Mercure de France

 

Jean de GOURMONT

1er mars 1927

 

 

     Si le grain ne meurt. Ainsi s'intitule cette morose confession puritaine de M. André Gide. En vérité, après avoir fermé ce livre, ces trois petits livres ternes et d'une tristesse méthodique, on se demande quel besoin religieux d'humiliation a pu pousser M. Gide à faire cette confession publique que personne ne lui demandait. Peut-être tout de même explique-t-elle l'incertitude perpétuelle de son oeuvre, qui est aussi une curiosité perpétuellement rajeunie. Mais est-ce que cette confession, qui débute par l'aveu ce précoces « mauvaises habitudes » qui se maintiendront jusque pendant la confection des Cahiers d'André Walter, ne rétrécit pas un peu la signification de l'oeuvre gidienne, qu'on a pu croire un moment presque nietzschéenne ? Non, un livre où le fait raconté de partir en voyage sans emporter sa Bible devient une victoire philosophique, de l' « Immoralisme » et du haut scepticisme, n'est pas nietzschéen. O Nietzsche, que devient ton Par delà le Bien et le Mal, à travers le biblisme et le tolstoïsme de M. Gide ? On sourit quand on songe que des critiques ont pu naguère écrire le nom de M. Gide à côté de celui de Nietzsche, du Nietzsche anti-chrétien. M. Gide est et demeurera toujours chrétien jusqu'aux moelles : il n'y a pour lui qu'un philosophe, Jésus, « Christ », comme disent ces protestants qui ont dès leur enfance brouté l'herbe douce-amère de la Bible, et qui sont à ce point imbibés de ce vieux livre magique des Juifs qu'ils ont fini par s'adapter à la mentalité israélite. La Bible est un livre dangereux, dont la lecture est avec raison interdite aux catholiques, afin qu'ils demeurent de parfaits païens. M. Gide est chrétien comme Tolstoï, qui voulait faire rétrograder la civilisation jusqu'aux premières heures du christianisme. Cela est si exact que le [88] grand oeuvre que prépare M. Gide s'intitulera : Le Christianisme sans Jésus, et sera une critique de notre pauvre civilisation qui a pourtant tant de mal à se débarrasser des vieux sophismes chrétiens. Jésus ! Jésus ! C'est l'oraison jaculatoire de M. Gide, un Jésus appuyé sur l'épaule de Saint Jean, et piétinant avec mépris la chair « sans parfum » de Madeleine.

     Au point de vue de l'amour, ou plutôt du plaisir sexuel, M. Gide est certainement tout à fait libre de le sentir, de le comprendre et de l'exécuter selon sa physique personnelle. L'art gagne toujours à ces anomalies. Mais dans sa confession homo-sexuelle, M. Gide nous apporte un document humain d'une très rare importance, par cette tentative orgueilleuse de vouloir faire de sa tout de même anomalie la norme de l'humanité (1). Ce qu'il n'a pu tenter qu'avec l'assentiment d'une sorte de minorité bolchevique, éveillée par lui, son succès et sa gloire littéraire, à une arrogance collective. Oui, c'est un rare document psychologique que cet essai de renversement des valeurs sexuelles et, par répercussion, morales, tel que M. Gide l'a osé dire dans son Corydon et dans la présente confession. Tout de même je pense de plus en plus lucidement que si l'homo-sexualité ainsi que le saphisme sont d'excellents conducteurs de l'électricité artistique, s'ils produisent des poètes, des artistes de toutes sortes, des moralistes, ils ne produisent pas de philosophes : la pensée pour s'allumer a besoin de la double polarité sexuelle. On me citera Whitman, Oscar Wilde, M. André Gide (2). Ce ne sont que des poètes, même lorsqu'ils [89] touchent aux idées, des poètes et des psychologues, des analystes maladifs d'eux-mêmes, car l'homo-sexualité demeure une des formes de l'onanisme et du narcissisme. Nos doctrines morales ne sont qu'une généralisation de nos propres sentiments et idées, qui ne sont eux-mêmes que le produit de nos organes. Il est donc tout à fait logique qu'un homo-sexuel trouve son équilibre mental et physique dans la persuasion que c'est lui qui représente la normale de l'humanité et que tous les hétéro-sexuels (quel vilain mot pour les amants de Vénus) ne sont que de pauvres malades qu'il faut convertir = invertir.

