de force sa conscience à l'unité.

Après l'enivrement de la lecture de l'Évangile et aussi de celle de Dostoïevski, après une dernière intense période de mysticisme, Gide a compris qu'il ne parviendra jamais à réduire complètement les antinomies de sa nature.

La vie seule peut rapprocher les idées contraires, et chaque jour davantage, pareilles à des galets qui s'entre-choquent mais dont les angles s'arrondissent et s'adoucissent sous l'influence de chaque marée. Par ce progrès douloureux, lent et continu, l'homme réduit les forces contraires qui luttent en lui et tend peu à peu à l'équilibre, plus loin encore, à la sérénité. [151]


CHAPITRE III

 

LA PASSION AMOUREUSE ET LE PLAISIR

 

 

 

Gide ne dépeint jamais la grande passion charnelle, maladie fatale qui désorganise l'existence. La seule fois où il présente cet amour, c'est pour montrer son caractère égoïste et ses ravages. Lady Griffith est attachée tout entière par les sens à Vincent, et cet attachement forcené, qu'elle exprime avec emphase, paraît monstrueux à Gide. C'est une femme fatale, nietzschéenne frénétique, qui vit dans un luxe quasi démoniaque ; c'est un personnage exceptionnel dans l'œuvre de Gide. Elle a en vue, non pas le perfectionnement moral de son amant, mais ne cherche qu'à le faire réussir socialement. Le malheureux Vincent éprouve que « du rassasiement des désirs peut naître, accompagnant la joie... une sorte de désespoir ». Aussi leur amour se transformera bientôt en jalousie, la jalousie en haine « féroce », en corps à corps. Tandis qu'ils remontent en yacht, un fleuve africain, Vincent jettera Lady Griffith par-dessus bord, et lui-même deviendra fou... Tel serait l'abîme où mène la passion lorsqu'elle prend sa source dans les sens.

L'amour que décrit Gide est une pure adoration de l'homme pour la femme, un désir de se dévouer pour elle, de forcer son estime. C'est l'amour d'André Walter pour Emmanuèle, [152] de Jérôme pour Alissa, de Bernard pour Laura, ou bien encore d'Edouard pour Olivier (car peu importe le sexe de l'objet adoré). Cependant, l'amant ne reste pas chaste ; mais il cherche le plaisir, en dehors de sa passion, avec des créatures de rencontre...

Cette dissociation, si caractéristique chez les personnages de Gide, entre l'affection tendre et l'attirance sensuelle, l'amour de l'âme et l'amour du corps, semble due à l'influence chrétienne. Ayant placé l'âme tellement haut et le corps tellement bas, l'homme n'arrive plus à les réunir... La chair est pour lui si abhorrée, si méprisable qu'il devient incapable d'éprouver un désir pour la femme qu'il chérit et qu'il admire ; il n'ose plus, dit Bernard, la toucher du bout des doigts ; il aurait l'impression d'une « profanation ». Son éducation a créé en lui une invincible timidité, une peur, un « complexe » d'infériorité. Il ne se sentira à l'aise et ne pourra se laisser aller au désir de son corps qu'avec des êtres qu'il n'a pas besoin d'estimer, d'une classe sociale au-dessous de la sienne, qu'avec des enfants ou des prostituées. Le boy algérien que Michel préfère est « souple et fidèle comme un chien ».

Dès lors on saisit mieux l'attitude apparemment contradictoire des personnages de Gide devant le plaisir uniquement charnel. Pendant longtemps l'adolescent ne comprend pas sa dualité intérieure. « Vous allez me dégoûter par avance, et de moi-même, et de la vie », s'écrie Bernard quand Laura, la femme vénérée par lui, lui parle des exigences de sa chair. Quand Olivier raconte à un camarade sa première nuit avec une fille : « Eh bien ! mon vieux... [c'était] horrible... Après j'avais envie de cracher, de vomir, de m'arracher la peau, de me tuer. » Retenu par toutes sortes d'inhibitions et d'inconscients préjugés moraux, le désir de l'adolescent hésite, erre, se cherche. Cependant lorsqu'il a trouvé enfin un être passif, devant lequel il ne craint pas de se livrer à la joie des sens, c'est l'ivresse. Merveilleuse nuit que celle de Bernard avec la petite Sarah, une fillette provocante et dévergondée ! Émotion intense que celle de Michel lorsqu'il rencontre les jeunes enfants [153] de Biskra ; sa grande et noble passion pour sa femme, Marceline, ne l'empêchait pas de songer au suicide, mais les êtres soumis et passifs avec lesquels il peut connaître le plaisir le ramènent à la joie de vivre.

Ce plaisir sensuel n'a rien du plaisir païen, associé, lui, au contraire, au sentiment et à l'intelligence. Dans le plaisir de Michel il y a celui d'avoir surmonté le péché, de s'être dégagé du scrupule, d'avoir vaincu en soi l'appréhension ; la conscience libérée flotte dans un océan de bonheur. Plaisir éphémère cependant : Bernard quitte Sarah dès l'aube de leur première nuit ; de même Lafcadio abandonne au matin Geneviève. « Non pas l'amour Nathanaël, mais la ferveur. » Tout attachement durable pour ces créatures insignifiantes paraît impossible au héros gidien. Son cœur et son esprit sont orientés vers une femme pour qui il brûle d'un amour dit « platonique ».

Cette dualité de l'amour, si caractéristique chez Gide, est dominante dans la société chrétienne. Tel était l'amour des chevaliers du Moyen Age pour leur dulcinée, celui de Dante pour Béatrix, qu'il n'a rencontrée qu'une seule fois lorsqu'elle avait huit ans, celui de Pétrarque pour Laure, qu'il n'a guère entrevue également qu'un jour dans une église, et qu'il a refusé d'épouser, dit-on, pour mieux la vénérer. L'amour romantique de Nerval pour Aurélia garde ce caractère. Musset souffre de ne pouvoir renoncer à la débauche et de salir ainsi l'objet idéalisé de sa passion. C'est encore le sujet d'Elle et Lui, de George Sand. Le poète de cette époque soupire désespérément pour la bien-aimée tandis qu'il lutine la grisette. Baudelaire adressait à madame S... qu'il avait rencontrée dans un salon, ses plus magnifiques poèmes : « Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne... » Lorsqu'elle s'offrit à lui, il s'enfuit comme le Joseph de la Bible, pour aller rejoindre une négresse ou une prostituée, les seules femmes avec qui il osait prendre du plaisir, à qui il ordonnait de « se taire » et auprès desquelles il rêvait de madame S... :

 

Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,

Je me pris à songer près de ce corps vendu

A la triste beauté dont mon désir se prive...

 

Gide a senti la tristesse de cette division intérieure qui oblige l'homme à répartir sur plusieurs ce qu'il voudrait ne donner qu'à un seul être : il est contraint de renouveler continuellement les créatures de son plaisir ; et, ce qui est plus grave, sa passion platonique reste perpétuellement insatisfaite...

Ainsi l'amour d'André Walter pour Emmanuèle, attachement tendre d'enfant, cherche en vain à se prolonger. Gide a pour le dépeindre, malgré son style trop éthéré de l'époque, des touches délicates. Cet amour se nourrit de lectures en commun, du sentiment de la nature ; il est fait d'effusions éperdues, la main dans la main, la joue contre la joue, sur lesquelles glissent de douces larmes de joie. « La vraie vie, déclare le héros, n'avait pas de ces enlèvements. » Mais la « vraie vie » va bientôt manquer à ces deux enfants. Pour se rapprocher davantage, ils apprennent la poésie ou la musique ensemble, ils veulent avoir les mêmes souvenirs, devenir pareils l'un à l'autre. Illusoire similitude ! L'amour ne réunit, au contraire, comme l'a écrit Schopenhauer, que deux êtres qui s'opposent et se complètent, qui doivent lutter l'un contre l'autre pour se conquérir. Dans les Cahiers d'André Walter, les âmes, presque identiques, n'arrivent cependant pas à fusionner ; « elles se heurtent ou se croisent », ou bien elles cheminent parallèlement à perte de vue. De même, deux amis cherchent dans l'amitié ce qu'elle ne peut donner. Ils n'ont qu'un moyen d'échange : la conversation ; ils la prolongent inutilement ; l'un raccompagne l'autre chez lui et n'arrive pas à le quitter : il semble espérer et attendre, dans une artificielle excitation intellectuelle, une sorte de choc, une émotion réelle qui ne vient pas, qui ne peut pas venir. L'amitié n'est qu'un sentiment d'amour impuissant.

Quand Emmanuèle épouse un étranger, Walter n'est pas jaloux. « Jaloux de quoi ? » avoue-t-il. Quand elle meurt, il [155] paraît ne pas souffrir : « Elle meurt ; donc il la possède. » Il semble se réjouir de pouvoir s'écrier : « Seigneur, je suis pur, je suis pur, je suis pur ! » Cependant, dans le Cahier Noir, qui fait suite au Cahier Blanc, le héros nous fait part de ses pénibles luttes contre les appels de la chair...

Dans La Porte étroite, l'amour de Jérôme et d'Alissa devient un véritable amour chevaleresque. C'est par l'héroïsme, par l'ascétisme que les deux âmes cherchent à atteindre la pure étreinte spirituelle. Malgré la passion qui attache l'un à l'autre les deux jeunes gens, ils rivalisent dans l'art de se fuir...

Si les amants se fuient, c'est qu'en présence l'un de l'autre, ils éprouvent une gêne intolérable, ils craignent de rester seuls ensemble et « de n'avoir plus rien à dire ». L'anxiété de Jérôme devant Alissa est telle qu'il se sent soulagé, tranquille, presque heureux, capable de travailler à nouveau dès qu'il l'a quittée: Ton « amour était surtout un amour de tête, un bel entêtement intellectuel de fidélité », lui écrit la jeune fille par dépit, sans croire à ces mots, pourtant si justes. Dans la dernière partie du roman, le mirage de cet amour se dissipe : nous nous rendons compte, par le Journal d'Alissa, que la jeune fille n'avait d'autre véritable désir profond que de céder au jeune homme, de tomber dans ses bras.

La passion d'Edouard pour Olivier est encore de même nature. Si elle nous paraît plus réelle, c'est qu'un désir attire le romancier vers le jeune homme. Dès leur première rencontre, c'est « le coup de foudre ». — J'ai senti que son regard, écrit Edouard, « s'emparait de moi et que je ne disposais plus de ma vie ». Mais lorsqu'Édouard est devant son neveu, son désir est inhibé par une telle gêne, gêne d'ailleurs réciproque, que leur amour semble se transformer, dès le début, en passion idéale, ou plus exactement morale : le désir d'Edouard est d'amener le jeune homme à s'élever, celui d'Olivier de se faire estimer par Edouard. C'est pourquoi les mots : estime, mésestime, juger, méjuger, reviennent sans cesse dans la bouche des deux personnages...

Malgré leur caractère sentimental et intellectuel, il y a cependant [156] dans ces passions un instant unique, où les amants connaissent la plus grande joie, une joie analogue en apparence à celle qui peut être atteinte dans le plaisir charnel : la conscience est brusquement libérée des contraintes morales ; timidité, pudeur, craintes, qui peuvent arrêter le désir sexuel aussi bien que le pur désir du don de soi, toutes ces inhibitions tombent brusquement ; de l'individu jaillit un élan qui s'exalte et devient contagieux. C'est le moment où l'amant voit son dévouement compris, reconnu, accepté par l'être aimé. Au cours d'un banquet, l'ivresse ayant aidé enfin Olivier à dominer sa gêne, il se jette, reconnaissant, « frémissant de détresse et de tendresse » vers Edouard et, « pressé contre lui » sanglote : « Emmène-moi ! » Parvenu à l'oubli de soi, il a atteint un état de lyrisme, d'inspiration, d'enthousiasme suprême, de « visitation divine », déclare Olivier, et, dès lors, il ne songe plus qu'à s'anéantir.

Le lendemain du banquet, Edouard le trouve à moitié évanoui dans la salle de bains, où le robinet à gaz est ouvert. « Je comprends qu'on se tue, a déclaré Olivier la veille, mais ce serait après avoir goûté une joie si forte que toute la vie qui la suive en pâlisse, une joie telle qu'on puisse penser : Cela suffit. »

Dans La Porte étroite, Jérôme et Alissa sont parvenus, eux aussi, à un instant suprême, tel qu'on ne souhaite plus « rien au delà, » et que les amants songent : « Assez ! Pas davantage. Ce n'est déjà plus aussi suave que tout à l'heure... »

Rien n'est peut-être plus dangereux que l'extase : elle mène au bord de la vie et enlève dès lors le désir d'y rentrer. La joie humaine est tellement négative que l'extase parfaite des mystiques, notamment des Indous, les entraîne parfois dans la mort. (110) Mais entre deux êtres de chair, cette espèce d'enlèvement de l'amour sans le désir de la possession porte à faux, prend un caractère artificiel, dénaturé et l'extase, quand elle se produit, cherche à se rapprocher inconsciemment, mais en [157] vain, de la véritable extase mystique ou de l'extase physique.

Il n'est donc pas surprenant qu'après cet instant suprême, la passion d'Edouard et d'Olivier prenne fin. Le roman continue, mais nous ne retrouvons plus les deux personnages ensemble. Leur amour a-t-il cessé d'être ? Ou bien, n'ont-ils, eux aussi, « plus rien à dire » l'un à l'autre ?

Comme il s'est « sublimé » dès le début, il atteint, après la première véritable rencontre des amants, un sommet tel qu'il ne peut pas redescendre sur terre. La scène du banquet est, pour Olivier et Edouard, la scène de l'aveu, mais c'est aussi la scène finale de leur amour.

La passion qui naît du désir physique, qui le satisfait, peut prendre une autre profondeur. L'intimité charnelle subsiste à travers l'affection tendre, qui succède au désir. L'amant conquiert, — puis s'oublie dans la femme qu'il aime. Toutes ses aspirations fusionnent en elle ; la passion agrège toutes les images du moi ; elle permet à l'individu d'être lui-même.

Sans doute tout amour est douloureusement imparfait. C'est en regardant Albertine dormir que Proust calme son sentiment de jalousie et trouve sa plus grande joie. Edouard connaît son plus grand bonheur au moment où, dans un besoin éperdu de don, il ramène Olivier, à moitié asphyxié, à la vie, comme on fait pour un noyé ; où il lave « le haut du corps et le visage » du jeune homme, couverts de vomissure. Il faut se dévouer, dit la Vierge Folle de Rimbaud « Quoique ce ne soit guère ragoûtant... chère Ame ». C'est qu'il y a toujours une étrange disproportion, une absence de coïncidence entre notre exaltation intérieure et les pauvres gestes matériels qui l'expriment. Cependant si, dans l'œuvre de Gide, l'amour donne parfois une impression si décevante de tristesse, si les moments de joie paraissent particulièrement éphémères, c'est que l'auteur n'est pas parvenu à retrouver dans la passion l'unité profonde de sa conscience. [158]

 


CHAPITRE IV

 

CORYDON

 

 

 

Nous avons considéré, dans le précédent chapitre, l'amour attachant l'un à l'autre, dans les romans de Gide, tantôt des personnages du même sexe, tantôt de sexes différents. C'est que la psychologie amoureuse reste la même chez les uns comme chez les autres. Autrement, la supercherie devrait apparaître aussitôt dans toutes les transpositions de sexe des personnages, auxquelles se livrent si souvent les romanciers pour ne pas choquer la pudeur du public. Ce qui semble invraisemblable dans l'amour de Proust pour Albertine, ce sont des circonstances de temps, de lieu, de milieu social, mais l'analyse de la passion, dans ses grandes lois (cristallisation, jalousie, etc.), est d'une vérité tellement générale que certains esprits, même prévenus, se refusent à croire que le personnage réel, dont Proust s'est inspiré pour recréer Albertine, ait été du sexe masculin.

C'est donc essentiellement du point de vue moral que la question de l'inversion s'est posée à Gide. Nous avons dit, dans la première partie de ce livre, comment Gide a été amené, avec courage, à discuter publiquement le problème dans Corydon, puis à parler de lui-même dans Si le Grain ne meurt. — Puisque je considère, nous dit-il en substance, que l'inversion [159] n'est pas un amour immoral, pourquoi n'oserai-je pas, sans détour, sans fiction, parler de ma vie sexuelle ?

Wilde, Krupp..., Eulenburg, déclare Corydon... « tous ont nié ; tous nieront... On a le courage de ses opinions ; de ses mœurs, point. On accepte bien de souffrir, mais pas d'être déshonoré ».

L'aveu de Gide a été pourtant considéré comme une provocation, ou pis ! comme le résultat d'une obsession. On n'a guère compris que, ce que revendiquait Gide, c'était simplement le droit au naturel, but de sa vie. Ce que je souhaite, ajoute Corydon, c'est « quelqu'un qui... sans forfanterie, sans bravade, supporterait la réprobation, l'insulte ; ou mieux, qui serait de valeur, de probité, de droiture si reconnues que la réprobation hésiterait d'abord... ».

En fait, la réprobation n'a pas hésité : elle a été quasi unanime. Gide a-t-il complètement échoué dans son entreprise ? Non seulement l'auteur n'est pas « déshonoré », mais il est admiré aujourd'hui. Comment expliquer l'attitude du public ?

Il n'est pas de plus puissants préjugés que ceux qui sont dictés par nos réactions de pudeur et de dégoût sexuel. « On a toujours le plus grand mal à comprendre les amours des autres, écrit Gide, leur façon de pratiquer l'amour. » Et c'est pour cela « que sur ce point les incompréhensions sont si grandes, et les intransigeances si féroces ». Celles-ci étaient telles, avant la guerre, qu'il était impossible de poser la question de l'inversion, sous quelque forme que ce soit, dans une œuvre littéraire, — que l'audacieux Zola lui-même, tenté par ce sujet, a reculé, — qu'un médecin qui cherchait à étudier ce problème en savant, perdant toute objectivité, laissait éclater son mépris et son horreur pour l'objet même de son étude.

Aujourd'hui les idées du public se sont en partie modifiées. La frénésie de l'époque d'après-guerre dans certains milieux, l'influence de la psychiatrie, et, en littérature, les ouvrages de Proust et de Gide, ont amené tout un public à ne plus considérer l'inversion comme un vice, mais comme une sorte de maladie. L'écrivain peut à présent parler des « sodomites » s'il [160] voit en eux les enfants d'une race maudite, s'il les dépeint comme les victimes de leurs propres désirs et de la société qui les traque. La société aime à sympathiser avec ses victimes, (d'où le succès des ouvrages sur le bagne). C'est le ton douloureux de Proust dans Sodome et Gomorrhe qui a fait accepter le sujet. Il y a là un progrès de l'opinion : l'inversion a perdu son caractère immoral ; elle entre dans le domaine de la pathologie. C'est ce qui explique que le public, malgré la publication de Si le Grain ne meurt, puisse estimer un écrivain comme Gide et que quelques-uns aillent même jusqu'à admirer son courage.

Mais Gide est allé plus loin. L'inversion non seulement n'est pas un vice, mais elle ne lui apparaît pas contre nature ; elle est, pour lui, aussi naturelle que le désir hétéro-sexuel. A la fin de Corydon, il évoque les amours des anciens Grecs, les éphèbes aux vertus héroïques, que l'on rencontrait dans les gymnases, qui inspirèrent les poètes, les philosophes, les sculpteurs du temps et qui donnèrent naissance à quelques-unes des grandes œuvres d'art. Quand parut Sodome et Gomorrhe, Gide ne reconnut pas cet amour dans les tragiques et repoussantes peintures proustiennes. Au cours d'une conversation amicale avec l'auteur, il lui reprocha d'avoir poussé au noir son tableau de Sodome, et Proust, avec sa gentillesse coutumière, déclara aussitôt qu'il avait épuisé, en effet, en travestissant les jeunes-gens en « jeunes filles en fleurs », toutes les couleurs claires de sa palette : grâce, charme, jeunesse.

L'inversion dont parle Gide serait-elle tout autre que celle qu'a décrite Proust ? L'un présente des malheureux êtres obsédés ; l'autre quelques-uns des plus beaux types humains. Si nous nous plaçons à notre époque, à Paris même, si nous nous rendons dans un des lieux où se rencontrent habituellement les invertis, dans le promenoir de tel music-hall, par exemple, ce sont les descriptions de Proust qui semblent les plus proches de la réalité : des êtres au regard inquiet se frôlent dans la demi-obscurité. Les regards se croisent et s'entre-croisent. Tous les yeux paraissent briller et jeter des lueurs. Ici, un homme [161] énorme, géant corpulent et ventru, à grosses moustaches, saisit le bras d'un grand, jeune et mince garçon blond, qui sourit béatement en faisant semblant de suivre le spectacle. Là, à l'écart, sur une banquette, un vieux monsieur aux cheveux grisonnants, et rendu plus respectable encore par son pince-nez, est entouré de trois jeunes gens de petite taille, qui rient et poussent des cris. Le couple inverti nous donne la grotesque impression de parodier le couple normal. La jeunesse des êtres est ici trompeuse. Beaucoup d'entre eux n'ont d'elle que l'apparence, qui semble due souvent au rachitisme ou à un arrêt de développement. Cependant voici quelqu'un qui s'enfuit tout à coup, de peur d'être reconnu en ce lieu par des spectateurs de l'orchestre. A la porte du music-hall quelques voyous, calicots endimanchés, aux cheveux luisants de pommade, attendent sur le trottoir... A la vue de ce spectacle, il semble difficile d'évoquer le bel adolescent grec...

Comment Gide est-il parvenu, dans Corydon, à défendre sa conception de l'inversion ? Corydon est certainement l'ouvrage que la critique considère comme le plus faible des livres de Gide. On n'a voulu y voir qu'un plaidoyer de l'auteur. Toute la seconde partie de l'essai est, en effet, une défense de l'inversion. Mais la première partie est une étude objective et générale de l'instinct sexuel. Gide, qui s'est toujours intéressé à l'histoire naturelle, est parvenu, par l'observation personnelle et des lectures, à des résultats d'une précision et d'une prudence remarquables : ses conclusions coïncident sur plus d'un point avec les travaux de Freud, alors inconnus du public français.

L'instinct sexuel, explique Gide, n'est pas une tendance simple, unique et précise qui attire, dans l'ensemble du règne animal, un sexe vers l'autre ; ce n'est pas un instinct qui se déclenche avec la netteté impérative et catégorique d'un réflexe. Et Gide, appuyant cette remarque sur une quantité de faits précieux, montre tantôt le nombre des mâles considérablement supérieur au nombre des femelles, tantôt les femelles, en état de rut, quelques jours par an seulement. Ainsi on ne voie, [162] nulle part dans la nature, dit-il, de liaison absolue entre le plaisir sexuel et la procréation. Les espèces cherchent uniquement la volupté, par quelque mode que ce soit. L'acte de procréation « parmi la plus déconcertante profusion n'est, le plus souvent, qu'un raccroc. »

Étudiant ensuite la sexualité chez l'homme, il constate que celle-ci reste longtemps sans objet précis. La femme, pour attirer l'homme, se sert de « l'artifice », de « l'ornement et du voile ». La civilisation parfait le reste. Ce n'est que par suite « de conseils, d'exemples, d'invitations, d'incitations, d'excitations, et de toutes sortes », que la société parvient à « maintenir au coefficient voulu l'hétérosexualité humaine ». Si un jeune homme, une fois adulte, ne cherche l'amour qu'avec les femmes, c'est que toute son éducation l'a sollicité vers le sexe féminin ; c'est qu'elle n'a été qu'une suite « d'injonctions » et de « prescriptions » qui l'ont amené à considérer la femme comme le seul objet d'amour possible.

Les théories freudiennes aboutissent aux mêmes conclusions. « Vous tombez dans l'erreur, écrit Freud, qui consiste à confondre sexualité et reproduction. » L'instinct sexuel est de « nature complexe ». Il ne sort pas de l'individu tout formé à l'âge de la puberté, comme Minerve de Jupiter, mais se constitue lentement, de la naissance à l'âge adulte, sous l'influence de modifications de l'organisme et d'inhibitions psychiques, (substitutions, sublimations, etc.). Or, ajoute Freud, (et c'est ce que pensent aujourd'hui un grand nombre de psychiatres), il y a dans chaque homme, jusqu'à l'époque du plein développement de la puberté, une période pendant laquelle l'adolescent est indifféremment attiré vers l'un ou l'autre sexe. C'est essentiellement sous la contrainte inconsciente des lois morales et de l'opinion qu'il est porté, à l'âge adulte, vers l'hétérosexualité.

Dès lors, on comprend aisément l'inversion dans la société grecque, où les femmes restaient enfermées au gynécée, où seul l'homme était considéré comme un être de valeur. Mais comment, à notre époque, un adolescent peut-il échapper à l’influence [163] si puissante de l'éducation, qui, comme Gide l'explique, le ramène, par tous les moyens, au culte féminin ? Comment est-il possible qu'il soit attiré par son propre sexe jusqu'à oser braver la réprobation de l'opinion ?

Ce problème mystérieux, Gide ne l'a pas soulevé, et c'est la grande lacune de son livre. Freud, lui-même, avoue que la psychanalyse n'a pu présenter ici que des suggestions. Il pense que l'instinct sexuel, chez l'inverti, a subi une sorte d'arrêt dans son développement, est resté au stade primitif, où cet instinct, encore diffus, attire l'être vers lui-même ou vers son propre sexe. Si l'éducation hétérosexuelle n'a pas influencé l'instinct, c'est que l'individu n'a pas su, dans son inconscient, rompre avec son enfance ; il s'est trop attaché à elle, attachement dû lui-même, ajoute Freud, à l'amour trop tendre ou trop sévère de la mère pour son fils. Il est curieux de remarquer qu'une mère a joué effectivement dans l'enfance de Gide, comme dans celle de Proust, un rôle très important.

L'inversion, telle qu'elle apparaît de nos jours, est-elle « contre nature » ? Ces mots « contre nature » n'ont guère de sens, car tout ce qui est, est dans la nature. Il serait plus exact de demander si l'inversion est, aujourd'hui, une perversion de l'instinct sexuel. C'est bien sous la rubrique des perversions que Freud l'étudié.

Cependant un simple arrêt dans le développement de l'instinct est-il véritablement une maladie ? Non, répond Freud ; il n'y a pas névrose lorsque l'inversion n'est pas liée elle-même à d'autres déviations, lorsque l'ensemble des fonctions et des activités de l'individu n'a pas subi en même temps d'autres graves altérations.

Ainsi l'inversion ne constituerait pas, en soi, même aujourd'hui, un cas pathologique. Elle n'est sans doute pas plus anormale que la dissociation, due à l'influence de notre société chrétienne, entre les sens et les sentiments dans un même individu. Sans doute la plupart des invertis sont aujourd'hui, en fait, des êtres tarés, parce que leur perversion sexuelle est accompagnée par d'autres perversions (fétichisme, sadisme, impuissance...) et par d'autres troubles physiologiques (rachitisme, etc.). Ce sont ces êtres-là que l'on rencontre surtout dans le promenoir de tel music-hall et qui expliquent la pénible et douloureuse impression qu'ils provoquent lorsqu'on les voit réunis. Il n'est pas possible de les négliger, car ils constituent probablement, dans notre société, l'immense majorité des invertis.

C'est parce que Gide n'a pas parlé d'eux (sinon incidemment dans une note) qu'il n'est pas parvenu à convaincre son lecteur. Celui-ci n'aperçoit pas la remarquable analyse que l'auteur a faite de l'instinct sexuel. Il est regrettable que Gide, après avoir parlé de la « bisexualité » de l'adolescent, — au lieu d'expliquer comment, malgré l'éducation de notre société, certains individus sont attirés par leur propre sexe, — ait fait immédiatement la critique de cette éducation hétérosexuelle, qu'il a opposée à celle de la Grèce antique. Il a trop rapidement transposé le problème du plan psychologique sur le plan social et moral. Sans doute les deux aspects sont étroitement liés. Il n'en reste pas moins vrai qu'à la question : l'inversion est-elle aujourd'hui une perversion de l'instinct sexuel ? Gide n'a fait qu'un commencement de réponse.

Mais comme ses travaux ont devancé, en quelque sorte, certaines grandes conceptions de la psychiatrie moderne, celle-ci peut nous aider à compléter l'étude de Gide. Pour la psychanalyse, il y a une infinité de formes d'inversion, dont les cas extrêmes sont, d'un côté, morbides, tandis qu'à l'autre extrême, l'inversion n'est plus que l'expression d'une des tendances bi-sexuelles de l'homme, tendance qui peut s'exprimer librement dans une société sans préjugés.

Gide termine Corydon par une évocation de la Grèce. Mais l'inversion dans l'antiquité, qui n'était due qu'au mépris où était tenue la femme, n'a plus de sens pour nous. La société contemporaine a libéré la femme de l'esclavage et tend à lui rendre sa personnalité. La femme peut-elle devenir l'égale de l'homme ? Un Platon l'exclurait-il encore de l'amour ?

Ce que la Grèce peut nous enseigner par contre, c'est l'union [165] de la chair et de l'esprit, ou, plus exactement, l'élévation progressive de la passion vulgaire, l'élan que l'amour communique aux âmes étant dirigé et contenu, l'inspiration du cœur conduisant à la vertu, le désir fou à la sagesse, le délire à une sorte d'extase initiatique.

Deux préjugés semblent avoir longtemps emprisonné la passion : le préjugé antique contre la femme ; le préjugé chrétien contre la chair. Dégagé de ces idées préconçues, l'amour serait enfin libre et le problème de l'inversion ne serait plus qu'un problème social. [166]


QUATRIEME PARTIE : LA CRITIQUE SOCIALE

 

CHAPITRE PREMIER

 

L’INDIVIDU ET LA SOCIETE

 

 

 

« Les questions politiques, a écrit Gide en 1923, me paraissent moins importantes que les questions sociales ; les questions sociales moins... importantes que les questions morales... Il sied de s'en prendre moins aux institutions qu'à l'homme et... c'est lui d'abord et surtout qu'il importe de réformer. » Cependant, dans ses romans, comme dans ses essais, Gide a été souvent amené à faire la critique de quelques-unes des grandes institutions de la société contemporaine.

Cette critique part d'idées générales, que Gide n'a souvent pas développées, mais que nous voudrions tenter de reconstruire pour mieux comprendre la portée de chacune de ces critiques particulières. Le mot reconstruction est sans doute ambitieux : il ne peut s'agir que de quelques très brèves remarques qui indiqueront l'orientation générale de la pensée sociale de Gide.

 

« L'individu contre la société... » Cette formule individualiste, du faux individualisme, paraît à l'opposé de la pensée de Gide. Elle implique toute une conception rousseauiste de l'histoire [167] et de la préhistoire : à l'origine des temps, les hommes auraient vécu en bons sauvages et parfaitement heureux dans un splendide isolement, dans un idéal état d'anarchie. Mais un jour, ils ont accepté la civilisation et perdu la liberté. L'individu serait devenu l' « ennemi des lois ». Les lois seraient donc, dans l'actuel état de société, un mal inévitable, dont il faudrait réduire autant que possible l'étendue. C'est ainsi que toute une lignée d'écrivains, depuis le XVIIIe siècle, ont abouti au « libéralisme » : dans une société où régnerait un libéralisme complet, l'individu se rapprocherait, en effet, de l'originel état d'anarchie perdu. (111)

Cet individualisme libéral repose cependant sur des fondements, aujourd'hui ruinés. Déjà Spinoza a déclaré très justement qu'un individu livré à lui-même, seul dans une forêt, est moins libre que dans une prison. L'individu a besoin de la société. Non seulement il ne serait pas libre sans elle, mais il n'existerait pas. Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire, on ne trouve pas de bons sauvages vivant en Robinsons. Les études sur les primitifs ont confirmé cette vérité. La société n'apparaît jamais comme une addition d'individus isolés, autonomes et indépendants, mais comme une réunion d'êtres sociaux. Elle constitue elle-même un être collectif, qui se reflète réellement dans la conscience de chacun de nous. Il y a dans chaque individu des aspirations sociales et des aspirations individuelles. La véritable question devient celle-ci : comment l'homme peut-il concilier en lui les unes et les autres ?

Gide a répondu : « C'est en étant le plus particulier qu'on sert le mieux l'intérêt le plus général », mais cette vérité, ajoute-t-il, doit être fortifiée par la suivante : « C'est en se renonçant qu'on se trouve ». [168]

En développant en lui ce qu'il a de plus particulier, en se spécialisant, l'individu sera amené à tenir dans la société le rôle irremplaçable que la nature lui a assigné. (112) On est ainsi conduit aux idées de division du travail et de coopération. Sans doute ces idées, c'est moi qui les déduis de la pensée de Gide, mais il me semble bien qu'elles y sont implicitement contenues.

