Revue Bleue

 

Lucien MAURY

 

27 juin 1914

     De ce feuilleton Gide écrivit dans son Journal, le 30 Juin 1914 (Pléiade, éd. 1997, t. I, pp. 798-799) : « Ce dernier article m'intéresse en ceci qu'il n'aurait pu être écrit -- ou pas tout pareil -- si j'avais maintenu la préface que j'avais à peu près écrite ; j'y disais entre autres choses, et terminais cette préface ainsi :

« Récits et Soties, je n'écrivis jusqu'à présent que des livres ironiques -- ou critiques si l'on préfère, dont sans doute voici le dernier. » Il y a amusement, et même quelque avantage à laisser errer d'abord les critiques. Mais comment m'étonnerais-je qu'ils n'aient pas compris aussitôt que ma Porte étroite était un livre critique ? A présent, dans les Caves Lucien Maury croit voir une affirmation de nihilisme ».

*

LES CAVES DU VATICAN. SOTIE, PAR L'AUTEUR DE PALUDES (2 vol., éd. de la « Nouvelle Revue Française »).

ANDRÉ GIDE. SOUVENIRS DE LA COUR D'ASSISES (éd. de la « Nouvelle Revue Française »)

 

     André Gide serait-il notre mauvais génie ?

     Il nous contraint à de bien fâcheux examens de conscience. Saurions-nous, si nous ne lisions point ses livres, à quel point nous sommes curieux de la rareté, complaisants à la subtilité, aux plus égoïstes raffinements de l'art et de la pensée, hostiles au simple bon sens, aux conventions bienfaisantes et commodes ? saurions-nous à quel point nous sommes blessés par la platitude des hommes et la banalité des livres ? combien nous sommes [81] rebelles au bonheur, et peut-être incapables de santé ?

     Très sincèrement, j'admire les gens qui ont ces livres en horreur. J'envie leur intégrité morale, la rectitude de leurs principes intellectuels, et même la loyauté, la délicatesse de leur goût.

     Pour moi, j'en fais mon mea culpa, en même temps que cette constatation me désole, je ne puis me hausser à cette haine. Je suis de ceux qu'il faut plaindre parce qu'ils ne savent, en leur coeur et conscience, se détourner de ces poisons.

     Goûter les livres d'André Gide, ce n'est point les aimer. N'est-ce pas notre châtiment, n'est-ce pas le châtiment de notre temps que nous accordions tant d'importance et de séduction à ce froid jongleur ?

     André Gide est tout à la fois notre remords et notre plaisir. Et déjà nous sommes fiers de lui.

     Son dernier ouvrage confirme notre fierté, notre contrition, et cette pitié qu'il nous oblige à concevoir de nous-même, de notre temps et de notre civilisation.

     Jamais encore il n'apparut plus complexe, plus quintessencié, plus méprisant de la vie, plus hautainement précieux, plus romantiquement sardonique.

*

     Il intitule son livre : Les Caves du Vatican, Sotie.

     Est-il besoin ce rappeler à mes lecteurs que la sotie est un genre dramatique dont se divertissaient nos pères aux XIVe et XVe siècles ; que ces pièces étaient animées d'un esprit de satire symbolisé par le costume des personnages ; ces marionnettes étaient vêtues mi-partie de jaune et de vert, coiffées du bonnet à longues oreilles ; de chacune, le nom était précédé de l'épithète « sot », c'est-à-dire fou, l'humanité étant supposée universellement démente.

     Les manuels d'histoire littéraire ne manquent point de le faire judicieusement remarquer : la sotie est fondée sur une conception pessimiste du monde et de la vie ; mais ce pessimisme est proche de la gaîté ; il est fécond en inventions burlesques ; au total, l'âpre bouffonnerie de s soties est joyeuse ; elle est d'un temps où les Français savaient encore rire.

     Le récit d'André Gide est conforme à la loi fondamentale du genre : ses personnages sont tous des « sots », au sens où l'entendaient les gens du XVe siècle ; n'allez point oublier qu'ils sont affublés d'une livrée tintamaresque, qu'ils ont charge d'illustrer une parodie de la vie réelle, que tout le livre est une parodie à cent actes [82] divers -- et si nos excellents érudits savent souvent mal distinguer les anciennes soties du répertoire des farces, je crois bien que nos plus avisés critiques n'auront guère moins de peine à disculper André Gide d'une analogue et d'ailleurs volontaire confusion.

     Ces personnages sont des « sots » ; ils parodient la vie réelle ; l'auteur se raille d'eux, qui lui servent à moquer la réalité, il se raille soi-même, et jusqu'à son lecteur. Il y a de la mystification dans son cas ; quiconque n'en prend point son parti en est désobligé...

