L'Éclair

 

HENRI MASSIS

22 juin 1914

 

 

C'est d'un vif élan que nous nous sommes portés vers cette dernière œuvre de M. André Gide : elle avait tout fait par avance pour le susciter. Une sorte d'inquiétude spirituelle semblait animer la confession de La Porte étroite. Progrès intérieur, délivrance, acceptation par une âme jusqu'alors singulièrement indocile de choses plus urgentes que ses secrets plaisirs, qui connaissait mal cette nature éprise de sa complexité pouvait y discerner tout cela. Elle semblait rompre, en effet, avec ses propres complaisances, céder à une nécessité plus forte que ses précautions et contrainte de choisir. Son art lui-même qui jusqu’alors n’avait su que moduler un chant, le chant intime de ses aveux et de ses tentatives, voulait désormais y mêler des voix étrangères. "Sans doute, nous disait-on, André Gide se fait-il du roman une idée si touffue que ses dernières œuvres lui paraissaient trop simples, trop unilinéaires pour y satisfaire. On peut mesurer à cette modestie.l’étendue de son ambition et l’importance de sa promesse." Notre inquiétude, l’effroi que toujours nous avions éprouvé devant cette œuvre, devait attendre et se taire. Ne savions-nous point que sa misère lui venait de ce qu'elle avait jusqu'alors prétendu se passer du monde ? Désormais, Gide allait toucher les objets, animer des êtres différents de lui, les peindre avec "leurs passions et leurs cœurs séparés", bref, représenter des choses humaines. Cela ne présageait point seulement le renouvellement de son esthétique. Gide devait accueillir tout le réel, recevoir du dehors et par suite choisir, obéir et respecter et ne plus s’enfermer dans le mépris de tout ce qui n’était pas lui-même. Il fallait donc remettre notre jugement et imposer un tempérament à nos craintes.

Les Caves du Vatican, ce "roman d'aventures" qui allait être le signe et le message d'un tel renouvellement, nous le possédons : désormais nous sommes libres. L'espoir dont il fut précédé, les conditions mêmes où il grandit, où il se forma, où il amassa sa détestable substance, nous obligent à délivrer de ses entraves et de ses scrupules notre sentiment, à dénoncer tout ensemble la faillite esthétique et morale de qui osa le concevoir. M. André Gide n'a point changé : son âme est toujours pareille à la tente de Saül où les démons sont assemblés et se disputent. Mais aujourd'hui il les laisse faire et leur livre la place : il leur appartient tout entier.

Je dirai, dès l'abord, l'avatar de l'artiste : car beaucoup ne considèrent M. André Gide que pour les plaisirs esthétiques qu'il dispense rarement, et ne s'attachent guère aux étroites idéologies que recouvre une langue subtile et mince. Qu'importe à ceux-là que Les Caves du Vatican soient une dérision du catholicisme – la plus salissante qu'on ait jamais tentée – si l'œuvre d'art est excellente. J'accepte de la juger là-dessus. L'excellence d'une œuvre se manifeste en cela qu'elle réalise pleinement sa définition. M. André Gide a voulu écrire un roman d'aventures : nul doute là-dessus. Constatant son propre échec, il a bien pu changer la désignation de son livre. Mais son dessein premier fut exactement de raconter une histoire, de représenter des actions où tous les éléments travaillent, où tous les personnages jouent pour leur compte et selon leur individualité, et de nous engager dans ces aventures qui ouvrent mille possibilités à l'imagination.

