Citations relatives au démon dans l'oeuvre de Gide

à l'appui de l'article de C. Savage Brosman sur le sujet.

 

     Ce relevé est établi sur l'ensemble des ressources textuelles, dont la liste figure dans la rubrique « Courrier des lecteurs ». Les multiples occurrences relevées dans Saül ont été éliminées, comme non pertinentes, puisque, le plus souvent, elles se bornent à mentionner le nom d'un personnage dans le dialogue dramatique. Les mots-clefs figurent en gras et en rouge pour les mots « démon » et « démoniaque » (dans les deux formes, singulier et pluriel), en gras et en noir pour le mot « diable », dans ses deux formes, lui aussi. Le relevé pourrait être étendu aux mots : diable, Satan, Lucifer.

 

 

     Laissant leurs cheveux trempés tomber sur elles, elles ont dansé quelque temps ; c'était une danse sauvage, forcenée, de tout le corps et dont, à qui ne l'a point vue, rien ne saurait donner l'idée. Une vieille négresse y présidait, qui sautait autour du bassin, et, tenant un bâton d'une main, en frappait par moments les bords. On nous apprit ensuite, ce que nous commencions à comprendre que toutes les femmes qui dansaient ce jour-là (et parfois, tant elles sont nombreuses, ces deux jours) étaient, tant Juives qu'Arabes, des malades démoniaques. Chacune à son tour payait pour avoir son droit à la danse, et cette vieille négresse au bâton était une sorcière renommée qui connaissait les exorcismes et savait faire déménager les démons du corps des femmes dans l'eau renouvelée.

Journal, Feuilles de route [1896], éd. Marty, t. I, p. 233-234.

     La nuit. Bagues qui luisent dans l'ombre.

     Clartés de la lune, où l'on erre. Pensées différentes de celles du jour.

     Néfaste clarté de la lune au désert. Les démons rodeurs des cimetières. Les pieds nus sur les dalles bleues.

Les Nourritures terrestres, IIIe livre [Tunis], Pléiade, p. 177.

     Sur le Monte Pincio nous louâmes un appartement trop vaste, mais admirablement situé. A Florence déjà, mécontents des hôtels, nous avions loué pour trois mois une exquise villa sur le Viale dei Colli. Un autre y aurait souhaité toujours vivre... Nous n'y restâmes pas vingt jours. A chaque nouvelle étape pourtant, j'avais soin d'aménager tout comme si nous ne devions plus repartir. Un démon plus fort me poussait...

L'Immoraliste, III, Folio p. 160.

     Il semble que Dostoïevsky établisse dans l'âme humaine, ou simplement y reconnaisse, des couches diverses, -- une sorte de stratification. Je distingue dans les personnages de ses romans trois couches, trois régions : une région intellectuelle étrangère à l'âme et d'où pourtant émanent les pires tentations. C'est là qu'habite, selon Dostoïevsky, l'élément perfide, l'élément démoniaque.

Dostoïevsky, IV, O.C. t. XI, p. 240.

 

     -- « Non pas les enlever du monde, mais les préserver du Malin », disait le Christ.

     Je remarque (et ceci va nous permettre d'aborder la partie démoniaque des livres de Dostoïevsky) que la plupart des traductions de la Bible traduisent ainsi ces paroles du Christ : « Mais de les préserver du mal », ce qui n'est pourtant pas la même chose. Les traductions dont je parle sont, il est vrai, des traductions protestantes. Le protestantisme a une tendance à ne pas tenir compte des anges ni des démons.

Dostoïevsky, IV, O.C. t. XI, p. 266.