     André Gide parodie la vie, il parodie les héros de romans, les romans et la littérature : il imite drôlement certains procédés du roman psychologique ; il s'empare des stratagèmes du roman policier ; il est le Sherlock Holmes d'un art tout rempli de sous-entendus, d'allusions, d'intentions allégoriques et satiriques. Inutile de faire observer que tout cela ne rappelle que de fort loin la malice simple et drue des auteurs de soties ; André Gide ne rencontre et n'estime qu'une sorte de comique abstrait ; combiner ces aventures est d'abord pour lui un jeu un peu plus compliqué, un peu plus relevé que les échecs, et qui satisfait mieux son caprice d'aristocrate intellectuel ; c'est un jeu infiniment logique, en dépit de quelques apparences déconcertantes. Ces pantins ne sont point risibles : à peine existent-ils, et nous ne saurions les prendre au sérieux -- ou au comique -- plus que ne fait l'auteur lui-même ; nous ne rions pas de leurs gestes, mais la machinerie et les ficelles idéologiques qui les mettent en branle émeuvent en nous d'irrésistibles réflexes intellectuels... Il y a là une cocasserie méthodique, que nous subissons, que nous apprécions parce qu'elle dérange l'ordre coutumier de nos conclusions, en flattant nos habitudes de raisonnement...

     Par là, le livre d'André Gide se rattache à la lignée des contes philosophiques : Fleurissoire, Blaphaphas, Lafcadio, Arnica, Anthime, Véronique... continuent Candide et Micromégas. André Gide est un disciple authentique de Swift et du seigneur de Ferney, un disciple amer, gourmé, captieux, qui a beaucoup fréquenté Stendhal, Nietzsche, Oscar Wilde... un disciple qui a désappris la simplicité... Ah ! que nous sommes donc compliqués, désenchantés ! Que de chemin parcouru depuis les explorations de Gulliver et les enquêtes métaphysiques du Saturnien !

*

     Un des excentriques personnages de ce roman excentrique, Ardengo Baldi, excelle aux tours de prestidigitation : escamoteur, acrobate, ses prestiges émerveillent, au fond d'un château des Karpathes, une femme et un enfant :

[83] « Les objets près de lui perdaient poids et réalité, présence même, ou bien prenaient une signification nouvelle, inattendue, baroque,distante de toute utilité. "Il y a bien peu de choses avec quoi il ne soit pas amusant de jongler", disait-il. Avec cela si drôle que je pâmais de rire, et que sa mère s'écriait : "Arrêtez-vous, Baldi ! Cadio ne pourra plus dormir." Et le fait est que mes nerfs étaient solides pour résister â de pareilles excitations. »

     André Gide pense aussi qu'il y a bien peu de choses avec quoi il ne soit pas amusant de jongler... Il jongle avec ses personnages, leurs mots, leurs aventures ; ce n'est là qu'un prétexte pour jongler avec bien d'autres choses qui nous semblent fragiles ou vénérables, ou dangereuses, et nous procurer ces petits frissons que l'on attend d'un. habile opérateur ; il jongle avec nos opinions, nos goûts, nos préférences, il jongle aimablement, cruellement. Dénoncez-vous ses paradoxes, il vous renverra au dialogue de Lafcadio Wluiki et de Justus de Baraglioul :

« -- ... Je n'ai jamais recherché que ce qui ne peut pas servir.

-- Les paradoxes, par exemple. Et vous croyez cela nourrissant ?

-- Cela dépend, des estomacs. Il vous plaît d'appeler paradoxes ce qui rebute au vôtre... Pour moi, je me laisserais mourir de faim devant ce ragoût de logique dont j'ai vu que vous alimentez vos personnages. »

     Donc, André Gide alimente ses héros de nourritures assez particulières ; nous n'assistons pas sans joie à ce gavage qui ne rappelle que de fort loin les innombrables tables d'hôte de la littérature contemporaine.

     Tout le premier volume est fort divertissant ; ce ne sont qu'aventures, rencontres imprévues, événements romanesques, mis en scène par un pince sans rire assez gai ; un guide courtois nous conduit posément à travers un monde extravagant... les symboles sont clairs ; cette liberté d'esprit est engageante. Que voilà bien une lecture pour nos cerveaux d'aujourd'hui, encombrés, saturés, un peu excédés, plus capables de pénétration que d'attention, et j'entends d'attention soutenue ! Voilà un roman qu'on lit avec intérêt, sans passion, qu'on peut lire par fragments, un roman qui agrée sans tyranniser... André Gide, je l'ai dit, est merveilleusement informé de nos faiblesses, qu'il ménage et flatte avec des soins délicats.

     [84] Si j'osais reprendre ces comparaisons culinaires dont André Gide nous donne l'exemple, j'affirmerais qu'il est plein d'égards pour les estomacs dyspeptiques.

     Enfin, quiconque déteste les grosses nourritures approuvera les fines épices de ce récit. Le premier volume plaira tout entier.

