L'Indépendance belge, Supplément économique

G.-D. Perier
13 mai 1928.

 

Lectures coloniales: André Gide chez les nègres

     Le 22 de ce mois, M. André Gide, l'éminent écrivain français, viendra faire à Bruxelles une conférence sur son voyage au Congo. Il commentera, à cette [426] occasion, les visions cinématographiques recueillies, au cours de sa randonnée, par son compagnon, M. Marc Allégret. Ce sera le complément illustré à son livre Voyage au Congo, que nous avons analysé dans L'Indépendance du 28 juillet dernier. Nous entendrons ainsi, de la bouche même d'un voyageur peu ordinaire, des impressions que son talent littéraire et son intelligence aiguë rendront, soyons-en persuadés, particulièrement attachantes.

     Opportunément se propose à notre attention la suite du Voyage au Congo qui, sous le titre Le Retour du Tchad, a paru il y a quelques jours. Dans ce second volume, l'auteur décrit les étapes parcourues depuis le lac Tchad, le long de la Logone [sic] jusqu'à Douala (Cameroun), où il devait s'embarquer pour rentrer en Europe. Ce ne sont point des descriptions chateaubrianesques. Plus soucieux de la vie que de paysage, toujours attentif à l'élément humain, le romancier note surtout ses observations sur le peuple de la brousse africaine. En un style dépourvu de tout bariolage exotique (qui, d'ailleurs, ne fait rien voir), l'explorateur lettré garde sans cesse la retenue, parfois un peu froide, du savant. Ses remarques sont prises sur le vif et nous arrivent sans retouches. La sobriété de la phrase accuse davantage l'exactitude d'un fait, la vérité d'un aspect nouveau, mais aussi le mystère d'une race qui reste à confesser. On pense à Joseph Conrad, l'auteur d'un roman troublant inspiré de notre Congo : « Il y en a qui disent qu'un indigène ne veut pas parler devant un blanc. Erreur. Aucun homme ne veut parler à son maître. Mais à un promeneur et à un ami, à celui qui ne vient pas pour enseigner ou pour commander, à celui qui ne demande rien et accepte tout, des paroles sont dites autour des feux de campement, dans la solitude partagée de la mer, dans les villages riverains. aux gîtes d'étape entourés par la forêt; des mots sont prononcés sans tenir compte de la race ou de la couleur. Un c¦ur parle, un autre écoute. Et la terre, la mer, le ciel, le vent qui passe et la feuille qui tremble entendent ainsi l'histoire futile de la vie accablante. » Le souvenir de Conrad passe au long des pages où Gide, d'ailleurs, inscrit qu'il a relu quatre fois Coeur de Ténèbres, le roman congolais auquel nous faisions allusion.

     Une même sympathie, une même curiosité humaine le penche sur les êtres.

     A l'égard de l'indigène, Gide témoigne d'une généreuse attitude, faite du désir d'apprendre et de comprendre. Ignorant sa langue et, partant, ses conceptions, on considère volontiers le nègre comme un être inférieur, dépourvu des sentiments dont se targue sans discrétion le civilisé. Dès les premiers feuillets du Retour du Tchad, M. Gide déclare à leur sujet : « Quels braves gens ! Que je voudrais comprendre ce qu'ils disent ! » Le voyageur jamais ne se refuse à approcher les plus misérables, à veiller à la santé de ses porteurs, à s'intéresser à leurs occupations. Il ne commet pas « cet abominable crime de repousser, d'empêcher l'amour ».

     [427] Il saisit le sens de leur art si longtemps dédaigné. Au moment où, trois ans rès l'enquête de la revue belge La Renaissance d'Occident, l'Institut internnational des Langues et Civilisations africaines interroge à son tour les coloniaux sur les moyens de protéger la musique, la poésie et l'ensemble artistique du continent noir, il convient de signaler le passage du récit que M. André Gide consacre aux chants des pagayeurs. En quelques lignes apparaissent les caractéristiques de ces compositions musicales où, sans parler de l'harmonie, « l'invention rythmique est prodigieuse ». Voilà de quoi encourager les recherches esthétiques de ce côté.

     D'autres allusions montrent la nécessité d'entrer plus avant dans la mentalité nègre, d'aller « at the back of the black man's mind ». Elles confirment l'opinion des coloniaux avertis qui considèrent indispensable l'étude de l'idiome local. « Il est à peu près impossible, constate M. Gide, à celui qui ne parle point la langue et qui ne fait guère que passer, de pénétrer bien avant dans la psychologie d'un peuple, malgré la gentillesse et l'ouverture (je veux dire la position à l'accueil) de celui-ci. »

     A l'instant de se séparer de son boy, le conteur formule cet adieu significatif : « Adoum, assurément, n'est pas très différent de ses frères; aucun trait ne lui est bien particulier. A travers lui, je sens toute une humanité souffrante, une pauvre race opprimée, dont nous avons mal su comprendre la beauté, la valeur... que je voudrais pouvoir ne plus quitter. » Comme exemple du dévouement et de l'humble noblesse de certains domestiques de couleur, il cite le cas de ce serviteur « faisant vingt jours de marche pour retrouver un maître dont il avait gardé un bon souvenir ». Et il ajoute plus loin : « Mais partout et toujours, c'est de la bêtise des nègres que l'on parle. Quant à sa propre incompréhension, comment le blanc en aurait-il conscience ? Et je ne veux point faire le noir plus intelligent qu'il n'est; mais sa bêtise, quand elle serait, ne saurait être, comme celle de l'animal, que naturelle. Celle du blanc à son égard, et plus il lui est supérieur, a quelque chose de monstrueux. »

     Dans ces conditions, l'écrivain ne partage aucunement l'avis suivant lequel on n'obtient rien des noirs que par la force et la contrainte. Ils distinguent parfaitement, quoi qu'on en dise, la bonté de la faiblesse. Ils n'ont pas besoin d'être terrorisés pour vous craindre. « Mieux vaut encore se faire aimer. » C'est le système que Gide a suivi et qui lui a réussi pendant sa traversée africaine. La politique coloniale qui ne se base point sur ce principe élevé doit échouer tôt ou tard. Les documents que M. André Gide, à la fin de son beau livre, verse au dossier des grandes compagnies concessionnaires suffiraient à le démontrer.

 

[Repris dans le BAAG, n° 59, juillet 1983, pp. 425-7].

 

 

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :


[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

Retour au menu principal