On pourrait dire encore : être particulier, c'est prendre conscience de soi. « Les mœurs seraient bien changées, écrit Valéry, si toutes les démonstrations et les actes extérieurs, paroles, etc., étaient jugés selon le plus ou moins de conscience qu'ils supposent dans leur auteur, si tout ce qui échappe et se fait sans contrôle de soi était considéré honteux, » j'ajouterai : était considéré comme le seul crime, qui contient nécessairement tous les autres.

En ce sens l'individualisme n'est évidemment qu'une tendance limite, car seul un Dieu pourrait être parfaitement conscient, et parfaitement collaborer avec d'autres dieux. Mais si la société assignait à chaque homme cet idéal, nous assisterions à une extraordinaire révolution.

 

Et cependant la société, considérée à travers l'ensemble de l'histoire (en tenant compte des périodes de décadence et de réaction), semble évoluer peu à peu vers cette forme d'individualisme.

Dans le clan primitif, tous les membres étaient soumis aux mêmes commandements religieux. A cette cohésion, obtenue par la réunion d'individus, identiques les uns aux autres, est [169] venue s'ajouter une cohésion organique encore bien imparfaite, d'individus différenciés coopérant à un même but social. (113) Jadis le crime était puni en soi et la punition était, en général, sans rapport avec le degré de conscience du criminel. Mais à cette responsabilité objective se superpose aujourd'hui une responsabilité individuelle, encore bien rudimentaire. (114)

C'est la lutte contre l'extraordinaire lenteur de l'évolution sociale vers le véritable individualisme qui explique peut-être le fond et l'unité de toutes les critiques sociales de Gide.

La plupart des institutions contemporaines nous apparaissent comme de très anciens monuments, recrépis à neuf par quelques réformes. Education de l'enfant, famille, religion, justice, patrie reposent encore sur le principe d'autorité, sur le vieux dogmatisme d'origine religieuse, sur la soumission de l'esprit, sur tout un système de peines et de récompenses. Celui qui se distingue, dit le frère de l'Enfant prodigue, est « fruit de démence et d'orgueil ». L'affinité du sang, l'attachement à un même sol, le culte des ancêtres doivent ramener l'individu, par réductions successives, au type moyen de la société. C'est toujours la vieille morale par similitude : chacun doit ressembler à chacun. Ne suffit-il pas de considérer les lycées sombres, les casernes, les prisons, toutes les grandes bâtisses de l'État, aux murs monotones troués de fenêtres identiques, pour comprendre que l'individu est appelé à y perdre son âme, sa raison d'être ? C'est ainsi qu'on est arrivé à croire que le régime militaire est le modèle de la vie sociale.

Ce sont cependant ces vieilles institutions qui sont défendues, aujourd'hui encore, par certaines classes de la société ; autrement leur maintien dans la durée ne s'expliquerait pas. Si Gide ne les a pas attaquées directement, il a dénoncé avec sérieux, ou plus souvent avec ironie, l'esprit des milieux qui les soutiennent. « Crustacé », tel est le nom que Lafcadio [170] enfant et son ami Protos ont donné à tous ces gens respectables, enfermés dans leur carapace, nationalistes, défenseurs du culte des morts, juges imbus de leur toute-puissance, époux, qui vivent sur l'idée d'honneur conjugal, pères, qui s'appuient sur leur autorité... Le « crustacé », c'est l'homme qui incline la raison sous la règle, s'effraie de l'esprit critique, enrégimente l'individu pour qu'il répète ce qui a été fait et ce qui se fait autour de lui. Toujours prêt à céder à l'opinion, c'est le traditionaliste, le « conformiste ». Bien casé et tranquille dans sa maison, dans sa profession, dans la vie, il ne court pas de risque. Il a remplacé l'esprit par la lettre ; l'homme par l'uniforme ; le progrès intérieur par la montée en grade, les honneurs et les décorations. Son égoïsme reste intact, parce qu'il ne sait pas ce que signifient ces mots : se renoncer, car pour renoncer à soi, il faut d'abord être soi, tandis qu'il s'est supprimé une fois pour toutes.

En politique le « crustacé » est presque toujours un conservateur. « Les partis conservateurs, écrit Gide dans une étude sur l'Avenir de l'Europe, s'abusent s'ils estiment pouvoir loger l'avenir dans les institutions du passé, car les formes vieilles ne peuvent convenir aux forces jeunes. » Dans notre société où l'aspect industriel et économique de la vie évolue avec une rapidité telle que rien d'immuable ne semble pouvoir se maintenir, il y a encore des esprits pour croire que la forme de l'État, de la famille, de la justice ne doit pas changer et qu'il faut maintenir à tout prix leur structure passée.

Il est vrai que la transformation des institutions sociales comporte des risques. La marche vers la collectivisation affranchit sans doute l'homme de l'oppression des anciens cadres, mais les nouveaux cadres nécessaires seront-ils moins tyranniques ?

Gide n'a pas parlé jusqu'à présent de ce péril. Chacune de nos institutions aujourd'hui est pourtant doublement menacée : l'individu est souvent étouffé par la famille, mais il sera peut-être étouffé par l'État. A présent, à l'âge de l'adolescence, il est obligé d'user fréquemment le meilleur de ses forces [171] en se révoltant contre les siens, mais il risque de se perdre également s'il est contraint de lutter contre l'emprise de toute la collectivité sur lui ; l'éducation idéale sera celle qui cherchera à faire de l'enfant, non pas un esclave de la famille ou de l'État, mais un être vivant, unique, irremplaçable.

 

Gide ne s'est intéressé aux questions sociales qu'au fur et à mesure qu'elles se sont imposées directement à lui. C'est comme juré qu'il s'est préoccupé du fonctionnement de la justice ; c'est comme voyageur qu'il a découvert au Congo les abus coloniaux... Quant à la famille, c'est dans son enfance qu'il s'est senti enserré par elle.

Et pourtant Gide a toujours cherché à ne pas remettre les grands principes en question.

Rien ne lui paraît facile comme de jeter tout par terre : c'est supprimer les problèmes au lieu de les résoudre.

Cependant, à mesure qu'il entre davantage dans une difficulté, il s'enhardit. Les faits eux-mêmes semblent le provoquer. Sans grand cri, sans violence, il insuffle, dans nos croyances aux institutions, le doute destructeur. Il suggère le soupçon, le scrupule. L'inquiétude qu'il éveille est plus efficace que les négations farouches. Malheur aux « livres qui concluent ! » Gide pense qu'un roman à thèse perd, en voulant démontrer, toute force de démonstration. Il souhaite qu'il reste dans un livre « de la question sans réponse ». Ce que les hommes ne peuvent supporter, c'est l'incertitude à l'égard des objets qu'ils révèrent religieusement. C'est en les arrachant à leur quiétude que les réformes deviennent possibles. Socrate, aidé de son génie familier, se contentait de poser des questions. Mais elles étaient si insinuantes qu'il fut appelé le pervertisseur de la jeunesse et condamné par sa cité. Un « Malfaiteur », tel a été le titre décerné à Gide. (115) Le scandale qu'il provoque autour de lui, mais qu'il ne cherche pas, prouve que sa méthode est bonne. [172]

 

C'est ainsi que Gide a pu se livrer à la critique de la société, sans toutefois entrer dans la mêlée politique. Pour parler à la foule, il faut que votre voix porte sans tarder : l'écrivain devient un journaliste. Sans doute il est pénible parfois de résister au désir d'une lutte plus directe et plus physique contre les abus et les erreurs de la société ; c'est cependant en demeurant dans son propre domaine, dans celui de la pensée, que l'écrivain, destructeur de conventions par nature, agira avec le plus de force. (116)

Il est des cas malgré tout, où les événements publics sont si pressants, où l'iniquité d'un spectacle s'impose à l'écrivain si immédiatement qu'il perd tout repos : dès lors, il doit entrer dans la mêlée, comme firent un Voltaire, ou un Zola. Ainsi Gide, après son retour du Congo, a lutté pendant presque un an pour tenter d'abattre le despotisme des grandes compagnies concessionnaires. Mais aussitôt l'action épuisée, il s'est ressaisi, il a refusé de répondre à d'autres appels.

C'est depuis cette époque cependant que Gide a approfondi davantage les questions sociales, non pas tels de leurs aspects particuliers, mais leurs rapports avec la vie en général.

Gide semble considérer aujourd'hui qu'il a achevé son œuvre d'imagination. C'est pour lui apporter une conclusion plus précise, plus vaste, qu'il envisage avec plus d'intérêt que jamais l'aspect positif et social des problèmes qui l'ont toujours préoccupé. Vaste et pénible investigation. Presque partout sous le couvert des lois, l'homme exploite l'homme. Est-il possible que cette civilisation dont il est si fier soit ruinée dans ses fondements ?

Gide semble amené à prendre une position de plus en plus nette devant ces grands problèmes. Il suit avec sympathie le développement de l'expérience russe, cette expérience, dit-il, [173] d' « une société sans famille et sans religion ». S'il pensait, il y a quelque temps encore, que c'est en réformant l'homme que les institutions seront améliorées, peut-être est-il prêt à croire aujourd'hui que des institutions neuves peuvent également rénover l'individu. [174]


CHAPITRE II

 

LA FAMILLE ET SON EDUCATION

 

 

 

« La famille, cette cellule sociale. »

paul bourget.

 

La famille « régime cellulaire ».

andrÉ gide.

 

 

 

Gide a vu surtout dans la famille l'institution patriarcale. Voici le père, occupé au dehors, et qui ignore tout de la vie intérieure de ses proches. La mère est absorbée par les soins du ménage, où elle doit trouver tout son bonheur. L'aîné des enfants, « sentencieux », veille au maintien de l'esprit traditionnel de la maison. L'adolescent écoute, plein d'inquiétude, les appels du lointain. Le cadet, « précoce et dégourdi », cultive en secret des pensées hostiles aux siens. Cependant, le soir, réunis autour de la table commune, ils restent étrangers les uns aux autres. Toute spontanéité est faussée par la cohabitation forcée et la contrainte des devoirs familiaux ; l'amour que pourrait créer la parenté se déforme. Ce qui domine, c'est le sentiment d'honneur conjugal, de respect filial, d'obéissance : la gêne et la tricherie...

 

C'est sur la fidélité du couple que repose cette « grande chose fermée » qu'est la famille. « De toutes les connaissances [175] humaines, a écrit Balzac, celle du mariage [est] la moins avancée ».

Dans la bourgeoisie sévère et dévote, que dépeint le plus souvent Gide, la jeune fille n'a guère évolué et se rapproche encore, par bien des traits, de celle du XIXe siècle. Le vieil appareil de précautions sociales, monté dans le but de protéger son innocence, n'a pas encore disparu. La jeune fille du monde n'a, plus ou moins consciemment, qu'une idée fixe : le mari. Le reste de sa vie désœuvrée n'est que passe-temps. Quand Éveline essaie de faire entrer son amie Yvonne au service du docteur Marchant : « Et les arts d'agrément ? lui répond-il ironiquement... Pourquoi les a-t-on inventés, sinon pour occuper les oisives ?... » Les hommes, qui considèrent la jeune fille comme une des merveilles du monde, oublient fréquemment que, sous « des préoccupations futiles », un drame se joue dans sa conscience : le drame de la jeune fille est dans son esprit grippe-époux. « C'est atroce... », dit Éveline, que les désirs de cet être, ses vertus, ses dons, « que tout cela soit subordonné au plus ou moins bon vouloir d'un monsieur, cela m'indigne ! » Éveline plaint son amie Yvonne ; elle pense à la vieille fille, ce produit de la demi-liberté que l'Occident accorde aux femmes : « Sentir en soi, tout ce qu'il faut pour aider, pour secourir, pour répandre autour de soi la joie, et n'en pas trouver le moyen ! »

Le jeune homme, de son côté, se heurte souvent à des difficultés non moins troublantes. Si les lois sociales et morales étaient observées dans une société comme la nôtre où l'adultère est condamné et où les jeunes filles devraient rester vierges, avec qui pourrait-il normalement satisfaire ses désirs, sinon avec les prostituées ? « Liaisons dégradantes », écrit Gide... Le jeune homme devrait-il garder la chasteté avant de connaître sa femme, comme font sans doute certains pasteurs ou provinciaux dans les romans de Gide ?

C'est ce couple, si peu préparé au mariage, que la société lie « par des liens indissolubles » .et que la religion consacre « pour l'éternité ». Gide a décrit avec un bonheur particulier [176] certaines cérémonies nuptiales. « Courses », « réceptions », « visites », rythment les fiançailles, « comédie du bonheur », qui ne laisse plus aux nouveaux appariés le temps de se recueillir. Les mariés sont déguisés en mariés. « Foule », « chaleur », « buffet », demoiselles d'honneur. Et, chez les puritains, le pasteur sème, dans son sermon, « le bon grain », avec un « je ne sais quoi d'ineffablement alpestre, paradisiaque et niais ».

Cependant, tout finit par s'arranger plus ou moins dans le compromis. C'est pour se sacrifier à sa sœur Alissa, que Juliette a épousé un commerçant étranger à leur milieu, énorme gaillard coloré et chauve. Elle s'évanouit en lui abandonnant pour la première fois une main glacée. « Ce mariage pourrait n'être pas si malheureux », déclarent avec assurance les proches. Et ils ont raison. Car, dès son voyage de noces, Juliette envoie une « lettre enthousiaste ». Dans quelques années, Alissa la retrouvera, entourée de plusieurs enfants, ayant oublié tous les émois de sa jeunesse, et heureuse. (117)

Quand Gide pénètre dans l'intimité du couple, il constate que l'adultère s'y est installé le plus souvent. C'est sur l'adultère que repose presque tout le roman du XIXe siècle, et presque tout le théâtre contemporain. Dans Les Faux-monnayeurs, Gide a dépeint deux ménages de magistrats, qu'on pourrait appeler des bourgeois moyens : ici, c'est la femme qui s'est enfuie un jour de son foyer, puis qui est revenue ; là, c'est l'homme qui se livre à la « petite aventure » et qui est obligé de « ruser » avec sa femme, de « dissimuler », de « mentir ». Pauline croit même devoir se faire complice de son mari, la société lui ayant enseigné que l'homme a des exigences que la morale a honte de connaître et qu'il est dangereux de laisser entièrement inassouvies. Par-dessus ces « situations fausses », la vie continue, continue...

Cependant Gide nous a présenté des couples fidèles : un couple catholique, dans L'École des Femmes. Après quelques [177] années, Éveline, qui était tout à fait éprise de son mari en l'épousant, le voit peu à peu tel qu'il est. C'est la loi même de l'amour : quand la passion prend fin, on ne reconnaît pas l'être aimé. Mais le mariage, tel qu'il est conçu par l'Église doit durer. Éveline, désormais, souffre auprès de Robert, mais son père et le prêtre, directeur de conscience de la famille, lui conseillent avant tout de « cacher » les déficiences de son mari « aux regards de tous » et de prier Dieu pour se consoler. Le devoir de l' « épouse chrétienne », c'est de se résigner.

« A quel point, écrit Gide, deux êtres vivant somme toute de la même vie, et qui s'aiment, peuvent rester (ou devenir) l'un pour l'autre énigmatiques et emmurés ! » Le mariage devient une invitation à la paresse. L'homme renonce à tout effort pour séduire : l'épouse lui appartient. Elle aussi, d'ailleurs, a renoncé. C'est dans un couple protestant, celui du vieux La Pérouse, que Gide nous a montré combien l'homme et la femme, toujours attachés l'un à l'autre, peuvent se faire « abominablement souffrir ». « N'importe quel passant qu'on croise dans la rue, s'écrie La Pérouse, vous comprendrait mieux que celle à qui on a donné sa vie. » Dans les frottements de l'existence en commun, « la vie conjugale n'est plus qu'un enfer ».

 

Dans Corydon, que Gide a écrit il y a vingt ans, c'est à une sorte de retour en arrière qu'il concluait : il voyait le rôle de la femme au sein du gynécée, se consacrant avant tout comme la nature le lui commande, à la maternité, et tirant sa noblesse de ce sacrifice d'elle-même. C'est parce que les femmes de l'antiquité n'étaient presque jamais des amantes, écrivait Gide, que les Grecs ont pu créer les « admirables figures d'Andromaque, d'Iphigénie, d'Antigone ». Presque toutes les premières héroïnes de Gide sont leurs sœurs. Elles ne vivent que par le dévouement et le don d'elles-mêmes.

Mais dans Les Faux-Monnayeurs, parus en 1926, au milieu [178] de la famille qui reste dans la tradition, apparaît une jeune fille, Sarah, qui revendique avec la véhémence de la jeunesse et l'intransigeance de la révolte, son entière émancipation : Sarah ne voit dans « la pieuse résignation » que la vieille fille, comme dans « la dévotion conjugale » qu' « une duperie », dans le mariage qu' « un lugubre marché ». Elle se déclare prête à « affronter tous les mépris et tous les blâmes ». Elle ressemble à ces jeunes filles d'Amérique ou d'Angleterre qui, par réaction contre le puritanisme, s'abandonnent frénétiquement au plaisir. Mais les impulsions brutales et éphémères anéantissent la passion exactement comme l'ascétisme. Toute réaction commence par des excès.

Les personnages féminins que Gide a créés depuis, tout en prétendant à la même liberté, la demandent avec une fermeté réfléchie. Éveline, élevée dans un milieu bourgeois, se rebelle en pensée, sans oser encore se libérer elle-même. Cependant sa fille, Geneviève, lui déclare qu'elle n'acceptera jamais de se soumettre au mariage, tel qu'il est encore institué de nos jours, et qu'elle est bien résolue « à faire, de celui dont elle [s'éprendra], son associé, son camarade ». Égale de l'homme, elle sera mise « à même de vivre d'une vie personnelle ». Il y aura dans la société un esclave de moins, un individu de plus : la femme.

Geneviève va plus loin : c'est sans réticence qu'elle ose dire à sa mère : — En renonçant à l'amour hors du mariage, « tu t'es faite l'esclave de ton devoir... d'un devoir imaginaire... je ne puis t'en être reconnaissante ». Et dans le secret de son cœur, sans le lui dire, Éveline approuve sa fille.

Sans doute, doit-elle penser, une princesse de Clèves peut nous émouvoir par sa résistance poussée jusqu'à l'héroïsme. Mais quelle signification peut avoir son « sacrifice », s'il est « inutile » ? Balzac a fait observer très justement qu'une épouse fait injure à son mari, non pas en cédant ou en ne cédant pas à sa passion pour un autre homme, mais dès le moment où elle éprouve cette passion involontaire. Pour le mari, désormais, sa femme, même si elle lui reste fidèle, devient [179] un être étranger, obsédé par des pensées qui lui échappent complètement.

Gide a été frappé de constater qu'il entre dans la jalousie traditionnelle, surtout dans celle du mari, une idée d'honneur conjugal, espèce de droit de justice, qui tient « de l'amour-propre » et qui, de ce fait, dit-il, « cesse de [m'] intéresser ». « Qu'un Othello soit jaloux, cela se comprend ; l'image du plaisir pris par sa femme avec autrui l'obsède. » Cependant, j'ai souvent entendu Gide déclarer que même cette jalousie instinctive lui paraît un sentiment fait de violence et d'hostilité, qu'il serait beau de pouvoir dominer. Ce n'est pas l'amour, passion généreuse d'épanouissement de l'individu, qui devrait être vaincu, mais la jalousie, passion dangereuse de contrainte. Il y a dans l'amour véritable un tel besoin spontané de don que celui qui est épris, n'ayant en vue que le bonheur de l'autre, acceptera son inconstance comme l'occasion douloureuse de lui prouver la force de sacrifice de son amour.

C'est dans ce sens que Gide nous proposerait de libérer le couple et le mariage s'il avait développé la question. « Le mal n'est jamais dans l'amour », dit le Pasteur de la Symphonie pastorale. C'est, au contraire, la morale du péché charnel qui, en emprisonnant l'amour, a perverti tous les sentiments, et jusqu'à l'amitié et l'affection ; c'est cette morale qui crée « notre doute et la dureté de nos cœurs », c'est elle qui a rendu les hommes moins généreux. La notion du péché charnel a été une des raisons de la sujétion de la femme. (118) [180]

Mais si Gide pense que le mal vient de notre croyance à la malignité de l'amour, s'il souhaite l'amour plus libre, il n'en conclut pas qu'on puisse dire à l'individu : — Fais comme il te plaît, mais toujours : — Surmonte-toi ! Il faut non pas prohiber les désirs, comme le veut le chrétien orthodoxe, mais les éduquer. L'homme luttera non plus contre ses passions, mais contre leur tendance à opprimer autrui. Mari et femme cesseraient d'être des policiers chargés de se surveiller réciproquement. La franchise mettrait fin aux petits mensonges de l'adultère. Et puisque la nature de l'amour est de diminuer dès qu'il ne continue pas de croître, il évoluerait enfin avec naturel en une intimité affectueuse.

 

Plus grave encore pour Gide que la situation des époux l'un par rapport à l'autre est celle de l'enfant dans le « cercle de famille ».

Jacques semble avoir été tellement réduit par la crainte et le respect que lorsque son père (le Pasteur de la Symphonie Pastorale) brise son amour pour la femme qu'il s'est choisie : « Mon père, je me suis promis de vous obéir. » A peine ose-t-il lui demander : « Puis-je connaître vos raisons ? » Ainsi sera-t-il entraîné bientôt à entrer dans les ordres. (119)

Parfois l'enfant se cabre : une première éducation puritaine a laissé au cœur d'Armand « un ressentiment » dont il ne [181] peut se guérir ; elle l'a rendu à jamais révolté, désespéré, amer et cynique. C'est de l’« horreur » et de la « haine » qu'il a pour tout ce qu'on appelle la vertu. (120)

Dans les milieux de la bourgeoisie moyenne que Gide a dépeints, l'éducation ne semble guère mieux réussir. « Les fils de parents butés sont butés plus avant encore. » Gide ajoute : « Certains s'indignent de l'alcoolique enseignant à son fils à boire qui, selon leur biais, n'agissent pas différemment. »

L'enfant, qui veut échapper à son milieu, est conduit à la révolte. Quand le petit Georges vient travailler, le soir, près de sa mère, sous la lampe : « Ce n'est pas de l'affection, dit-elle, que je rencontre dans son regard ; c'est du défi. » Comme le Prodigue, il se raidit sous la contrainte de la famille. A son tour, le plus jeune frère du Prodigue s'écrie : « Comment quelqu'un des miens saurait-il être mon ami ? »

Cependant, à vingt ans l'enfant sera livré à lui-même dans la vie ; un Alexandre Vedel, un Vincent Molinié se conduisent comme ces grands dadais de province soudain débarqués à Paris.

Gide ne pense pourtant pas que l'indulgence des parents réussisse mieux que la sévérité : « Les plus lamentables victimes sont celles de l'adulation », adulation qui se transforme facilement en une irritante et maladroite sollicitude, en « recommandations... admonestations... réprimandes ».

Finalement, ce sont les parents eux-mêmes qui souffrent de [182] leur propre erreur. L'enfant leur échappe rapidement : « On perd prise, dit Pauline, le plus tendre amour n'y peut rien. » Gide n'a pas omis ce douloureux point de vue de la mère. Trompée par son mari, Pauline l'est encore par ses fils. C'est Olivier surtout qu'elle regrette : « Sa confiance ?... je l'ai perdue !... Il se cache de moi. » N'importe quel étranger, l'enfant le préfère à ses parents, du seul fait qu'il ne ressemble pas à sa famille. Le père, également, peut être une victime. Le moins sympathique des bourgeois, Profitendieu, ne laisse pas d'émouvoir Gide. Quand Bernard a quitté la « Maison », Profitendieu, cachant « dans ses mains son visage » et « tout secoué de sanglots », balbutie : « Vous voyez..., vous voyez, Monsieur, qu'un enfant peut nous rendre bien misérables. » Tel est le « régime cellulaire » pour Gide. Je ne peux m'empêcher de voir une sorte de symbole dans l'histoire du petit Boris. Cet enfant si tendre, si fragile, si angélique, Edouard a l'inconscience, — il l'avoue lui-même — de le placer dans la pension Vedel, dans cet « air empesté » qu'on y respire « sous le couvert de la morale et de la religion ». C'est là que le petit sera bientôt amené à se tuer...

 

En face de ces adolescents, tous plus ou moins déformés par l'éducation, Gide dresse le bâtard triomphant (121) — le bâtard, « fils de l'ivresse » pour Euripide. Tout réussit au bâtard. L' « avenir lui appartient » ! « Seul il a droit au naturel. » Voyez Bernard et Lafcadio, ces adolescents au regard assuré, aux gestes souples, qui avancent avec aisance dans la vie.

Sans doute, il a été « imprudemment engendré ». C'est l'enfant « non souhaité », « compromettant », dit Œdipe ; c'est le « produit d'une incartade, d'un crochet dans la ligne droite », dit Lafcadio. C'est, dit le grotesque magistrat Molinié, [183] le « fruit du désordre et de l'insoumission », qui « porte nécessairement en lui des germes d'anarchie ». Mais Gide se réjouit précisément qu'il fasse échec au principe traditionnel du foyer. Les cadres de la famille ont craqué. Gide a trop souffert par elle. Il est trop certain de sa malfaisance : « Sur une quarantaine de familles que j'ai pu observer, écrit-il, je n'en connais peut-être pas quatre où les parents n'agissent point de telle sorte que rien ne serait plus souhaitable pour l'enfant que d'échapper à leur empire. » Tant pis si les « crustacés » vont « crier au scandale » ! Il n'hésite pas à prendre, et très nettement, une position révolutionnaire : l'existence de l'individu est à ce prix.

Une société rajeunie pourra naître. Est-ce un rêve ? Peut-être. Nous commençons à le vivre : la famille évolue lentement, très lentement, vers des formes nouvelles ; on peut dire aussi qu'elle se désagrège...

 

On peut considérer comme fantaisiste l'éducation de Lafcadio, telle que Gide l'a présentée dans les Caves du Vatican. Cet enfant « à qui sa mère [a] donné cinq oncles » a été habitué par eux, dès son plus jeune âge, à « la libre disposition de soi-même ». Il n'a connu ni punitions ni récompenses. Il était libre d'aller de-ci de-là à sa guise. Promené de pays en pays à travers l'Europe, transplanté sans cesse de milieu, il s'est ainsi créé sa personnalité. « Toute instruction, a écrit Gide, est un déracinement. » Merveilleuse hygiène : Lafcadio vivait « tête et pieds nus », par quelque temps qu'il fît, toujours au grand air. Tout enseignement lui était donné sous forme de jeu. Pour faire agir l'enfant, ne faut-il pas lui inspirer le désir d'agir ? C'est en l' « embarrassant » dans « les monnaies étrangères » qu'un de ses oncles lui apprenait le calcul. C'est par des tours de jongleurs, d'escamoteurs, de prestidigitateurs qu'un autre lui apprenait la physique. Plus tard, Lafcadio dira : « J'ai beaucoup profité de cet enseignement ».

Malgré l'ironie du récit, on y trouve quelques-uns des principes [184] sur lesquels s'appuie la pédagogie récente. Dans ces nouvelles écoles, placées au milieu de la nature, les tout jeunes enfants travaillent sur des objets matériels, boîtes, cadres, couleurs. Classement par places, examens sont supprimés, de même l'immobilité. Le vieux système est aboli, qui était fondé sur l'attention forcée et la mémoire. C'est bien la méthode appliquée à l'enseignement de Lafcadio. Il s'agit avant tout d'amener l'enfant à penser par lui-même, à imaginer, à comprendre, à créer.

 

Mais le problème difficile est de savoir par qui sera dirigé cet enseignement. Gide, somme toute, n'a pas répondu.

Tout nous montre aujourd'hui que c'est l'État qui hérite des fonctions de la famille, au fur et à mesure que celle-ci disparaît. L'évolution a commencé d'ailleurs, depuis des siècles. (122) Elle semble, malheureusement, nous conduire vers un avenir bien menaçant. La libération de l'enfant risque de se faire moins à son profit qu'au profit d'une nouvelle oppression collective et d'un système idéologique uniforme, établi précisément par l'État. Il faudrait pouvoir éviter l'étouffement de la personnalité originale sous le poids de l'étouffement de la collectivité, et écarter le danger de conformisme, peut-être plus grave que jamais pour l'humanité.

Certes, si l'influence de l'État n'était pas déviée au profit d'intérêts opportunistes, si l'État éducateur restait dans son véritable rôle, l'expérience serait intéressante à suivre. Il est vraisemblable que le groupe social étant plus large, devienne moins tyrannique ; l'État s'immiscerait moins dans la personnalité, [185] dans l'intimité de l'enfant. Dans les conflits classiques entre deux générations, concernant le choix de la profession, le mariage, etc., etc..., l'État n'a aucun intérêt à heurter l'enfant. Le père veut imposer à son fils son métier, ou celui qu'il aurait désiré exercer lui-même ; l'État cherchera simplement à ce que chaque individu soit placé de manière à pouvoir donner le meilleur de lui-même (123)

 

Y a-t-il d'autres éducateurs que l'État ou les parents ? Gide a remarqué que l'enfant adopté est souvent plus choyé que l'enfant légitime. Le père de Bernard a pour son fils « des sentiments d'autant plus forts » qu'ils échappent à la « voix du sang ».

Peut-on imaginer des éducateurs individuels étrangers à la famille qui, tout en enveloppant l'enfant d'une affection plus véritable et plus pure, ouvriraient son intelligence ? La plupart des philosophes grecs étaient entourés de jeunes gens qu'ils cherchaient à élever jusqu'à eux : dans les plus belles de ces écoles qu'on peut appeler « libres », l'enseignement avait pour but le progrès de la vie intérieure.

Dans Si le Grain ne meurt, Gide a déclaré que s'il n'avait pas été écrivain, il aurait choisi la carrière de professeur. C'est que nulle tâche ne lui apparaît plus généreuse qu'éveiller à la pensée un jeune esprit. Tâche difficile : « l'implacable Proserpine » qui voulait donner au jeune Hercule une éducation divine, l'exposa dans son berceau sur des charbons ardents, entouré de flammes. Le véritable enseignement exige du maître, comme de l'élève, une certaine dureté envers eux-mêmes. Il demande même de l'abnégation, car, à mesure que l'enfant grandit, le maître doit se détacher de lui : « Nathanaël, jette mon livre... »

Si l'enseignement est encore trop souvent un système d'incompréhension, [186] si la famille reste fermée sur elle-même, si le couple est déformé par la jalousie, c'est que le don de soi n'a pas véritablement pénétré dans la Maison.

« L'égoïsme familial est à peine un peu moins hideux que l'égoïsme individuel. » [187]


CHAPITRE III

 

LA JUSTICE

 

 

 

En 1912, André Gide fut appelé comme juré à la Cour d'Assises de Rouen : « C'est une tout autre chose, écrit-il dans ses Souvenirs, d'écouter rendre la justice, ou d'aider à la rendre soi-même... A quel point la justice humaine est chose douteuse et précaire, c'est ce que, durant douze jours, j'ai pu sentir jusqu'à l'angoisse. »

C'est cependant plein de bonne volonté que Gide s'est dirigé vers le Palais de Justice. D'ailleurs, chacun des jurés, des magistrats, des avocats va s'efforcer de s'acquitter de ses fonctions avec toute sa conscience. Pourquoi la machine judiciaire fait-elle entendre, pourtant, de si « affreux grincements » ?...

Avant leur entrée dans la salle d'audience, les jurés avaient déjà subi la pression de l'opinion populaire : l'affaire Bonnot venait d'émouvoir le pays. « Surtout, pas d'indulgence ! » c'était le mot d'ordre soufflé par les journaux.

Pendant tout le procès, l'opinion collective continuera à contrôler la justice. Après un verdict impitoyable, « de hideux applaudissements éclatent dans la salle », on crie : « Bravo ! Bravo !» ; « c'est un délire ». Rien n'aurait-il changé depuis l'époque du talion ? Un crime a été commis. La collectivité est [188] heurtée dans sa conscience profonde. Elle demande réparation. Certes, il faut que la société intervienne. En répondant au crime par le châtiment, efface-t-on le crime ? Ce système de compensation rend-il à la loi violée son prestige ?

— La Cour ! Le procès s'ouvre. Attentif, Gide va s'appliquer de toutes ses forces à découvrir la vérité. — Accusé, levez-vous !

