Marcel Arland, Les Feuilles libres, septembre-octobre 1924, pp. 62-3.

Repris dans le BAAG, n° 46, avril 1980, pp. 237-9.

Numérisation pour l'Atag : Daniel Durosay, janvier 1997.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

     Je crois volontiers qu'en me demandant une note sur le Corydon de M. Gide, on s'attendait de ma part à quelque malice. Et je suis navré de ne pouvoir répondre à cette attente ; mais j'ai, depuis longtemps, renoncé à toute espèce d'esprit : c'est un genre pour lequel je suis mal fait ; il y faut apporter tant de grâces, de souplesse d'échine et d'attitudes mondaines, que je m'y sens désespérément gauche. Du moins, si l'on ne trouve pas dans ces lignes les sous-entendus obscènes où les honnêtes gens ont droit de prendre quelque divertissement, on pourra les chercher avec succès dans la plupart des articles que fit naître le Corydon.

     Des ennemis de M. Gide, il en est de plus d'une sorte. Je ne parle pas précisément de ses anciens disciples qui lui font grise mine aujourd'hui ; c est un fait naturel ; qui donc s'écriait, les larmes aux yeux : « J'avais obligé un homme et cet homme ne me détestait pas ! » Je ne parle pas non plus de M. Massis, dont M. Gide est l'unique raison de penser, d'écrire et de vivre. Je ne parle pas de M. Béraud, qui s'est battu vingt fois en duel à son sujet. Je parle d'eux tous et de bien d'autres, mais de celui-ci d'abord : l'Opinion.

     Votre opinion, non plus que la mienne, non plus même que celle de M. Souday, ce n'est pas l'Opinion. L'Opinion est un principe, à mi-chemin entre les hommes et les dieux. Elle s'appelle encore bon-sens, tradition ou sagesse des peuples. Tel qui pourtant ne manque pas de courage, se sent lâche devant elle. C'est un aphorisme qui court nos provinces, qu'« on ne va pas contre l'Opinion ». Il faut savoir composer avec elle, et je ne suis pas bien sûr que M. Gide lui-même n'y ait jamais tâché. Mais la publication du Corydon  est une singulière bravade.

     C'est cette audace qui d'abord me plut dans la préface du livre. Et pour conserver ma bonne impression, je me gardai bien de le lire plus avant. Mais puisqu'il me faut en rendre compte, je me suis résigné à poursuivre ma lecture. Et c'est ici que la tâche de critique  m'apparaît difficile.

     Si je m'entendais mieux aux questions dont parle M. Gide, sans doute aurais-je moins de peine à formuler un avis. (Je ne me fais pas d'illusions : que j'aie le malheur d'agiter ces questions, on dira que je m'y connais trop peu, ou trop). Cependant me permettra-t-on de remarquer qu'on trouvera dans ce livre des détails fort curieux sur la vie de certains animaux ; on y verra par exemple (on y reverra plutôt : car à coup sûr on l'aura déjà vu chez Darwin) que la grande doris blanche (sorte de limace de mer) pond environ 600 000 oeufs -- ce qui est un chiffre respectable

     Il me serait plus facile de parler du nouveau livre de M. Jean Schlumberger [239] : Le Lion devenu vieux, si probe, si émouvant dans sa simplicité ; M. Schlumberger est l'un des écrivains qui font le plus honneur à cette époque. J'aurais surtout voulu pouvoir vous entretenir de M. André Malraux, dont l'aventure cambodgienne suscita chez certains journalistes, qui n'y comprenaient goutte, les plus sots commentaires, mais qui est l'un des jeunes écrivains en qui nous pouvons mettre le plus de confiance. -- Mais c'est du Corydon qu'il me faut discuter. Et tout incapable que je sois de le faire sur le fond de l'ouvrage, je voudrais pourtant signaler avec quelle franchise la question est abordée et traitée ; il n'est pas besoin de mettre des lunettes : les mots qu'on escomptait à peine sont en toutes lettres dans ce livre. Je le tiens pour plus honnête et plus moral qu'un roman de M. Marcel Prévost.

     On va m'objecter qu'il renferme quelques faux-fuyants, et que, par exemple, M. Gide feint de ne point prendre position dans le problème qu'il expose. Mais c'est là un procédé courant de M. Gide ; c'est un masque qu'il met exprès pour être plus sincère.

     Cependant les gens qui, comme moi, ne cherchaient dans ce livre ni scandale, ni appui d'une théorie, sont un peu déçus ; car nous n'y retrouvons qu'à peine la forme harmonieuse à laquelle M. Gide nous avait accoutumés. Mais quoi ! M. Gide est assez loyal et coquet à la fois pour avoir dédaigné tout secours artificiel dans la défense d'une thèse qui, affirme-t-il, se défend d'elle-même.

     Je crois que, de la publication de ce livre, M. André Gide est loin de sortir abaissé.

 

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