Cela exige de l'artiste qu'il soit possédé, hanté par ces événements et ces personnages, et qu'il les jette dans la vie pour s'en délivrer, tant leur étrangeté lui est devenue insupportable. Tel ne fut point le cas de M. André Gide : on ne trouve ici qu'un froid calcul et qui aboutit à un grand effort inutile. Il a dès l'abord – et volontairement – choisi l'aventure : et il l'a choisie aussi "extraordinaire" que possible. Une bande d’escrocs, pour exploiter la crédulité du monde catholique, répand le bruit que le Pape a été enlevé du Saint Siège, par l’opération du Quirinal allié de la loge : ainsi la chrétienté entière a été dépossédée de son chef spirituel. Pour délivrer le Pape enfermé dans les caves du Vatican, ces aventuriers feignent d’oganiser une croisade secrète pour laquelle ils sollicitent la générosité des fidèles. Voilà l’étrange fable que M. André Gide a élue : je n’examinerai point de quelles sottes dérisons, elle lui est le prétexte. Je recherche seulement quelles ressources il en a tirées pour l’organisation des événements, la conduite du drame, bref pour imprimer son mouvement à l’œuvre elle-même. Quelle stupéfaction de la trouver accessoire, sans lien avec les épisodes qui l’entournent, presque sans retentissement sur la conduite des personnages. Des éléments divers qui s'ajoutent, mais que rien n'attire, ni n'absorbe, voilà ce roman. Que l’action éclate en vingt endroits différents, c’est le caractère du roman d’aventures et qu’on ne le puisse réduire, voilà presque sa définition. Mais encore faut-il que les divers épisodes soient convergents, chevauchent par endroit et soient comme traversés d’une même aimantation, qui donne au récit sa mobilité. En résumé qu'il arrive mille choses, nous l'acceptons, mais nous voulons surtout qu'il arrive quelque chose. Or, en dépit de plusieurs embryons de récits dont l'accomplissement minutieux du détail ne constitue pas une réalisation, il n'arrive rien, dans Les Caves du Vatican. Je ne sais point de roman plus immobile que ce roman d'aventures. Les possibilités aussitôt ouvertes sur l'avenir, ces possibilités où le lecteur entretient sa ferveur anxieuse sont aussitôt closes. Aussi bien M. Gide n'a-t-il pu achever son livre, les événements et ses personnages ne le conduisant nulle part… Impuissance significative, échec d'un art qui méconnaît les conditions mêmes de toute création ! Si M. Gide ne s'est pas tiré des aventures qu'il a construites avec une soigneuse patience, s'il a dû les laisser comme des désirs errants, c'est qu'il n'a point commencé par s'en tirer lui-même. Leur bouillonement en lui n’était pas si impérieux qu’il lui fallût les chasser de son être ; au reste, pouvait-il rendre au monde, à la réalité, ce qu’il n’en a jamais reçu ? M. Gide ne peut concevoir d'autre personnage que le sien et n'aboutit qu'à confesser ses propres émotions.

Les Caves du Vatican, ce gros livre où avec tant de labeur il prétend organiser des faits – car il sait bien que le récit personnel, toujours sera inférieur à la représentation des choses humaines — ce roman d’aventures, soudain mué en sottie, n’est encore qu’une confession gidienne.

Que contient-il donc, en dehors de ces pages de virulente satire où la frénésie protestante de M. Gide défigure et salit notre croyance, avec une perversité pleine de contention, auprès de quoi celle de M. France nous semble toute ingénue ? Rien que nous ne trouvions dans ses précédents récits : et l’aventure qui nous attache en fin de compte, parce que, seule, elle apparaît "sincère" ; je veux dire l’histoire de Lafcadio, c'est la suite de L'Immoraliste et ce personnage ressemble comme un frère à ce Michel dont nous ne sûmes jamais que le prénom.

Sur de tels êtres, M. André Gide a mis sa dilection : je ne sais quel scabreux attrait le pousse à interroger leur âme ambiguë et perverse. Ces natures félines, dont l’humanité suspecte un besoin de terres dangereuses et neuves, et autour de qui semblent rôder des puissances qu’on ne peut définir, ces complexes natures exercèrent toujours sur sa curiosité une singulière fascination. Amour du plus risqué, goût de "tourner autour du scandale et de s'y brûler le bout des doigts", curiosité du mal. "Le mal, dit un de ses héros, ce que l'on appelle le mal, peut être aussi désintéressé que le bien, aussi gratuit ... On le fait par luxe, par besoin de dépense, par jeu."

Ainsi, Lafcadio, "dont l’élégance de nature se reconnaît à ce qu’il agit par jeu, et qu’à son intérêt il préfère couramment son plaisir", Lafcadio, voyageant en chemin de fer et incommodé par la laideur d’un "petit vieux", son voisin, se demande : "Comment faire accroc à cette destinée ?". Et il pense, en le considérant dans le couloir du wagon :

Qui le verrait ? Là, tout près de ma main, sous ma main, cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément ; cette porte qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant ; une petite poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit, comme une masse ; même on n'entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles !... Qui le saurait ?