Chaque fois que j'ai assisté personnellement à un procès, la distance qui sépare le juge de l'accusé m'a frappé : ce dernier, enfermé dans son box étroit, entre deux gendarmes, se présente amoindri pour défendre sa vie. En face de lui, le président, prestigieux dans sa toge solennelle, trône, entouré de ses assesseurs, telle la représentation de la Trinité dans l'imagerie populaire. Que l'accusé se méfie, si le juge prend les apparences d'un bon père de famille, s'il fait rire le public, ou s'il entremêle de plaisanteries ses semonces morales. Quelle dangereuse épreuve que celle de l'interrogatoire !

Gide constate que fréquemment l'accusé ne comprend pas la question du président, qui parle pour lui un langage trop savant. Mais le président passe outre. La machine judiciaire tourne. Il n'a rien remarqué. Voici que dans les explications de l'accusé qui s'embrouille, il attrape au vol un mot compromettant et s'appesantit sur lui. Si l'inculpé veut se justifier, il lui coupe la parole et souvent le « bouscule ». Il cherche, sans s'en rendre compte peut-être, à « lui donner l'air coupable », à l'amener à se contredire, à se couper. Si l'accusé est emphatique, on dira qu'il ment ; s'il est timide, qu'il est insensible ; s'il est de caractère « sournois », il sera suspect : — Qu'entendez-vous par « sournois » ? demande Gide à un témoin. — « Je veux dire qu'il n'allait jamais boire ou s'amuser avec les autres. » Un commentateur de la Grande Ordonnance de 1670 déclarait que le « vilain nom » d'un accusé pouvait être une charge contre lui. De nos jours, un individu peu sociable, ou qui a simplement une « sale tête », est en état d'infériorité. S'il a « une réputation déplorable », il est à moitié perdu. La fiction de l'accusé présumé innocent jusqu'à [189] preuve du contraire est impuissante devant la justice, qui ne fonctionne qu'en vue de la répression. (124)

Gide, le cœur serré, tâche d'écarter toute chance d'erreur. Mais, comment y parvenir dans une procédure qui est fondée entièrement sur la mise en jeu des passions ? Ici, le procureur évoque l'horreur du crime et, au nom de la société, réclame vengeance. A son tour, l'avocat parle : il implore l'indulgence et la pitié. (125) Après avoir oscillé entre des sentiments contraires, chaque juré doit se replier en lui-même : sa conviction invérifiée, invérifiable lui sera dictée par la voix de sa conscience, cette voix si fallacieuse. En fait, l'opinion du jury, remarque Gide, est presque toujours celle du président...

Dès qu'un écrivain d'esprit quelque peu libre s'est approché ces temps derniers des tribunaux, il a été saisi par la même angoisse que Gide. (126) Ce sentiment est provoqué dans la conscience moderne par la nature même de la recherche judiciaire qui s'appuie sur des analogies, des apparences, des présomptions. En voulant établir qu'un homme est la cause d'un crime, la justice se préoccupe d'une causalité humaine, qui n'a aucun rapport avec la causalité scientifique. Rattacher entre eux deux phénomènes physiques, c'est tout autre chose que de rattacher un acte criminel à son auteur. Les rapports entre l'homme et ses actions restent à peu près incompréhensibles. « Nous sommes le père de nos actes, comme nous le sommes de nos enfants », écrivait déjà Aristote. [190]

 

Cependant la terrible difficulté provient de ce que la justice cherche moins un lien de cause à effet (— Qui est-ce qui a fait ça?) qu'une culpabilité (— A qui la faute?). Dès lors toute méthode rigoureuse lui est interdite ; elle en est réduite aux intuitions incontrôlables. Des témoignages incertains, des indices vagues, susceptibles d'interprétations contradictoires, qui ne constitueraient jamais une preuve pour un savant suffisent à un juge, non seulement pour trouver le coupable, mais encore pour déterminer le degré de sa culpabilité. C'est justement parce que de véritables preuves font défaut en justice, que les magistrats se sont, en tous temps, efforcés d'obtenir, de gré ou de force, des aveux. Ces aveux semblent si nécessaires que l'opinion tolère avec indulgence les procédés de pression dont se sert la police, encore aujourd'hui, pour faire avouer l'inculpé.

Cependant le procès va s'achever. Après avoir discuté ou résisté passivement pendant plusieurs heures, ou plusieurs jours, l'accusé attend le verdict. Tout est fini. Derrière son box, les gardes vont ouvrir une porte qui le conduira vers son destin. Le sort est jeté... Parmi tant de prévenus qui ont défilé devant lui, Gide a été frappé par le cas de l'un d'eux, Cordier, un honnête mais faible marin de vingt ans, entraîné presque malgré lui, en état d'ivresse, par deux escarpes professionnels, à faire un mauvais coup. Gide a l'impression qu'il est à peu près innocent. Mais comment le savoir ? La vérité fuit à travers l'enchevêtrement des détails et la complexité des sentiments humains. Il faudrait de la patience, de la précision pour éclairer à loisir chaque cas particulier. (127)

Les débats sont clos, déclare le président. Gide est « consterné » de leur rapidité, car il reste dans le doute. Cepen­dant le jury décide. Le président prononce son jugement à haute voix. Non, cette vérité solennelle n'est pas pour Gide la [191] vérité. Certainement l'arrêt qui condamne Cordier à cinq ans de réclusion est une erreur. Mais la machine judiciaire tourne, irréversible. Cordier est emmené par ses gardes...

Cette nuit-là, Gide ne peut dormir : « Je prends en honte... de [me] sentir à l'abri. » Le souvenir des précédentes audiences le hante. Un autre jour, un témoin a précisé que le coup de couteau du meurtrier avait fait « crrac » en se retournant dans la plaie, détail qui a entraîné pour l'accusé les travaux forcés à perpétuité. La justice serait-elle l'expression de la contingence ? Il faut si peu de chose pour qu'elle vous appréhende. « Il suffit, dit Protos à Lafcadio, d'un dépaysement, d'un oubli... un trou dans la mémoire. » Quand j'ouvre le Code pénal, je vois qu'il n'est pas un geste de notre activité qui ne risque de se transformer en délit ou en crime. Si ces lois étaient appliquées à la lettre, au moindre écart, l'homme serait perdu : une fois pris dans l'engrenage répressif, « si le ciel ne vous aide, écrit Gide, c'est le diable pour s'en tirer ».

 

Cependant le vice de construction de cet appareil s'aggrave : le responsable que la justice recherche pour chaque crime, elle prétend aujourd'hui le frapper dans la mesure exacte de sa culpabilité. Le jugement capital, écrit Kant dans sa folie de l'équité, doit être prononcé « proportionnellement à la méchanceté interne du criminel ».

Avec le développement de l'individualisme, surtout depuis un siècle, la société s'est intéressée de plus en plus à la personnalité de l'accusé et s'est appliquée à doser toujours davantage sa responsabilité. C'est ainsi que la loi a créé successivement, pour une même infraction, des peines variables, (128) puis des circonstances aggravantes ou atténuantes, enfin le sursis. Le juge doit donc apprécier désormais le degré de perversité du délinquant, s'introduire dans sa conscience. [192]

C'est pourquoi le tribunal est obligé d'adresser des questionnaires si longs aux jurés. (129) Ceux-ci, souvent peu habitués à un travail intellectuel, s'embrouillent dans le jeu, à présent si compliqué, de la loi. Gide les a vus, dans un cas où la peine encourue par l'accusé leur semblait déjà trop sévère, se décider à ne pas voter les « aggravantes », et cependant être contraints de les voter pour ne pas nier la matérialité des faits, si bien qu'ils auraient désiré voter ensuite les « atténuantes », afin de diminuer la peine. Pauvres jurés ! Ils sortent de leurs délibérations « les yeux hagards, comme ébouillantés, furieux les uns contre les autres... ». C'est que les questions qui leur sont posées sont, par nature, à peu près insolubles.

Le questionnaire qui est adressé au médecin légiste le rend également perplexe. Le médecin doit déterminer dans quelle proportion l'intention de nuire subsiste chez un criminel dément. Le tribunal lui demande de préciser si l'atténuation à la responsabilité est « légère, large, ou très large ». (130) Cette discrimination aboutit ici encore à des difficultés presque insurmontables. Quoiqu'un délinquant épileptique, par exemple, ne soit pas un aliéné, l'expert, pour lui éviter la prison, sera souvent contraint de lui jeter « sur les épaules la livrée du délire ». (131)

Il y a donc bien une faille dans le système de la responsabilité. Gide l'a nettement vue et, par sa notion d' « acte gratuit », il a démontré l'absurdité de tout le système.

— Vous voulez, déclare Gide en substance au tribunal, ne châtier le crime qu'après avoir apprécié les intentions du criminel. Soit ! Mais si le criminel n'a manifesté aucune intention, que ferez-vous ? Vous serez forclos. — Il y a toujours des intentions, répond le juge. Il faut qu'il y en ait. — Non pas, reprend Gide, ou tout au moins, ce qui revient au même, il y [193] a des cas où on ne les voit pas. « Un acte gratuit... Entendons-nous... Les mots « acte gratuit » sont une étiquette provisoire, commode... » Mais il y a des « actes qui échappent aux explications psychologiques ordinaires, [des] gestes que ne détermine pas le simple intérêt personnel ». Appelons-les les « actes désintéressés ». Prenons un exemple bien choisi dans les « faits divers » : l'Affaire Redureau, si vous voulez.

En 1913, Marcel Redureau, ouvrier agricole, âgé de quinze ans, assomme son patron qui lui avait fait une réprimande, puis égorge six personnes qui restaient dans la ferme : femme, enfants, domestiques. Ni le vol, ni l'amour, ni la jalousie ne sont les mobiles de ces meurtres. Cependant les médecins légistes certifient que le jeune Redureau n'est ni un dément, ni un dégénéré, et le tribunal conclut à son discernement complet (ce qui entraîne pour lui vingt ans de détention). Mais comment peut-on affirmer la volonté consciente de tuer chez cet individu, lorsqu'on ignore le motif, et encore plus l'intérêt qui l'a poussé à ce septuple assassinat ? Et si l'on n'aperçoit pas l'intention de nuire, pourquoi condamne-t-on ?

Par le simple exposé d'un dossier typique, Gide bat en brèche l'antique système du châtiment lié à la faute. Ce cas n'est pourtant pas exceptionnel. Si Gide a réuni des « faits divers » (132), c'est précisément parce qu'ils bousculent les préjugés, qu'ils déroutent l'esprit. Encore seraient-ils plus nombreux si les agences de presse qui les transmettent ne les déformaient pas pour leur retirer ce qu'ils peuvent avoir de trop inquiétant. Un petite fille de douze ans, « animée d'un sentiment de méchanceté », précipite un enfant de trois ans dans un puits. Mais les mots : « animée d'un sentiment de méchanceté », ont été ajoutés par le journaliste parce qu'ils constituaient « la seule explication plausible... On ne tue pas ainsi les gens à cet âge ». Gide a vu défiler devant lui un incendiaire qui « manifestement n'avait mis le feu que par simple besoin de brûler ». — « Pourquoi avez-vous fait cela ? » demande le président. [194] L'accusé : — « J'avais pas de motifs. — Vous aviez bu, ce soir-là ? — Non, monsieur le Président. — Est-ce par jalousie ? par envie ?... Alors, vous ne voulez pas dire pourquoi vous les avez allumés [vos feux] ? — Mon Président, je vous dis que j'avais aucun motif. » Devant son Code, le juge devrait rester avec son verdict en suspens. Innocemment, avec son « acte désintéressé », l'accusé lui joue un bon tour, comme au médecin qui l'a condamné, un malade qui survit... : « Et le président de se prendre la tête dans ses mains, renonçant à comprendre. »

L'absence apparente de causalité humaine effraie l'homme autant que le mystère des espaces infinis.

 

Il est vrai que lorsqu'un acte immotivé est accompli par un dément, on cesse d'être inquiet. Or, peut-on affirmer qu'un Redureau n'a pas agi sous l'effet d' « une impulsion naïve et sommaire », dont nous ne découvrons pas les caractères pathologiques ?... Il y a des cas où le médecin reste longtemps sans reconnaître une névrose. Dans certaines formes d'épilepsie, écrit le docteur A. Ceillier, il n'est pas un seul signe sur lequel s'appuie habituellement le diagnostic qui ne puisse faire défaut. (133)

Certes, entre un fou furieux et un homme sain, il n'y a pas de confusion possible. Cependant la nature ne trace presque jamais des démarcations précises, correspondant aux classifications de notre esprit. Il est aussi difficile de trouver une frontière entre les êtres normaux et anormaux qu'entre le règne végétal et le règne animal. C'est par degrés insensibles qu'on passe d'un domaine à l'autre. Or les criminels [195] appartiennent presque tous à une catégorie d'individus qu'il faut situer dans une région floue et incertaine entre les êtres sains et les aliénés avérés. (134) La psychiatrie, en évoluant, loin d'éclaircir la discrimination entre responsables et irresponsables, (135) découvre que les tendances dites normales et dites pathologiques coexistent dans un même être, dont le comportement n'est déterminé que par le plus ou moins grand développement de telle ou telle tendance en lui. Les médecins légistes, appelés par le tribunal à répondre à des questions quasi insolubles, ne souhaitent d'ailleurs rien tant que de voir disparaître la recherche en justice de la notion de culpabilité. Par son analyse de l'acte criminel inexplicable, Gide aboutit à la même conclusion : le problème de la responsabilité enchaîné à celui de la liberté, apparaît aujourd'hui comme la recherche de la quadrature métaphysique du cercle. (136)

« Renoncez, monsieur le Juge, écrit Gide, cédez la place au médecin. » N'est-ce pas frappant de constater que presque tous les accusés, qui ont défilé dans les Souvenirs de la Cour d'Assises, portaient des signes plus ou moins graves de dégénérescence ou avaient des parents tarés ?

Autrefois on infligeait des mauvais traitements aux prostituées syphilitiques ; on les oblige à présent à se faire soigner. Pourquoi la prison serait-elle considérée, pour un épileptique criminel, par exemple, comme un meilleur traitement que le gardénal ?

Si l'opinion hésite encore à suivre le médecin, c'est parce que, dans l'état actuel des lois, reconnaître la maladie du criminel, c'est reconnaître son irresponsabilité, et, par conséquent, le rendre à la vie publique et, qui pis est, sans soins. Lombroso, [196] qui le premier a combattu le principe de la responsabilité, explique que soigner le délinquant s'il est dangereux, c'est l'éliminer de la société.

Soigner l'individu, c'est vers quoi devrait tendre l'évolution de la justice. La justice, sortie des brouillards de la métaphysique, ne serait plus qu'un droit de défense sociale, — et la punition qu'une rééducation.

Il est vrai que, sous les auspices de la société représentée par l'État, la rééducation (comme l'éducation) peut présenter un nouveau danger, celui d'un conformisme tyrannique. Au lieu des magistrats, ce seraient les psychiatres, les neurologues, les sociologues qui s'accrocheraient au principe d'autorité, leur raison d'être, et qui sacrifieraient à nouveau l'individu.

Mais toute réforme sociale présente un risque. Dans l'état actuel de la justice, c'est le jugement avant tout qui est à mettre en cause.

 

« Ne jugez pas », écrit Gide, qui ajoute aussitôt : « Certes, je ne me persuade point qu'une société puisse se passer de tribunaux. » Ne jugez pas la faute, mais protégez la société ! Hélas, elle se défend bien mal, avec une grossièreté enfantine, un inconscient et cruel besoin de saccage.

Après l'injuste condamnation de Cordier, Gide demande et obtient pour lui (avec quelle difficulté !) une réduction de peine : « Si on lui tend la perche, peut-être pourrait-on le sauver ? » Mais il ajoute : « Après la prison, ce sera [pour lui] le bataillon d'Afrique. Et au sortir de ces six ans, que sera-t-il ? Qui sera-t-il ? » C'est que le régime de la répression corrompt les prisonniers. Les enfants qui ont traversé des maisons de correction, les délinquants qui ont séjourné dans les prisons sont plus dangereux pour la société qu'avant la détention. Il n'est plus personne pour le nier. On en arrive à cette constatation paradoxale, que la société serait mieux défendue si elle n'appréhendait pas les délinquants qu'elle a l'intention de relâcher. [197]

C'est que la peine cherche aujourd'hui à humilier avant tout le condamné, à le plier sous l'uniformité d'une règle, à lui faire perdre sa personnalité pour le ramener à n'être plus qu'un matricule, qu'un numéro, qu'une chose. Ce n'est d'ailleurs pas seulement la justice, mais aussi la religion et l'éducation qui donnent au châtiment ce caractère d'excommunication et de dépersonnalisation, — alors qu'il faudrait tenter un effort exactement inverse. (137)

Il y a cent cinquante ans à peine, les juges appliquaient la torture. Il a trois siècles, ils condamnaient les fous, les enfants, les animaux, les choses inanimées. Il faudra peut-être moins de temps pour que nos tribunaux actuels paraissent aussi anachroniques. Alors les murs des Palais de Justice finiront par tomber. Ne jugez pas ! Non, Dieu n'a pas délégué à l'homme le droit de justice pour punir. Non, l'homme n'est pas le centre de l'univers. [198]


CHAPITRE IV

 

VUE SUR LA COLONISATION ET LE TRAVAIL

 

 

 

En 1925, Gide quitta la France pour le Congo ; il n'emportait avec lui que des filets à papillons ; il partait pour le plaisir, espérant jouir, dans « la volupté, l'oubli », de la nature, du ciel bleu, de la forêt vierge. Mais, dès les premières escales, le pays « enchanteur » changea d'aspect. A Libreville, c'est la disette. Bordeaux a expédié des conserves, mais elles sont avariées. A Brazzaville, aucune hygiène ; les épidémies sévissent : c'est le prologue.

A peine s'est-il engagé dans les sentes où les Européens s'aventurent rarement, en plein Oubanghi, qu'il voit venir à sa rencontre un petit groupe de noirs, le plus lamentable bétail humain qu'on puisse imaginer : « Quinze femmes et deux hommes attachés au cou par la même corde... à peine en état de se porter eux-mêmes », avancent « escortés de gardes armés de fouets à cinq lanières ». Dans d'autres régions, ce sont d'autres colonnes, plus misérables encore. Gide interroge. On n'ose lui répondre. La terreur règne. Ce sont des noirs qui fuient le portage. Pas de chemin de fer, pas de routes, ni de voies d'eau suffisantes. Les autorités sont obligées, pour assurer les transports, de recruter les indigènes, et comme l'administration a abusé de ces recrutements, les noirs sont mobilisés de force : on lance à leur poursuite des miliciens qui se livrent [199] à une véritable chasse à l'homme. Dès lors, les habitants s'enfuient, abandonnant leur culture. Les familles s'égaillent. Chacun va vivre dans la brousse ; ils se terrent comme des « fauves », disent les rapports administratifs secrets. (138) De contrées riches, de villages florissants, il ne reste souvent que ruines. Ce tableau rappelle celui de la mobilisation des indigènes en 1914, tel que me l'a décrit un administrateur colonial. Chaque village devant fournir un contingent fixé d'avance, on considérait comme insoumis le village qui n'atteignait pas le chiffre imposé. Alors une escouade le cernait ; on ouvrait le feu sur les cases. On les incendiait si les noirs n'en sortaient pas assez vite. Apeurés, traqués, ils se livraient. Le troupeau était expédié, sous bonne garde, jusqu'au prochain centre administratif. Les bancals et les infirmes étaient renvoyés chez eux ; les autres dirigés, après peu de temps, vers le front. Aujourd'hui, le front, c'est le chantier de la voie qui doit relier Brazzaville à Pointe-à-Pitre. A Fort-Archambault, en plein cœur du pays, Gide a vu partir des caravanes qui s'acheminent par le fleuve vers la côte. Transports de « pièces d'ébène » qui ressemblent à ceux de jadis. Entassés sur le pont des cargos, au point que certains tombent dans le fleuve et se noient, ils sont brûlés par les escarbilles qui jaillissent des cheminées, sans couvertures, et meurent dévorés par la fièvre. (139) Gide n'a pas vu les chantiers de la côte. Albert Londres les a décrits : les outils manquent, dit-il, les nègres remplacent la machine, le camion, la grue. « Il faut accepter le sacrifice de six à huit mille hommes, a dit M. Antonetti, le Gouverneur général, ou renoncer au chemin de fer. » Le sacrifice s'élevait en 1929 à 17.000 hommes, et il restait 300 kilomètres à construire.

Sans doute les difficultés matérielles, dans ce pays trois fois plus grand que la France, peuvent paraître presque insurmontables. Elles n'enlèvent rien cependant aux horreurs du tableau [200] que Gide a découvert là-bas et qu'il a dépeint avec sa prudence ordinaire.

Désirant ne pas soulever le principe de la colonisation, ce sont les funestes erreurs de son application qu'il va chercher avant tout à combattre.

Souvent le noir, nous dit Gide, se rend compte qu'il est en retard sur l'Européen. Il voudrait s'élever jusqu'à lui. C'est une collaboration qu'il appelle. Mais le blanc ne répond guère que par la cruauté et le mépris. Tel est le premier aspect du drame de la colonisation.

C'est encore une fois le vieux principe d'autorité qui réapparaît, mais ici dans toute sa brutalité. Perdu dans un immense territoire, mal connu, chargé presque uniquement de faire rentrer les impôts, de réquisitionner des vivres et des hommes, l'administrateur croit ne pouvoir s'appuyer que sur la force et le travail forcé. Toute autre méthode lui semble chimérique. (140) « Soyez tranquille, déclare un colon à Gide, ces gens-là ne se laisseraient pas mourir de faim. » Donc inutile de les nourrir. Ces gens-là « sont tous fourbes, menteurs et voleurs ». Il ne reste donc qu'à les bousculer, qu'à les rudoyer. « Moins le blanc est intelligent et plus le noir lui paraît bête. »

Dans ses rapports personnels avec le bas peuple indigène, Gide n'a découvert presque toujours qu'honnêteté, fidélité, amitié, « désir de s'instruire et par là de se rapprocher de nous ». Dès lors, il s'indigne : « Quoi ! Tant de dévouement... de désir de bien faire... de possibilité d'amour qui ne rencontrent le plus souvent que rebuffade... je sens toute une humanité souffrante, une pauvre race opprimée. » A mesure qu'il séjourne dans le pays, la colère s'élève plus violemment en lui : « Quelle persévérance dans l'incompréhension, quelle politique de haine et de mauvais vouloir il a fallu pour obtenir de quoi justifier... les exactions, les sévices ! » Gide se révolte, et son livre devient, par sa précision, sa modération dans [201] l'expression, un terrible réquisitoire contre les méthodes de colonisation européenne.

Encore Gide n'a-t-il parlé que du Congo et seulement des faits qu'il a personnellement observés. Partout cependant la même tragédie se répète. Dans chaque colonie où il s'est établi, l'Européen a promis les bienfaits de sa civilisation. L'indigène, devant le fait accompli, est allé, en général, confiant et respectueux au-devant de lui. Aux Indes, les « grands bâtisseurs » jusqu'à Gandhi ont tendu la main à l'Angleterre (141) En Indo-Chine, au Tonkin, en Annam, les fils des familles nobles ont regardé pleins d'espoir vers la France. Cependant Gandhi est en prison ; des centaines de nationalistes annamites ont été décapités — en particulier des étudiants, même des lycéens — il y a deux ans, comme des malfaiteurs ; des avions ont bombardé les villages indigènes, tuant femmes et enfants. (142) Partout le colon injurie : — Sale nègre ! Sale jaune ! Sale moricaud ! Et sous le signe du mépris de race, c'est une lutte à mort, sans doute fatale, qui se joue entre la race colonisatrice et la race colonisée. On dirait finalement que le blanc n'a plus que le choix entre voir l'indigène disparaître, ou être chassé par lui. (143) Aussi Gide se demande aujourd'hui si ce n'est pas le principe même de la colonisation qui est indéfendable... Je crois que celui-ci a été vicié en soi, dès l'origine, du fait [202] que l'Européen s'est toujours introduit en conquérant et en spoliateur chez l'indigène (c'est son rôle même de conquérant qui a engendré son préjugé de race, et non pas le préjugé racial qui l'a amené à la persécution) ; c'est parce qu'on traite un homme en esclave qu'on le méprise. Si les abus ont pu devenir un état de choses toléré, presque général et normal, c'est que la violence est à la base même de toute entreprise coloniale. (144)

Et pourtant désespérer du principe de colonisation, n'est-ce pas désespérer de tout rapprochement entre peuples ? La terre à présent est trop petite pour qu'un peuple puisse vivre dans l'isolement. Le grand Mur de Chine est devenu une autostrade. Les vieilles civilisations se réveillent de la léthargie de leur passé. Et un nouveau péril surgit, dont Gide n'a pas eu à parler, car il apparaît surtout en Asie, chez des peuples colonisés plus résistants, qui ne meurent pas au contact du blanc.

Ces peuples se transforment en nations modernes, et par là même en nations guerrières et jalouses de leur souveraineté. Rien de plus difficile, nous le savons, que le véritable individualisme, celui qui conduit à la coopération. Qu'il s'agisse des peuples ou des hommes, ce n'est que dans la mesure où ils développent leurs qualités propres, où ils apportent chacun au monde quelque chose de particulier et d'unique qu'ils peuvent s'acheminer vers l'équilibre, équilibre qui ne doit être fondé ni sur une assimilation réciproque, ni sur une opposition de forces.

Si nous voyons aujourd'hui les vieux pays asiatiques évoluer d'une manière si menaçante, échapper lentement au cadre immobile de race pour entrer dans le cadre séparatiste de [203] nation, c'est qu'ils cherchent à imiter l'Europe, c'est que l'Europe en les éveillant leur a versé le poison de son propre égoïsme.

 

Ainsi le problème des colonies paraît lié à l'organisation interne de la société européenne. Gide a été amené à envisager ces deux aspects de la colonisation lorsqu'il a voulu poursuivre son action contre les compagnies concessionnaires du Congo.

Je les ai passées sous silence jusqu'à présent. Cependant les plus graves exactions, commises dans la colonie, étaient plus encore leur fait que celui de l'administration. Deux ou trois grandes sociétés se partagent ces immenses régions pour la récolte du caoutchouc. Les noirs leur ont été concédés par l'État avec les terrains « en toute propriété ». (145) Elles fixent ainsi à leur gré le salaire de l'indigène et lui accordent tout juste de quoi ne pas mourir de faim : 1 fr. 50 par kilo de caoutchouc, qu'elles revendent 20 francs, parfois 30, parfois 40 francs. (146) Un indigène pour récolter dix kilos est obligé de passer un mois en forêt et gagne 10 francs, soit 120 francs par an. Le moindre agent de la compagnie touche 60.000 francs. C'est au Congo que Gide a vu jouer la fameuse loi d'airain. S'initiant peu à peu au change, aux prix, aux redevances, il a saisi ces « question sociales angoissantes », qu'il n'avait fait qu' « entrevoir ». Derrière la colonisation, il a découvert le capitalisme.

Régime dont les principes sont partout les mêmes, mais plus accusés aux colonies. Gide est révolté par les amendes que les factoreries déduisent du salaire des indigènes pour retard dans les livraisons, et qui se traduisent souvent par un ou deux mois de travail non rémunéré. (147) Il voit comment les compagnies [204] tournent un contrat de travail, en promettant aux récolteurs un « sur-salaire », moyennant « certaines conditions favorables » (si le prix du caoutchouc monte en Europe, si le caoutchouc est assez sec..., etc.), mais ces conditions ne sont jamais obtenues, et le noir travaille davantage, et en vain. En imaginant la vie d'un pagayeur, qui mourut au cours de la remontée du Logone, Gide écrit : « Quelle misérable existence aura-t-il connue !... Kara avait quarante ans environ. C'est le fils aîné d'une nombreuse famille... Il quitte la vie sans espérance, et durant toute sa vie n'a jamais eu l'espoir sans doute de pouvoir gagner plus d'un franc cinquante par jour. » C'est la destinée de beaucoup de prolétaires que Gide évoque ainsi.

Cependant les pires abus des compagnies, c'est par hasard que Gide va les découvrir. Peu de temps avant son passage, vingt noirs ont été torturés par les agents de la Forestière ; cinq enfants, brûlés volontairement dans une cabane ; des tribus, pressurées et saignées à blanc par représailles. L'administration, complice ici des compagnies, a demandé qu'on lui apporte « les oreilles et parties génitales » des nègres tués, dont le nombre s'est élevé à un millier.

 

Pourquoi ces victimes ? parce que quelques « récolteurs », sans même refuser de travailler pour la compagnie, sont retournés pour quelques jours dans leur village, ou ont livré du caoutchouc en quantité insuffisante. La société avait donné l'ordre à ses agents de forcer la production. A quels excès ces mesures peuvent conduire, c'est ce que Gide constate par lui-même. Il est effaré. De même que quelques années auparavant, lorsqu'il a vu le marin, Cordier, victime d'une injustice, il ne peut dormir pendant plusieurs nuits. Mais cette fois, l'injustice est plus générale, plus profonde. Une nouvelle réalité s'ouvre à lui. Il ne s'agit pas seulement de quelques agents commerciaux, plus ou moins responsables, « c'est un régime qui est en cause, dit-il, un régime abominable... qui asservit et exténue tout un peuple... » Le pays ne pourra guérir, « aussi longtemps [205] qu'on ne l'aura pas délivré de ces sangsues que sont les compagnies concessionnaires ». Comment divulguer, de manière à se faire entendre, ces faits qu'il est seul à connaître ? Comment les exposer avec le plus d'efficacité ? Il s'efforce avant tout de ne pas généraliser « ces abus particuliers à » l'Afrique Équatoriale Française. Il pense que sa revendication mérite de rallier « tous les honnêtes gens » de tous les partis. Mais c'est en vain qu'il essaie de se placer au-dessus de la politique. Tant pis, Gide est décidé à parler.

Avant même de rentrer en France, il apprend que son livre doit être « torpillé ». (148) Dès qu'il a paru, les compagnies recrutent des alliés dans la presse. Ici, dans un grand journal, Gide est considéré comme un littérateur plein de sensiblerie. Quel est l'auteur de l'article ? C'est un parent d'un des administrateurs de la Forestière. Dans un autre organe, la compagnie est représentée comme une espèce de société de bienfaisance qui assure aux indigènes l'assistance médicale, met à leur disposition un économat, un orchestre, un cinéma. Mais de quelle société s'agit-il ? D'une société sans aucun rapport avec les compagnies concessionnaires, (149) A cette même époque j'ai rencontré l'ami d'un des administrateurs de la Forestière. Cet ami, homme d'affaires, croyant que mon présent ouvrage allait paraître sous peu, me fit comprendre que mon intérêt était de défendre la société Forestière. (150)

Dans un seul journal, le Populaire, M, Léon Blum appuya Gide dans sa campagne. Aussitôt M. X..., administrateur de la Forestière, usa longuement de son droit de réponse. La compagnie se faisait aimable et innocente. Des nègres ont été fusillés, brûlés, torturés ? Que peut-elle, sinon prendre l'attitude de Ponce Pilate ? Elle n'a aucun pouvoir ; ce sont les agents du [206] gouvernement, ou les nègres eux-mêmes, qui se sont livrés à ces atrocités.

Cependant Gide n'admet pas le maquillage de cette affreuse affaire. L'enquête administrative qu'il a provoquée a déclenché une action judiciaire. La lutte est portée jusqu'à la Chambre. En 1927, le ministre des Colonies, fidèle à l'entretien personnel qu'il a eu avec Gide, déclare : « Toutes les grandes concessions expirent en 1929. Je donne à la Chambre l'assurance qu'aucune d'elles ne sera renouvelée ou prolongée... ». Est-ce la victoire ? Gide a-t-il contribué à « délivrer cent vingt mille nègres de l'esclavage ? » Six jours après cette séance parlementaire, le journal l'Information annonçait que la Forestière projetait une augmentation de capital, précisément pour exécuter un programme de plantation, « lié au renouvellement des concessions en 1935. » Étonnant tour de passe-passe. La Forestière, dont le bail ne s'achevait qu'en 1935, n'était pas comprise dans les promesses du ministre, qui n'avait parlé que des renouvellements de 1929.

De quel droit Gide quitte-t-il ses romans pour protester ? Les choses vont-elles si mal dans le monde capitaliste ? Qui ose parler de l'esclavage des nègres, qui sont des « engagés volontaires » ? N'y a-t-il pas des règlements, des « cahiers des charges » qui les protègent ? Lorsque ceux-ci ne sont pas respectés, n'est-ce pas parce qu'il était impossible d'agir autrement ?