 

     À ces Proverbes de l'Enfer de William Blake, je voudrais en ajouter deux autres de mon cru : « C'est avec les beaux sentiments que l'on fait la mauvaise littérature », et : « Il n'y a pas d'¦uvre d'art sans collaboration du démon. » Oui, vraiment, toute ¦uvre d'art est un lieu de contact, ou, si vous préférez, est un anneau de mariage du ciel et de l'enfer ; et William Blake nous dira : « La raison pour laquelle Milton écrivait dans la gêne lorsqu'il peignait Dieu et les anges, la raison pour laquelle il écrivait dans la liberté lorsqu'il peignait les démons et l'enfer, c'est qu'il était un vrai poète et du parti du diable, sans le savoir. »

Dostoïevsky, V, O.C. t. XI, p. 280.

 

     C'est ainsi que, samedi dernier, j'aurais voulu vous expliquer comment c'est avec les beaux sentiments que l'on fait la mauvaise littérature, et qu'il n'est point de véritable ¦uvre d'art où n'entre la collaboration du démon. Cela, qui me paraît une évidence, peut vous sembler paradoxal, et demande à être un peu expliqué. (J'ai grande horreur des paradoxes, et ne cherche jamais à étonner, mais si je n'avais pas à vous dire des choses tant soit peu nouvelles, je ne chercherais même pas à parler ; et les choses nouvelles paraissent toujours paradoxales.) Pour vous aider à admettre cette dernière vérité, je m'étais proposé d'appeler votre attention sur les deux figures de saint François d'Assise et de l'Angelico. Si ce dernier a pu être un grand artiste, -- et je choisis pour l'exemple le plus probant, dans toute l'histoire de l'art, la figure sans doute la plus pure, -- c'est que malgré toute sa pureté, son art, pour être ce qu'il est, devait admettre la collaboration du démon. Il n'y a pas d'¦uvre d'art sans participation démoniaque. Le saint, ce n'est pas l'Angelico, c'est François d'Assise. Il n'y a pas d'artistes parmi les saints ; il n'y a pas de saints parmi les artistes.

     L'¦uvre d'art est comparable à une fiole pleine de parfums que n'aurait pas répandus la Madeleine. Et je vous citais à ce propos l'étonnante phrase de Blake : « La raison pour laquelle Milton écrivait dans l'empêchement, lorsqu'il peignait Dieu et les anges, écrivait dans la liberté, lorsqu'il peignait les démons et l'enfer, c'est qu'il était un vrai poète, donc du parti du diable sans le savoir. »

Dostoïevsky, VI, O.C. t. XI, p. 283-4.

 

     Aucun artiste sans doute n'a fait dans son ¦uvre la part du diable aussi belle que Dostoïevsky, sinon Blake précisément, qui disait -- et c'est sur cette phrase que s'achève son admirable petit livre, Le Mariage du Ciel et de l'Enfer :

     Cet ange, qui maintenant est devenu démon, est mon ami particulier : ensemble nous avons souvent lu la Bible dans son sens infernal ou diabolique, celui même qu'y découvrira le monde, s'il se conduit bien.

Dostoïevsky, VI, O.C. t. XI, p. 285.

 

     Mahomet était épileptique, épileptiques les prophètes d'Israël, et Luther, et Dostoïevsky. Socrate avait son démon, saint Paul la mystérieuse « écharde dans la chair », Pascal son gouffre, Nietzsche et Rousseau leur folie.

Dostoïevsky, VI, O.C. t. XI, p. 293.

 

     Certainement Armand souffrait déjà du mal bizarre qui le porta quelques années plus tard à se tuer. Je ne puis m'expliquer autrement l'acharnement qu'il y mettait; il n'avait [228] de cesse que sa s¦ur ne fût en larmes, et, si les mots n'y suffisaient pas, il s'approchait pour la brutaliser, la pincer. Quoi ! la détestait-il ? Je crois qu'il l'adorait au contraire, et qu'il souffrait pour elle de tout, et aussi de ces mortifications qu'il lui faisait subir, car il était de tendre nature et nullement cruel; mais son obscur démon se plaisait à détériorer son amour.

Si le grain ne meurt, I, 6, Pléiade, p. 475.