Ce n’est pas tant des événements que j’ai curiosité que de moi-même. Tel se croit capable de tout, qui devant que d’agir recule ... Qu’il y a loin entre l’imagination et le fait !... Et pas plus de droit que de reprendre son jeu aux échecs. Bah ! qui prévoirait tous les risques, le jeu perdrait son intérêt .

Lentement, froidement, Lafcadio compte jusqu’à dix et pousse le malheureux hors du wagon, pour rien, par curiosité de lui-même. Cette dangereuse curiosité de soi, c'est pourtant le principe de l'éthique d'André Gide, comme ce goût du pervers est celui de son esthétique. Et puisque Lafcadio n'est guère qu'une créature de son âme, il est légitime que nous cherchions le secret de cette âme et cela, jusque dans l'intimité de son style. André Gide, pour qui l’art est la seule contrainte acceptable, et devant quoi toute morale doit fléchir, lui donne pour fondement : la sincérité : "Je hais, dit-il, tous les gens à principe ; ils sont ce qu’il y a de plus détestable en ce monde, on ne saurait attendre d’eux aucune espèce de sincérité, car ils ne font jamais que ce que leurs principes ont décrété qu’il fallait faire, ou sinon ils regardent ce qu’ils font comme mal fait." Donc, plus de différences, plus de dignités, plus de bien, plus de mal : "La nécessité de l’option me fut toujours intolérable ; choisir m’apparaissait non tant élire que repousser ce que je n’élisais pas." "Que tout ce qui peut être soit", voilà l’unique règle : "Désormais, je n’attends plus rien que de moi-même. Désormais, j'attends tout de moi ; j'attends tout de l'homme sincère et j'exige n'importe quoi, puisque aussi bien je pressens les plus étranges possibilités en moi."

Qu'est-ce donc que la sincérité pour M. Gide ? Être sincère, c'est avoir toutes les pensées, c'est leur accorder le droit d'être par cela seul qu'on les trouve en soi. Rien de ce qui est en nous ne doit être différé. Être moral, au contraire, consiste à ses yeux à ne pas tenir compte de certains sentiments, à ne pas les apercevoir à en éluder la connaissance : c’est donc se priver, se mutiler, ne plus être sincère. L'âme, en effet, est pleine de maléfices ; qui sait tout ce qui naît dans la chambre obscure de notre conscience, et qui dira jamais tout ces bas désirs, ces velléités brûlantes, perfides, que nous découvrons si nous descendons dans ce gouffre ? "Comme les eaux profondes, elle a ses monstres. La sincérité les ramène dans ses filets avec les autres proies." Mais la sincérité fait plus que de les manifester, elle "les consacre" en quelque façon, leur donne une dignité particulière. "Elle les protège, leur reconnaît une place, se fait une religion de les accueillir, de les respecter, elle les favorise en quelque sorte".

Aussi ne nous étonnons point que le culte de la sincérité finisse, chez M. Gide, par se confondre avec le culte du pervers et du morbide. "Étrange déformation que le désir d’être sincère impose à l’âme en l’isolant. Pour n’avoir voulu négliger aucun élément de soi-même, c’est à ses inspirations les plus malsaines que M. Gide donne la primauté, qu’il soumet son esthétique. "Tout doit être manifesté, dit-il, même les plus funestes des choses. La question morale pour l’artiste n’est pas que l’idée qu’il manifeste soit plus ou moins morale et utile au plus grand nombre : la question est qu’il la mainfeste bien."

Mais il va plus loin encore et assure que seules les régions basses, sauvages, fiévreuses, non nettoyées, offrent à l'artiste d'ineffables ressources : "Si Racine, dit-il, atteignit lui-même au haut plateau de la vertu, n’est-ce pas une secrète raison de son silence à l’apogée de sa carrière, le peu d’épaisseur qu’il trouvait aux sujets en concorde avec sa piété ?" M. André Gide est de ceux qui refuseraient la vérité par crainte de s'appauvrir : il croit l'erreur plus féconde que le vrai, parce que le vrai est un et que l'erreur est innombrable.