La Forestière parle non seulement des bienfaits de la colonisation en général, mais encore des bienfaits qu'elle apporte « à ses employés noirs, en leur faisant apprécier les satisfactions matérielles que [le travail] procure ». (151) Les grandes sociétés et leurs directeurs désirent que leurs profits prennent une apparence [207] désintéressée : Lœwenstein voulait, en diffusant l'électricité, le bonheur de l'humanité ; Michelin, sa fécondité ; Ford, sa « prospérité ». La Forestière, elle, aspire à des buts analogues : à rendre les populations « plus nombreuses, plus prospères, plus heureuses ». Vouloir la mort des grandes compagnies, c'est donc une « solution simpliste », qui ne fait que « retarder beaucoup la mise en valeur [des] vastes régions [congolaises]... et l'accroissement du bien-être des indigènes ». Ceux qui soutiennent de semblables thèses ne sont généralement pas de mauvaise foi.

« La cause première... » des violences qui sont infligées au noir, explique l'administrateur de la Forestière, c'est la condition terrible où son inertie « depuis des millénaires » le fait croupir.

Si l'indigène se révolte, a écrit Galliéni à Madagascar, « les causes sont dans la mentalité de ces tribus sauvages et dans [leur]... inaptitude à distinguer la bienveillance que nous leur avons toujours témoignée... »

Ainsi, sans avoir voulu faire la critique d'un système économique et social, Gide est obligé de constater « l'occulte puissance de ces sociétés » organisées « pour le seul profit, pour le seul enrichissement de quelques actionnaires ». Sans doute, c'est aux compagnies du Congo qu'il pensait en écrivant ces mots, mais il ajoute : « C'est à Paris d'abord qu'est le mal... » ; c'est à Paris que sont les chefs de l'administration, de la presse et de la politique : un petit groupe d'hommes placés à la tête des principaux organes dirigeants de la société ne travaille que dans son intérêt personnel, au douloureux détriment des masses. Par sa véhémente campagne contre les compagnies du Congo, Gide a contribué à divulguer cet état de choses.

A l'époque où il s'est lancé dans l'action, il ne pensait certainement pas mettre en question le régime lui-même. Mais dès qu'il a découvert le capitalisme, il n'a pu s'en dissimuler les tares. Dans ses récents textes, se tournant vers la Russie, il écrit : « Je voudrais crier très haut ma sympathie pour l'U. R. S. S. et que mon cri soit entendu ; ait de l'importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme effort, son succès que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir travailler... »

Quels que soient les dangers que comporte toute expérience nouvelle — dangers inhérents à la vie — Gide les préfère aujourd'hui aux formes d'oppression de notre société. Car la marche vers l'avenir est susceptible de nous mener à un état de libres rapports humains, se substituant à l'ancienne société bourgeoise, vers une véritable association d'individus « où le libre développement de chacun [sera] la condition du libre développement de tous ». (152) [209]


CHAPITRE V

 

L’IDÉE DE PROGRÈS

 

 

 

Le présent ouvrage était à peu près achevé lorsque André Gide s'est rallié au communisme. Son éclatante adhésion est venue confirmer son attachement grandissant pour l'individu, non pas pour un individu abstrait, isolé et théorique, mais replacé dans la société dont il est inséparable. Si, dans les textes les plus divers, Gide s'est intéressé si souvent à la famille, à la religion, à la justice, à la patrie, c'est que déjà, plus ou moins consciemment, le préoccupait la question sociale.

Malgré bien des détours et d'apparentes contradictions, l'esprit de Gide a évolué dans un même sens : s'éloignant de plus en plus de l'idée de Dieu, d'un Dieu traditionnel qui récompense les bons et punit les méchants, il n'a cessé de se rapprocher de l'idée d'homme. Sa lutte intérieure contre la religion fut longue et douloureuse : il est pénible d'avoir à recréer l'univers ; et tellement commode et reposant, au contraire, d'accepter une vérité révélée, une conception toute faite de la morale, de la vie et de l'après-vie. Et puis tant de souvenirs pathétiques, d'exaltations merveilleuses s'attachaient à la pieuse adolescence de Gide.

N'importe. Il a rejeté tout ce passé : « Dieu, écrit-il dans son Journal, c'est pour moi le grand Bouche-Trou. Et je peux bien crier avec Hugo : — Il est ! Il est ! Il est ! Il est éperdument ! [210] La belle avance si je ne sais pas Quel il est. Notre adoration reste à l'échelle de l'homme... » Désormais quelle que soit la question que le Sphynx posera à l'Œdipe de Gide, Œdipe a résolu d'avance de répondre — L'Homme, car à toutes les grandes questions de la vie, « il n'y a qu'une seule et même réponse... »

 

C'est au moment où Gide, après sa période prolongée d'inquiétude, pose cette première affirmation, que commence un nouveau débat pour lui. Il semble approcher de la sérénité, toucher au but. Mais qu'est-ce qu'une tranquillité dont il serait seul à jouir ? Non, s'écrie-t-il, je ne veux pas « d'un impitoyable bonheur... »

S'agit-il d'un besoin de prosélytisme ? Veut-il faire connaître à ses proches, à ses amis, à tous la certitude nouvelle qui l'habite ? Est-ce par générosité qu'il cherche à communiquer sa joie ? Toute son évolution morale (son goût du don de soi autant que son individualisme) l'ont incité à regarder d'un œil neuf une partie de la société, qui lui était restée presque étrangère.

C'est alors que Gide a été saisi d'une véritable angoisse en songeant combien les simples conditions matérielles du bonheur sont réduites. A peine peut-on dire qu'elles existent sur une toute petite partie du globe, et là, tout au plus, dans un tout petit milieu de privilégiés. Partout ailleurs, c'est la famine, l'oppression, la vision de l'épouvantable misère humaine...

Sans doute dès ses premiers livres, Gide a évoqué les quartiers de pauvres, les « maisons sordides » qu'habitent « la maladie, la prostitution, la honte, le crime et la faim ». Mais à présent cette misère est devenue pour lui une réalité tellement immédiate et pressante qu'elle ne lui laisse plus de repos. Tout le ramène à elle. Tout dans la société contemporaine, ses injustices qu'elle masque sous de grands mots démocratiques vides de sens, sa barbarie militaire, son impuissance à répartir les richesses qu'elle crée, tout le révolte. Gide n'a plus la tranquillité d'esprit nécessaire pour écrire des œuvres de fiction. [211] Les traditionnels petits romans lui paraissent dérisoires. L'artiste ne peut-il travailler qu'en interposant entre lui et le monde une sorte d'écran ? Toujours est-il qu'il y a des moments où il se sent, en quelque sorte, obligé de descendre sur la place publique et de parler... C'est sous une pression impérieuse de cette nature que Gide a fait paraître, dans la N. R. F., ses notes sur le communisme...

Depuis longtemps, le goût de Gide pour le dénuement, son indifférence au sentiment de propriété l'incitaient naturellement à envisager un état de société, où le travail serait moins étroitement attaché à l'argent qu'aujourd'hui, où le gain ne serait plus le mobile essentiel de l'activité humaine. Cependant ce ne sont pas des aspirations sentimentales qui ont mené Gide au communisme, mais sa position individualiste. C'est elle qui l'a conduit aux problèmes sociaux : dès lors, il n'a plus vu qu'une seule issue, il n'a gardé qu'un seul espoir...

N'est-il pas frappant qu'à la même heure, un autre grand esprit, que Gide a littérairement parfois méconnu, arrive, presque en même temps que lui, à des conclusions analogues aux siennes. C'est en des termes bien proches de ceux dont Gide s'est servi, que Romain Rolland s'est déclaré en faveur de la grande expérience russe : « Je crois en l'œuvre de l'U. R. S. S., a-t-il écrit. Je la défendrai tant que le souffle me restera. » Il y a plus : « Vous êtes, mes amis en U. R. S. S. a ajouté Romain Rolland, des consciences libres, donc de vrais individualistes sans le savoir... » Et Gide : « L'individualisme bien compris doit servir à la communauté... (153) et je tiens pour erreur de l'opposer au communisme. »

Ce n'est pas par hasard que se rencontrent deux écrivains aussi différents. Il n'est guère de penseur, actuellement en Occident, qui ne soit incliné au pessimisme le plus tragique, ou à la révolte, ou qui n'envisage la réforme sociale comme suprême recours. Valéry désespère, et de l'Europe, et d'une humanité qui semble vouée à la guerre d'extermination. Einstein en [212] arrive à conseiller aux hommes la plus grave des rébellions, le refus du service militaire ; (mais l'insurrection individuelle a-t-elle jamais eu une chance de réussite ?) Écrivains ou savants, essayistes ou philosophes, tous ceux qui considèrent lucidement notre civilisation la sentent menacée dans ses profondeurs, croient à la nécessité d'un renouvellement. (154)

Toute l'histoire ne nous enseigne-t-elle pas la perpétuelle évolution de la vie et notamment des formes sociales ? Dès le moment où l'on accepte l'idée d'évolution, il semble que le mouvement naturel des sociétés les entraîne, plus ou moins vite, mais nécessairement vers le socialisme. On constate, depuis quelques siècles, que les idées des penseurs d'avant-garde sont entrées, partiellement au moins, dans les mœurs et les institutions : en 1789, les doctrines des Encyclopédistes ; au cours du XIXe siècle, le programme, dit réformiste, des socialistes. Il suffit de cinquante ans à peine pour qu'un parti politique, placé au Parlement à l'extrême gauche, soit chassé peu à peu vers le centre.(155) Peut-être verrons-nous, dans un temps relativement rapproché, le parti communiste lui-même, poussé dans le même sens, par un parti plus extrémiste. Si la vie, et surtout la vie sociale, nous donne cette impression d'avancement perpétuel, que faire sinon aider cette marche en avant ?

L'idée de progrès est aujourd'hui une des préoccupations dominantes de l'esprit de Gide, et c'est elle qui donne sa véritable [213] signification à son adhésion au communisme. Grave et dangereuse idée que celle du progrès ! Les esprits qui, au XVIIIe siècle, l'ont énoncée les premiers semblent avoir été tellement enivrés par elle qu'ils l'ont poussée, trop vite et d'une manière trop simple, à des conséquences extrêmes. C'est pourquoi on appelle souvent « primaire » celui qui croit aujourd'hui au progrès. Mais de qui vient ce mépris ? Généralement des croyants et des orthodoxes, qui sont obligés de se raccrocher à une conception statique de l'univers, à une vérité donnée par Dieu, définitive et éternelle.

Gide n'hésite pas à réhabiliter l'idée discréditée de progrès. Même dans l'état actuel de notre civilisation, et même en négligeant l'accroissement du pouvoir matériel de l'homme, il faut reconnaître que la connaissance est dans un perpétuel devenir. La philosophie est obligée de réviser sans cesse sa critique de l'intelligence et de montrer la valeur, toujours plus relative à l'homme, des résultats acquis par l'expérience. Progrès négatif ? Peut-être, en ce sens qu'il nous éloigne de plus en plus du vague, c'est-à-dire qu'il nous rapproche d'une vérité.

Cependant, répondent les détracteurs de l'idée de progrès, l'histoire ne fait apparaître aucun progrès moral de l'homme, et c'est le seul qui importe. Gide est sans doute incliné à croire que le devenir moral doit suivre, à une distance plus ou moins longue dans le temps, le devenir intellectuel. Il lui semble surtout que nous trahissons cette idée de progrès en ne la considérant que par rapport à notre époque. L'histoire de l'homme est à ses débuts. Quelques récits seulement nous sont donnés sur la grandeur et la décadence des peuples. C'est projetée dans l'infini de l'avenir que l'idée de progrès devient éblouissante. Elle n'est encore, aujourd'hui, qu'une pauvre, chétive notion naissante. Mais elle progressera, elle également, et deviendra sans doute notre raison d'être...

« Je n'ai pas changé de direction, écrit Gide, j'ai toujours marché droit devant moi ; je continue... » Mais « à présent j'avance en m'orientant vers quelque chose... » [214]


à Léon Weinigel

L. p.-q.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LIVRE II

 

 

 

 

 

L'HOMME

CHAPITRE PREMIER

 

« LE PLUS IMPORTANT DE MES LIVRES... »

 

 

 

De l'Influence de Corydon

 

« Corydon reste à mes yeux le plus important de mes livres », écrit Gide en 1942. On s'accorde ordinairement à le juger un des plus faibles de son œuvre. Ceux qui ne dissimulent pas leur sympathie pour la témérité de l'auteur, déclarent, ou mal venues les remarques sur les étalons et les oiseaux (quoiqu'elles fassent ressortir très exactement la nature de l'instinct sexuel), ou conventionnelle son évocation d'une Grèce antique, avec de libres éphèbes dans les gymnases opposés aux femmes dans les gynécées. Si Gide reconnaît parfois que la « forme même » de l'ouvrage ne le « satisfait plus guère aujourd'hui », ni non plus cette façon qu'il a eu « d'esquiver le scandale » en attaquant le problème sous forme d'un débat dialogué, il reste convaincu que Corydon est, dans son œuvre, le livre « de plus grande utilité... pour le progrès de l'humanité ».

Sans doute pourrait-on chercher un rapport d'influence entre Corydon et cette liberté plus grande qui s'est établie aujourd'hui, et surtout depuis la guerre, dans les mœurs, encore que se manifeste dans le même moment et en sens contraire une aggravation de la répression pénale : lois sur [217] le vagabondage spécial, le détournement de mineurs, le proxénétisme...

Cette liberté nouvelle se manifeste par une certaine modification des rapports sexuels, surtout dans les milieux de jeunesse et d'étudiants. L'amour paraît s'être débarrassé des formes de la coquetterie, survivance du rapt ; on pourrait croire qu'il s'est simplifié ; l'absence de cérémonial semble souvent aussi naturelle que l'apparition des corps nus sur les stades ou sur les plages. Il arrive qu'une jeune fille cohabite avec un étudiant ; il ne s'agit plus de l'union libre, protestation anarchiste contre la famille fermée, mais d'une acceptation réciproque de désirs et de convenances.

Le changement est sensible avant tout dans les rapports sociaux, dans ce lent mouvement probablement durable, commencé depuis un demi-siècle, qui aboutit moins à l'affranchissement sexuel de l'homme qu'à la libération de la femme et de l'enfant, qui, plus détachés de la famille traditionnelle, sont mieux défendus par les lois. Un mouvement analogue, au cours de la même période, a desserré les liens du travailleur envers le patron tandis que la législation du travail, en faveur de la femme et de l'enfant, n'a cessé d'être renforcée.

En même temps qu'à cette évolution sociale, on assiste depuis quelques années à un usage plus direct de la liberté d'expression. Il semble qu'apparaissent à la fois une simplification apparente de l'amour, due à la décomposition de la société bourgeoise, et un langage sans apprêt. La simplification du langage s'accompagne d'une prétention à l'investigation psychologique. Par leur seule désignation les secrets de l'inconscient semblent moins effrayants, plus à portée d'intelligence. Nommer une chose, c'est défier les interdictions sacrées ; c'est ne plus la craindre ; c'est l'admettre comme familière, habituelle, amicale, naturelle. L'individu reprend bonne conscience devant elle. Il cesse de s'incliner, comme les Hébreux devant le sacré — Tu [218] ne proféreras pas en vain le nom de l'Eternel, ton Dieu — et de l'appeler Adonaï au lieu de Jéhovah. Sans doute il arrive qu'un mythe nouveau se substitue au précédent. Néanmoins pendant cette révolution, la précision du vocabulaire débarrassé de tout contenu moral permet souvent d'entrer dans le domaine d'une connaissance jusqu'alors interdite et on peut croire alors que la réalité du fait s'est accusée au détriment du mythe...

Gide a bien senti que le freudisme est une des sources de ce dégagement : « Ah ! que Freud est gênant ! » écrit-il, en pensant à Corydon commencé longtemps avant les premières traductions de Freud en français. Mais il ajoute : « Il me semble que ce dont je doive [être à Freud] le plus reconnaissant, c'est d'avoir habitué les lecteurs à entendre traiter certains sujets sans avoir à se récrier ni à rougir. » Il faut se rappeler combien le freudisme à l'origine scandalisa les bons esprits, même des médecins, même des psychiatres, même des écrivains.

Sans doute les mots s'usent vite et, sous leur assemblage nouveau, se recréent constamment de nouvelles conventions. C'est au moment où ils perdent leur force et leur puissance libératrice qu'on entend les pharisiens rassurés déclarer: — Vous pouvez tout dire, mais n'en faites rien... Il y a selon les siècles, une convention des mots, une convention des genres littéraires. Quand au lieu de : — Dans le simple appareil — D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil —, nous pouvons dans un drame dire ou entendre dire : une femme surprise au lit en chemise, il semble qu'il y ait là une libération pour la conscience. Le mot nouveau et direct heurte souvent, c'est-à-dire peut être mal inséré dans son contexte, selon le résultat plus ou moins réussi du travail de l'artiste.

L'art crée des images et des symboles, comme la société des mythes, pour rendre plus sensible une réalité difficile à saisir. Mais quand cette réalité est frappée d'interdiction, les images permettent d'en atténuer la force, d'aborder le [219] sujet interdit sans heurter de front la réprobation des hommes.

Sodome est, en littérature, un sujet de tous les temps, et même sous le règne de M. Prud'homme quelques-uns des plus grands romanciers et poètes éprouvèrent la nécessité de l'évoquer pour rester eux-mêmes authentiques ou rendre authentique la comédie humaine. Le destin de Rubempré resterait incompréhensible sans la passion de Vautrin pour lui. Il s'en est fallu de peu que Zola, comme Balzac, abordât ce sujet, mais, déjà attaqué pour sa peinture trop crue de l'amour, il a craint d'écrire un livre qui eût paru une nouvelle provocation. (156) Le romancier réaliste n'aurait pas su déguiser, mais d'autres ont réussi, en détournant les mots de leur acception courante et, comme certains philosophes qui jadis craignant d'être condamnés pour athéisme nommaient Dieu la substance, Balzac parle de l’amifié de Vautrin pour Lucien, ou Loti de son affection pour Mon frère Yves. Toutes les formes du déguisement ont été utilisées pour évoquer et masquer ce sujet. Le moyen de l'artiste varie selon son art : le héros de L’lmmoraliste embrasse en français le petit cocher sicilien, mais lui fait la cour en italien.

L'auteur qui se découvre le fait avec hésitation, prudence et lenteur : ce n'est que vingt ans après L’lmmoraliste que la scène, d'abord transposée, entre Michel et la maîtresse de Moktir, est reproduite dans sa réalité, presque trait pour trait, dans Si le Grain ne meurt : c'est celle de Biskra avec le jeune arabe.

Mais il semble qu'il y ait un moment où l'artiste soit empêché d'avancer, comme si le terrain n'était pas encore assez déblayé, comme s'il découvrait la profondeur et les contradictions du problème sexuel. Le caractère sacré et [220] mythique de la réalité s'impose de nouveau à lui, malgré lui. Alors ressurgit cette pudeur qu'il a voulu surmonter.

Il arrive que dans les familles les plus dégagées des conventions se maintienne une gêne entre l'enfant et sa famille ou celle de son compagnon. Gide a compris l'importance de la question, qui, dans les Faux-Monnayeurs, présente la mère d'Olivier consentante, presque complice d'Edouard, lui confiant ouvertement son fils parce qu'elle se sent moins inquiète de le savoir protégé par lui que dissipé par d'autres. Mais dans cette scène audacieuse peut-être Pauline représente-t-elle moins un personnage réel que la thèse idéale de l'auteur sur la mère. Dans les rares cas où il y a accord reconnu entre la mère et le fils, l'accord cependant reste tacite, et l'intimité s'établit entre eux sous forme d'une sorte de jeu, à la merci d'une maladresse.

Mais cette gêne si forte ici n'est pas propre à cet amour. Pourquoi, demande Montaigne « appeler l'action honteuse ; et honteuses les parties qui y servent ». On comprendrait si nous avions lieu « de nous blâmer de faire une si sotte production que l'homme ». Humiliant l'homme, l'idée de péché originel a accru son sentiment de honte. Cependant s'il y a péché, il est dans l'acceptation même de la honte, dans la croyance que nous sommes réprouvés ou objet de dérision, et finalement dans la reconnaissance de notre impuissance.

La réprobation s'impose si impérieusement qu'à certains moments Gide lui-même y a cédé. Parlant de l'inversion de Proust, il écrit : « Je comprends enfin que ce que nous trouvons ignoble... ne lui paraît pas, à lui, si repoussant. » De même que dans un groupe d'exclus, nègres ou juifs, les exclus s'excluent entre eux selon certains signes de la peau ou du visage, Gide établit parfois des distinctions, liées à des jugements de valeur, entre les formes de l'inversion. Mais il sait bien que ces distinctions restent arbitraires.

Il reste à reconnaître, derrière la réprobation morale qui [221] frappe l'inversion, la réalité des questions psychologiques et sociologiques. Peut-elle s'intégrer à la conscience individuelle sans la déséquilibrer et la société peut-elle, sans danger pour elle, l'intégrer, telles sont les questions que Gide a posées, après avoir constaté en lui avec certitude, et dès sa jeunesse, sa force créatrice, la maîtrise de soi et son influence à la fois de discipline et d'émancipation. Sans doute ne s'est-il pas livré à une étude objective (Corydon, quoique l'auteur y semble absent n'est encore qu'un essai de l'auteur sur lui-même) ; il n'a pas non plus cherché à faire la peinture d'un milieu ; c'est lui avant tout qu'il a voulu libérer. Partant d'une nécessité intérieure, il a acquis peu à peu la conviction que cette forme d'amour, à travers les difficultés qui sont celles de tous les hommes pour maîtriser leurs passions, devait le conduire, et sans doute les meilleurs avec lui, à la lutte la plus « utile » contre l'hypocrisie.

Lorsque Corydon parut, Paul Souday écrivit dans son feuilleton du Temps, avec la certitude du libéral qui croit que l'individu vit isolé, en dehors des réalités : « On ne s'enquiert nullement de la vie privée de M. André Gide, et on le laisse bien tranquille... » Pourtant personne ne laissait Gide tranquille : ni les hommes avec leurs mythes, ni la religion, ni Claudel, ni Jammes, ni Maritain.

Il lui a fallu parler. Sans se vouloir écrivain maudit, homme impie, il n'a pas craint, en s'affirmant tel qu'il était, le blâme de l'opinion, la réprobation de l'Église, la contradiction de ces Evangiles auxquels il a été presque tout au long de sa vie si intimement attaché que Maritain, croyant savoir où le toucher sûrement, lui demanda à la veille de la publication de Corydon : — « Promettez-moi que, lorsque je serai parti, vous vous mettrez en prière et demanderez au Christ de vous faire connaître directement si vous avez raison ou tort de publier ce livre. Pouvez-vous me promettre cela ? », « Je le regardai longuement, raconte Gide dans son Journal, et dis : — Non. » [222]

Quand il a connu la gloire, il a accusé sa position, se plaisant à imaginer dans son dernier Journal, s'il était invité à l'Académie Française, sitôt après « comme premier acte d'Immortel », une préface à Corydon où il revendiquerait encore une fois son livre. Finalement ce n'est pas l'Académie, c'est le jury du Prix Nobel qui en le couronnant a accepté ce grand écrivain tel qu'il était, tel qu'il s'était voulu. (157) En ce sens sa revendication est une réussite de l'homme. Ce n'est pas Corydon qui prend une portée générale ; c'est la position de Gide par rapport à ce livre qui est un enseignement. Mais avant de parvenir à cette certitude, il lui a fallu de longs détours. Gide ne s'est jamais livré inconsidérément. Sa prudence est la forme de son intelligence. Ce n'est qu'après avoir longtemps envisagé la question sous tous ses aspects comme il a fait pour la morale elle-même, ou plutôt après avoir été touché directement dans sa vie par ses contradictions, qu'à l'âge de 55 ans, il publia son livre : il n'avouait pas à proprement parler, ni ne se confessait ; il s'affirmait. [223]


Corydon

 

Gide cherche la beauté dans les étroites limites du début de l'adolescence, dans « l'âge voisin de l'enfance », comme dit Montaigne que Gide cite ici non sans plaisir, et seulement « jusqu'à ce que le menton commence à s'ombrager ». Le désir s'attache à une équivoque figure, comme Vinci à ses visages d'anges ; à la douceur féminine des formes fondue dans les traits d'un garçon, à une recherche contradictoire, à l'impossible androgyne. Le désir évolue entre les bornes les plus fragiles : un garçon efféminé ne lui plaît pas le plus souvent ; un garçon qui ne doit l'apparence de sa jeunesse qu'à la dégénérescence, non plus. Chacun parle de « son genre », mais ici le genre est à la fois si indécis et si fixé qu'il s'évanouit dans l'imperceptible déplacement de la ligne d'une nuque ou d'un mollet. « Le petit Tireur d'épine de bronze qui se trouve au Musée du Capitole... est une incomparable merveille » écrit Gide. « L'étonnante gracilité de ce petit corps impubère ne fait pourtant point regretter que les formes ne soient ou plus enfantines ou plus pleines. » Dans ces corps grêles, à l'âge ingrat de la croissance, c'est l'incertitude même, le devenir qui est appelé beauté. La beauté, c'est non seulement une ligne difficile à saisir ; mais aussi la peau imberbe, uniformément chaude et dorée, son duvet blond, son « rayonnement blond », dont Gide parle si souvent.

Avec quelle rapidité la peau paraît se faner ! Le vieillissement n'est pas celui qui apparaît progressivement au delà de l'âge mûr ; c'est un brusque et soudain désenchantement de tout l'être qui se produit parfois « en à peine un peu plus de deux ans ». Les enfants « ont affreusement grandi ». « Quelle déconvenue ! Que s'est-il donc passé ? ». (158) Chaque amour ne peut évoluer que dans un [224] bref espace de temps; chaque plaisir, presque immédiatement déçu, est sans cesse à retrouver.

Devant les enfants, le sentiment lui-même hésite entre le désir et une sorte d'attendrissement apitoyé. Dans les environs de Cuverville, raconte Gide, au cours d'une promenade, il se sent attiré par les enfants de la lande, mais ceux-ci sont dénués, monstrueux et ils viennent « se blottir » dans « les plis de mon manteau ». Devant d'autres aux « cheveux blonds », au « regard pur », à Weimar, la même année : « Que n'ai-je osé m'asseoir auprès d'eux! » (159) Le désir le rend timide quand ils sont beaux; quand ils sont laids, il ne reconnaît plus que l'enfance en eux. L'enfance par elle-même allège de la timidité : il s'agit plutôt de jouer, et non de conquérir. Mais le sentiment est parfois plus complexe. Parlant d'Athman : « ... Et je retrouvais aussitôt le docile enfant que j'aimais » écrit Gide ; au contraire la dureté du visage d'Ali « arrêtait en moi tout désir ». (160) La personnalité le gêne ; la docilité le met à l'aise. Mais entre la douceur et l'insignifiance, le désir n'a presque pas d'espace pour se reconnaître.

Alors cette figure de la naissante adolescence est recherchée parfois dans les milieux équivoques d'apprentis en « demi-chômage », dans une sorte de prolétariat en haillons, où deux enfants survivent sur onze, mais où peut apparaître un « Apollon » de quinze ans, dans une « pose à la Praxitèle ». (161) Il arrive que parmi ces enfants, certains se fassent proxénètes et Gide, revendiquant les droits du plaisir, écrit : « Je ne sais pourquoi l'on a toujours fait des monstres et des êtres vils des procureurs ». (162) La rencontre de hasard souvent n'a lieu qu'après de longues recherches. « Je... rôde jusqu'à la nuit dans d'extraordinaires ruelles pleines d'hôtels borgnes ou louches » écrit Gide. (163) Entre son horreur puritaine de l'hypocrisie et l'attrait du clandestin, s'est établi un compromis, que Gide a introduit, [225] habilement voilé, dans son œuvre. Dans le Journal, Alexandre, « à peine un peu moins beau qu'à quinze » ans, vit des hommes, des femmes, des « trucs »  : — « Comme il serait intéressant, déclare Gide, s'il ne mentait pas constamment ! » A Alexandre, il demande des nouvelles de son frère cadet, un frère plus ou moins supposé : — « Il est à Madagascar, répond-il. » Gide ajoute : « La dernière fois que, moi, je l'avais vu, il sortait de la Petite Roquette » Ainsi incline-t-il fréquemment de l'aîné au puîné, de Bernard à Caloub, — dans cette recherche incertaine, dans ce besoin de saisir la silhouette de la beauté fuyante. Une fois, il laisse échapper ces mots : « Je ne sais quand cette poursuite est la plus avilissante et la plus vaine ? Quand on rencontre le plaisir, ou qu'on le cherche sans le trouver ». (164) Il note cela à cinquante-huit ans, à Marseille, et ajoute : « Et demain je recommencerai. » Mais peu à peu, il a appris ; il est parvenu à intégrer cette « poursuite » du plaisir dans sa vie comme dans son art, et le plaisir véritablement assouvi lui a apporté ses moments de certitude. Son inquiétude est venue d'ailleurs.

 

« Qu'advient-il, écrit Gide, lorsque la fonction sexuelle se trouve amenée, pour s'exercer, à quitter l'objet de son désir... ? » Dans ses périodes de chasteté, il connaît le malaise. La confession apparaît voilée en divers endroits de ses écrits. Après son aventure de Sousse, sa première aventure, cloîtré dans sa chambre à La Roque : « Rien qu'un désert affreux, plein... d'épuisants rêves, d'exaltations imaginaires... je me dépensais maniaquement jusqu'à l'épuisement. »

Rousseau, pour d'autres motifs, raconte qu'il s'est livré [226] à ces pratiques secrètes, mais, Rousseau nous laisse entendre, sous ses allusions poétiques, qu'il s'en est fort bien accommodé. Rien de plus innocent en apparence, de plus facile ; ce n'est qu'une sorte de paresse. (165) Mais la facilité même crée le danger. Il suffit de se laisser aller, comme on se soûle, comme on augmente les doses dans la drogue. Le besoin crée le besoin, et puis le manque. Au début de la guerre de 1914, à Cuverville où Gide fait des séjours répétés, il écrit quelques-unes des pages les plus désespérées de son Journal : il parle d'un état « dans lequel je n'ai que trop de tendance à retomber » ; le 15 juin 1916 : « J'ai déchiré une vingtaine de pages de ce carnet... On eût dit les pages d'un fou » ; ou bien : « Il ne me reste plus que juste assez d'intelligence pour constater que je deviens idiot. » (166) Mais, même pendant cette crise, la force de sa lucidité lui permet précisément de reconnaître un « état maladif » qui compromet son équilibre nerveux. Et lui qui aime tant la vie et la maîtrise de soi, prend ce « désordre d'esprit » en horreur.

S'il s'abandonne au lieu de résister, son désespoir augmente : espérant peut-être « exténuer mon démon... et n'exténuant que moi-même ». Alors que ses plaisirs avec des êtres de rencontre le rendent à lui-même, léger et dispos, ou ravi, et lui paraissent le bien, ses « retombements » l'épuisent ; il les appelle : le « vice ». Le vice devient le démon. La lutte se présente, à un moment pour lui, comme un choix à la croisée des chemins, dont l'un [226] serait censuré et l'autre ouvert ; l'un le bien et l'autre le mal, comme dans une imagerie religieuse. Le mécanisme de la lutte apparaît toujours le même, aussi longtemps qu'on cherche à résister de front, qu'il s'agisse d'une passion dont on se promet de se défaire sans le pouvoir : — « Demain, demain, tout cela finira ! » dit le Joueur de Dostoïevski — ou qu'il s'agisse d'une manie comme le besoin de fumer (« Troisième jour sans fumer » (1921) ; « Ne me souvenais plus de mon âge. C'est là ce que j'avais été chercher aux bains. — Mais je me laisse aller à fumer beaucoup trop » (1929) : des notations de ce genre apparaissent de temps à autre dans le Journal.) Mais il est vain de prétendre lutter par le refus d'échappement et Gide écrit : « Je fumerais moins, si je cherchais moins à moins fumer » (1929).

