L’Indépendance

[décembre] 1911

 

Georges Sorel

 

A l’enseigne de l’idéal

 

Dans le numéro du premier novembre de l'Indépendance le fondateur de notre revue a publié une note, d'un excellent comique, sur l'antique abbaye de Pontigny, transformée par Paul Desjardins en auberge sous l'enseigne de l'Idéal. Des juges fort autorisés nous écrivirent pour nous féliciter d'avoir si heureusement tourné en ridicule l'insupportable moraliseur qu'est Paul Desjardins. La Nouvelle revue française, qui s'est donné pour mission d'apprendre aux Allemands ce qu'il faut admirer et ce qu'il faut blâmer en France, trouva les plaisanteries de Jean Variot fort déplacées ; elle croit que la place occupée par notre pays dans le monde serait fort diminuée si l'étranger n'était persuadé que Paul Desjardins est unanimement vénéré chez nous ; elle décida, en conséquence, que le fondateur de l’Indépendance devait être sérieusement châtié pour manque de patriotisme. Son numéro du premier décembre renferme une longue divagation que les gens sensés crurent avoir été rédigée en vue de forcer le criminel Variot à croiser le fer avec un champion de l'honneur jardinier (qui est aussi l'honneur national). Je pensais qu'André Gide avait choisi quelque redoutable spadassin pour signer les stupides provocations qu'il adressait à notre administrateur : mais le pauvre Jacques Copeau se déroba, — craignant que de mauvais sujets ne fissent des plaisanteries sur le copeau fendu, au cas où son personnage eût été endommagé.

André Gide et ses écuyers ignorent très probablement que l'idéaliste dont ils ont pris si courageusement la défense, fut jadis peint par Bernard Lazare sous les traits d'un pitre littéraire. La Nouvelle revue française ne contestera sans doute pas l'autorité d'un homme que Charles Péguy a comparé tout récemment aux prophètes d'Israël. Je vais reproduire quelques lignes empruntées aux Figures contemporaines afin que nos lecteurs, voyant comment le futur archimandrite du dreyfusisme a houspillé le futur aubergiste de Pontigny, reconnaissent que Jean Variot a été un critique plein d'aménité.

« Il est, disait Bernard Lazare, de ceux qui tâtent quotidiennement le pouls à leur temps et savent lui ordonner des juleps poisseux et léthifères. Il aspire à être le conseiller des familles, le guide des éphèbes incertains, le lampadophore qui montre la route aux égarés, mais il porte plutôt un quinquet misérable et fumeux qu'une torche haute et claire. M. Desjardins a une mission ; je veux dire qu'il s'en attribue une. Il nous l'a confié souvent dans les brochures écrites en ce mauvais français qui vient de Suisse... M. Desjardins qui a l'âme d'un pasteur ou d'un bedeau, sinon d'un prêtre, est un écrivain candide et présomptueux... Il agite [les questions morales] comme il agiterait les boules d'un sac de loto... Il fait une propagande qui, pour être sans objet et sans but, n'en est pas moins active. Car c'est cela qui fait de M. Desjardins un apôtre unique et rare : il n'a pas d'idée fixe, il n'a même pas d'idées du tout... De temps en temps il monte au Sinaï. De là il fait entendre de graves, sereines et vides paroles... Il régénérera les petits bourgeois, qui en ont grand besoin, en leur montrant un idéal de camelote et un Saint-Graal de carton-pâte... Il nous fait prévoir l'insipide, plate, vaniteuse et égoïste génération future, dont il aura été un des béats précurseurs. »

La Nouvelle revue française devrait bien nous dire comment son Épictète a rempli les diverses fonctions de directeur de conscience qu'il aspirait à occuper en 1895, d'après Bernard Lazare. Ce conseiller des familles serait-il parvenu, par son éloquence, à donner à une femme légère la force de résister aux séductions d'un ami trop entreprenant du mari ? Ce guide des éphèbes incertains a-t-il sauvé quelque malheureux engagé sur les sentiers des vices orientaux ? Ce lampadophore qui voulait montrer la route aux égarés, pourrait encore avoir (de concert avec Esterhazy) consolé Oscar Wilde, cet héroïque confesseur de l'art, dont le souvenir est demeuré si vénéré à la Nouvelle revue française. De grâce, André Gide, parlez ! Vous ne savez pas à quel point la France est heureuse quand elle entend votre voix sublime.

Des personnes bien renseignées m'assurent que Paul Desjardins ne cesse de rendre au parti des Lumières les services les plus éminents ; il ne s'est pas borné, en effet, à transformer une abbaye en auberge, il est chargé du département de la théologie moderniste et il s'occupe activement de combattre les erreurs répandues par un pape dont Joseph Reinach a solennellement proclamé l'ignorance (Histoire de l'affaire Dreyfus, tome VI, p. 426). L'ex-abbé Loisy ayant été chassé de l'Église pour avoir soutenu contre Rome les véritables principes du catholicisme jardinier, l'aubergiste de Pontigny l'a fait nommer professeur au Collège de France. Il est naturel que la Nouvelle revue française aime ce courtier de sophismes ; il est non moins naturel que l'Indépendance se moque de lui, chaque fois qu'elle en trouve l'occasion.

Je suis persuadé que Paul Desjardins n'aura pas à se louer beaucoup d'avoir été proclamé grand homme, avec trop de véhémence, par les troubadours de la Nouvelle Revue française. Il sera désormais acquis que ces bizarres seigneurs sont les représentants les plus authentiques de l'aubergiste de Pontigny ; comme la pensée de ce maître est inaccessible pour les gens aussi bornés que moi, nous essaierons de deviner ce que peut être son enseignement ésotérique en consultant les publications de ses fanatiques admirateurs : les lettres de Charles-Louis Philippe nous aident fort à comprendre quel genre cocasse d'idéal doit être révélé en l’hôtellerie de Pontigny, — au prix de quinze francs par jour.