Dilettante de l'immoralisme, il cultive l'inquiétude pour l'inquiétude, n'aimant rien tant que sa mobilité. Il ne sait que ses penchants et n'est attaché qu'à lui-même et à son jeu secret ; et du sentiment de sa complexité, il fait une stupéfaction passionnée. "Âme si complexe, nous dit-on, qu’elle est incapable de possession, âme si riche qu’il lui faut rester détachée". La singulière richesse que de fuir les choses et de craindre leur réalité ! Mais tout l’orgueil de Gide est à ce que rien ne le touche, tant il craint de se diminuer. Âme instable, trouble, pleine de détours, de retraits qui ne se prête que pour aussitôt se reprendre, qui jamais ne s'élance et qui n'est agréable qu'à soi. A-t-elle légèrement frémi sous l'objet, qu'elle ne goûte plus que son propre frémissement, la surprise d'avoir été atteinte, et dans sa retraite où vous croyez qu'il l’occupe, elle est désormais étrangère à tout ce qui n'est point sa caresse et pour peu que vous la pressiez, vous la sentiriez hostile.

Au reste, ce qui l'entraîne vers les choses, vers les êtres, ce n'est que son désir, et non point désir de progresser, mais rien qu'un élancement de sa sensibilité inquiète, brisée, vraie sensibilité de mime. Du mime, il a la sinuosité et le rebondissement ; comme le mime, il se penche, il se retient ; comme lui, il n’est occupé que de ses gestes. Croyez-vous qu’il vient vers vous, ce n’est pas sympathie, il en attend des éclaircissements sur lui-même. Toutes les littératures du monde ne sont là que pour entretenir ses étroites délices, et ce jeu secret et fugace. Ne voulant rien recevoir, Gide est incapable de donner. S'il nous fait sa confidence, ce n'est pas à cause de nous, et c'est en vain que nous nous efforcerions pour lui. En nous entraînant dans ses lents déduits, il nous force malgré nous à devenir en quelque façon ses complices, car pour se plaire mieux, il a besoin de notre complicité. Calcul pervers, malice proprement démoniaque où il trouve cette "terrible joie" dont il semble possédé, joie affreuse qui écarte de lui tous les cœurs généreux.

Je ne sais point de plus cinglante critique que celle que M. Jacques Rivière lui adressait naguère, sous le prétexte de le louer : "Cette âme est détachée, dit-il ; elle ne se fixe en aucune positon. Elle donne son adhésion comme un baiser : aussitôt elle la retire." Je ne trouve guère que chez Wilde une aussi froide corruption : encore celle-ci m'est-elle moins odieuse qui se résout dans le cri désespéré du De profundis.

Gide ne sait que la feinte. Mais son art ne nous dit-il point tout cela qui ne prend rien de droit fil ? "Jamais style, nous dit-on, n'eut moins besoin du monde. Il ne touche les objets que pour les éviter, que pour glisser au long d'eux par un souple dégagement." Cela condamne d'un seul coup, et le style et l'artiste qui l'emploie. L'erreur esthétique de Gide est d'abord une erreur morale. Qu'il médite ce propos de Paul Claudel, lourd d'enseignement et de vérité : "Le mal, ça ne compose pas" ; voilà qui nous explique tout ensemble la faillite de cet homme et de son art.

Après la Porte étroite, d'aucuns considérèrent Gide comme chrétien : c'était méconnaître et Gide et le christianisme. Pour devenir chrétien, il faut se donner. Or, André Gide est essentiellement l'homme que se refuse. Dans le moment où certains escomptaient le "tourment de cet âme", où il feignait d'entendre leurs raisons, il se complaisait dans les images grossières de cette sottie : à la tête de ses apôtres trop zélés, il lance aujourd'hui Les Caves du Vatican. Nous ne pouvions plus nous taire : il fallait mettre à nu cette âme où maints jeunes hommes cherchent à se connaître ; elle ne dispense que les plus dangereux sortilèges.

Numérisation : Richard McLean, pour Gidiana, février 2001.

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