Dans sa jeunesse, André Walter s'enorgueillissait du combat : « C'est sublime cette lutte dans le noir — seul à seul, corps à corps... Quelle fierté, Seigneur, que vous m'en ayez jugé digne ! » En 1916, la lutte reprend : « ... Souvent je doute si j'en puis échapper sans un secours venu d'ailleurs. » C'est l'époque de sa grande embardée mystique et de Numquid et tu... ? L'homme en détresse lance un appel : « Je roule aux marches mêmes de l'Enfer. » Mais il n'est jamais complètement dupe. Il a cru un moment (ou voulu croire) qu'une aide contre l'obsession pourrait venir de l'Eglise. Il a cherché la paix — sans oublier que l'Eglise ne pouvait la lui rendre sans le soumettre à sa règle, sans lui imposer l'exercice de l'hypocrisie et du mensonge. Pour l'Eglise la sodomie est aussi condamnable que l'onanisme ; Gide, au contraire, les oppose l'un à l'autre, pensant que l'amour est la véritable délivrance de l'obsession. Dans sa correspondance avec Claudel, il revendique son homosexualité ; il ne croit pas que l'abbé F., dont Claudel lui a donné l'adresse, puisse par ses « exhortations, ses réprimandes et ses conseils », obtenir plus qu'il n'a pu lui-même. En ce qui le concerne, il ne [228] lui paraît pas que l'Eglise ait à voir dans ces questions. (167) Et dans son Journal, il note : « Il est malséant de chercher à intéresser Dieu à des défaillances physiques dont une meilleure hygiène peut aussi bien venir à bout » (1916). Il est remarquable que, sans le secours ni d'un prêtre, ni d'un psychiatre, Gide se soit dégagé seul de cette forme d'obsession sexuelle. Il a aspiré du plus profond de lui à un amour et voici qu'en 1917, il rencontre, dans son propre milieu, l'adolescent si longtemps attendu. Il semble que son désir de le rencontrer l'ait fait apparaître. «... Un pareil calme, je ne l'avais plus connu depuis des mois, des années. » Il éprouve un rajeunissement, une sorte de puberté nouvelle, un élan tel qu'il est prêt à tout sacrifier à cet amour. Il comprend que par lui il a trouvé sa joie et l'équilibre, qu'il a toujours appréciés comme les biens par excellence.

Plus tard quand il cherchera à analyser la nature de l'instinct sexuel « non assouvi directement », il expliquera qu'il « est susceptible... de multiples hypocrisies » ; il divise la conscience et la déchire. « ... Quand l'assouvissement de la chair n'entraîne aucun assentiment, aucune participation de l'être... Quelles vengeances secrètes peut alors se préparer la part de l'être qui n'a pas trouvé place au festin ? » (168) En créant le personnage d'Armand, un des plus curieux des Faux-Monnayeurs, Gide a présenté dans cet être divisé, contrefait, qui exerce ses « vengeances secrètes » sur sa [229] famille, un cas extrême d'hypocrisie sexuelle. Les expressions de son obsession reproduisent parfois quelques notations du Journal, surtout de 1916. Sans doute rien n'est dit dans le roman de la vie secrète d'Armand. (169) La cause de l'obsession peut avoir des origines différentes ; elle revêt parfois des formes d'expressions voisines les unes des autres. Mais alors que les crises même « terribles » de Gide sont toujours maintenues à l'arrière-plan d'un moi qui se veut harmonieux, le comportement d'Armand est mis en pleine lumière et les traits de ce personnage poussés dans le roman à la limite font de lui un raté, contorsionné et impuissant. Peut-être l'hypocrisie sexuelle apparaît-elle également, mais vue sous une autre face, chez le Pasteur Vedel, père d'Armand dans les Faux-Monnayeurs : son désir qui s'exerce à vide lui a donné le besoin de s'étourdir en s'agitant continuellement dans la pratique de son ministère ; distrait de lui-même par l'ineffable illusion d'une vie toute adonnée aux œuvres, il représente pour l'auteur l'exemple de l'inconsciente malhonnêteté. (170)

Gide constate dans cette obsession le leurre et la division de la conscience. Mais le « mal » véritable, c'est d'être seul ; c'est d'éprouver sa solitude, qui conduit à une solitude plus grande encore. L'homme seul n'existe pas, et l'amour est précisément la première manifestation de l'acte social. Cet « horrible dégoût de tout et de moi-même » (171) exprime la honte de la solitude. La honte qui suit le plaisir solitaire, c'est d'avoir rayé l'espèce humaine. « Je ne sens pas en moi beaucoup d'inavouable, écrit Gide, si ce n'est [230] dans le domaine de la chair. » Remarque qui peut surprendre de la part de celui qui dans ce domaine paraît avoir avoué sans réserve. Mais alors qu'il a placé en plein soleil ses aventures d'Algérie, il a cherché à voiler ses nuits désespérées par un sentiment de pudeur qu'il n'a jamais pu complètement vaincre et la pudeur ici, c'est la crainte d'apparaître seul, de n'avoir rien à cacher de sa nudité.

Cependant quand Gide se dégagea peu à peu de l'inquiétude religieuse, il se dégagea par là même de l'obsession du désir sexuel « non directement assouvi ». Ses allusions voilées au besoin « d'exténuer son démon » sont notées de plus en plus rarement dans son Journal et à partir de 1925 n'y figurent presque plus : il a cessé de connaître après le plaisir solitaire les « retombements », le « dégoût de tout et de soi-même ». « ...Savoir si j'ai raison de triompher de ce désir », de ne plus lutter, ce sont des « questions, du reste, que je ne me pose plus jamais ». (172) De quelque façon que le désir se satisfasse, la satisfaction lui apparaît comme un repos, nécessité physique pour son équilibre moral. Et la fin de la hantise puritaine met naturellement fin à l'excès.

Il semble aussi, quoiqu'il n'y ait pas d'aveu bien net, que Gide ait pris son plaisir à des caresses dont il ne demandait pas la réciprocité et que l'écart lui ait paru peu à peu moins net entre ces caresses et les pratiques secrètes. Sans doute peut-il paraître surprenant que la jouissance dans le plaisir solitaire soit de nature différente de la jouissance par le plus furtif contact avec autrui ; mais la jouissance avec autrui, même dans l'obscurité, s'accompagne de sa présence et de sensations précises. Sensations plus ou moins fortes qui peuvent faire varier l'intensité de la présence de l'autre. Sa présence est d'autant plus réelle que l'assouvissement est profond. Il arrive qu'il n'y ait que dégoût dans une rencontre de passage : alors le dégoût peut [231] ramener au sentiment de la solitude. Quelque fondamentale que soit la différence, dans le plaisir, entre la présence et l'absence, la frontière n'est cependant pas précisément tracée. La présence de l'être aimé peut déborder le temps de sa présence physique : après une nuit de plaisir à Biskra avec le jeune musicien arabe, Gide raconte que sa « jubilation » est telle que, resté seul : « ... Je ravivai nombre de fois encore mon extase ». (173) Ou bien, quand il note, en 1918, époque de sa passion pour M., qu'il ne doit revoir que dans quelques jours : « ... Assouvissement médiocre et qu'aucune détente ne suit », le souvenir et l'attente de l'être aimé sont tels qu'il ajoute aussitôt : « Je parviens néanmoins à me maintenir en état de joie. »

Et cependant pourquoi tant de souvenirs et tant d'attentes, et si peu de présence réelle, ou dans la présence même des plaisirs si brefs, si épisodiques ? L'assouvissement, quelque joie qu'il ait donnée, n'est jamais qu'éphémère. Il semble que, dans l'amour pour l'adolescent, l'enlacement suive trop rarement l'étreinte.

 

L'amour peut-il donner une joie complète et dans l'instant durable ? Il semble qu'il aspire à cette contradiction qu'est toute possession, qui en apportant la personnalité à un être la lui enlève au même moment, qui donne à l'homme le sentiment d'une volonté qui s'oppose à lui et d'une volonté qu'il domine, qui est proprement l'acte de vaincre et de créer — un dépassement. « Prends-moi donc et étreins-moi durement! » dit Marthe dans l'Echange. Etreindre un être, c'est à la fois affirmer son existence et sa liberté — et se soumettre à la nécessité du désir ; c'est s'insérer dans l'existence d'un autre — et la nier ; c'est [232] réellement ou symboliquement pénétrer dans la masse d'une chair et lui donner l'existence et l'autonomie ; c'est dans la lutte de deux forces confondues, faire son œuvre.

On pourrait croire qu'un inconscient besoin d'imitation incite les invertis à conformer leur comportement à celui du couple traditionnel. Mais la sodomie paraît loin d'être la règle. Même l'amour pour l'adolescent, qui semble le plus près de l'amour pour une femme, en reste fort éloigné. La possession dans le couple traditionnel prend un sens si différent de celui que lui donne le couple inverti qu'un homme et une femme, même s'ils ont pris leur plaisir, ne déclarent pas avoir fait l'amour lorsqu'il n'y a pas eu acte de possession. Cette manière de parler correspond à une certaine réalité pour eux, mais elle traduit toujours inconsciemment une conception traditionnelle de l'amour. Dans les amours réprouvées, la conception rituelle du plaisir prend moins d'importance ; la représentation du plaisir, davantage ; les mots « faire l'amour » correspondent à presque toute la réalité, mais à une réalité de plus en plus difficile à cerner. L'enlacement de deux corps nus en contact par tous les pores de la peau, sans qu'il y ait possession dans le sens habituel de ce mot, peut paraître à ces amants, dans l'ivresse de leur désir, la forme accomplie de la réalisation. Ou bien les préambules, les caresses peuvent être pris pour fin. Alors les amants ne trouvant plus dans le plaisir même un critère précis aux mots « faire l'amour », décident parfois qu'ils ne l'ont fait que lorsque l'un ou l'autre ont pris leur plaisir. (174) Mais il arrive que le plaisir prenne des formes encore plus incertaines : un contact, un acquiescement sous-entendu peuvent conduire à l'assouvissement. Ou parfois dans l'attente d'une rencontre la nuit, à la lueur d'un réverbère, l'impression d'être traqué, adjuvant au plaisir, devient tout le plaisir. [233]

Sans doute chaque couple réinvente le plaisir ; chacun éprouve à sa façon le sentiment d'une possession. Mais revient toujours la contradiction : comment faire de l'être désiré une chose possédée, puisque l'être aimé est lui et pas moi ? Pour nous rendre maître de l'objet aimé, il nous faut parvenir tantôt à dominer sa personnalité, tantôt à nous assurer qu'il nous désire ou l'un et l'autre à la fois.

Gide a cherché le plaisir dans la docilité de l'enfant, mais plus encore dans la croyance d'être aimé par lui. Il ne veut être aimé ni par vanité, ni par orgueil, mais pour se rassurer, pour rassurer sa timidité, mû par une sorte de nécessité intérieure, qui rejoint son besoin d'éprouver la sympathie d'autrui. Devant ses amis, il ne retrouve ses moyens dit-il — pour parler ou pour lire à haute voix — que lorsqu'il se sent attentivement suivi.

Le désir d'être aimé aboutit parfois à la méprise. En Egypte, dans les jardins de son hôtel, il voit un peuple de petits jardiniers qui s'offrent avec facilité, à l'affût d'un bakchich, (175) mais dans l'instant où il constate leur cupidité, il peut l'oublier aussitôt, parce qu'il demande très peu de chose à l'enfant. Je m'en suis tenu aux caresses, écrit Gide et « le petit s'en montrait encore plus ravi que moi-même ». Dès sa première aventure à Sousse, qu'il a racontée dans une forme d'une rare pureté poétique, l'initiative vient de l'enfant : c'est lui qui « invite », lui qui, lorsqu'il croit que Gide refuse ses avances, prend « une expression de déconvenue », lui qui, dans un mouvement d'impatience, défait son vêtement et nu, « en riant, se laissa tomber contre moi ». En 1942, dans son dernier Journal, Gide raconte avoir connu « deux nuits de plaisir comme je ne pensais plus en pouvoir connaître de telles à mon âge », et précise : « Il dit avoir quinze ans... Il n'était pas question de complaisance de sa part, car il prenait au jeu autant [234] d'initiative que moi-même... Tout son être chantait merci. ».

L'être aimé a une volonté d'être ; c'est pourquoi il faut le conquérir, le circonvenir, mais précisément la certitude d'être aimé rend la conquête inutile, enchaîne l'objet aimé, le fait prisonnier. Alors le désir est libéré. La conquête paraît préétablie et tout acquiescement, amour.

Que peut d'ailleurs signifier : être aimé d'un enfant ? L'enfant peut être flatté d'avoir été distingué, d'intéresser un adulte qui lui consacre son temps, avoir le sentiment qu'il devient un personnage, s'en targuer — sans que ces sentiments s'associent directement à son plaisir. Un enfant se rend parfois si peu compte de ce qu'est véritablement la sexualité que, tout en répondant aux invitations d'un aîné, il lui arrive de nier qu'il s'agit de gestes « d'amour » — et si un camarade lui disait : — Il t'aime. — Il m'aime ? répondrait-il avec surprise. Tout se déroule pour lui sur le plan du jeu, dans une atmosphère de gratuité (c'est d'ailleurs peut-être au contact des enfants que l'idée d'acte gratuit a pris naissance chez Gide). C'est la forme du jeu que revêt l'amour de l'adolescent : « ... en riant, se laissa tomber contre moi » (176), les « riantes avances de l'enfant », (177) « il apporta dans le plaisir une sorte de frénésie amusée ». (178) Le plaisir n'est qu'un ébat parmi d'autres, sans plus d'importance que les ébats du collège dont on ne parle pas ; et la volupté est cueillie « en passant, comme furtivement ; délicieusement pourtant ». (179)

Et Gide répète : « Pour moi... que souvent, pareil à Whitman, le plus furtif contact satisfait. » Le rôle du toucher s'aiguise, — le rôle de la vue devient plus important comme s'il était à lui seul tout le plaisir ; — la naissance du bras au poignet, — la vue d'un genou nu, qui permet d'imaginer la ligne du mollet et de la cuisse. Il semble que chez Gide, l'amour ait pris la forme de la caresse la plus [235] légère, se fasse aperçu, évocation, insinuation et corresponde dans son art à ces indications à peine marquées, à ce goût si connu de l'ambiguïté et de l'allusif.

A la possession, il préfère « le mystérieux attrait émanant de l'aspect d'un corps », (180) ou « certains visages de rencontre — et j'abandonnerais tout pour les suivre », (181) — un coin de joue apparu, une silhouette par opposition à l'éclatante allure d'un beau type d'homme, et même quand la santé d'un « petit corps » l'attire, c'est avant tout d'une tache de soleil sur ce corps qu'il s'éprend. « Je préfère, précise-t-il, mon désir même et ce simple plaisir des yeux qui..., en soufflant sur la convoitise, à la fois l'avive et l'apaise ». (182) Dans toute son œuvre, le désir prend la forme d'une étoile fluide. Quand il parle de sa rencontre tel soir, avec le jeune batelier du lac de Côme, « l'enchantement brumeux », « les parfums humides » enveloppent son « extase ». (183) Dans les Nourritures, c'est « au tournant creux du ruisseau », à travers « un peu d'air tiède » qu'il évoque « un sourire et une caresse au petit garçon de la forge... » ; c'est dans la nature et ses « voluptés réservées » que s'exprime son « désir même », un désir diffus qu'il semble préférer à l'objet de ce désir et qui finit par s'identifier avec l'être. Certains des traits caractéristiques de son œuvre s'éclairent, et cet état de convoitise perpétuelle se traduit par une perpétuelle curiosité. Devant le petit corps nu et très beau d'un tout jeune démon, Saül, « affriandé », demande : — « Ah ! il y en a d'autres ? — Où donc ? » Les Faux-Monnayeurs s'achèvent par ces mots : « Je suis bien curieux de connaître Caloub », le petit Caloub, frère de Bernard, qui représente pour Edouard la perspective d'une aventure nouvelle. Répondant à l'auteur d'un roman équivoque, il écrit, en se gardant de le juger : — Je voudrais bien savoir qui est ce personnage dont vous parlez [236] page x... L'art de Gide c'est d'avoir donné à sa curiosité une forme amusée et humaine.

Il est parvenu à dégager le désir des veto, des commandements et d'une arbitraire hiérarchie. C'est naturellement vers la plus intense joie que se dirige l'homme libéré. Certes la satiété crée la tristesse qui est mauvaise, car le désir comporte l'excès. Mais seul l'homme connaît lui-même l'étendue de son désir qu'aucun être, ni aucune morale ne saurait lui mesurer, son désir, expression même de son être.

On sait qu'aussitôt après les Nourritures, Gide écrivit Saül. Saül est retombé dans l'inquiétude : c'est par une suite d'étapes opposées que Gide s'est progressivement libéré. Les curiosités de Saül tournent autour d'un secret. Il ne dira rien, mais si nous savions ce qu'il sait... Il a fait tuer les sorciers d'Israël pour qu'aucun autre que lui ne sache. Son secret l'oppresse ; parfois il le rejette en des « paroles égarées ». Il ne le reconnaît pas pour sien ; il ne l'a pas encore pris en charge ; il ne peut jouer qu'une sorte de comédie pour dissimuler son inquiétude. Mais plus tard quand le secret sera proclamé, Gide se sentira délivré : le désir aura retrouvé la voie libre.

Le personnage du Roi Candaule aussi repose sur une équivoque. Mais son secret est celui d'un manque, le manque de jalousie, dont il s'enorgueillit comme d'un « courage ». Il ne veut pas la reine uniquement pour lui : « Je souffrais trop de la connaître seul... — Je me semblais comme un cupide accapareur. » Son besoin d'appropriation est si peu marqué que l'appropriation lui paraît parfois n'exister que dans la connaissance qu'en ont les autres.

L'Immoraliste, dit Gide dans son Journal, est « un homosexuel qui s'ignore ». Lui également paraît avoir un secret et Ménalque cherche à révéler l’Immoraliste à lui-même : « — Il y a là, lui dit-il..., un sens qui semble vous manquer... — Le sens moral, peut-être... — Oh ! simplement celui de la propriété. » C'est peut-être finalement l'absence [237] du sens de la propriété qui caractérise le désir furtif. Le désir de la possession ne dure que le temps du désir, s'évanouit et renaît, toujours fugace. Le désir n'aboutit pas à posséder en propre ; il n'est ni désir de l'avare, ni désir de conquête. Il ne s'agit pas de posséder un être comme on possède une chose, une terre, pour en faire son bien.

Pourtant l'idée de possession est accompagnée généralement de l'idée de propriété que le Code définit par le droit de jouir, d'user et d'abuser. Au Roi Candaule précisément s'oppose le pêcheur Gygès. — « Je peux tout sur cette femme », dit-il en parlant de sa femme. — « Elle est à moi », et dans ce moment, par jalousie, la tue. L'acte de tuer apparaît ici comme l'aboutissement extrême et presque symbolique du désir de possession exclusive, — le plus éloigné de la caresse furtive.

 

 

Du Sentiment d'Amour.

 

Quand l'aspiration charnelle s'est évanouie, que reste-t-il ? La présence sans convoitise suffit. Comme le petit Sadek (184) ne sait pas le français, Gide se contente de regards et de gestes, et les gestes se réduisent à « cette tendre façon... de me prendre les mains,... de sorte que nous continuions de marcher, les bras mutuellement croisés, silencieux comme des ombres ». Ombres semblables à celles qui peuplaient [238] l'enfer souterrain, de vivants après leur mort. Les gestes et les regards prennent un sens figuré ; les mouvements ne sont que d'effusion. Dans les violentes passions charnelles, il y a de merveilleux moments de silence, mais c'est du silence même que se nourrissent les ombres : « Quand nous aurions parlé la même langue, écrit Gide de Sadek, qu'eussions-nous dit de plus... ? » Le désir s'est peu à peu subtilisé en une sympathique attention, en un attendrissement. Parlant de Guido, un enfant de Roque-brune, qu'il raccompagne chez lui, en lui donnant la main : « Il entre à peine là du désir... » L'affection vague et diffuse s'étend jusqu'aux êtres primitifs. Gide s'amuse à assimiler Athman, « cette petite boule tendre et chaude » qui a dormi à ses pieds sur son lit, à un petit animal. Plus tard il parlera de « la grande amitié » qui l'occupera pour lui. Mais dans l'amitié de Gide pour les enfants, comme dans son affection pour Dindiki, le paresseux, ou pour le sansonnet, c'est son propre sentiment pour autrui, son désintéressement, qui le touche. Alors inutile d'être aimé. Ces effusions sentimentales, ces caresses platoniques conduisent elles-mêmes à un paisible et souriant repos, dans un renoncement à la conquête.

Cependant, ce désir paisible s'attache parfois à un être particulier. C'est la passion, une passion sans obsession sexuelle, mais qui lutte dans le domaine des réalités morales. Dans cet amour aux formes apparemment défuntes, ce que cherche Edouard, c'est à « jauger son crédit dans le cœur et l'esprit » de l'autre. Minos soupèse les âmes des amants et juge de leur amour selon leurs mérites. Sans doute les âmes revêtent encore la forme de leur corps ancien et désirable. Dans les Faux-Monnayeurs rien n'apparaît plus en Olivier du « duveté blond » de la peau, c'est le souvenir de sa beauté charnelle qu'Edouard admire en lui. Mais la sensualité ne le hante plus.

Elle a fait place à la conscience morale. Le débat s'élève et, sur ce plan, peut rester le même quel que soit le sexe [239] de l'objet aimé. La jalousie, anxiété de tout l'être qui donne le plus souvent sa réalité à la passion, ne se manifeste pas. La passion lutte contre la honte ou l'indignité.

L'amour, dans les Faux-Monnayeurs, apparaît comme la crainte d'une méprise. Edouard se méprenait au silence d'Olivier au moment où « il eût voulu [le] serrer dans ses bras » et Olivier : « J'ai peur que vous ne vous mépreniez. » Olivier ne peut supporter la « mésestime » d'Edouard, et Edouard : c'est pour « conquérir son estime » qu'il écrit les Faux-Monnayeurs. C'est un jeu que l'esprit accueille avec gravité. A la méprise s'ajoute la gêne. Toutes les nuances de la gêne sont éclairées dans ce roman : la gêne de feindre par vertu, ou la gêne par pudeur, par amour. Olivier rougit « énormément » quand il rencontre Edouard pour la première fois et tout à coup Edouard lui dit : « Je suis bien plus gêné que toi. » Les grands moments d'amour sont peut-être, pour Gide, ceux qui permettent de surmonter la gêne, de supprimer le jeu. Mais chacun, par timidité ou forfanterie, par désir de la perfection, devient factice. Il y a une distance entre l'être et ce qu'il veut paraître, la réalité et la réalité idéale : c'est le thème central des Faux-Monnayeurs. — « Imaginez une pièce d'or de dix francs qui soit fausse, dit Edouard... Si donc je pars de cette idée que... — Mais pourquoi partir d'une idée? interrompit Bernard... » et, saisissant dans sa poche une vraie petite pièce fausse qu'il fait sonner sur la table devant Edouard, il dit : — « Je vois, hélas ! que la réalité ne vous intéresse pas. — Si, dit Edouard ; mais elle me gêne. »

Comment rester naturel ? La jalousie, transposée également sur le plan moral, prend la forme d' « un trouble malaise : dégoût ou dépit ». C'est surtout crainte de la solitude, envie devant un couple : « sentiment affreux... de demeurer en marge ». Finalement le désir, désincarné, trouve à se satisfaire dans une rencontre de passage qui, dès qu'elle se prolonge, engendre l'ennui, « rançon du [240] plaisir ». Le sentiment, de son côté, cherche, dans une approbation mutuelle, une communauté, un parallélisme de souvenirs et, à l'extrême, à faire coïncider deux vies. Mais au même moment chacun se déforme en prenant modèle sur l'autre, dans l'épuisant espoir d'atteindre à cette coïncidence par la perfection.

Pourtant la véritable force d'une passion tient peut-être à l'imperfection, parfois à l'indignité de l'objet aimé. « On ne doit jamais aimer, écrit Corneille, en un point qu'on ne puisse n'aimer pas... », comme si les hommes étaient sans défaut. Ce sont souvent leurs faiblesses qui nous attachent le plus. « Si l'on n'en vient jusqu'à là, reprend Corneille, c'est une tyrannie dont il faut secouer le joug ». (185) Mais un amour sans tyrannie est plus proche de l'amour intellectuel de Dieu que de l'amour des créatures humaines. « L'amour, dit Spinoza, est la joie accompagnée d'une cause extérieure. » L'être aimé appartient au monde des choses qui nous résistent. Nous ne pouvons en être maître. Par opposition à l'amour-estime, c'est le drame de toute possession. Il ne suffit pas de posséder, nous voulons être payés de retour, nous rêvons de l'amour réciproque : d'où la rareté des grandes passions et des grands romans d'amour, les romans exclusivement consacrés à l'amour. Nous cherchons dans l'amour une certitude de droit et nous n'avons jamais qu'une certitude de fait, sans cesse remise en question. C'est la projection d'une possession qui suscite l'espoir de la coïncidence. Mais comment peuvent coïncider deux êtres différents et souverains, deux êtres inégaux. — « Je te comprends ! » déclare la Vierge Folle, et il hausse les épaules.

Quand l'amour reprend un contenu sensuel et affectif et qu'il se heurte au monde extérieur, apparaît son caractère de fatalité, de philtre, de poison. L'attirance devient un délire et le mépris n'y peut rien : — « J'ai attrapé la peste », s'écrie Karamazov. Mais Grouchégnka, qui rit des [241] uns et des autres impitoyablement, reste une fillette pure au regard d'enfant, une fillette irresponsable. La malédiction de l'amour, issue du monde de la nécessité, peut alors rejoindre l'innocence.

Ce caractère de fatalité prend parfois des inflexions plus accentuées dans l'amour pour l'adolescent et qui tiennent à l'éphémérité de sa nature, à l'inégalité accrue. L'adolescent doit échapper quand cessera son adolescence et l'aîné pressent cette échéance. L'extrême jeunesse de l'adolescent établit un déséquilibre dans le couple, et c'est en vain que l'aîné se penche vers lui, cherche à imposer à ses amis celui qu'il vient d'adopter, qui accepte cette consécration et sent que ce n'est quand même pas à lui seul qu'elle est accordée. L'âge de la puberté est une explosion ; l'adolescent veut retrouver son moi épars ; sa personnalité devient « terrible » comme celle de Douglas faisant des scènes à Wilde « d'une voix sifflante, méprisante, haineuse » (186). Rimbaud ricane, puis pleure : — « Je te jure que je serai bon... » A Bruxelles, hargneusement, il scande : — De l'argent ! De l'argent !... La question d'argent s'enfonce comme un coin dans ces couples dissociés. On pourrait croire qu'il ne s'agit pas de Bosie ou de Rimbaud, mais de quelque garçon qui trafique de ses charmes, tant ces questions d'argent, au milieu des heurts et des violences, se répètent suivant une même ligne de fatalité. Cependant cet amour exaltant devient parfois inspiration ou voyance. Entre Rimbaud et Verlaine, il y a eu cet engagement pris de rendre son pitoyable frère « à son état primitif de fils du Soleil », il y a eu les Romances sans paroles, les Illuminations.

Pour Gide, la vie de Rimbaud est une « banqueroute affreuse » (187)par opposition sans doute à une vie bien menée, heureuse, qui s'achève dans la sérénité. Certes, Gide a admiré, mais en la ramenant à la dimension humaine, [242] ce génie si opposé au sien. Mais l'amour romantique lui reste étranger et même le classique : Phèdre, malgré les beaux cris de sa passion, lui paraît un peu encombrante : « Et Phèdre au labyrinthe ; avec vous descendue —— Se serait avec vous retrouvée ou perdue. Mais la passion l'aveugle, écrit Gide ; au bout de quelques pas, en vérité, elle se serait assise... »

Sans doute nous retrouvons au départ, dans la passion d'Edouard, le sentiment de la fatalité. Cependant Edouard ne peut s'attacher qu'à des adolescents qui ne s'opposent pas à lui, ou, du moins, dont la rébellion atténuée n'est que la forme charmante d'une nature « répondeuse », qu'à des adolescents capables au plus de quelques détours. Avec eux, pas de graves mésententes. La question d'argent n'est jamais pressante pour eux. Quand Bernard quitte sa famille, il n'envisage qu'une vie de bohème amusante et gratuite : « Alors où vas-tu vivre ? — Je ne sais pas. — Et avec quoi ? — On verra ça. » La chance pourvoira à ses besoins, à la condition qu'il respecte les règles du jeu et qu'il ne fasse pas le marlou : — « Ça, je te le promets. » L'argent plus que tout fausserait le jeu : quand Olivier propose d'aider Bernard, celui-ci répond : — « Non... Il me semblerait que je triche. » De même, dans sa Conversation avec un Allemand, Gide raconte, avec cette franchise déconcertante qui n'appartient qu'à lui, — craignant que l'Allemand le « tape » : « Ma phrase est prête : Si je vous aidais, vous ne m'intéresseriez plus. »

L'adolescent de Gide, même le prodigue ou le bâtard, continue à appartenir à son milieu. L'amour ne le déclasse pas. Gide est parvenu à introduire dans un roman l'amour pour l'adolescent sans qu'il y ait rupture entre les personnages et leur milieu bourgeois. C'est que cet amour se joue sans trop de fulgurance, presque en entier sur la carte de la tendresse. Et quand il aboutit à son dénouement, Edouard « regarda dormir son ami ». Mais, alors que pour Proust : la regarder dormir n'est qu'une « heure de rémission » [243] dans la souffrance et l'angoisse, — pour Verlaine une terreur : « Va, pauvre, dors ! Moi, l'effroi pour toi m'éveille », Edouard s'absorbe dans la contemplation du visage clos et énigmatique d'Olivier. Il veille, il préserve, il attend son éveil pour l'ouvrir à la vie.

L'amour devient finalement pour Gide un besoin d'éduquer, mais « avec quel amoureux respect » d'autrui, quelle crainte d'un « enveloppement sans scrupules » ! Introduire l'adolescent dans un nouveau milieu, le transplanter implique déjà un risque, et Gide se demande s'il n'infléchit pas la personnalité de l'enfant au moment où elle se forme, s'il ne l'accapare point. Il semble hésiter à lui laisser prendre du champ, ou à le modeler conformément à son image : ici réside peut-être l'ambiguïté propre à toute éducation, et particulièrement dans cette pédagogie amoureuse, il y a partage entre le désir de rendre le disciple tantôt différent, tantôt un autre soi-même. Gide est ému de voir l'enfant mûrir, de suivre son « attention toujours plus vive, à mesure qu'elle est plus instruite » ; il est heureux de ses succès comme des siens propres. Il éprouve une sorte de fierté quasi paternelle. Plus tard ce qu'il cherchera en sa fille Catherine, c'est d'abord la joie de se reconnaître, de retrouver ses propres traits en ses mots d'enfant ; bientôt il écrit des « lettres à Catherine » ; il se réjouit « immodérément » des leçons qu'il s'apprêtait à lui donner, mais « j'ai vite dû déchanter... » Il a pris plaisir à lui offrir tel livre ; mais il ne pense pas qu'elle l'ait seulement ouvert. Serait-ce une sorte de loi ? « J'ai connu de pareils déboires avec Marc ; il suffisait que quelque chose vînt de moi pour que la curiosité qu'il en marquait retombât aussitôt. C'est comme si l'un, puis l'autre, avait à se défendre de moi. » (188) Alors il ne peut pas ne pas se rappeler qu'ils sont pareils aujourd'hui à ce qu'il était jadis. Pour se retrouver dans le disciple, il faudrait que le maître se retrouve lui-même [244] dans son passé ; il cherche au contraire à l'attirer vers son présent, croyant ainsi se rapprocher de lui, mais leur présent n'est pas le même. La contradiction paraît insoluble.

Dès sa jeunesse, Gide enveloppait Nathanaël de conseils : « Je t'enseignerai... Je veux t'apprendre... Je te le dis en vérité... » En vain ajoute-t-il : « Que mon livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à lui-même... » Quand il constate plus tard que Catherine « ne s'intéresse qu'à elle-même... cela ne [l'] intéresse pas ». En éduquant, est-ce moi que je cherche à éduquer — ou toi ? Peut-être l'amour est-il avant tout un point de départ pour le maître, un point d'appui, un « collaborateur » (189) qui lui permet de s'initier progressivement — quitte à l'objet aimé à emboîter le pas, s'il le peut. « Eduquer ! Qui donc éduquerais-je, que moi-même ? » L'amour qui m'a tant occupé pour toi, je me le « suis surfait ».