 

     Depuis, les accès de cette étrange aura, loin de devenir moins fréquents, s'acclimatèrent, mais tempérés, maîtrisés, apprivoisés pour ainsi dire, de sorte que j'appris à n'en être effrayé, non plus que Socrate de son démon familier. Je compris vite que l'ivresse sans vin n'est autre que l'état lyrique, et que l'instant heureux où me secouait ce délire était celui que Dionysos me visitait.

Si le grain ne meurt, I, 7 Pléiade, p. 485.

 

     Je ne sais par quel démon poussé, certain jour que je me trouvais seul avec elle [la princesse Ouroussof], j'ouvris tout à coup son piano et me lançai dans la Novellette en mi de Schumann. J'étais incapable en ce temps de la jouer du train qu'il fallait. A ma grande surprise, elle critiqua fort justement le mouvement, me signala doucement quelques fautes, découvrant sa parfaite connaissance et compréhension du morceau.

Si le grain ne meurt, I, 10 Pléiade, p. 546.

 

     [...] le petit Mohammed, éperdu de lyrisme et de joie, tempêtait sur son tambour de basque. Qu'il était beau ! à demi nu sous ses guenilles, noir et svelte comme un démon, la bouche ouverte, le regard fou...

Si le grain ne meurt, II, 1 Pléiade, p. 567.

 

     Je passai à Neuchâtel un des plus heureux temps dont il me souvienne. J'avais repris espoir en la vie; elle m'apparaissait à présent étrangement plus riche et plus pleine que ne me l'avait d'abord figuré la pusillanimité de mon enfance. Je la sentais m'attendre, et Je comptais sur elle, et ne me hâtais point. Cet inquiet démon ne me tourmentait pas encore, fait de curiosité,de désir, qui, depuis...

Si le grain ne meurt, II, 1 Pléiade, p. 577.

 

     Wilde recouvrait ses sentiments les plus sincères d'un manteau d'affectation qui le rendit insupportable à plus d'un. Il ne consentait pas à cesser d'être acteur ; ni ne le pouvait, sans doute ; mais c'était son personnage [400] qu'il jouait ; le rôle même était sincère, qu'un incessant démon lui soufflait.

Si le grain ne meurt, II, 2 Pléiade, p. 584.

 

     A La Roque, l'avant-dernier été, j'avais pensé devenir fou ; presque tout le temps que j'y passai, ce fut cloîtré dans la chambre où n'eût dû me retenir que le travail, vers le travail m'efforçant en vain (j'écrivais le Voyage d'Urien) obsédé, hanté, espérant peut-être trouver quelque échappement dans l'excès même, regagner l'azur par delà, exténuer mon démon (je reconnais là son conseil) et n'exténuant que moi-même, je me dépensais maniaquement jusqu'à l'épuisement, jusqu'à n'avoir plus devant soi que l'imbécillité, que la folie.

Si le grain ne meurt, II, 2 Pléiade, p. 593.

     « Les dons purement poétiques s'augmentèrent dès lors en lui d'un sens très aigu, très sûr de l'observation », dit Edmond Pilon en parlant de Jammes.

     Jammes a, tout au contraire, un des esprits les moins observateurs que je connaisse ; son intuition procède par bonds ; il a le génie, le démon de l'analogie. Sa contemplation ou son émotion profite simplement de l'objet.

Journal, Feuillets [1921], éd. Marty, t. I, p. 1164.

 

     Il n'y a pas pire ennemi de la pensée que le démon de l'analogie.

Journal, [20 août 1926], éd. Sagaert, t. II, p. 12.

 

     Il (le démon) crée en nous une sorte de repentance à rebours, de repentance abominable, de regret non d'avoir péché, mais de n'avoir point péché davantage, d'avoir laissé passer sans s'y commettre quelque occasion de pécher. Et de même que le regret de ses fautes et que les larmes de repentir lavent de précédentes impuretés, il advient que la présente corruption de l'âme s'étende et se propage ainsi sur des pages sans taches, et que le démon reconquière ce qui lui avait échappé.

