The London Mercury

 

1927

Albert THIBAUDET

 

 

UNE LETTRE DE FRANCE

      Il existe peu d'écrivains français dont les mémoires aient été attendus avec autant de curiosité que ceux André Gide. Sa vie en elle-même ne présente rien de particulièrement extraordinaire mais c'est la personnalité de l'écrivain, par son aspect paradoxal et souvent controversé, qui offre toutes les composantes pour susciter l'intérêt. D'autre part, et même avant tout, André Gide est de nature un être sincère qui tient en horreur tout ce qui ressortit du conventionnel ou de l'idée toute faite en même temps que foncièrement incapable de construire les phrases fleuries et artificielles dont la plupart des écrivains abreuvent leurs lecteurs ; tous ces éléments mis ensemble laissent présager de toute l'authenticité qu'on peut attendre d'une autobiographie, espoir qui n'est d'ailleurs pas déçu. Les trois petits volumes qui constituent Si le grain ne meurt et qui narrent les réminiscences de la petite enfance et de l'adolescence comportent tous les éléments pour aiguiser et même exciter l'appétit du lecteur impatient.

      Il y avait déjà bien longtemps que nous attendions cette publication quand nous avons enfin pu l'avoir entre les mains. Gide en avait fait paraître des fragments dans la Nouvelle Revue Française. Cette fragmentation rendait déjà la lecture assez difficile mais surtout les extraits n'étaient visiblement pas choisis pour entraîner l'adhésion d'un public large. Gide souhaitait mettre ses lecteurs à l'épreuve, rassemblant et étudiant leurs réactions. L'ouvrage a ensuite été imprimé sous forme de fac-similé, dans une édition strictement limitée et par conséquent, très onéreuse. C'est une pratique assez curieuse en littérature, ou plutôt dans le monde des lettres d'aujourd'hui, de n'offrir la plupart des oeuvres de Valéry, Claudel ou Gide que par le biais de coûteuses souscriptions qui se trouvent assez rapidement closes.

      Il devient désormais, à défaut d'une coûteuse recherche, impossible de se procurer leurs oeuvres complètes. Les choses étaient tout autres hier encore : pour un Lamartine, un Hugo ou un Baudelaire, la seule préoccupation consistait à publier le plus grand nombre d'exemplaires d'une édition et à toucher le plus grand nombre de lecteurs possibles. Le métier d'écrivain traverse une crise qui conduit les auteurs à employer de nouvelles méthodes pour que leurs écrits soient rémunérateurs. Ils se sont donc dotés de nouveaux moyens en plaçant très haut le prix de la bonne littérature ce qui somme toute reste assez logique. Il est tout à fait naturel qu'un nouveau livre de Paul Valéry se vende dix ou quinze fois plus cher qu'un nouveau livre de Pierre Benoît, de la même manière que la nouvelle toile d'un maître se vend cent fois plus cher qu'une croûte. S'il y a une victime dans un tel système, c'est le public, le lecteur qui ne dispose que de peu de moyens.

      [236] Pour la publication de ses mémoires, Gide a fait montre des mêmes hésitations que pour son Corydon, livre célèbre mais par ailleurs fort peu intéressant et parfaitement ennuyeux, le seul livre ennuyeux qu'il ait écrit (1). Voilà plus de deux ans que Si le grain ne meurt a été imprimé mais il gisait depuis lors dans quelque réserve de la Nouvelle Revue Française d'où il était absolument exclu qu'il sorte ne fût-ce qu'un seul exemplaire. A son retour du Congo, Gide a pris la décision de faire face au scandale que devait susciter la publication d'un tel livre dans lequel il a voulu, ou en tout cas tenté, de ne rien taire sur sa vie depuis sa plus tendre enfance.

      S'il faut émettre un jugement d'un point de vue purement littéraire, je n'hésite pas à dire que Si le grain ne meurt compte parmi les chefs-d'oeuvre des autobiographies contemporaines et même sans aucun doute, LE chef-d'oeuvre.