En dernière analyse, le thème de la surestimation de l'amour achève cette œuvre qui paraissait toute vouée au désir et à l'adoration éperdue. « La glorification de l'amour, écrit Gide, aura été une des pires et des plus ridicules erreurs de ce temps. » C'est la confusion du plus noble et du plus vil. L'amour a été pour Gide le guide, le tremplin qui, dès le début de sa vie, le « souleva si loin au-dessus de [lui-]même ». Sous toutes ses formes, l'amour a été pour lui un besoin de don : « J'aimerais te donner une joie... »; et plus tard, dans le Journal: « C'est pour lui [Marc], pour conquérir... son estime, que j'écrivis les Faux-Monnayeurs, de même que, tous mes livres précédents, c'était sous l'influence de Em. ou dans le vain espoir de la convaincre. » (190) Mais précisément puisqu'on n'arrive pas à convaincre, cela valait-il la peine de se livrer à tant d'efforts ? La peine de... ? Le grand amour joue au grand amour, et tout cela n'est que comédie. Certes une admirable comédie, mais une comédie seulement. « Pour obtenir [245] de nous de la grimace, aussi bien que beaucoup d'amour, un peu de vanité suffit, » déclare Edouard. Mais alors, à quoi bon ? « Ce que je peux admirer dans l'amour, c'est... le sacrifice ; mais ce sacrifice même devient piteux si l'être qui le provoque est indigne. » L'amour vaut-il un prix si élevé ? Cela valait-il la peine de naître ? La peine de... Il arrive qu'un ami vous demande : — Ça vaut-il la peine de se rendre à tel spectacle ? Quelle que soit la pièce, je réponds toujours : — Non. Je pourrais aussi bien répondre : — Oui. La peine de... ? Cela signifie, je pense, le prix d'une place pour ceux qui la paient. Si l'entrée était gratuite, la question aurait-elle plus de sens ? Payons-nous jamais notre place ? La société reçoit-elle son dû quand le criminel lui paie sa dette ? Le sacrifice en amour est-il payé de retour ? Il y a dans ce langage, implicitement contenue, la représentation du vieux drame de la faute et de l'expiation. Gide n'a jamais pu s'empêcher de s'y laisser prendre. Il rêvait jadis d' « agir sans juger..., [d'] aimer sans s'inquiéter si c'est le bien ou le mal ». Mais dans le même temps « supprimer en soi l'idée de mérite..., il y a là un grand achoppement pour l'esprit. »

Alors il attribue la contradiction de l'amour, à l'idée d'un devoir qu'il n'a pas rempli ou d'obligations que l'être aimé n'a pas respectées. Le profit de l'amour est resté insuffisant. Caractéristique, son attitude, à soixante ans, envers le petit Emile D. : il note dans son Journal : « Avec ce petit m'a quitté ce qui me restait de jeunesse, » mais le surlendemain : ces sentiments « me paraissent exagérés jusqu'au bord de l'insincérité ». Le gosse, retenu par sa famille, sentant à la fois qu'il aime encore le maître et ne veut plus l'aimer, ne voit d'autre issue que dans la pensée du suicide. Allons ! Tout ceci n'a rien de réel. Sans doute la lettre de l'enfant lui est « cruelle », mais quel gonflement de l'amour tout au long de cette histoire. On en fait une affaire, l' « affaire du petit Emile », alors que l'amour n'est qu'un jeu, auquel Gide s'est laissé prendre [246] « d'une manière bien ridicule »,. parce que cette fois encore il n'a pas consenti à considérer l'amour pour ce qu'il est, simplement « comme un jeu ».

Un jeu ? Il entre aussi du grotesque dans le grand amour. Que signifie, écrit Montaigne, la « ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvements écervelés et étourdis de quoi il agite » ? Et Gide : c'est le « bousculement irraisonnable de nos pensées » que nous appelons « mouvements du cœur ». Si l'amour est un jeu, ce n'est qu'un jeu pour petits garçons, qui fait de l'homme viril un valet ou un diseur de fadaises.

L'état de convoitise où Gide a vécu presque tout au long de sa vie s'est éteint. Et cependant le monde ne lui paraît pas désenchanté. N'a-t-il pas eu une femme, une fille, un disciple — n'a-t-il pas laissé une œuvre ? Il ne proférera pas que tout est poussière des vents. S'il a renoncé à croire à l'amour, ce n'est pas pour ce mysticisme platonicien, d'où est sorti le chrétien. Vieillard, il continue, comme d'autres grands vieillards, Hugo ou Goethe, à satisfaire son désir, sans souci des interdictions, ou des censeurs, naturel devant les plaisirs qu'il appelait autrefois « frelatés », affirmant qu'il faut prendre l'amour pour ce qu'il est, qu'il rassemble l'être et qu'il permet avant tout de travailler dans de bonnes conditions « hygiéniques ».

L'amour, commodité hygiénique... : c'est dans ces termes que le petit bourgeois en parle souvent quand il se rend dans un mauvais lieu, de même qu'il appelle laïus, un développement lyrique. Cette volonté de dépoétisation que Gide a appliquée à l'amour, il l'applique également à la poésie : « Peu s'en faut, dit-il dans son dernier Journal, que l'état lyrique ne me paraisse un état d'enfance. » Mais ce n'est qu'en s'éduquant « interminablement » et en prenant l'amour comme une sorte d'exercice spirituel, qu'il est parvenu à le vider de son contenu inspiré, à se garder de l'inspiration même, où il a craint de voir, comme dans ses embardées mystiques, une forme de la tromperie. Ce [247] triomphe de la raison s'appuie finalement sur un goût fondamental du bonheur. S'il n'a jamais aimé le sale gosse, s'il a éprouvé toujours « quelque pointe d'hostilité » à l'égard d'un contentement de femme ne comportant pas « un peu de résignation », c'est qu'il n'a pas voulu que la douleur empiète sur lui ; quand elle l'a mordu, il a tout fait pour lui tordre le cou; l'ennui s'est progressivement atténué dans sa conscience, comme la force du mot dans le langage. Et cette résolution, il l'a tenue, que son Journal « ne sera pas le confident de [ses] tristesses », ni sa vie la figure du chagrin. [248]


CHAPITRE II

 

« NOUS NE SOMMES PAS FAITS POUR CES QUESTIONS... »

 

 

 

L'écrivain dans la Société

 

Quand, à soixante-trois ans, Gide entra dans le communisme, on pouvait penser qu'il s'y maintiendrait, ayant concilié en lui le communisme avec l'individualisme. Mais on était en droit de croire également que ce qui l'avait heurté dans les institutions bourgeoises : famille, justice, colonisation, ne serait pas aboli d'un coup et qu'il rencontrerait bientôt, — se substituant à l'autorité du père et au dogmatisme religieux, — l'autorité de l'Etat, qui lui semblerait aussi haïssable. Ses retentissantes déclarations, dans son Journal de 1931 (que l'on peut prendre comme date de son adhésion au communisme), impliquent l'utopique conception d'une société « sans religion »... « sans famille »... Il imaginait un communisme idéal, répondant à sa grande nostalgie de l'état anarchique. Il faut se rappeler que l'U. R. S. S. pouvait, à cette époque, prêter encore à un tel malentendu : la cellule familiale, dans le nouveau régime, paraissait véritablement dissociée ; le mariage, réduit à une sorte d'union libre, prenait le caractère d'une rupture antibourgeoise ; la religion était représentée comme une grossière superstition et à la solde de prêtres cupides ou de capitalistes [249] intéressés. A la condition qu'ils fussent orientés dans un sens révolutionnaire et marxiste, les courants de pensée les plus divers se manifestaient librement et chacun pouvait espérer de l'avenir ce qui lui était le plus cher.

Pendant quatre ans, Gide resta enfermé dans cette erreur, ou du moins dans ce qui nous apparaît tel aujourd'hui ; ce n'est qu'au contact direct de la réalité, en 1936, en U. R. S. S. même, qu'il en prit conscience. A son retour, comme je lui demandais s'il reprendrait à présent une position évangélique :

— Oh, c'est trop tôt..., dit-il, il s'agit d'abord de dessiller les yeux de tant de jeunes gens abusés et qui ont pu l'être par moi.

Quinze ans plus tard, la Russie ayant triomphé de l'Allemagne, je fus amené à lui demander où il en était avec le communisme ; il éluda un sujet qui l'avait tant encombré jadis :

Je crois, répondit-il, que nous ne sommes pas faits pour ces questions...

Il était complètement retourné dans son monde intérieur, fermé aux problèmes sociaux ; il semblait avoir oublié son aller et retour, son retour spectaculaire surtout (tirage de Retour de l'U. R. S. S. : plus de cent mille exemplaires en 1937 et plus de quinze traductions dans la même année), et les mouvements divers de l'opinion.

Ses pages de Journal sur ce sujet (de 1931 à 1937) n'ont jamais correspondu, malgré parfois leur caractère anxieux, à une interrogation profonde sur la structure de la société, à une véritable nécessité. Aussi, ce qui nous intéresse, ce n'est pas tant l'aventure intellectuelle elle-même qu'a représenté pour lui le communisme, — que les causes profondes qui l'ont conduit jusqu'à celui-ci : une double évolution s'est produite dans sa vie intérieure : la question religieuse le préoccupe toujours, mais il a perdu la foi de sa jeunesse, en même temps que son ardeur créatrice s'est épuisée ; il espère qu'un nouvel ordre social répondra à la fois à ses [250] préoccupations morales et suscitera une œuvre d'épanouissement qu'il ne sent plus naître en lui. Le communisme lui apparaît comme un renouvellement, une ouverture dans la vie de sa conscience : espoir rapidement déçu, car il ne se détachera jamais complètement de la conception religieuse et artistique du monde de sa jeunesse.

Du point de vue religieux, le communisme lui a fait faire un pas en avant : sa vie est l'histoire de sa libération personnelle, d'un long cheminement vers l'athéisme, où le communisme figure comme un accident, comme une méprise sans doute et quand même comme une étape. Si c'est l'absence d'un dogme religieux qui l'a attiré vers le communisme, c'est une nouvelle convention, un dogme artistique, qui l'en a éloigné : du point de vue de l'art, le communisme lui est apparu stérile ; il est revenu à la position de l'artiste qui écrit pour une élite.

Peu de temps avant sa mort, il a réuni les lettres et les discours de cette période sous le titre de Littérature engagée, mais c'est par une sorte de contresens : il ne s'est jamais senti totalement engagé par ses déclarations de 1931, ni, cinq ans plus tard, en reconnaissant publiquement son erreur. Dans son Journal de 1942-1949, évoquant Retour de l'U. R. S. S. et Retouches à mon Retour de l'U. R. S. S., il les appelle, avec innocence, « deux pamphlets » et déclare que son voyage lui paraît, avec le recul, un des plus attrayants qu'il ait fait ; ils lui rappellent les plus beaux paysages et un des peuples les plus sympathiques. Des faits politiques, des faits historiques, des faits concrets, il semble qu'il n'ait pas voulu garder le souvenir, mais il n'a pas oublié son accusation « portant sur l'oppression de la pensée. Ce que j'en disais reste vrai... » Cette préoccupation ne tient pas seulement à son voyage ; elle est celle de l'individualiste qu'il a été toute sa vie. [251]

 

C'est avant tout sa position d'artiste qui a rendu Gide si longtemps imperméable à la question sociale. Elle n'a pas à être posée, selon lui, dans le monde de l'art, à l'intérieur duquel l'homme doit trouver réponse à l'art et également réponse à tout.

A la suite d'une évolution qui date du début du XIXe siècle, qui s'est affirmée, au long d'une lignée d'artistes pour s'épanouir dans la première décade de notre siècle, les écrivains de la génération de Gide sont arrivés à faire de l'art un univers transcendantal (191): l'art est le beau, le vrai, le bien, l'absolu, — et le reste du monde apparaît dégradé. Ce qui relie les uns aux autres des écrivains aux tempéraments aussi différents que Gide, Claudel, Valéry ou Proust, c'est une même estimation de l'art, placé au haut de l'échelle des valeurs. Avec eux, l'artiste devient un solitaire qui se comporte comme s'il vivait, tout en les respectant, en dehors des conventions de la société. Valéry n'a que mépris pour les questions de la morale ordinaire, qui pour lui, font partie de l'étiquette... Pour Proust, l'artiste n'a d'autre devoir que celui de ne pas se laisser distraire de son travail : il ne peut servir qu'en écrivant, être utile à son pays « qu'à condition, au moment où il étudie les lois de l'art... de ne pas penser à autre chose — fût-ce à la patrie — qu'à la vérité qui est devant lui ».

Pour Gide également, la création est avant tout l'unique devoir. Mais Gide était engagé dans la religion : il y avait pour lui un devoir religieux plus important que le devoir de l'artiste. Il lui a donc fallu réagir contre son éducation puritaine et échapper, par l'art, aux notions traditionnelles de bien et de mal. Longtemps son esprit s'y est « achoppé », [252] mais il est parvenu, finalement, dans certaines minutes, à l'extrême limite, à entrer dans une sorte de royaume intérieur : le royaume d'une conscience libérée du soin de juger... C'est le monde de Lafcadio, de son Prométhée aussi. Là, plus rien ne tire à conséquence. L'artiste n'a plus à se figurer que le monde veut quelque chose et que chacun doit en débattre et en décider. Le monde reste suspendu et indifférent. L'homme n'a plus à obéir à personne, sauf précisément aux lois de son art, érigées en règles absolues. A l'intérieur de son refuge idéal, tout devient inspiration, et ce qu'il recrée — le chant modulé d'un oiseau ou la mort d'un sansonnet — prend une autre valeur que les plus retentissants événements dans l'histoire ou dans la religion. Finalement il ne conçoit plus l'acte que comme un acte gratuit, autrement dit dénué de signification véritable : l'homme s'est évadé de la société.

Cependant cette conception se heurte à des difficultés, dont l'artiste ne prend guère conscience aux époques de stabilité : au début de ce siècle précisément, l'ordre social paraît établi pour toujours par la Providence, qui semble avoir élu, pour régner, l'Europe et quelques grandes Puissances. Sans doute l'affaire Dreyfus divise et passionne l'opinion, mais comme un problème théorique qui n'atteint personne dans sa sécurité. Gide signe pour, en s'en désintéressant, et Valéry contre, « après réflexion ». L'écrivain, en prenant part à la mêlée, croirait déchoir, s'abaisser au journalisme, sortir du rôle de pureté qu'il s'est assigné et se salir dans le monde de la politique, de la vulgarité et de la ruse.

Dans ces époques de calme, on assiste à ce fait étonnant : un écart s'établit entre l'œuvre et l'homme. Balzac est un théoricien conservateur et qui défend la Royauté et l'Eglise ; pourtant dans son œuvre, il est révolutionnaire jusque dans sa conception de la femme et de son rôle social. Gide est attaché profondément au système paternaliste de Cuverville et naturellement conservateur ; et cependant toute son [253] œuvre tend à saper les institutions bourgeoises. Mais le conformisme contre lequel l'œuvre s'élève ne paraît lié ni à une classe, ni à une époque déterminée. C'est un non-conformisme fait d'une sorte d'essence éternelle : la révolte. Par la révolte, l'artiste pense qu'il ne s'abaisse pas au rôle de propagandiste, qu'il reste toujours dans le domaine de l'absolu. Le révolutionnaire veut détruire pour recréer ; le révolté, non ; il est, en dehors d'un lieu géographique et de l'histoire, contre, dans l'éternel.

Il arrive cependant que l'agitation des révoltés crée un climat favorable à la révolution. Les grands écrivains du XVIIIe siècle ont préparé les conditions de 89, de même qu'en Russie, Tolstoï, celles de 1917, quoiqu'aucun d'entre eux n'ait été révolutionnaire et qu'ils auraient été sans doute hostiles à la révolution.

Mais quand l'époque entre en convulsion, quand ses fondements sont remis en question, que chacun — et l'artiste lui-même — se sent menacé, l'écart diminue entre l'œuvre et l'homme. Il sent tout à coup qu'il est compromis dans le social, qu'il est fait pour ces questions, que sa morale individuelle d'artiste ne suffit plus, que le droit de jouir d'une chose ou la défense de tuer ne se conçoivent pas en dehors des rapports des hommes entre eux ; il pressent l'identité entre sa condition et celle de ses semblables et il est appelé à se prononcer devant les grands mouvements sociaux de libération. C'est alors que l'on voit Kant, se détournant de sa promenade quotidienne, aller au-devant des nouvelles de la Révolution française ou Hölderlin écrire : « Nous lancerons notre plume sous la table et nous irons là où les ténèbres seront les plus épaisses. » L'écrivain se sent rejoint par les lois nouvelles de son époque et il croit que la liberté du monde ne fait plus qu'un avec la sienne. Quand Marx déclare que « l'homme est pour l'homme l'être suprême », il signifie qu'obéir conformément à soi-même, c'est obéir au décret de tous et dans cette coïncidence, l'homme entrevoit la liberté. C'est cette coïncidence que Gide a cru découvrir [254] soudain dans le pays où le monde avait tremblé sur ses bases ; c'est ce qu'il a appelé la préoccupation de l'humain et qui l'a amené à remettre en question de nouveaux problèmes : la situation des hommes entre eux, les intentions qui les groupent, l'utilité immédiate de l'action.

Coïncidence presque toujours momentanée et qui dépasse les moyens de l'écrivain. Jeté sur la place publique, il devient l'écrivain-mage et le grand inspiré fait piteuse figure dès qu'il accepte en chaque circonstance, à l'occasion de chaque entreprise publique, d'apporter une réponse précise. Bergson, débarquant aux Etats-Unis et interrogé par des journalistes sur des sujets d'actualité (le système Taylor ou Carpentier), leur dit : — Je peux vous donner mon opinion, mais elle n'a pas plus de valeur que celle du premier débardeur venu ; si vous désirez que ce soit moi qui vous réponde réellement, pour chaque question, je vous demande deux ans... Il exprimait par là le besoin qu'éprouve tout créateur d'établir une distance entre le public et lui. Gide a senti la difficulté de distinguer le recul nécessaire à la création du recul devant l'action, qui devient une forme de la désertion ; et, comprenant le danger de s'engager avec légèreté et ignorance dans un monde qui n'est encore que celui de la conjecture, il n'a cessé, pendant toute sa période communiste, de vouloir se reprendre... En vain. Il a introduit, malgré lui, dans son monde intérieur, des résidus de sentiments et d'images sociales plus ou moins tronquées ; il n'est pas parvenu à le préserver du désordre. Il n'a jamais pu accepter la contradiction — qui apparaît surtout aux époques d'incertitude — qu'implique la situation réelle de l'écrivain, engagé par les événements et néanmoins irresponsable, appelé à coïncider avec la vie sociale et à retourner quand même à la solitude.

 

Quelque acuité qu'ait pris ce débat, il était en quelque [255] sorte résolu quand Gide entre dans le communisme. C'est que le début de son activité politique coïncide avec un vide dans sa vie de créateur. Les Faux-Monnayeurs datent de 1926 ; Œdipe, de 1931. A partir de ce moment, il y a un trou dans sa bibliographie ; aucune œuvre nouvelle ne paraît. Il n'écrira plus d'ouvrage de fiction, même après Retour de l'U. R. S. S. Il ne parviendra plus à se débarrasser de ses contradictions par des personnages d'imagination qui les endossent.

Il arrive fréquemment que des créateurs, poètes ou savants, livrent leur message dans leur première jeunesse. Certains, se rendant compte qu'ils n'ont plus rien à écrire ou à découvrir, s'orientent vers une activité nouvelle. On peut dire de Gide que son intérêt croissant pour la question politique est en liaison directe avec cette rupture qui s'est produite dans sa vie.

 

 

Le Jeu des Idées

 

Depuis que nous connaissons le texte actuel de son Journal, à le lire attentivement, nous constatons, dès 1932, qu'en même temps qu'il adhérait au communisme, il en sortait ; qu'il en était sorti, avant même d'y être entré. « De cœur, de tempérament, de pensée, écrit-il, j'ai toujours été communiste. » Il n'a pas à adhérer ; il l'a toujours été ; il n'a pas changé ; il n'a pas à abjurer. Aragon a expliqué qu'un bourgeois qui entre dans le Parti doit abjurer, comme il le fit d'ailleurs, — sinon, c'est un homme qui veut rester lui-même, plus autre chose : Gide a été un [256] de ceux qui a voulu entrer dans le communisme avec toute sa pensée, tout son « gidisme » qu'il refusait de laisser examiner. Il veut bien sacrifier sa vie au Parti, mais non sa pensée ; sa pensée, c'est plus que lui : c'est l'écrivain. Malgré ses grandes professions d'espoir, il veut pouvoir douter. Il se rappelle la phrase de Charles-Louis Philippe, que les nouveaux convertis au catholicisme lui citaient souvent : « Sois un homme : choisis. » Il croit avoir choisi pour le communisme, mais il ne choisit que contre... contre le capitalisme, contre la religion, et peut-être aussi contre la position désintéressée de l'artiste. Pourtant a-t-il lieu personnellement de se plaindre du capitalisme ? Il s'y est toujours senti bien à 1' « abri ». Mais il connaît tous les abus, les persécutions qui se tapissent à l'ombre de celui-ci. Il est gêné par sa « situation de favorisé », et cette sentimentalité d'intellectuel ne sera pas une des moindres causes de son ralliement. De la religion, il a gardé d'ineffaçables souvenirs d'enfance, mais comment s'incliner devant l'infatuation des croyants ?

Effectivement il doute et poursuit tout au long son examen de conscience. Il a besoin qu'on lui explique le sens des événements politiques ; il les discute et sait que les discussions ne servent à rien. Une conversation l'assombrit ; la déclaration d'Einstein le trouble ; mais deux jours plus tard un discours de Staline le remet d'aplomb. Il écrit : « Et j'ai grand'crainte, je l'avoue... » (192) ou : « Mais il me faut bien m'avouer (193) à moi-même toute ma pensée... »

L'intellectuel nourri de christianisme s'avoue à lui-même ; le militant communiste avoue également, mais au Parti. Ainsi, les convictions de Gide pendant quatre ans se sont exprimées en conjectures. Il semble jouer avec des idées : la guerre et la paix, le progrès et la foi, la croix et le capitalisme. Il caresse ses idées avec légèreté ; il ne prend pas possession de ses idées ; il n'est pas foncièrement pris au jeu [257] et pourtant, aujourd'hui, « le jeu n'est plus permis ». Il s'agit de savoir où vont les hommes.

 

Le fait le plus surprenant dans l'attitude de Gide, c'est qu’après avoir adhéré, il a cherché à se faire une opinion, lui qui n'en a jamais eu. Dans le milieu où Gide a été élevé, on n'a pas d'opinion, ou pas d'autres du moins, que celles qui nous sont inculquées par lui. Ce que révèle à Gide son entrée dans le communisme, c'est que, lui, qui se croyait individualiste, n'a cessé d'être conformiste, du moins pour tout ce qui concerne les questions sociales. Je m'en rapportais à l'opinion des « gens de métier, économistes, administrateurs... » ; je pensais qu'ils devaient être mieux informés que moi ; « je leur faisais crédit, confiance », écrit Gide à Jean Schlumberger en 1935. Comme artiste, il pensait qu'il était inconvenant de soulever ces questions de politique dans une œuvre d'art, de même qu'il était malséant dans le milieu de Gide, de parler de questions d'argent, — que l'artiste doit tendre à ne pas sortir de son domaine intérieur et gratuit, sous peine de faire oeuvre de propagandiste. C'était l'époque où il écrivait Amyntas, récit de ses voyages d'Algérie. Aujourd'hui, il déclare qu'il a bien observé alors l'expropriation des indigènes par les banques et les trusts, mais qu'il s'est volontairement abstenu d'évoquer ces questions pour n'avoir pas à se prononcer à leur sujet. Ainsi Gide jusqu'à soixante-trois ans s'est gardé d'avoir une opinion.

Mais, de même qu'on fait de la prose sans le savoir, n'avoir pas d'opinion en politique, c'est en avoir une quand même. Le plus souvent, l'opinion de ceux qui n'en ont pas est réactionnaire. Les réactionnaires déclarent que les partis politiques, qui représentent précisément les opinions de la pensée publique, sont composés de bavards, et, ne souhaitant rien tant que de les faire taire, ils acceptent volontiers un dictateur par horreur du laisser-aller. Gide, puisqu'il n'a pas d'opinion, a bien souvent emboîté le pas [258] de ces gens — des gens de l'Action Française. « Si j'en viens à souhaiter pour la France, un roi, fût-ce un despote... » écrit-il en 1918 — et en 1940 : « ...J'accepterais une dictature qui, seule je le crains, nous sauverait de la décomposition... » Mais il ajoute qu'il ne s'accommoderait d'un pouvoir absolu qu'à la condition d'avoir le droit « de penser et d'aimer librement ». Comme si la dictature n'impliquait pas toujours la suppression du droit de pensée. Ou alors il faudrait imaginer être soi-même le dictateur, avec une pensée libre enfermée en elle-même et le reste du monde en esclavage.

Son examen critique est dans le communisme poussé plus loin encore, puisqu'il remet en question les notions traditionnelles qui lui sont les plus chères, auxquelles il est revenu après Retour de l'U.R.S.S. : la liberté de pensée en régime capitaliste n'est-elle pas une illusion ? Et l'art, cet art merveilleux auquel il a consacré sa vie, conçu comme devant répondre à toutes les questions, toutes les remplacer, ne soulève-t-il pas, en période de crise sociale, d'insolubles contradictions pour l'artiste ?

 

Si, parmi tant d'activités possibles de l'esprit, Gide s'est orienté vers les questions sociales, c'est que celles-ci se sont présentées à lui comme la suite du problème religieux. De même que sa vision d'artiste, la foi ardente de sa jeunesse qui s'est prolongée jusqu'à l'âge mûr et même au delà, l'a fermé pendant très longtemps à la réalité sociale. Quand cette foi retombe, la religion lui est apparue proprement comme l'opium du peuple, s'insinuant dans toutes les formes de la vie de la société: l'établissement de classes, la justice, la guerre... On sait que la religion, en offrant « une compensation aux maux » de cette vie, l'espoir d'une vie meilleure après la mort, conduit les opprimés à accepter les inégalités et les souffrances, le monde tel qu'il se présente ici-bas. De même que l'existence du monde est soutenue par l'existence de Dieu, de même la société. Les choses sont comme elles sont, puisque Dieu [259] l'a voulu ; le mal est nécessaire, et il faut l'accepter. L'acceptation entraîne l'obéissance : « Rendez la crainte à qui elle est due, » dit saint Paul, cité par Bossuet, et Bossuet : « La seule défense des particuliers » ne doit être que « leur innocence » ; à la puissance publique, il ne leur est permis d'opposer « que des remontrances respectueuses, sans mutinerie et sans murmure ». L'humilité chrétienne permet de maintenir l'ordre. L'homme est plongé dans l'ignominie pour être racheté ; il s'agit de l'abaisser pour en faire un perpétuel mineur. De la grande tragédie de la Faute avec draperie, larmes, femmes au pied de la Croix n'a surgi qu'un monde inhumain. Dieu élève les uns et abaisse les autres ; l'histoire apparaît comme un bouillonnement dérisoire à l'intérieur d'un cercle fermé. Elle n'a plus de raison d'être. Dans les prétoires, l'injustice comme la justice est toujours juste, puisqu'elle exprime le jugement de Dieu, — de même que la guerre exprime sa colère : le dieu chrétien défend la « juste guerre » et les prêtres qui la représentent, les intérêts de chaque camp ; aux survivants reste l'usage des prières pour les morts.

Quand survient la guerre de 1914, Gide croit encore, tout imprégné qu'il est de puritanisme, que la guerre va purifier la France jusqu'au point d'avouer qu'il souhaitait « presque » la guerre pour cette régénération : auprès d'Emmanuèle en prière, il s'agenouille. Dans son œuvre, il n'a cessé de compenser ce qui pouvait y paraître impie par des mouvements de piété, de prier dans « Les Nourritures Terrestres, de s'agenouiller, les yeux pleins de larmes, dans l'introduction de l'Enfant Prodigue, de faire lutter Bernard, dans les Faux-Monnayeurs, avec son ange gardien, comme lui-même, au début de son Journal : « Seigneur, donnez-moi la force... Seigneur, instruisez-moi ! » Dans sa jeunesse, il écrivait : « Les pensées sont des tentations » et, plus tard, se retournant vers son passé : « On eut dit que ma propre pensée me faisait peur... »

Cependant « ... ces tourments, ces luttes, ces débats gratuits, [260] chimériques... » peu à peu se dissipent. A soixante ans enfin, il écrit, parlant de la religion : « Je ne comprends même plus qu'à peine de quoi il s'agit. »

Il ne comprend qu'à peine, mais il comprend encore et, à la même époque : « Ce qui m'amène au communisme, ce n'est pas Marx, c'est l'Evangile. » C'est qu'en se séparant de la religion, il a voulu garder le Christ ; il le juge encore si beau qu'il en parlerait volontiers aux camarades s'il ne considérait comme mal venue cette tentative. Mais l'Evangile n'est-ce pas la charité?... Et la charité, la négation même de l'indépendance du travailleur ? A la limite, la charité est une notion absurde, puisque si tout le monde mendiait, personne ne pourrait rien recevoir. C'est pourtant l'idée d'une charité parfaite qui a éloigné si longtemps les hommes de l'idée de justice sociale, qui est effectivement à l'opposé. (194)

En entrant dans le communisme, Gide a dû renoncer à cette croyance. Les croyants sont des idolâtres, fait-il dire à X... dans son Journal, et X..., dont il parle si souvent, c'est lui-même, (195) il l'avoue en cette page précisément, mais il préfère attribuer à X... ce qui lui paraît encore, tout au fond de sa conscience, un blasphème. Si la statue du Commandeur levait le bras... Le mystique est un aveugle. Toute croyance aveugle... Le prêtre Tirésias est aveugle. C'est au moment où Œdipe voit clairement les choses qu'il se crève les yeux. Au moment où Gide découvre que la foi religieuse est une tricherie, va-t-il à nouveau s'aveugler ?

 

Il a besoin d'une foi nouvelle. « La foi, c'est la fois pour [261] toutes...» (196) Le plan quinquennal, l'ampoule électrique, au lieu de la Croix, sont-ils le symbole de sa foi présente? (197) A peine s'est-il lentement « déconvaincu de tout credo » qu'il écrit : « La première condition pour que ce projet réussisse [le plan quinquennal], c'est de croire obstinément qu'il réussira. » La révolution joue, entre autres rôles, celui que jouait jadis la vie éternelle. Il soupçonne déjà dans le communisme un dogmatisme, qui lui est insupportable. Il est écrit... est une formule qu'il n'accepte ni de la Bible, ni de Marx.

 

A la suite de ses oscillations, une image s'éveille dans son esprit désemparé par l'intrusion de tant d'idées sociales nouvelles, à quoi il se raccroche, qui n'est pourtant que la vieille image du XVIIIe siècle, l'image du Progrès. Dans le moment présent, son esprit désencombré de personnages de fiction se dessécherait s'il ne se sentait pas rajeuni par un « cœur plein d'amoureuse espérance ». Il rêve éveillé ; il rêve émerveillé et dans son Journal : « Je sais que quelque part... mon rêve est en passe de devenir réalité. » Dans ses déclarations publiques le ton devient plus catégorique encore : Jeunes gens de l'U.R.S.S. « grâce à vous sera... » Ce sera dans l'avenir, mais l'avenir est certain.

Le monde de Bossuet s'est effondré dans son esprit, en même temps que l'Eglise qui ne varie jamais. L'idée de progrès est restée si longtemps étrangère aux hommes que dans le moment même où elle naît, Montesquieu, continuant Montaigne, écrivait : « Le meilleur de tous [les gouvernements] est ordinairement celui dans lequel on vit. » Tout bouleversement révolutionnaire paraît à la fois inutile et entaché de mensonge. Pour le sage, il n'y a de progrès que dans son monde intérieur. [262]

Mais voici que, dans l'idée de progrès du XVIIIe siècle, s'est brusquement introduit, bousculant les idées toutes faites, intégrant l'idée de progrès graduel à la réalité révolutionnaire, le mouvement d'une conception dialectique de l'histoire, conduisant les hommes à la limite de leur marche en avant, vers un état sans classe sans institution, à une association où individualisme et communisme se rejoignent. Entre le présent et l'utopie des philosophes de jadis s'élève un chemin en lacets, qui permet d'atteindre le sommet, mais « petit à petit » dit Marx.