Journal, [13 décembre 1924], éd. Marty, t. I, p. 1268.

 

     En 1889, je n'étais allé qu'à Saint-Pierre de Chartreuse par andré-waltérisme ; c'était l'époque où je me retenais de touchee à ce dont j'avais le plus envie. C'était labourer le champ pour le démon ; et y semer déjà de fameux regrets pour plus tard ! Certains jours, le souvenir de tout ce que je n'ai point fait, et que j'aurais pu faire m'obsède.

Journal, [30 juin 1930], éd. Sagaert, t. II, p. 212.

 

     Un livre ne m'intéresse vraiment que si je le sens né d'une exigence profonde et que si cette exigence peut trouver en moi quelque écho. Maints auteurs écrivent aujourd'hui d'assez bons livres, qui pourraient aussi bien en écrire d'autres tout aussi bons. Je ne sens point entre eux et leur oeuvre de relation secrète, et eux-mêmes ne m'intéressent pas ; ils restent des littérateurs et ce n'est point leur démon qu'ils écoutent (ils n'en ont point), mais le goût du public. Ils s'accommodent de ce qui est et, non plus que cela ne les gêne, eux ne se sentent pas gênants.

Journal, [31 décembre 1929], éd. Sagaert, t. II, p. 176-177.

 

     Lui aussi [Copeau] s'est laissé séduire par un mirage de sainteté, lequel ne séduit que les plus nobles ; mais je ne sais si le catholique ne devrait point voir là un des plus perfides pièges du démon, car cette forme de sainteté, c'est aux dépens d'autrui qu'on y parvient et il se cache là-dessous beaucoup d'orgueil.

Journal, [15 janvier 1931], éd. Sagaert, t. II, p. 244.

 

     Si les questions sociales occupent aujourd'hui ma pensée, c'est aussi que le démon créateur s'en retire. Ces questions n'occupent la place que l'autre ne l'ait déjà cédée. Pourquoi chercher à se surfaire ? refuser de constater en moi (ce qui m'apparaît en Tolstoï) ; une indéniable diminution ?...

Journal, [19 juillet 1932], éd. Sagaert, t. II, p. 377.

 

     Je comprends, pour la partager, la propension à l'avarice des vieillards, et ne me pardonnerai le coûteux confort de l'excellent hôtel Adriatic, où je me suis tout de même décidé à descendre, que si je parviens à y travailler. Du temps de ma jeunesse, pressé par un démon peu difficile, j'oeuvrais n'importe comment, n'importe où. Aujourd'hui, ce démon fait entendre des exigences. Pour me retenir devant ma table, il faut aussi que la chambre me plaise. Mais j'ai trop vu de miséreux ces temps derniers, pour ne point me dire sans cesse que la part de ce confort que je m'accorde leur serait luxe ; pour ne pas me demander sans cesse si le travail que ce confort va me permettre mérite que je consente à ces frais.

Journal, [30 septembre 1941], éd. Sagaert, t. II, p. 787.

 

     Si nul démon majeur n'habite Jane Austen, en revanche une compréhension d'autrui jamais en défaut, jamais défaillante. La part de satire est excellente et des plus finement nuancées. Tout se joue en dialogues et ceux-ci sont aussi bons qu'il se puisse. Certains chapitres sont d'un art parfait.

Journal, [12 juin 1944], éd. Sagaert, t. II, p. 992.

     Bernard Profitendieu était resté à la maison pour potasser son bachot ; il n'avait plus devant lui que trois semaines. La famille respectait sa solitude ; le démon pas. Bien que Bernard eût mis bas sa veste, il étouffait. Par la fenêtre ouverte sur la rue n'entrait rien que de la chaleur. Son front ruisselait.

Les Faux-Monnayeurs, I, 1.