      Ces mémoires d'André Gide nous font naturellement penser à ceux de Rousseau. Comme Rousseau, Gide n'a pas voulu laisser prise à quelque sentiment de honte. Il a gardé sans cesse à l'esprit, comme démarche, la totale sincérité, aussi bien à son endroit qu'à celui de son entourage. On devine sans peine que la sincérité envers lui-même avec laquelle l'auteur entend mener ses mémoires s'exerce avant tout sur sa vie sexuelle. Sans une réelle franchise, il demeure impossible, disons extrêmement difficile, pour un auteur, d'aborder la question. Il va sans dire que les obstacles en la matière ont été grandement levés grâce aux recherches et aux théories de Freud, tellement en vogue et applaudies aujourd'hui : le pansexualisme du savant autrichien, la mise en pleine lumière de tout ce qui était resté caché dans les profondeurs de l'inconscient, ou d'une conscience fragmentaire, ou encore pour les catholiques, du confessionnal, est devenu une pratique qui si elle n'est pas ordinaire n'en est pas moins normale pour un psychanalyste. Gide ouvre pratiquement une nouvelle voie en la matière et il y a fort à parier qu'il sera suivi en cela par de nombreux autres et que le scandale provoqué par la crudité des confessions disparaîtra, laissant la place au contraire à une franchise qui sans nul doute germera et proliférera dans la littérature autobiographique. D'habitude, les écrivains de mémoires ou, plutôt, de confessions, se servent, pour éviter de s'appesantir trop sur l'enfance et l'adolescence, d'une méthode relativement simple : ils font revivre à leur façon des souvenirs d'amour. La luxure et l'amour appartiennent, qu'on le veuille ou non, à la petite enfance et à l'enfance, c'est-à-dire deux périodes bien distinctes. Dans la seconde seule, l'amour est autorisé et réellement permis, reconnu, mais se confond avec la première. C'est ainsi qu'en usent, dans leurs mémoires, un Lamartine ou un Chateaubriand. Néanmoins, Chateaubriand utilise des stratagèmes suffisamment subtils et osés qui nous permettent de lire entre les lignes pour ce qui concerne les premières années de son éducation. C'est Rousseau en fait qui le premier fit réellement preuve de candeur en la matière, même si ce ne fut que de manière restreinte. Il demeure encore aujourd'hui de tous les écrivains celui qui a été au plus loin et au plus profond de la question. Dans un futur encore lointain, quand seront publiées les 16.000 pages du Journal d'Amiel, on trouvera certains signes mystérieux dans les marges qu'il faudra bien expliquer. On y trouvera une mine de confessions véritables, et peut-être pas celles auxquelles se serait attendu l'auteur des pages [237] que l'éditeur des premiers fragments du journal a préféré soustraire à la publication. Si Gide a été obligé de tant s'étendre sans les mâcher sur des réminiscences et des descriptions effrontément sensuelles, c'est parce que le vrai amour, ordinaire et normal, a joué très peu de rôle dans les vingt-cinq premières années qui constituent le sujet de la première partie de ces mémoires. Voilà sans nul doute une raison qui fera que le livre rencontrera un excellent accueil auprès de la jeunesse française moderne pour qui l'amour devient de moins en moins important. Je ne veux pas dire par là qu'il y ait ombre de cynisme dans son livre. Le tact et la délicatesse de la langue, l'art classique du non dit et l'art d'offrir de manière oblique une idée ou une image qui serait autrement offensante sont poussés jusqu'à leurs extrêmes limites. La pureté de la manière, remplaçant la pureté de la vie, confère au récit un style et un attrait mêlé de respectabilité bourgeoise et d'élégance toute française. Il ne faut pas oublier que Gide est issu d'une famille appartenant à la bourgeoisie protestante contre laquelle il a violemment réagit mais dont il a gardé certains stigmates, non seulement dans certaines de ses habitudes mais jusque même dans sa manière d'écrire où, plutôt que le pittoresque, c'est la correction et l'élégance qui sont recherchées et qui l'emportent admirablement. On trouve la description minutieuse de cette famille bourgeoise -- gens intelligents, froids, pieux et convenables, dans le premier et le deuxième volume. A cette lecture, on pénètre dans un environnement français qui jusqu'à aujourd'hui n'avait jamais reçu l'éclairage de l'autobiographie. C'est un milieu protestant au sein duquel les vertus familiales sont portées à l'extrême, où les idées demeurent figées et étroites, et où la tradition bourgeoise française est renforcée par la réserve genevoise et l'hypocrisie britannique. Mais cela ne fait pas tout le sujet de cette première partie. Deux autres éléments nous intriguent tout autant. Le premier traite de souvenirs littéraires. Gide a été un des fondateurs du Mercure ; il appartenait au mouvement symboliste et y fut même trop mêlé pour se permettre d'y daigner jeter un regard à la fois entendu et ironique. La seule personne parmi les aînés qui exerça sur lui une véritable influence fut Mallarmé. La description qu'il donne de l'intérieur de Mallarmé et de ses réunions du mardi n'apporte rien de nouveau d'autant qu'il en a déjà parlé ailleurs. Bien qu'il ait écrit quelques vers, Gide n'est pas poète et seul un poète comme Valéry pouvait devenir l'intime de Mallarmé et l'estimer à sa vraie hauteur littéraire. L'écrivain contemporain dont il est le plus redevable est Pierre Louÿs dont il nous offre des aperçus aussi étranges qu'abondants alors que ces deux esprits n'étaient finalement pas en réelle sympathie. Le faux paganisme de l'auteur d'Aphrodite répugnait à Gide et Louÿs, pour sa part, se tenait hors de portée de tous les signes exécrés du protestantisme. Il célébrait, d'une manière ou d'une autre, la Saint-Barthélémy chaque année ce qui est montrer aussi peu de goût que les catholiques anglais avec leurs rassemblements en mémoire du « Gunpowder Plot » (2).