On comprend que Gide, tout imprégné encore d'immobilisme, se soit lancé avec une sorte d'ivresse dans ce chemin ardu. Mais est-ce bien le marxisme qu'il a fait sien ? Sa conception du progrès n'est-elle pas restée plutôt celle toute abstraite du XVIIIe siècle, née de l'espace cartésien, où chaque homme semblable à un point mathématique, avance en ligne droite. La révolution marxiste entre dans la réalité de l'histoire ; elle détruit pour créer. Mais Gide n'est pas destructeur ; il répète souvent : « Je ne suis rien moins que révolutionnaire. » S'il a gardé son vocabulaire religieux, s'il parle toujours de « secourir » les « indigents », il accorde pourtant au communisme une vertu qu'il refuse désormais catégoriquement au christianisme. Quand au cours d'un entretien, (198) Jacques Maritain déclare : « ... Le christianisme seul pourrait réussir... » Gide interrompt : « — Pourrait ? », Maritain reprend : « — Pourra... », et Gide explique : « ... Je crois que c'est l'imparfait qu'il fallait employer : pouvait » : Mauriac répond : — Qu'est-ce que 2000 ans d'existence pour le christianisme ? Mais Gide pense qu'en deux mille ans le christianisme a démontré qu'il a fait faillite et que, s'il est une chance nouvelle, elle est à accorder au communisme ; et pourtant, quand Gide se rendra en U.R.S.S., le communisme sera instauré depuis dix-neuf ans et il lui refusera cette chance. [263]

Si les causes profondes qui ont conduit Gide au communisme sont de nature artistique et religieuse et de ce fait contradictoires, le panorama que lui présentait le monde à cette époque, — chaotique et flamboyant, — devait l'inciter à manifester. Il y a toujours une minute où de simples préoccupations de l'esprit, qui ne sont encore que des distractions, se transforment presque nécessairement en adhésion, où il faut somme toute passer à l'action. Jusqu'aux environs de 1932 précisément, il n'était pas concevable que Gide ait pu participer au communisme : le Parti était si fermé que les intellectuels bourgeois qui y entraient, étaient amenés à rompre toute relation avec leurs anciens amis. Mais en juillet 1932, le Parti a commencé d'accueillir les intellectuels de « gauche » (par l'A.E.A.R.) (199) C'est un mois plus tard que paraissent dans la N.R.F. les pages du Journal de Gide de 1931, où il exprime sa sympathie pour l'U.R.S.S. et dont nous avons parlé. Il n'y a pas de rapport direct entre ces deux faits, néanmoins 1932 est l'année où le communisme commence, modestement encore, à s'élargir.

 

Le capitalisme était pris d'une convulsion telle qu'il n'en avait encore jamais connue. Sur l'Europe s'étendait une crise qui avait commencé trois ans auparavant aux Etats-Unis. C'était dans l'euphorie de la prospérité : la production n'avait cessé de croître à un rythme accéléré, grâce à un nouveau phénomène qu'on appelait respectueusement la rationalisation. Il suffit qu'un jour un léger souffle pénétrât dans Wall-Street pour qu'il se transformât en ouragan : le jeudi 24 octobre 1929 fut nommé le jeudi noir. Depuis un siècle, quand baissaient les prix, les producteurs réduisaient la production. Dans ce système, le déséquilibre économique se rétablissait spontanément. On déclarait que les crises étaient dans la nature des choses, voulues par Dieu, pour l'établissement d'un ordre supérieur qui était le capitalisme. [264]

Cette fois Dieu resta absent ; un grain de sable dans le système : la guerre de 1914... — Laissez faire ; Dieu se manifestera. Cependant toute la machine à prospérer resta brusquement en suspend et 12 millions de chômeurs, en Amérique seulement, s'enfoncèrent dans la détresse et dans l'hébétude.

Sur le chômeur pèse la honte, comme sur le mendiant. (200) Devant le chômeur, Gide a mauvaise conscience, qui rejoint celle du chômeur. La « nacre de [sa] coquille » ne le protège plus. « Je sens aujourd'hui, gravement, péniblement, écrira-t-il bientôt, cette infériorité, — de n'avoir jamais eu à gagner mon pain, de n'avoir jamais travaillé dans la gêne. » Puisque le capitalisme s'est détruit lui-même, Gide s'est porté à l'extrême opposée : au communisme. Des lectures, la rencontre d'amis, militants du Parti, l'y ont encouragé également. Le capitalisme ne se défend plus ; on peut l'attaquer de tous côtés.

Gide faisait un pas de plus en avant, sans avoir néan­moins de porte à forcer.

 

 

Dans le Communisme.

 

Un pas de plus en avant…

Ce fut un étonnement, du côté de la bourgeoisie comme du côté des militants lorsqu'on vit apparaître à la tribune[265] le grand écrivain dont la figure était encore presque inconnue et qui n'avait jamais parlé aux masses. Il venait, avec son œuvre d'individualiste derrière lui, s'expliquer si naturellement qu'il remplissait l'espace qui sépare l'homme public de l'écrivain exigeant, dont chaque mot est pesé : il était parvenu à la coïncidence que cherche si souvent l'écrivain entre son monde intérieur et le monde social. Dans ce nouveau milieu, il restait fidèle à lui-même avec l'espoir de « se dévouer à une noble cause » ; il apportait cette présence qu'il avait donnée à tant d'hommes personnellement rencontrés. Ce n'était pas sa situation d'orateur qui ajoutait à son prestige ; c'était l'homme, au contraire, qui grandissait l'orateur. Sa phrase restait la même, avec, dans le discours, un ton d'affirmation plus net, plus constant, et parfois une image d'orateur qui cherchait à échapper au conventionnel.

 

La première apparition de Gide à la tribune coïncide avec le premier grand tournant du Parti, qui s'explique avant tout par la nouvelle politique étrangère de l'U.R.S.S., plus que tout autre puissance, menacée par la montée du fascisme. La paix qui, tant bien que mal, s'était établie depuis 1918 en Europe, semble devoir prendre fin. Une crise internationale se développe parallèlement à la crise économique. Les nazis s'installent en Allemagne et Hitler ramasse ses millions de chômeurs pour les enfourner dans les usines d'armement, — tandis qu'à l'autre extrémité des frontières russes, le Japon se jette sur la Chine. L'U.R. S.S. se sent contrainte de sortir peu à peu de son isolement ; elle soutient, en accord avec les démocraties, toutes les manifestations pacifistes, politique qui aboutira à son entrée à la Société des Nations. (Arrivée de Litvinov à Genève en 1934.) A l'intérieur du Parti, c'est le même tournant. En 1932, l'A.E.A.R., bientôt transformée en une Maison de la Culture, fait appel à la vieille garde des écrivains de gauche, qui aussitôt s'y bousculent. Les anciens militants se sentent [266] au début désorientés ; puis, de part et d'autre, l'idée d'une démocratisation progressive du communisme est acceptée, que renforcera la nouvelle Constitution russe de 1936. C'est l'ère des illusions. On espère un passage possible, presque sans révolution ou avec une révolution atténuée, entre les vieux régimes démocratiques et I'U.R.S.S.

Dès que Gide eut fait paraître ses premières déclarations dans la N. R. F., il est sollicité par le Parti et par toutes ses organisations annexes et élargies. Sans doute ne s'y attendait-il pas : le mot « sympathisant » n'existait pas encore ; il pensait rester, de loin, un spectateur qui approuverait.

Mais, dès 1932, Félicien Challaye lui demande son adhésion au Grand Congrès mondial contre la Guerre (201) dont les communistes ont réussi à former un Comité d'initiative, composé de personnalités internationales. Ici, Gide est décidé à se montrer actif ; il entraîne Roger Martin du Gard ; il s'adresse à Valéry. — « ... Nous, pacifistes… » affirme-t-il d'un ton neuf. Le pacifisme des communistes est également nouveau : jusqu'à l'époque du Congrès d'Amsterdam — tout en dénonçant les guerres impérialistes issues des contradictions capitalistes, — ils prévoyaient ces guerres en escomptant qu'en sortirait la « révolution mondiale ». C'est non en la douceur mais dans la violence qu'ils croyaient. A présent l'évolution de l'U.R.S.S. est le résultat d'un compromis : pour se défendre contre l'hitlérisme, l'U.R.S.S. est devenue pacifiste, mais pas tout à fait à la manière que Gide souhaiterait et qui lui permettrait de parler des objecteurs de conscience avec qui il sympathise, de soutenir une politique de non-résistance, issue de son évangélisme et qui est la sienne profondément, mais secrètement depuis 1917. (202) [267]

A l'entrée de l'année 1933, Hitler a pris le pouvoir ; le Reichstag est incendié ; Thaelmann, (203) arrêté. A la suite du Procès du Reichstag, surgit une figure d'une puissance individuelle étonnante, Dimitrov, représentant du communisme sans doute, mais symbole également de l'individu contre l'arbitraire du pouvoir absolu. Gide n'hésite pas à le féliciter pour son retentissant acquittement (octobre 1933). A Paris, il préside un meeting, en faveur de Thaelmann, retenu en prison (novembre 1933), réclame avec Malraux, sa libération à Berlin même (janvier 1934) ; accepte, au moment de la création du comité Thaelmann, de le présider (avec Malraux et Langevin).

Après l'arrestation de Thaelmann, Gide a publié une protestation individuelle dans l’Humanité Le communisme s'identifie désormais aux revendications de l'individu contre l'injustice et c'est contre elle que les premiers actes de Gide sont dirigés, plutôt que directement en faveur du communisme ; c'est contre le fascisme qui suspend les libertés individuelles qu'il s'élève. Son premier discours (21 mars 1933), porte précisément sur le Fascisme ; dans le communisme comme dans le fascisme, il y a dictature, mais Gide distingue : « Pourquoi et comment j'en suis arrivé à approuver ici ce que là je réprouve, c'est que, dans le terrorisme allemand, je vois une reprise, un ressaisissement du plus déplorable, du plus détestable passé. Dans l'établissement de la société soviétique, une illimitée promesse d'avenir. » Et Gide en acceptant la, promesse, accepte les moyens qu'elle implique.

Devant les sollicitations de plus en plus nombreuses des communistes, son attitude est cependant de défense comme celle de l'écrivain envers les admirateurs qui l'encombrent. Les événements deviennent plus pressants : il a refusé d'entrer à [268] l'A.E.A.R. (— « Non, chers camarades... » ; il craint d'être embrigadé, de parler selon une « charte »), mais il accepte d'être présent ou de présider les réunions de cette « ligue » ; c'est malgré lui qu'il adhère à l'Association Ouvrière Anti-Fasciste d'Europe (mai 1933), mais il ne reprend pas sa signature. Parfois son embarras est grand ; quoique président d'honneur d'un congrès, il refuse sa présence : — « Ne m'annoncez pas, je vous en prie..., écrit-il à Barbusse... Je ne suis pas fait pour les réunions publiques. »

 

C'est contre le fascisme avant tout qu'il a agi ; à présent, il est entraîné à répondre aux appels qui lui viennent directement de Russie : il adresse une Lettre à la Jeunesse de l'U.R.S.S. (mars 1933) ; — en avril 1934, répondant à une demande par télégramme d'U.R.S.S., quelques lignes sur l'épopée du Tchélioukkine ;un Message au premier Congrès des Ecrivains soviétiques : l'U.R.S.S., « l'exemple de cette société nouvelle que nous rêvions... » (août 1934) ; — à une autre demande par télégramme de la Société des Relations Culturelles entre l'U.R.S.S. et l'étranger, un texte pour le quinzième anniversaire du cinéma soviétique (décembre 1934) ; — sollicité en 1935, un message à l'U.R.S.S. pour l'anniversaire de la Révolution d'Octobre. Aucun argument de sa raison ne l'arrête « sur la pente du communisme », et il ajoute : « Sur cette pente qui m'apparaît comme une montée... » aujourd'hui ; il se conduit en militant strict et fidèle.

Désormais, il accepte de joindre sa signature aux noms de tous ces écrivains de gauche, parmi lesquels on trouve socialistes et radicaux, idéalistes et nouveaux quarante-huitards, artistes, savants, professeurs, étudiants, comédiens, journalistes, dont certains ne semblent avoir d'existence que parce qu'on les retrouve immanquablement de tract en tract. Il craignait en apposant son nom sous tous les manifestes collectifs, de le démonétiser ; il s'était promis de ne jamais signer de textes non rédigés par lui. Mais il signe [269] l'Appel aux Travailleurs (avril 1934), qui donne naissance au Comité de Vigilance (avril 1934) ; — l'Adresse à Thaelmann pour son cinquantième anniversaire (avril 1935) ; — le télégramme à la Maison du Peuple de Madrid en faveur des « héroïques combattants » pour la « victoire finale du peuple espagnol » (1936).

Aragon, de Moscou, lui propose de tirer un film russe des Caves du Vatican, qui serait transformé en un film de propagande anti-religieuse. Cette fois, Gide refuse « amusé par la proposition », dont « je comprends de reste sa raison d'être... » Cependant l'Humanité reproduit en feuilleton le texte fidèle de la sotie. En 1935, il envoie aux Jeunes Gens de l'U.R.S.S. ses Nouvelles Nourritures, accompagnées d'une lettre : « Camarade de la Russie nouvelle... C'est vers toi que je me suis tourné en achevant [ce] petit livre... » Gide avait commencé de l'écrire en 1917, inspiré par sa rencontre avec Marc ; il en a donné des fragments dans ses Morceaux Choisis en 1921. Les thèmes sont souvent les mêmes que dans Les Nourritures; son aspiration au bonheur devient une propagande contre cet « état flasque de l'âme » : la mélancolie. Et celui qu'il appelait autrefois d'un nom qui lui paraît aujourd'hui trop plaintif Nathanael, il l'appelle camarade : « Camarade, ... Ne sacrifie pas aux idoles. »

Le Parti continue à s'élargir. En juillet 1933 se fonde une nouvelle revue littéraire, Commune ; dans le comité directeur, André Gide s'associe à Vaillant-Couturier, Barbusse et Romain Rolland ; — Barbusse qui conçoit l'art comme moyen de propagande politique et pour lequel il ne peut avoir d'estime littéraire ; Romain Rolland qu'il a jadis si vivement attaqué dans son Journal de 1918, allant jusqu'à écrire : « Il ne peut que gagner au désastre de la France..., à ce que la langue française n'existe plus...» (204) Toute la revue est animée par Aragon. [270]

Toutes les prises de position de Gide dans le communisme sont relatives à la politique extérieure ou à des événements qui ont lieu hors de France : en Russie, au communisme même ; « cette expérience, écrit-il dans son Journal, c'est en Russie qu'elle devait être tentée... » ; — en Allemagne, au procès de Leipzig ; — ou à l'inefficacité des sanctions de la S.D.N. ou à la libération des poètes grecs (janvier 1936). Ce n'est pas que la solidarité internationale, que l'idée d'une justice nouvelle, qui tend à aboutir à un droit de regard sur la juridiction du voisin, soient établies ; Gide déplore, au contraire, leur disparition progressive, mais il lui faut bien reconnaître qu'elles sont dépassées par les événements : les coups de force se multiplient en Europe (Assassinat de Dollfus en 1934. — Agression italienne contre l'Ethiopie en 1935. — Occupation de la rive gauche (du Rhin en 1936. Le fascisme est installé en Pologne, au Portugal, en Bulgarie... ; le rexisme menace la Belgique ; bientôt l'Espagne sera atteinte). Dans la confusion des alliances contradictoires se prépare le pacte anti-komintern ; jamais les forces des démocraties qui paraissaient en 1918 triompher partout, n'ont été plus faibles, plus en désarroi, malgré l'appui que la Russie leur donne et l'appui qu'elle en attend. La conférence du Désarmement se transforme en autorisation d'armer ; successivement le Japon, puis l'Allemagne se retirent de la S.D.N.

Gide ne s'exprime véritablement, ne prononce d'importants discours que sur la question de l'art ; pour tout le reste, somme toute, il suit. C'est à l'A.E.A.R. siégeant au milieu d'un présidium, que Gide prononce un de ses discours les plus importants, Littérature et Révolution. La grande, la constante préoccupation de Gide, c'est de chercher un accord entre l'artiste et le révolutionnaire. Ici Gide [271] insiste : « Que l'art [puisse] servir à la Révolution, il va sans dire, mais il [l'écrivain] n'a pas à se préoccuper de la servir. » Son raisonnement dès qu'on l'analyse apparaît simple : l'artiste doit devenir un homme vrai et l'homme vrai, c'est le communiste. Dans ce discours, Gide prend presque toujours un ton d'affirmation ; il établit un postulat : « La cause de la vérité se confond dans mon esprit avec celle de la Révolution... » La culture même classique cachait sous le masque des conventions, sous le factice, l'homme naturel, d'où le caractère amer, douloureux, « impie » de sa littérature. Mais le masque doit tomber, l'homme naturel réapparaîtra et on peut attendre une littérature « triomphante et joyeuse ».

Dans ses textes, dans ses entretiens privés, dans le Journal, la question est posée avec plus de nuances et beaucoup plus d'anxiété. Gide se demande si toutes ces conventions de la société bourgeoise, qu'il a combattues dans son œuvre, ne lui ont pas été néanmoins nécessaires pour créer, parce que, peut-être, par suite d'une longue habitude prise, il ne conçoit l'artiste que placé à contre-courant dans la société. Il se sent parfois comme dépouillé et à nu, n'ayant plus rien à dire.

C'est en 1935 que se tient, sur l'initiative de Ramon Fernandez, l'entretien, devenu célèbre, à l’Union pour la Vérité, entretien contradictoire. Gide est invité à venir discuter librement ses idées nouvelles avec Mauriac, Daniel Halévy, Gillouin, Gabriel Marcel, Thierry Maulnier, Maritain et son plus grand ennemi de jadis, qu'il n'a pas revu depuis vingt-trois ans, Massis. On peut dire qu'il est sorti de cette surprenante rencontre plus glorieux qu'auparavant, ayant su préciser sa position envers des adversaires de haute tenue ; il a expliqué que ce qui l'a amené au communisme, c'est bien la conception d'un humanisme fondamentalement chrétien, dont il ne voit plus, dans le catholicisme, aucune chance d'épanouissement. Néanmoins lorsqu'il traite de l'art dans cet entretien, on [272] constate, malgré la forme assurée de son expression, une profonde inquiétude en lui. Cette coïncidence, dont il a parlé dans ses discours, entre l'artiste et le révolutionnaire, c'est en U.R.S.S. qu'il la croit possible, et non en Occident. « Mais si, maintenant, j'ai besoin pour écrire, d'avoir l'approbation d'un parti... je préfère ne plus écrire, encore qu'approuvant le parti. » Il craint de « faire cavalier seul », mais, d'autre part, ne conçoit pas que l'artiste puisse obéir à des mots d'ordre. Peut-être n'y a-t-il plus d'art véritable en période révolutionnaire. Gide accepte ce sacrifice intellectuel, ce sacrifice personnel pour — malaise plus considérable encore — ne plus se sentir un privilégié ; il accepte même que le sacrifice devienne général s'il doit permettre le bien-être de tous.

Ces problèmes prennent dans le Journal un caractère d'obsession ; il ne peut plus penser qu'à cela ; tout le ramène à ce sujet : y a-t-il vraiment union entre l'U.R.S.S. et l'humain ? entre son individualisme et sa grande « espérance » ? entre le matérialisme et son désir de « le spiritualiser » ? Avec une émouvante bonne volonté, à l'entrée de la vieillesse, il ouvre Karl Marx, dont la lecture le rebute. Mais quand il parvient à reprendre ses lectures, c'est avec Zola qu'il établit une sorte de compromis, Zola le romancier pour qui la vie collective est réelle. Dès qu'il veut cerner sa pensée sur un des problèmes du communisme, elle lui échappe. Il lui arrive de juger absurde sa participation aux manifestations collectives : au lieu d' « aboyer » avec les autres, il regrette de n'avoir pas, — ce qui eut été dans la ligne de sa vie — fait inviter en France Einstein exilé par les nazis, et son abstention le hante soudain pendant plusieurs jours. Il se sent si harcelé par ses doutes et par les appels publics du Parti qu'il écrit : « Je voudrais tant ne pas y être », et lui qui n'a pas « souvent souhaité mourir (deux ou trois fois seulement) » songe à la mort. C'est au moment de son entrée dans l'action, en 1932, — que l'obsession devient une crise de dépression. [273]

Mais l'action guérit de la pensée. Pendant qu'il parle, qu'il envoie télégrammes ou messages, son esprit s'apaise. Ses plus grandes joies sont celles qu'il éprouve avec ses nouveaux amis, intellectuels ou jeunes ouvriers quand il croit sentir « cette sorte de sympathie subite et violente, qui bondit par-dessus les barrières factices ». Il découvre ce qu'est cette camaraderie si particulière du combat, et que tout un nouveau public inconnu l'accueille, l'adopte.

Au début de l'année 1934, il s'échappe pour se recueillir ; on le retrouve à Syracuse, où il se sent presque heureux ; il a repris ses lectures, s'est remis au piano. (205) Avec le recul dans l'espace, il se sent capable de reprendre Geneviève. Mais aussitôt il est embarrassé. Il souhaite que ce livre ait une signification sociale ; il ne veut pas déserter l'action, mais écrire pour « avertir ». Il ne parvient pas à terminer l'ouvrage qui paraîtra inachevé : la position d'artiste moralisateur le gêne, lui est insupportable. Il ne se sent plus inspiré. Robert ou l'intérêt général, pièce de théâtre qu'il compose à la même époque, est un ouvrage « engagé », (206) qu'il essaiera de désengager après sa rupture avec le Parti, mais qui sous sa première ou sous sa nouvelle forme sera toujours jugé par lui comme le plus faible de ses écrits.

En réalité, depuis 1935, il n'agit plus que parce qu'il a été entraîné. Aucune allusion dans son Journal au Pacte franco-russe, ni surtout aux événements politiques français : au [274] Front Populaire. Mais la question de l'art, il ne peut plus l'envisager d'un point de vue désintéressé.

 

C'est cette question qui est évoquée, en 1935, au Congrès International pour la Défense de la Culture. Trente-huit pays y sont représentés ; Gide et Malraux président la première séance. L'Humanité qui en rend compte, écrit : « Dans la salle comble de la Mutualité, une foule ardente où la jeunesse dominait, représentait les masses laborieuses... » (207) Mais voici qu'au cours de ce congrès s'introduisent des questions politiques inattendues, qui semblent mettre en cause la tactique du régime et le régime même de l'U.R.S.S. Les surréalistes d'abord protestent contre l'habitude de « truquer les faits » (208) qui conduit, prétendent-ils, les communistes à ne voir dans les plus grands poètes que leur rôle de propagandistes ; exemple, déclarent les surréalistes, d'une politique générale de l'U.R.S.S., qu'ils combattent. C'est également la question de la vérité et du mensonge que posent Magdeleine Paz, Poulaille et quelques autres écrivains. Question qu'ils ont préparée avec obstination et qu'ils veulent à tout prix, comme fait Breton de son côté, soulever durant cette vaste assemblée. La question de Magdeleine Paz se concentre sur un point précis : que devient l'écrivain Victor Serge? C'est à l'occasion du cas Victor Serge que Gide eut à choisir, non plus entre capitalisme et communisme, mais entre le régime autoritaire [275] de l'U.R.S.S. et les partisans de la pensée libérale. Victor Serge, écrivain d'origine belge et anarchiste, devenu citoyen soviétique, un des premiers combattants de la Révolution, avait été déporté, sans jugement, pour propagande trotzkyste. (209) Il était accusé, en outre, de divers crimes d'autant plus indéterminés qu'il n'avait jamais été jugé, de machinations et de participation à un complot qui aboutit à l'assassinat de Kirov, ce que ses défenseurs déclaraient matériellement impossible. Qu'il fût de pensée trotskyste, le fait n'était nié par personne, et la délégation d'écrivains russes déclara que ce fait suffisait à rejeter Serge de la communauté soviétique. Quant aux imputations de complot, les Russes s'en remettaient à leurs dirigeants : au fond peu leur importait, puisque Serge n'était plus pour eux un véritable communiste. Interpellé par les amis de Serge, sommé en quelque sorte de se prononcer, on vit Gide, quittant la tribune, avancer vers le public et, au lieu d'un discours qu'on attendait, prononcer avec force quelques mots : « Dans un cas pareil, notre confiance est la plus grande preuve d'amour que nous puissions donner à l'U.R.S.S. » Telle fut, dans le moment, son attitude publique, mais il n'en éprouva pas moins un « indicible malaise » et, le lendemain, se tournant vers l'Ambassadeur de l'U.R.S.S. à Paris, réaffirmant sa solidarité, il lui adressa une lettre prudente, où il lui demandait, en vue même du bien de la patrie idéale des communistes, que soit éclaircie une affaire troublante. Il prit alors soin de ne pas se placer sur le plan de la liberté abstraite et des droits de l'écrivain. Implicitement il demandait des preuves.

Mais des preuves de quoi ? Le trotskysme de Serge était un fait. Ce qui heurtait la conscience occidentale, et même [276] dans une certaine mesure la conscience russe puisque des imputations calomnieuses étaient ajoutées au fait, c'était d'assimiler ce qui paraissait alors une opinion personnelle à une hérésie, et l'hérésie à une donnée objective portant atteinte à la sûreté de l'Etat. Mais toute société se défend contre ce qui paraît dangereusement s'opposer à ses institutions de base. La liberté résulte de la marge laissée libre autour de ce qui est réellement fondamental dans le régime. Mais, entre le fondamental réel et le fondamental mythique, s'établit un passage graduel, une sorte de va-et-vient, objet d'une lutte entre l'individu et le social, qui dure aussi longtemps qu'ils ne coïncident pas. Ici commençait pour Gide l'angoissant problème de la liberté, d'autant plus angoissant encore dans un régime où toute l'économie, avec ses ramifications innervant tout le pays et chaque individu, est devenue une institution nouvelle et, de toutes, la plus importante. (210) [277]

 


Retour de l'U.R.S.S.

 

Quand Gide, en 1936 est invité en U. R.S. S., il part, accompagné de plusieurs amis, (211) fort exalté. Partout il est attiré par l'homme russe, par les foules qu'il sent heureuses, même quand elles sont misérables ; tout au long de son voyage, il restera à l'extérieur, spectateur, avec la nostalgie d'une impossible solidarité. Dès son arrivée, sur la Place Rouge, devant le catafalque de Gorki, il assiste à un morne défilé d'hommes, « un tout-venant douloureux », qu'il voudrait presser entre ses bras, aimer jusqu'aux larmes. Il a écrit dans son Journal : « Dans communisme, il y a bien aussi communion. » Mais Gide cherche à communier dans l'unanimité, et il éprouve le sentiment d'un appauvrissement, d'une dépersonnalisation ; le communiste, lui, communie, par le sens du collectif, avec une masse organisée; il prend place, au sein de la plèbe.

On fait visiter à Gide les « parcs de culture », les garderies d'enfant ; toutes ces œuvres collectives attachées aux usines et aux kolkhozes, qui doivent élever l'adulte et l'enfant, le séduisent ; elles lui paraissent mieux organisées que les œuvres de bienfaisance dans les familles protestantes. Les distractions y sont décentes ; les enfants en bonne santé manquent d'humour et de sens critique. A Leningrad, il admire les dômes des églises, expression de l'art russe traditionnel. Presque partout, il est accueilli chaleureusement, avec des banderoles glorieuses.

Cependant commence la déception, quand il constate la misère générale, la rareté et la laideur des étoffes fabriquées, les vitrines presque vides. Avec la découverte du pays, ce sont en réalité les impressions d'un touriste de bonne volonté [278] qu'il nous donne, — tandis que s'accroît sa difficulté à comprendre la marche d'un système économique qui englobe un homme nouveau, presque étranger pour lui. Ses critiques sur la standardisation des produits à un bas niveau peuvent nous rappeler, sur l'Amérique avant la crise, Scènes de la Vie future, où Duhamel déplorait la réduction des produits à quelques types. Ses remarques sur le stakhanovisme restent fragmentaires, parce que Gide n'a pas saisi la signification de cette nouvelle méthode de travail, qui en est encore à ses débuts en U. R. S. S. et mal appliquée, parce qu'il ne soupçonne pas le rôle révolutionnaire de la rationalisation, qui s'est introduite peu à peu aujourd'hui dans tous les pays du monde. Si Gide est frappé du retard de l'ouvrier russe par rapport à l'ouvrier français, c'est qu'il juge dans l'absolu, oubliant les réserves qu'il a faites sur les modes de vie encore primitifs en Russie ; c'est qu'il a imaginé l'U.R.S.S. comme l'enivrante cité de l'utopie et qu'il n'a pas pu, pendant cinq ans, se représenter son espoir sans le croire réalisé. L'inégalité des salaires le trouble particulièrement dans son goût évangélique d'un dénuement généralisé ; il ne défend, certes pas, « la doctrine de la parfaite égalité » c'est-à-dire « de l'antiindividualisme... », mais le rétablissement des classes de voyageurs en bateau ou en train, les interminables banquets qui lui sont offerts par les écrivains officiels du Parti, prennent à ses yeux une signification symbolique de renaissance des privilèges, de défaite du régime, de retour au passé. Alors, rien n'est changé ? Il y a toujours une hiérarchie sociale, quoique d'une autre sorte ?

Gide veut abandonner à d'autres les questions économiques pour s'en tenir à des critères psychologiques, qui seuls sont de son domaine, mais lorsqu'il évoque, même brièvement les institutions de l'U.R.S.S., il touche encore à des questions économiques dans un régime où même la famille et la religion ne sont établies qu'en fonction d'elles. Cette subordination de l'homme au système commence à [279] créer en lui une sourde hostilité, dont il ne prendra que peu à peu conscience. Quand il visite le musée anti-religieux de Moscou, il devrait être satisfait, mais il l'est au delà de ses espérances ; il est sentimentalement gêné par un anticléricalisme primaire auquel il a été hostile pendant toute sa vie. L'absence d'esprit critique et la naïveté du patriotisme russe, jusque chez les enfants, l'irrite. La reconstitution de la famille le heurte plus profondément avec les restrictions à l'avortement, au divorce, le rétablissement de l'héritage... qu'il ne parvient pas à intégrer dans la vie collective, à concilier avec son point de vue individualiste.

 

Ses déceptions successives ne sont que les aspects d'une déception plus profonde, dont la signification le dépasse. On peut dire que toutes les impressions de Gide, dans Retour de l'U.R.S.S., correspondent à des critiques de détails, parce qu'il n'a pas saisi que le point central du régime, le cœur de l'organisme nouveau est le Plan. Sans doute Gide a évoqué dans son Journal, avant son voyage, le Plan, mais d'une manière abstraite, comme une image symbolique du communisme ; en U.R.S.S. même, il n'est pas en contact direct avec lui, avec les « planificateurs ». Mais il commence à soupçonner le caractère du Plan, par nature autoritaire. Et pendant tout son voyage, Gide sent, inconsciemment mais de plus en plus, le Plan peser sur son esprit.

Le Plan, indiscutablement, supprime les biens de luxe inutiles ; le chômage ; la guerre économique. Mais le Plan est une dictature, parce qu'il faut assigner un ordre de valeurs à la production, décider des besoins à satisfaire (métro ou bicyclette) et de l'importance des réinvestissements. Dans un pays arriéré comme la Russie, où les réinvestissements sont considérables (« rattraper et dépasser le capitalisme... »), le Plan peut paraître plus inhumain encore, en sacrifiant, provisoirement au moins, les biens de [280] consommation. (212) Mais si le Plan dirige tout, qui dirige le Plan ? Le prolétariat sans doute, mais par quel moyen ? Même dans un Plan rationnel, il y a des erreurs à corriger et l'on voudrait, comme Gide l'a pressenti en U.R.S.S., qu'il ne s'imposât pas à l'homme comme un appareil, mais comme un vêtement souple taillé à sa mesure. Une synthèse est-elle possible pour l'élaboration du Plan, entre le système autoritaire et le système représentatif occidental ? Ce n'est pas sous cette forme que la question s'est posée à Gide ; c'est d'elle pourtant que sont sortis pour lui les problèmes de la liberté de pensée et de l'art, qui décidèrent de sa désaffection.

 

Gide découvre l'oppression de la pensée et s'élève contre elle d'un ton dur, catégorique : « ... La moindre protestation, la moindre critique est passible des pires peines, et du reste aussitôt étouffée. Et je doute qu'en aucun autre pays aujourd'hui, fût-ce dans l'Allemagne de Hitler, l'esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé. »

Les Russes ne nient pas qu'ils vivent dans un régime de dictature, conséquence nécessaire de la planification, et de [281] la construction même du communisme, impliqué dans la lutte des forces mondiales. Encore prétendent-ils que dans les démocraties, les libertés restent abstraites : à quoi sert à un chômeur le droit de parler quand il meurt de faim ? Que signifie la reconnaissance théorique de ce droit si, pratiquement, il n'est pas établi ; si, par exemple, un journal, dans les pays capitalistes, ne peut vivre qu'avec l'appui des grands industriels ? Le capitalisme est assez stable pour, en temps de paix, s'offrir le luxe de laisser paraître quelques feuilles d'opposition, — peu gênantes parce que, faute d'argent, elles n'ont qu'un petit tirage. On arrive ici à la distinction établie par Marx entre les libertés abstraites et la liberté concrète.

