Jean-Pierre Liausu, Illusions, 6 novembre 1924, p. 2.

Repris dans le BAAG, n° 55, janvier 1982, pp. 414-6. En fait réplique à l'article de Georges d'Autry, Inversions, 15 décembre 1924.

Numérisation pour l'Atag : Daniel Durosay, janvier 1997.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

INVERSIONS

     Il n'est plus temps de demander : « Avez-vous lu Corydon  ?  ».

     Mais si vous ne l'avez pas lu, achetez vite ce petit livre.

     Il s'imposait.

     Nous dirons même qu'on n'attendait que lui dans la vie des lettres philosophiques.

     Comme Oscar Wilde, André Gide devient « représentatif » et « il faut avancer ».

     C'est pourquoi, tournant le dos à tous les préjugés, il nous montre une face nouvelle de son talent.

     Il s'avise enfin que les craintes de ses amis parlent la langue des sots, et il nous conseille de voir autour de quel petit centre gravite le cercle de ses pensées.

     Lisez qu'il dénude son âme.

     Nous n'avons devant nous qu'un pasteur en chemise courte. La main molle balance le tournesol d'Oscar Wilde.

     André Gide nous invite au culte du Roi de la Vie. Devant nous, ses doigts ornent le front meurtri de la couronne d'épines.

     Le tournesol est pour le culte.

     Le culte a déjà ses fidèles. Voilà que paraît, en effet, une revue de jeunes, Inversions, qui étudiera, en dehors de tout préjugé, les rapports de l'art et de l'homosexualité.

     C'est charmant, n'est-ce pas ?

     [415] O Berneval, vous qui fûtes le refuge de « quelqu'un qui a été frappé », Berneval que la générosité française offrit à Oscar Wilde méprisé de Londres, sans doute pour marquer qu'au pays de Renan l'inquisition s'est lassée des « mesures sévères », ô Berneval, cité de rudes garçons, puisse le livre d'André Gide parvenir chez vos édiles et surtout ne manquez pas à la destinée qu'un philosophe réclame pour vous.

     Qu'un comité, auquel l'argent ne fera point défaut, érige les statues d'Oscar Wilde et d'André Gide.

     Un sculpteur vous prêtera ses mains pour en modeler les grâces conjuguées, soeurs jumelles qu'une posture équestre trouvera de marbre pour la première fois.

     A l'époque des fêtes, ô Berneval, votre gare minuscule verra sortir, enfler, grossir, monter une marée humaine plus chantante que l'autre ; vos hôtels seront assiégés ; vos restaurants se peupleront de cris joyeux. Et la nuit, à l'heure des messes idolâtres protégées du Dieu Uranien, les socles des statues seront entourées de grappes délirantes, hallucinées, tels les chapelets de gastéropodes spintriens, vaste transposition des chimères érotiques.

     Après quoi, il ne vous restera plus, bonnes gens, qu'à publier les annales (attention, typographe !) de ces journées fructueuses et à imprimer des cartes destinées à en populariser les images.

     Pour la réclame, suivez le principe de Deauville recommandant Nice, et vice-versa, et comme le vice-versa ne vous gênera guère, adressez-vous à Barbezon, contrée dont les eaux recèlent, chacun le sait, une belle vertu laxative.

     Cette surpopulation ne vous conduira évidemment qu'à la dépopulation et cela à très bref délai -- et nous espérons bien qu'il se montrera parmi vous un homme pour vous montrer l'obscur et le malsain des oeuvres d'André Gide.

     Les Nourritures terrestres, quel pain sec pour le jeune homme épris de sa propre pensée et qui veut s'évader de lui-même.

     Vous avez, monsieur André Gide, communiqué à notre génération le goût du désir, mais nous, nous n'oublierons pas qu'après des milliers de pages où nul horizon n'apparaît -- le bel horizon calme et immobile qui apaise --, vous vous êtes soudain replié sur vous-même, laissant votre esprit se limiter dans votre chair.

    Nous attendions un souffle et, triste caresse, il ne parvient pas à nos fronts.

     A tous ceux qui aujourd'hui sont atteints de gidite et de polygidite et qui pensent que l'amour est une si sotte entreprise qu'il faut se mettre à deux hommes pour en triompher, nous déclarons que vous n'êtes pas un maître. Il est des pays où l'on vous aime. Que vos livres y volent. On vous « fera maître » ailleurs.

     Ici, nous pensons, monsieur André Gide, que vous n'avez rien à apprendre. [416] Ce siècle qui gronde sera viril et révolutionnaire.

     Ne nous proposez plus de masturbations cérébrales.

     Il nous déplairait de vous envoyer à Chaville recruter vos jeunes disciples, et nous tremblons de vous savoir seul, car « le Seigneur frappa Onan, fils de Judas, qui faisait une chose détestable ».

     Ne serait-ce point là le dernier appel d'une pensée, libre de toutes chaînes, délivrée de l'idée de possession... ô combien !... mais toujours déçue hélas !...

     Nous vous disons tout cela parce qu'il ne faut pas croire que les « petites filles » d'Inversions vont publier tranquillement leurs gentillesses.

     Nous ne sommes qu'un de ceux qui s'apprêtent à les combattre.

 

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