     Pourtant, après avoir lu d'autres livres de M. Gide, où la psycho-physiologie des invertis est minutieusement étudiée, je ne puis m'empêcher de constater que ces héros de la vie sexuelle unilatérale (cet écrivain déjà célèbre, par exemple, qui tombe en pâmoison parce qu'il a touché l'épaule de son ami, cet ami lui-même, jeune poète directeur de revue, qui se suicide au matin d'une nuit d'effusion avec ledit romancier, par enthousiasme et parce que vraiment un tel bonheur ne peut être dépassé) ont un peu la mentalité de collégiens montés en graine. Ils discutent à l'infini sur des riens, sur des niaiseries équivoques qu'un homme véritable écarterait de son esprit. C'est d'ailleurs cette même prolixité ennuyeuse que l'on retrouve dans Si le grain ne meurt, où on nous décrit, sans oublier les cousins, les cousines, et les cousins des cousins des oncles et des tantes, toute la famille de M. Gide. On nous peint toutes les pièces de leurs appartements, on nous dit l'heure où ils se lèvent, où ils se couchent, où ils lisent leur Sacrée Bible. Cela n'a aucune espèce d'intérêt, et c'est vraiment une expérience à ne pas recommencer, quand on n'est pas Jean-Jacques Rousseau. Ce qu'il y a d'intéressant est noyé dans des futilités que la personnalité de M. Gide, qui traîne dans ces tristes raisons puritaines, n'arrive pas à vivifier. Il fallait transposer ces aveux dans un roman. C'est dans cette transposition du roman qu'est la sincérité ; et l'exactitude, en art, est un mensonge. D'ailleurs, M. Gide a dû sentir lui-même la vanité de sa tentative, puisqu'il écrit quelque part en note : « Les Mémoires ne sont jamais qu'à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité ; tout est toujours plus compliqué qu'on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman. » C'est surtout parce que la vérité -- (d'y croire, c'est déjà une déformation religieuse) -- n'a aucun intérêt. Ce qui est intéressant, c'est de composer sa vie avec les petits brins d'osier fragiles de la réalité, comme une oeuvre d'art. Notre vraie vie, c'est celle que nous transposons nous-mêmes dans notre oeuvre. Disons que [90] ce livre ressemble à ces petits albums instantanés qui traînent sur toutes les tables des salons bourgeois. Par hasard, quelques-unes de ces photos se trouvent déformées : stylisées. Ainsi, dans le livre de M. Gide, il y a quelques pages curieuses où il portraitise certains écrivains contemporains : elles sont curieuses parce qu'inexactes et injustes, parfois même haineuses. Il y a même un écrivain qu'il n'évoque même pas, parce qu'il a peur de son fantôme, et qu'il voudrait effacer son nom de la littérature française (*). Ce silence est, lui, une sincère confession, « la vérité », comme dit l'auteur.

(1) Cela après une tentative de « normalisation » avec une petite fille de Biskra, tentative qui ne fut victorieuse que parce que cette Myriem ressemblait à un éphèbe, et grâce aussi à l'évocation cérébrale d'un petit bonhomme contemplé la veille. Une nouvelle tentative échoua, la partenaire offerte se différenciant trop ostensiblement du sexe masculin.

(2) Si on m'objectait Socrate et Platon, je pourrais encore les qualifier de poètes de génie ; mais la direction généralisée des Grecs pour les éphèbes ne saurait être comprise dans l'homo-sexualité organique ; pas plus que la pédérastie orientale déterminée par le trop rapide épanouissement du corps féminin. J'imagine d'ailleurs que Socrate en usait avec Alcibiade comme Pétrone avec son Giton, de façon virile. C'est cet acte de virilité, même renversé que M. Gide n'admet pas, et puisqu'il se confesse, notons sa confession, son indignation : « Pour moi, qui ne comprends le plaisir que face a face, et que souvent, pareil à Whitman, le plus furtif contact satisfait, j'étais horrifié tout à la fois par le jeu de Daniel et de voir s'y prêter aussi complaisamment Mohammed. »

(*) L'allusion de Jean de Gourmont est transparente, à son frère Rémy. (Note BAAG).

Repris dans le BAAG, n° 36, vol. V, Xème année, octobre 1977, pp.87-90.

 

Numérisation : Bernard MÉTAYER, pour l'Atag, août 1999.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :


[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

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