Quelle que soit cependant la valeur relative des libertés démocratiques, Gide n'a pu accepter les restrictions qui les limitent en U.R.S.S. Alors se pose la question : la liberté concrète, c'est-à-dire le droit au travail pour tous, le droit à la répartition pour tous, cette liberté ne peut-elle être établie qu'au détriment des autres libertés ? L'accession généralisée des hommes à une plus haute condition mérite-t-elle le sacrifice que représente l'acceptation d'une dictature, même provisoire ? Des opprimés se sont associés et ont fait la Révolution. Peut-on estimer son prix, un prix qui ne serait pas à dépasser ?

 

C'est à une contradiction analogue que Gide s'est heurté quand il a découvert la nature de l'art en U.R.S.S. Presque tous ses discours, au cours de son voyage, portent sur ce sujet. Dans le premier, il déclare : « Aujourd'hui, en U.R.S.S., pour la première fois... en étant révolutionnaire, l'écrivain n'est plus un opposant. » Gide croyait alors la coïncidence établie entre l'artiste et le communiste, entre l'artiste et le peuple entier, et « ce qui est le plus admirable, ses dirigeants ». Aux étudiants de Moscou, le 27 janvier 1936, il explique que s'il est resté, pendant des dizaines d'années, solitaire, inconnu, et en marge de la bourgeoisie, [282] avec de petites plaquettes, comme les Nourritures Terrestres, invendables, c'est qu'il a « toujours écrit pour ceux qui viendront ». S'adressant aux « jeunes gens de la Russie nouvelle » : « Mon mérite, leur dit-il, est d'avoir su vous attendre. J'ai attendu longtemps, mais avec confiance, avec cette certitude que vous viendriez un jour. A présent vous êtes là... » En cet instant, la coïncidence, c'est en lui-même que Gide l'éprouve et il en tire la plus grande joie de sa vie.

Un mois plus tard, ayant découvert le conformisme en U. R. S. S. et que l'écrivain obéit à des mots d'ordre, il craint la naissance d'une nouvelle convention dans l'art révolutionnaire, aussi grave, aussi anéantissante pour l'art que la convention bourgeoise. C'est ce risque qu'il s'est proposé de dénoncer dans une allocution, devant la Société des Gens de Lettres de Moscou, mais qu'on ne lui laisse pas prononcer. Pour Gide, c'est l'étape finale de sa désillusion.

 

 

 

Retouches.

 

A son Retour de l'U.R.S.S., Gide déclare qu'il se serait résigné à la disparition de l'art et même à l'oppression de la pensée si la Révolution avait poursuivi sa marche ascendante, [283] si elle avait continué à gravir l'escalier, au lieu de le redescendre. C'est dans ces termes que s'expriment toujours ceux qui désespèrent de l'aboutissement de cent cinquante ans de socialisme, des plus grands bouleversements de pensée et de vie qui ont fait trembler le monde depuis des siècles. En réalité, tout heurte Gide dans cette civilisation de temps de crise, alors que le satisfait cette société bourgeoise où il a été élevé, avec ses abus mêmes contre lesquels la raison d'être de Gide a été de s'élever. Tout ou rien, pense-t-il alors...

Sans doute la Révolution s'est grisée un moment du « tout » pour revenir au « peu à peu ». En 1917, le jour de sa prise du pouvoir, Lénine, dans un discours au Soviet de Pétrograd, affirmait : — Et demain nous commencerons à instaurer le socialisme. En 1922, annonçant la N.E.P., il déclarait : — Le socialisme ne sera pas pour nous ou nos enfants, ni pour les enfants de nos petits-enfants... Le but était projeté dans un avenir indéterminé, mais la transformation économique maintenue en mouvement. Il est vrai que le « peu à peu », c'était, et c'est encore la religion tolérée, les chars de l'Armée rouge portés en triomphe au même titre que les tracteurs, et tout un appareil reconstitué. Cette révolution qui fait marche avant et marche arrière représente-t-elle le progrès ?

Au progrès, idée abstraite, Gide veut continuer de croire — mais en fait, il n'y croit plus, puisque pendant tout son voyage, il est resté insensible aux bienfaits les plus indiscutables de l'économie planifiée, et plus généralement à cette tendance du monde moderne à introduire un peu d'ordre, appelé dirigisme, dans une économie complètement anarchique.

Alors cherchant à masquer, non pas sa déception en U.R.S.S., mais qu'il est redevenu indifférent, comme jadis, à la question sociale, il déclare que c'est l'U.R.S.S. qui a changé et non pas lui ; il prend la position de ces intellectuels absolutistes qui, en 1918 déjà, prétendaient la société [284] sans classe perdue, parce que Lénine avait introduit une légère différence entre la rémunération du manœuvre et celle du spécialiste. (214) Comme eux, Gide s'interroge : La Révolution valait-elle la peine de... ? Cela valait-il la peine de naître ?... La peine de ... ? Nous retrouvons toujours la même question — absurde — qui relève d'un finalisme mystique.

L'absolutiste est le plus souvent un révolté ; parfois imprégné même de la grande nostalgie anarchiste. Son but ultime est le même que celui du marxiste : le dépérissement final des institutions de l'Etat, le passage de l'homme au régime de la liberté. Mais tandis que pour le révolté, même inconscient de sa révolte, le but paraît à la portée de la main, qu'il pense qu'un effort et qu'une rupture suffiront pour l'atteindre, — pour Marx, le but n'apparaît qu'à la fin d'un immense développement au cours duquel il avance du pas régulier de sa dialectique.

Mais au fur et à mesure que l'homme approche, le but recule. Le but n'a pas à être atteint. Cette grande doctrine propose un effort qui, par nature ne peut pas être accompli ; elle indique une direction vers un état limite toujours hors de notre portée : — Fais-toi dur comme la pierre... — Vivez comme les oiseaux du ciel qui ne sèment, ni ne moissonnent... — Le libre développement de chacun [sera] la condition du libre développement de tous... Ce qui exalte l'homme, c'est l'ordre impossible à réaliser, ou la nécessité d'un processus historique avec lequel il doit s'identifier. Le but n'est pas atteint, mais il modifie la condition-dé l'homme, à travers des cycles de luttes et de guerres. Il est difficile de savoir si l'ouvrier en blouse de jadis absorbait plus ou moins de calories que l'ouvrier d'aujourd'hui. Ce qui les différencie n'est pas seulement quantitatif ou statistique. Si, à d'autres époques, c'est le retour à la liberté individuelle qui fut libérateur, aujourd'hui, c'est l'intervention [285] de l'Etat qui a modifié les conditions de vie, cette intervention repoussée par la classe des dirigeants sous le nom de tyrannie et d'inquisition parce que cette intervention s'exerce contre eux. (215)

 

Avant son voyage en U.R.S.S., déjà Gide écrivait : « Fuir ! » Pouvoir s'abstenir « de juger sans trahir ni déserter pourtant aucune cause ». On ne vit pas dans le Parti sans le quitter le cœur déchiré, avec le sentiment d'une nouvelle solitude. Quand Retour de l'U.R.S.S. est sous presse, plusieurs de ses amis communistes interviennent, comme firent les catholiques à la veille de la sortie de Corydon, pour le dissuader de faire paraître ce livre, déclarant que sa publication était d'autant plus inopportune que les fascistes menaçaient davantage, et envoyaient, malgré la politique de non-intervention, des troupes à Franco. Jef Last s'est engagé dans les brigades internationales ; Schiffrin parle de sa « déception en U.R.S.S. et de celle de Guilloux » ; Dabit est mort en Russie et Gide, comme défroqué, sent son cœur s'enfoncer dans l'angoisse.

Cette fois ce n'est pas la vertu de l'insoumission qui le conduit à se désolidariser. Ce n'est pas à cause, mais malgré l'inopportunité du moment qu'il dénonce le mensonge, parce que « la vérité, fût-elle douloureuse, ne peut blesser que pour guérir ». Si la vérité est d'un côté, et l'U.R.S.S., de l'autre, il choisit la vérité, mais il écrit : « Je reste malgré tout l'ami de l'U.R.S.S... »

Les critiques communistes furent dans l'ensemble pleines d'égards, mais certaines quand même plus acerbes qu'il n'attendait. [286] Les attaques de Romain Rolland ou de Bergamin, qu'il estimait comme hommes, le touchèrent péniblement. Peu à peu son nom disparaît de tel comité directeur, de tel groupe de jeunes communistes. Alors il se pique au jeu et publie Retouches à mon retour de l'U.R.S.S. Il est rare que celui qui sort du Parti reste simplement un sortant et ne se rebiffe pas sous les coups. Les adversaires de Gide ont prétendu qu'il n'avait parlé qu'au nom de la culture. On veut des chiffres ; il en donne, ou plutôt donne ceux des trotzkystes et des renégats : Retouches n'est qu'un ramassis de témoignages anticommunistes et a perdu ce qui faisait la valeur et la portée de Retour, la spontanéité des impressions vécues. C'est « un immense, un effroyable désarroi » en lui — qui atteint à nouveau l'obsession ; il ne parvient pas à « désengager » son esprit : « J'ai désappris de vivre... Je savais si bien ! »... jusqu'au moment où quand même l'emporte son goût de vivre, plus fort que tout, son bonheur et sa sagesse. Retour de l'U.R.S.S. n'aura été finalement ni un cauchemar, ni une rupture, mais un rétablissement des choses, une réconciliation de lui avec lui-même. [287]


CHAPITRE III

 

L HOMME

 

 

 

L'Homme sans son Œuvre.

 

Une longue vie est avant tout une jeunesse qui s'affirme. Gide a connu la passion de l'adolescence dans l'âge mûr et l'âge mûr dans la vieillesse ; il semble avoir été en retard d'une saison ; ce fut là sa jeunesse.

Les visages successifs d'un homme au cours de sa vie sont parfois si différents qu'ils représentent chacun un autre homme. A vingt ans, le visage de Gide garde un contour incertain et mou, qu'il cache sous un air sombre et maniéré ; il pose devant la vie. Puis apparaît, signe d'une hésitante virilité, sa barbe en pointe, qu'il fait couper à la première connaissance de lui-même, à vingt-quatre ans, avant de partir pour l'Algérie ; restent des moustaches à la gauloise, comme des moustaches postiches, jusqu'à ce qu'apparaisse enfin le visage nu, avec un sourire contraint, qui se détend peu à peu jusqu'au naturel.

Chacune de ses expressions successives n'a été qu'une sorte de tentation. Gide ne s'affirme ni par son visage d'adolescent, sa barbe ou sa cape ; mais par tous ces traits et quelque chose de plus : un visage vraie, celui de l'homme. [288]

Ce qu'il représente avant tout pour nous, aujourd'hui, c'est un style de vie, un mode de pensée. Sans doute lui-même s'irritait d'entendre si fréquemment parler de son influence et, par contradiction, par souci de ce qui lui échappait, il prétendait qu'il fallait se placer, pour le juger « sainement », du point de vue esthétique, qui est le seul qui ne convienne pas précisément. On ne peut juger son œuvre comme celle d'un Balzac, d'un Flaubert ou d'un Proust. Ce qui nous intéresse en lui, c'est, contrairement à ce qu'il a cru, son action directe et immédiate sur les hommes, sa position de moraliste. L'attitude de Gide en tant qu'homme dépasse de beaucoup ses mérites de créateur: De l'œuvre proprement créatrice de Gide, il est difficile de dire ce qui survivra, peut-être aucun livre, peut-être des fragments, des formules seulement, des épigrammes. Une œuvre légère, une vie lourde de sens. Une grande figure d'entre les deux guerres, figure et non écrivain.

Depuis vingt-cinq ans, son œuvre ne s'est pas accrue, sinon son Journal; mais le dessein de sa vie n'a cessé de se prononcer. Le Journal, c'est l'homme, un essai presque ininterrompu sur lui-même, l'œuvre de synthèse qu'il a voulu longtemps donner en un roman et qu'il a composée comme à son insu. Les Correspondances, récemment publiées, sont des documents directs sur son passé ; chacune d'elles retrace le cycle d'une amitié, dont il reste le centre. C'est toujours lui. Les préfaces, qui ont accompagné les réimpressions de ses livres, les interprétations qu'il n'a cessé de leur apporter, font converger de nouveaux éclairages sur sa personnalité. Les miettes d'œuvres sont souvent plus importantes que l'œuvre même, et ses courts essais, tel souvenir, telle plaquette, une note dont il a pris soin à juste titre de ne pas laisser perdre une page, ne cessent de témoigner pour l'homme.

On peut se demander finalement ce que signifie pour un écrivain être un homme sans son œuvre. Etre un homme a toujours été rare ; l'existence même d'un homme est un [289] scandale. (216) Etre un homme qui agit conformément à soi, qui répond à ce qu'il y a en lui de plus valable, prêt à jouir loyalement de lui-même, à s'accepter tel qu'il est et non tel que les autres le veulent, c'est croire que chacun est le détenteur individuel d'une sagesse qui doit tendre vers la joie — que chacun ne cesse d'apprendre à ses dépens que la liberté se refuse constamment et qu'il faut parfois « passer outre ». Aspiration vers la liberté que Gide a atteint à des moments exceptionnels, où sa vie et son œuvre ne font qu'un (dans la création du personnage de Lafcadio, dans sa Conversation avec un Allemand, dans certaines pages de son Journal) et par un perpétuel apprentissage, qui est son art même de vivre.

 

C'est vers une certaine forme de liberté que Gide n'a cessé de tendre. Liberté de quoi ? Il n'est pas de mot plus fulgurant et de contours plus incertains. Il mobilise la passion du poète : « Le seul mot de liberté est tout ce qui m'exalte encore », écrit André Breton, et Eluard : « Et par le pouvoir d'un mot — Je recommence ma vie. » Puissance magique du mot. Isolé, il garde sa vertu, mais dès qu'on veut le cerner, il échappe ; incarné, il se détruit. Pour le philosophe, la liberté, c'est coïncider avec son contraire, comprendre la nécessité, et pour le révolutionnaire, c'est : « Toute liberté sauf contre les ennemis de la liberté. » Dans une société, c'est la contrainte qui établit la liberté, et l'individu ne peut se sentir libre que dans la mesure où il coïncide avec une loi, avec un ordre.

Rien n'est plus étranger à Gide, ne lui fait plus horreur que le : « Fais ce que voudras », qu'un état d'anarchie passionnel. Ce n'est pas de la liberté en soi qu'il a rêvé ; c'est la liberté de pensée qu'il a voulue, d'où il a cru que découlaient les autres : « Une liberté de pensée, dit-il, [290] c'est ce à quoi j'attache plus d'importance qu'à tout le reste. » Par éducation et par modération, il sait qu'il n'y a pour lui de liberté que dans l'esclavage consenti ; mais aussi qu'un homme qui peut penser librement est ce qu'il y a de « plus dangereux et redoutable ». Ce ne sont pas tant les actes qui effrayent que le sens qu'ils prennent. La pensée libre devient libre pensée ou défi aux pouvoirs constitués. Le pouvoir, qu'il s'agisse du père, du prêtre ou d'un chef, règne par le dogme, les tabous, la censure et l'index. A toutes les époques des bibliothèques furent détruites et, hier encore, les étudiants se livraient avec joie à des autodafés de livres. Au XIXe siècle libéral, les célèbres Ordonnances de Juillet 1830 déclarent qu'il est dans la nature de la liberté de presse « de n'être qu'un instrument de désordre et de sédition... ». « Il n'est pas de progrès de la pensée, écrit Gide, qui n'ait d'abord paru attentatoire et impie. »

A l'origine de toute liberté, il y a révolte. Bien avant que Gide n'ait découvert Nietzsche, la lecture du Zeus de Gœthe — un des plus surprenants poèmes du grand olympien — provoqua un déchirement dans sa vie studieuse. Le choc intellectuel lui fit prendre conscience du caractère distinctif de pieuses familles comme la sienne, où la discrétion sans borne est de règle, où l'on se tait sur toutes les choses. « Le nombre de choses, écrit Gide, qu'il n'y a pas lieu de dire augmente pour moi chaque jour. »

La révolte, c'eût été la pipe au bec, les grands cheveux, les poèmes fous, la rage au ventre. Gide prend un « air sentimental », porte « une redingote qu'avait réussie [son] tailleur ». Ce sont là moins les marques d'une rébellion que les attributs de l'artiste. La révolte de Gide à dix-huit ans, ce n'est pas son air retranché et supérieur ; c'est le cœur qui lui bat à certaines lectures, c'est la rougeur qu'il cache. Sa révolte marche à pas feutrés. C'est un malaise, une névrose. Sa mère pèse sur lui, par « une sollicitude sans cesse aux aguets, un conseil ininterrompu, harcelant ». [291] Et Gide ajoute : « Elle avait une façon de m'aimer qui parfois m'eût fait la haïr. » Gide n'osera jamais la quitter. Il reste attaché. Il rêve du Prodigue. Il en rêvera toute sa vie.

Le Prodigue doit partir. En vain. Bernard échoue de nouveau chez les siens et Lafcadio épousera probablement quelque oie blanche. Mais le cadet partira. C'est d'une résistance dont Gide a besoin. Dès qu'il n'a plus à s'opposer à sa mère, il lui faut une autre chaîne. Quand sa mère meurt, il épouse sa cousine et reste dans une tradition qui le « contraint de revenir » en arrière. L'amour de la famille le ramène à la révolte, et le célèbre cri lui échappe : « Familles, je vous hais ! Foyers clos, portes refermées... » Mais cette famille n'a jamais été la sienne ; sa famille, son orgueil la défend ; sa mère, il ne veut la voir que belle. Quoiqu'il n'ait guère connu son père, il ne doute pas que ses parents ont formé « le ménage le plus uni », foyer évangélique, tutélaire et puritain. Mais les autres familles lui paraissent puer l'hypocrisie et l'égoïsme, ou plutôt une sorte de famille, symbole du dogmatisme.

De même le Prodigue, dont il a tant rêvé et sur qui est centré son œuvre, reste une figure idéale, mirage d'un individu sans lien avec le reste du monde et qui satisfait son besoin d'une liberté merveilleuse qu'il sait impossible et qu'il craint. L'adolescent de Balzac conquiert Paris par les femmes ; celui de Stendhal les conquiert par sa désinvolture. L'adolescent de Gide est celui qui se détache, c'est le sans-famille ; c'est Lafcadio, fils d'une demi-mondaine, qui, dans son enfance, n'a pas de père, mais cinq oncles ; c'est Bernard, fils de l'adultère petit bourgeois, autre bâtard ; c'est aussi Œdipe, le bâtard glorieux ou qui s'est cru tel. Et tous ces bâtards sont prêts à tenter la prodigieuse aventure. Cette association entre le Prodigue et le Bâtard, par opposition aux images pieuses de l'Ecriture et à celles de la famille indissoluble, crée pour Gide l'image-choc de l'affranchissement, l'appel d'une liberté contradictoire en elle-même. [292]

Gide n'a pas développé ces contradictions dans son œuvre ; c'est sa vie d'homme qui les traduit. Entre son point de départ et son point d'arrivée, la distance parcourue est considérable ; ils sont presque à l'opposé l'un de l'autre. Entre Gide tel qu'il s'est pris en charge dans les premières pages du Journal et ce qu'il a fait de lui, la somme des efforts, leur constance représente un immense cheminement, au cours duquel il n'a cessé de tendre à se modifier pour intégrer en lui des aspirations contraires.

 

 

 

L'Amateur de Lettres.

 

Si nous faisons un retour en arrière, (217) Gide apparaît au départ au plus loin de nous, au plus loin de lui, du véritable Gide, lié à une autre époque, comme à un autre monde : la fin du XIXe siècle. Il représente un des derniers types de l'amateur de lettres et un mode d'existence à peu près révolu aujourd'hui.

C'est avant tout un homme complètement dégagé du souci de gagner sa vie et à qui l'oisiveté donne, parfois jusqu'au malaise, le sentiment d'une liberté abstraite infinie. Le travail paraissait encore, à cette époque, comme depuis l'origine de l'histoire, maudit, ou du moins le plus souvent avilissant : de même que dans l'antiquité, où selon Platon ou Cicéron, un homme libre qui se livrait au [293] négoce risquait d'être rendu à la condition d'esclave, ce préjugé s'était maintenu dans le milieu de Gide : la sœur d'Alissa, en épousant un marchand, fait une mésalliance qui consterne ses proches. Lorsqu'il s'est décidé pour la littérature, Gide a moins cédé à une vocation que choisi, d'accord avec les siens, une de ces carrières, peu rémunératrices, mais qu'une certaine bourgeoisie libérale se réservait pour le rôle de direction sociale et intellectuelle qu'elle se croyait appelée à jouer grâce à ses privilèges d'argent et de culture.

« Un jeune homme de 30.000 livres de rente... », cette expression, qu'on rencontre dans certains romans de Flaubert ou de Balzac, avait gardé un sens précis en 1890. Gide était un jeune homme appelé à disposer du même revenu jusqu'à la fin de ses jours — du moins s'il ne se livrait pas à des prodigalités. Et ni son Prodigue, ni lui-même n'ont jamais songé à dilapider leur fortune. Le libéralisme est bien assis dans un monde bien solide ; rien de suspect à l'horizon. Sans doute Gide a-t-il le goût d'une certaine bohème ; il tient à paraître dénué ; il sait que le confort peut amener un auteur à trop bien écrire, que certaines œuvres « puent le confort... » ; pour se donner le change, il s'est défait de certains signes extérieurs et encombrants de la richesse. Mais quoi qu'il fasse, sa bohème est une bohème d'homme riche. Il n'a jamais connu même un peu de « détresse matérielle ». A certains moments, il lui arrive, comme écrivain, de considérer la misère de la zone pour son aspect « exotique » ; s'il rencontre un jeune vagabond, il est violemment « intéressé » : « Curieux, curieux, écrit-il, la psychologie du vagabond, » qui lui paraît un être d'une espèce inconnue, comme le chenapan, comme le malandrin (expressions de l'époque). Parfois, il entre dans la « contemplation » des pauvres, sans honte, parce qu'il est établi qu'il y a des pauvres et des riches, comme aujourd'hui des chômeurs et des travailleurs ; et s'il se penche sur le « labeur des pauvres », c'est [294] pour y trouver un moyen d'excitation au travail, pour apprendre, lui qui est dégagé de toute contrainte, ce qu'est le travail dans la contrainte ; et en garder un peu pour lui.

A vingt ans, Gide est donc totalement libre de son temps. Plus d'examens à préparer ; il n'envisage pas d'études universitaires. Sa timidité l'éloigne des salons ; il n'a aucune ambition d'homme du monde. Devant lui, rien à faire ; la page est blanche : rien à dire encore, sinon tenir son Journal. Il lui reste à s'examiner lui-même. On croyait volontiers alors qu'il fallait du temps pour s'analyser dans le rôle d'amant, (218) pour faire sa cour, mais Gide n'a pas, à cette époque, de véritable passion amoureuse. Pas de passion pour le jeu non plus, ni pour aucune sorte d'excitants. Seuls les sens l'appellent et seul le préoccupe, en conséquence, le problème religieux, mais il ne veut pas encore en discuter. Ce sera par là pourtant que sa vie s'ouvrira plus tard directement sur le réel.

A présent, il se referme sur lui. Sa liberté, il ne cherche qu'à la restreindre, qu'à la « compromettre » : puisque la société a complètement renoncé à l'obliger, il a été amené à imaginer des obligations de lui envers lui-même. D'où ses minutieux emplois du temps, épinglés au mur, dont il se moquera bientôt avec humour dans Paludes, ou ses études détaillées des conditions pratiques du travail, faute d'un travail continu précisément. Obligations assez dérisoires...

L'oisiveté, ce n'est pas tant ne rien faire que faire des choses non nécessaires. Pour beaucoup, c'est manier des cartes ou des dés, tant que le jeu ne soulève pas une émotion profonde ; ce sont les mots croisés ou les mots d'esprit. Pour Gide, c'est continuer à se cultiver, sans méthode, mais avec quel art ! La culture était limitée avant tout pour lui aux humanités gréco-latines et classiques ; il ne s'agissait pas de faire le tour des connaissances de son temps, et [295] moins encore d'une spécialisation. Il voulait vivre en honnête homme : « Le vrai honnête homme, écrivait La Rochefoucauld, est celui qui ne se pique de rien. » Gide ne manque ni une exposition, ni un Salon ; chaque matin, il se rend au Louvre et il est « tout désœuvré le lundi ». Il y a également le Bois de Boulogne ou le Musée Guimet, ou le Musée paléontologique, et les « Zoo » de Suisse, de Hollande ou d'Allemagne, où il prend goût à observer bêtes et plantes ; il y a les lettres à répondre, les papiers qui s'accumulent, et le rangement des papiers, et les visites à ces dames (les femmes d'écrivains) pour qui le fait insignifiant prend, plus encore que pour l'écrivain, une importance démesurée. A Cuverville, il y a le jardinage. A Paris, les discussions dans les cénacles symbolistes, et le banquet de Paul Adam, le banquet de la Phalange, « où nous pouvions être cent cinquante », et où il est flatté d'être invité à la place d'honneur, à la droite de Royère ; et les bavardages de littérateurs, « inanité sonore » ; et les rencontres avec les écrivains étrangers célèbres de passage dans la capitale. Il s'applique à faire comme il faut, ce qu'il faut pour être un artiste. Il en porte les signes vestimentaires distinctifs, comme les médecins de jadis le chapeau pointu, pour montrer au dehors talent ou génie. La littérature n'avait pas encore pris un sens péjoratif ou dérisoire. C'était l'époque des préraphaélites et de Whistler, des femmes aux longues chevelures dépliées, du grand François Coppée, du maniérisme, et de d'Annunzio, aux compliments duquel, chaque fois qu'il le voit, il ne reste pas insensible, mais qui représentera plus tard pour lui le haïssable même.

Cependant il est pris d'un peu de vertige devant tant d'heures vides. Se cultiver ou vivre en artiste, c'est toujours une manière de tuer le temps, une des plus satisfaisantes sans doute ; néanmoins, c'est trouver au temps une raison d'être au lieu de la trouver en soi. Les thèmes de la disponibilité, du voyage, du départ, que Gide s'est ingénié [296] à développer, n'avaient peut-être de signification que pour justifier son désœuvrement.

Pour d'autres, cette liberté idéale dont jouit l'amateur de lettres, « presque aussi complète que la peut souhaiter être qui vive », finit par fausser les perspectives ; elle détend le moi, qui ne colle plus au réel. Cette raison d'être que Gide cherche : — Pourquoi être un homme ?, il sait finalement qu'il ne la connaîtra que par le travail de création, mais celui-ci l'occupe fort peu de temps. Il lui arrive de rester des années sans écrire. L'Enfant Prodigue, il le conçoit et l'achève en trois semaines ; La Porte Etroite, en quelques mois ; le dernier acte de Saul en un jour, parce qu'il a porté longtemps ses sujets en lui. Alors il relit ses propres livres, même traduits, et, tel jour, l'un d'entre eux l'émeut jusqu'aux larmes : les larmes sont comme un embellissement d'une vie d'artiste... Entre ses petits récits, il fait paraître des articles, qui dans ses Œuvres Complètes, occuperont une place considérable.

Sa brusque rupture avec le symbolisme sera une manière de tenter d'échapper à ce mode de vie, mais ce n'est que beaucoup plus tard qu'il se rendra compte que nous sommes entrés dans une ère nouvelle, où le travail est réhabilité. Ce sera là, peut-être, la signification profonde de son adhésion au communisme. Il est vrai qu'aujourd'hui le travail est lié à des notions de rendement, de rationalisation, de productivité, qui tendent à déformer la personnalité autant que, jadis, en un sens contraire, la vie oisive. Cependant le travail, au moins quand il n'est pas trop abrutissant, est accompagné désormais de loisirs, qui ne sont que la forme fragmentée de l'oisiveté à perpétuité d'autrefois. Par leur forme même, les loisirs prennent un sens nouveau. [297]


Le Lecteur.

 

Dans sa vie d'homme cultivé et en soi presque irréelle, Gide est peut-être parvenu à donner un sens à certaines de ses occupations, plus particulièrement au piano et à la lecture, qui ont joué pour lui le rôle d'une sorte de second métier. Il a poursuivi ses études de piano, tout au long de sa vie, parfois cinq ou six heures par jour. Les lectures tiennent une place plus considérable encore, notamment dans son Journal. Ce qui nous intéresse en elles, ce ne sont pas tant les jugements de l'auteur que la manière dont il lit, l'accueil qu'il fait à un livre. Les jugements sont laconiques. Parfois le livre est cité sans être accompagné d'aucune notation. Mais au fur et à mesure que nous avançons dans le Journal, les titres relevés sont de plus en plus nombreux ; c'est comme un engouffrement de lectures : romans, poésie, essais, classiques, latins, œuvres étrangères. La distraction qu'est la lecture devient alors une si intense curiosité, un si insatiable besoin de connaître qu'elle reprend un caractère humain.

Au début de sa vie, Gide y cherchait avant tout un moyen d'entraînement pour écrire. Le travail créateur lui ayant paru toujours difficile, il savait n'obtenir l'inspiration qu'après un exercice de l'esprit, qui lui donnait l'élan. Fréquemment pour se mettre en train, il prenait un auteur classique : « Une page y suffit, une demi-page si seulement je la lis dans la disposition d'esprit qui convient » ; il veut y trouver moins un enseignement « que le ton... », comme le la en musique. A cette époque, s'il lit tout ce qui lui tombe sous la main, il aspire néanmoins à une discipline, si futile et si arbitraire qu'elle soit : il déclare par exemple qu'il reprend chaque automne Leibniz ou Dickens ou Eliot, qu'il a des lectures pour la fin de la journée ou pour le matin ; il est d'autres livres qu'il lit couché ; plusieurs [298] commencés à la fois, qu'il lit à petites doses réglées, chaque livre gardant son signet, « que par instants je déplacerai de quelques pages ». La manière d'entamer la journée est une question qui l'a toujours préoccupé : faut-il se mettre, sitôt levé, au « délicieux travail du matin » ? Sinon, en commençant par ouvrir des livres, n'éparpille-t-il pas ses forces ?

« Lire un livre de bon matin, au lever du jour, en pleine fraîcheur d'esprit, en pleine aurore de la force, écrit Nietzsche, j'appelle cela du vice. » Mais pour Gide la lecture n'est jamais un vice ; elle est devenue, il est vrai, très vite, un besoin touchant presque à la manie. Il lit Tacite en marchant ; les Frères Zemgano, « sur l'impériale du Trocadéro-Gare de l'Est» ; il lit Guerre et Paix et Schopenhauer en visitant les grottes de Han, et « je m'irritais d'avoir arrêté ma lecture pour regarder un paysage » ; il lit en auto ou dans les jardins publics, achève quiètement Ferrero dans sa baignoire et, quand plus tard il se rend à Oxford pour recevoir le titre de docteur honoris causa, il poursuit l'Enéide, sauf à Reading, pour demander où est la prison. La lecture est comme la drogue, à la fois un apaisement — (« ...N'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé... », écrit Montesquieu) — mais plus encore un excitant. A quarante ans, Gide se lance dans Milton et dans Shakespeare pour apprendre l'anglais ; à cinquante, pour l'étude de l'allemand, dans le texte original de Faust et sans cesse il reprend Virgile pour se remettre au latin. Il faut également qu'il puisse de chaque lecture tirer un profit, le profit ne serait il que négatif : il lit les Concourt « pour apprendre comment il ne faut pas écrire ».

Sans doute, avec l'âge, il se demande si cette habitude qu'il a prise de lire à tous moments, « de ne pouvoir rester sans lire » n'est pas finalement une forme de la paresse. Il arrive alors que lire soit, au lieu d'une aide, un empêchement pour écrire, en favorisant la fuite devant la page blanche, [299] en retardant le moment de la création véritable. D'activé, la lecture devient passive, ce qu'elle est d'ailleurs pour la majorité des hommes, même quand l'ouvrage qu'ils ont en main est de qualité. Elle n'est plus qu'une simple distraction ou qu'une rumination de l'esprit. « Depuis combien de temps, écrit Gide en 1932 quand il fait cette remarque, n'ai-je plus vraiment travaillé ! » C'est à cette date précisément qu'il constate en lui une sorte d'épuisement, qu'il espère momentané.

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