Robert Poulet, Sélection, 3e année, n° 10, 15 août-15 septembre 1924.

Repris dans le BAAG, n° 58, avril 1983, pp. 249-51.

Numérisation pour l'Atag : Daniel Durosay, janvier 1997.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

     Ce petit livre échapperait à la littérature si la littérature n'avait mille manières de se tourner : n'est-elle pas d'ailleurs ici réclamée parce que Gide n'a pas cessé de composer avec autant de soin que ses livres et des astuces, et une maîtrise, pareilles, -- son personnage,-- qui est littéraire avant tout. Vous entendez bien que ce personnage se dérobe à l'état civil ; sous les noms d'Alissa, de Ménalque, de Lafcadio, la réalité et l'unité le servent et le détruisent [250] tour à tour, ou tentent en vain d'en contenir les audacieuses plaintes. Le « personnage » de Gide est une sorte d'Hamlet à rebours. C'est l'homme difformément supérieur à sa tâche. Il n'en est pas toujours aussi décalé qu'il faudrait et sa présence diversement masquée ne laisse pas de gêner souvent un spectateur déjà tout ahuri par un impudent excès de prudence. En vain Corydon change de chaise et de ton ; ses contradictions mêmes le trahissent. Il le sait et c'est à peine s'il prend encore, sous l'ellipse de velours, l'aigre voix des redoutes à l'ancienne.

     Il y a dans Corydon  jusque trois personnes subjectives : Corydon est le Père de cette singulière trinité ; le fils est l'interlocuteur de Corydon, homme poli, précipité, hautement timide, tel que je me figure, de l'auteur de Paludes, la personne visible, le client des autobus de Grenelle, le juré, le critique, l'électeur municipal. Quant au Saint-Esprit, si j'ose dire, ce serait cet annotateur officieux qui se répand si dangereusement en petits caractères et fait une si bizarre confusion des trois personnes du singulier. Elles disputent entre elles de la physique de l'amour, et je ne sais quoi en mes lecteurs leur fait pressentir au service de quelle thèse cette physique va se trouver mise. Le pire danger était en cette matière les irruptions de notre imagination : aussi par un de ces adroits détours que nous ne manquions pas d'attendre s'est-on ingénié à en traiter si techniquement que -- prémisses convenables, théorèmes exacts, observations scrupuleuses, -- ce sont des points sur lesquels il nous est interdit d'opiner, assez mécontents au surplus de ces préparations dans lesquelles on prétend nous dérober le point d'arrivée, afin de nous y faire déboucher subitement. Ce sont là choses de la science, ou des sciences, que nous ne pouvons que remettre entre les longs doigts des physiologistes, aux mains savonnées des médecins (lesquels ont autre chose à faire que de sentir) ou, si vous préférez une expression plus judiciaire, livrer au bras séculier. La thèse elle-même répugne à l'abstraction, touche à des lieux où l'intelligence n'est plus libre : on n'en peut parler sèchement, elle n'est qu'un jeu, ou vient avec artifice délivrer aux plus honteux de nos contemporains l'autorisation d'une raison subornée, ou perd à nos yeux tout emploi. Je ne crois pas que l'auteur ait laissé de place à l'indignation, même pour les « passionnés » de l'intelligence : c'est une victoire, si vous voulez, mais que nous nous hâtons de concéder comme on fait la part du feu, ou des voleurs. Partout où Corydon fait usage de la logique, ce ne peut être que la logique des Provinciales d'autant plus claire qu'elle est plus prévenue, ou de la logique des inspirés qui se trouvent tenir compte de spectacles particuliers qui pour nous ne sont que chimères. Gide a tort de citer Proust dont l'appui manque tout à coup dans sa préface, mais Corydon ne pouvait peut-être pas ne pas citer, et cela n'est pas sans rappeler fort à propos les pages majeures du roman de La Prisonnière. Aussi n'était-il pas si facile [251] de retirer Corydon des précautions dont on l'entoure, et des grâces qu'on lui attache, jusqu'à cet y grec qui semble répondre en son nom aux mystérieuses marques auxquelles les gens de son espèce prétendent se reconnaître entre eux.

     Le dirai-je, ces malices et ces grâces sont ici plus concertées que d'habitude. Nous voyons un peu d'effort dans l'allégresse du faux naturaliste, lorsqu'il danse sur de petits insectes amoureux le pas du microscope et du filet. Soyez sûrs que de telles fausses notes n'ont pu échapper que d'une âme troublée. Nous en serions touchés, malgré que nous en ayons, mais nous voici parvenus trop près des monstres, les paroles qu'ils échangent semblent flotter dans la fumée de leur visage, une odeur se répand et si mortelle, glacée et violente à la fois comme ces phrases proprement monotones, que nous avons déjà rabattu sur ce paradis vénéneux la cloison du livre, et le rire se lève en nous, le rire niais et salubre qui marque les changements du monde. Prenez-y garde, nous n'avons pas fui seul : « sans rien ajouter qu'un adieu, je pris mon chapeau et sortis, assuré qu'à de certaines affirmations un bon silence répond mieux que tout ce qu'on peut trouver à dire ». Est-ce qu'au sein du Corydon triple une révolution s'est enfin faite, est-ce qu'il ne vient pas, sur nos pas avec la même indulgence et la même horreur, de se déchirer lui-même ? Je ne le crois pas, oserai-je le dire ! Ce mouvement tardif nous devons plutôt qu'à la vertu, sa vivacité aux riches contraintes que font peser sur les arts, les morales. Et cependant !... A mesure que j'écris ces notes, j'aperçois mieux ce que ce livre apporte de nouveau, dans les archives de notre imagination, à une certaine figure : deux ou trois traits tragiques. Il manque donner la substance de ce qui s'appelle justement, dans le vocabulaire de M. Massis, le satanisme de Gide.

     Pour être caché dans la langue de la science, comme les écrits secrets de Bacon sous d'autres cryptogrammes, c'est bien ceci que renferme Corydon : le dernier mot de Ménalque. Un peu dur, un peu rauque, ce médecin peut-être. Mais mettons-nous, si j'ose dire, à sa place.

     Il n'est pas possible, au sujet de ce livre, d'être plus ferme ou plus dédaigneux que la pensée de l'auteur. Il a su éviter, et la pusillanimité, et les petits inconvénients de la candeur. Cette audace n'est ni complète, ni vilaine. Plus que jamais, elle nous confirme envers Gide dans le respect et l'éloignement qu'il souhaitait peut-être nous donner. Ce dernier grand écrivain est grand en tout, excepté dans le sentiment de la grandeur. Nous lui devons presque trop de joies.

     On le voit en Corydon examiner avec chagrin, et malgré lui-même, la main pourtant si ingénieuse dont il a troublé ces plaisirs.

 

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