      Une troisième partie enfin pourra surprendre plus d'un lecteur anglais [238] dans laquelle Gide raconte en détail ses relations avec Wilde et Lord Alfred Douglas et le voyage qu'il fit avec eux en Algérie. Ici la franchise frise un peu le scandale. Pour ma part, je n'y vois rien à redire. Wilde doit avoir eu une profonde et durable influence sur lui et c'est dans une grande mesure cette influence qu'il a personnifiée à plusieurs reprises au travers de la figure mythique de son Ménalque.

      Ces trois petits volumes amènent le narrateur jusqu'à sa vingt-cinquième année et s'achèvent avec l'annonce de ses fiançailles. Il y a fort à parier que Gide s'abstiendra de poursuivre avec d'autres volumes pour ce qui touche à sa vie actuelle. S'il a pu être si libre, si ouvert et honnête, c'est d'abord parce que tout cela est arrivé il y trente ans et le temps a pourvu à la distance nécessaire et presque tous les protagonistes qu'il évoque sont morts ; mais c'est aussi parce que les actes qu'il relate sont ceux d'un Gide dont la crédibilité est différente de celle d'aujourd'hui -- tellement différente que pour l'auteur, cet enfant et ce jeune homme qui ont pourtant été lui-même paraissent désormais des étrangers. S'il poursuivait ses mémoires jusqu'au jour d'aujourd'hui, Gide serait dans l'obligation de se départir de sa franchise et son écriture serait conventionnelle comme l'est celle de tous les mémoires publiées de son vivant et qui se veulent la représentation de ses contemporains sur la scène publique. Mais nul doute que l'auteur de Si le grain ne meurt répugnerait à ce conventionnalisme et les mémoires vraies et authentiques de ses trente dernières années, car elles montreraient non seulement le film rapide de la suite de ses propres confessions mais évoqueraient aussi de nombreux personnages du monde littéraire (parmi lesquels nous sommes, ou devrions tous être) et créerait un scandale aussi grand que la publication du journal des Goncourt. Il nous faut songer avec tristesse, en lisant ces trois volumes avec l'admiration qu'ils méritent, à cette autre dizaine à leur suite dont la connaissance sera probablement réservée à nos descendants. Espérons qu'aucun incident ne viendra faillir au couronnement de cette autobiographie, telle la mort, comme le déclarait Maurice Barrès au moment où il commençait, avec force documentation, à raconter la longue histoire de sa vie politique et littéraire qui aura été pour le vingtième siècle presque ce que les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand auront été pour le dix-neuvième.

(1) Gide, qui conservait l'article dans la langue de parution, maintenant conservé à la Bibliothèque J. Doucet, a encadré cette phrase, et appelé une note : « rajouté par la traducteur, me dit Paulhan, qui le tient de Thibaudet ». (Note du BAAG).

(2) La « Conspiration des poudres » organisée par Guy Fawkes, conspirateur anglais converti au catholicisme, dont on célèbre chaque année (le 5 novembre) la commémoration en brûlant son effigie en place publique. (Note du traducteur).

Repris dans le BAAG, n° 50, avril 1981, pp. 234-8.

 

Numérisation et traduction française : Bernard MÉTAYER, pour l'Atag, août 1999.

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

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