     Plusieurs intrigues s'y enchevêtrent, que je n'irai point tenter de démêler ; il y a le bourgeois franc-maçon, attiré à Rome par la réputation d'un médecin, et qui s'y convertit ; il y a le comte Juste Agénor de Baraglioul, et son bâtard, Lafcadio Wluiki, dont la biographie est à elle seule un roman savoureux ; il y a Fleurissoire, catholique habitant de Pau, qu'une folle histoire de séquestration du pape entraîne en Italie pour y mourir de la main de Lafcadio ; il y a Proton, bandit échappé de quelque roman feuilleton ; il y a... Le lien de ces existences et de ces bizarres destinées est cette invention qui favorise les escroqueries d'une bande de pseudo ecclésiastiques d'un secret emprisonnement du pape ; contre les entreprises de la Loge et les intrigues des Jésuites, dans le mystère et l'ombre, Fleurissoire, Tartarie mélancolique et naïf, prépare la restauration du vrai pontife persécuté par un imposteur.

     Après cet effort, la fantaisie d'André Gide s'alourdit-elle ? Sommes-nous déjà las ? Il m'a paru que toute la première partie du second volume languissait un peu : l'auteur s'égare parmi le dédale du complot ; il s'attarde, puis se ressaisit ; la fin est digne du premier tome.

     Digne, mais assez différente. Et voilà de quoi dérouter un peu davantage quelques lecteurs. Mais l'oeuvre ne fait que refléter ici un contraste qui est dans l'âme même d'André Gide.

     Nous nous étions embarqués pour un voyage fantaisiste, et voici qu'on nous ramène vers des régions familières, nous lisions un aimable conte chimérique, et voici que nous retombons aux dures psychologies de L'Immoraliste...

     Ce Lafcadio, qui commet un crime sans motif, par jeu, par curiosité, nous le reconnaissons, et nous reconnaissons l'idéologie qu'il plut à Gide de développer autour de la moralité, de la responsabilité... Nous savons désormais où l'on nous conduit, et cette habitude nous déçoit un peu.

     Mais enfin, André Gide nous révèle ici sa double nature ; car ce sceptique, ce dilettante, ce fantaisiste, cet errant, incapable de se fixer, hostile même à l'idée d'une halte un peu prolongée, cet Arien inquiet, toujours [85] fuyant, cohabite avec un moraliste austère, hanté de scrupules persistants, esclave d'une méthode et d'un tempérament : Gide-Baldi est un Quaker émancipé, à qui son abjuration n'a pu faire oublier les tendances profondes de son éducation... Baldi se joue des spectacles du monde, de nous un peu, et sans doute de lui-même. Gide s'acharne à approfondir des oeuvres graves, de beaux livres où triomphent des passions exaspérées jusqu'au fanatisme (rappelez-vous La Porte étroite).

     A-t-il voulu réconcilier ces deux personnages ? De ce que l'un et l'autre semblent avoir également collaboré aux Caves du Vatican, il faut bien tirer cette conclusion : aucun de ses livres ne reflète plus complètement sa personnalité littéraire ; aucun ne mêle plus étroitement, avec des retours, des réticences, de flagrants désaccords, ses idées, ses doutes, son nihilisme, et comme il dit son athéisme social... son esthétique languide, et ses ferveurs glacées d'imperturbable analyste.

     Lire ce livre, c'est, je crois bien, faire le tour de cet esprit, c'est revivre toute une carrière d'écrivain, c'est goûter, rassemblés, ses doctrines et ses thèmes préférés... c'est donc connaître un vif plaisir que nuance une ombre de mélancolie. André Gide ne nous sauve du désespoir et de la satiété que par le mystère de l'attente ; nous l'attendons toujours au point d'interrogation qui termine chacun de ses livres ; est-il sûr, cette fois-ci, d'avoir accru en nous l'anxiété du doute et de la curiosité ?

*

     Je ne dirai qu'un mot de ses Souvenirs de la Cour d'assises : aussi bien sera-t-on unanime à louer cette observation passionnée et cette angoissante lucidité, ce sens de la souffrance, cette vue si exacte et si effrayante de l'infirmité de nos jugements en général et de ceux de la Justice en particulier.

     Juré pendant une session d'assises, André Gide demeure frissonnant de ce qu'il a vu et entendu ; il nous fait partager ses pitiés et ses indignations ; ses esquisses, tranchantes comme ces eaux fortes, valent tous les réquisitoires ; le pis est que si André Gide lui-même exige la réforme de l'institution judiciaire, et d'abord du jury, il nous convainc par avance de la quasi inutilité de toute réforme.

     Ce petit livre devra désormais faire partie des dossiers du législateur... qui en tirera peut-être quelque lumière. Il n'est pas un ami des lettres qui n'y admire un art hors de pair.

 

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