 

     Car, la semaine dernière, il possédait encore les cinq mille francs que sa mère avait patiemment et péniblement mis de côté pour faciliter le début de sa carrière; ces cinq mille francs eussent suffi sans doute pour les couches de sa maîtresse, sa pension dans une clinique, les premiers soins donnés à l'enfant. De quel démon alors avait-il écouté le conseil? La somme, déjà remise en pensée à cette femme, cette somme qu'il lui vouait, lui consacrait, et dont il se fût trouvé bien coupable de rien distraire, quel démon lui souffla, certain soir, qu'elle serait probablement insuffisante?

Les Faux-Monnayeurs, I, 4.

 

     Il eut une soûleur, quand l'employé lui demanda dix centimes de garde. Il n'avait plus un sou. Que faire? La valise était là, sur le buttoir. Le moindre manque d'assurance allait donner l'éveil; et aussi le manque d'argent. Mais le démon ne permettra pas qu'il se perde; il glisse sous les doigts anxieux de Bernard, qui vont fouillant de poche en poche, dans un simulacre de recherche désespérée, une petite pièce de dix sous oubliée depuis on ne sait quand là, dans le gousset de son gilet.

Les Faux-Monnayeurs, I, 10.

 

     La culture positive de Vincent le retenait de croire au surnaturel; ce qui donnait au démon de grands avantages. Le démon n'attaquait pas Vincent de front; il s'en prenait à lui d'une manière retorse et furtive. Une de ses habiletés consiste à nous bailler pour triomphantes nos défaites. Et ce qui disposait Vincent à considérer sa façon d'agir avec Laura comme une victoire de sa volonté sur ses instincts affectifs, c'est que, naturellement bon, il avait dû se forcer, se raidir, pour se montrer dur envers elle.

Les Faux-Monnayeurs, I, 16.

 

     2° La période de l'inquiétude. Scrupules. Douter si cette somme consacrée sera suffisante, n'est ce pas s'apprêter à céder, lorsque le démon fera miroiter devant les yeux de Vincent la possibilité de la grossir ?

Les Faux-Monnayeurs, I, 16.

 

     5° Griserie du gagnant. Dédain de la réserve. Suprématie.

     A partir de quoi, le démon a partie gagnée.

     A partir de quoi, l'être qui se croit le plus libre, n'est plus qu'un instrument à son service. Le démon n'aura donc de cesse, que Vincent n'ait livré son frère à ce suppôt damné qu'est Passavant.

Les Faux-Monnayeurs, I, 16.

 

     Son cerveau [Olivier] s'emplissait de visions impures qu'il n'essayait même pas de chasser. Il n'était jaloux particulièrement ni d'Edouard, ni de Bernard; mais des deux. Il les imaginait tour à tour l'un et l'autre ou simultanément, et les enviait à la fois. Il avait reçu la lettre à midi. « Ah ! c'est ainsi... », se redisait-il tout le restant du jour. Cette nuit, les démons de l'enfer l'habitèrent. Le lendemain matin il se précipita chez Robert. Le comte de Passavant l'attendait.

Les Faux-Monnayeurs, II, 01.

 

     C'est une arête étroite, sur laquelle mon esprit se promène. Cette ligne de démarcation entre l'être et le non-être, je m'applique à la tracer partout. La limite de résistance... tiens, par exemple, à ce que mon père appellerait: la tentation. L'on tient encore; la corde est tendue jusqu'à se rompre, sur laquelle le démon tire... Un tout petit peu plus, la corde claque: on est damné.

Les Faux-Monnayeurs, III, 07.

 

     Qui sait où nous serons quand cette lettre qu'il emporte vous atteindra ? Peut-être sur les bords de la Casamance, où nous voudrions, Vincent herboriser, moi chasser. Je ne sais plus trop si je l'emmène où s'il m'emmène; ou si, plutôt, ce n'est pas le démon de l'aventure qui nous harcèle ainsi tous les deux. Nous avons été présentés à lui par le démon de l'ennui, avec qui nous avions fait connaissance à bord...

Les Faux-Monnayeurs, , 11.

 

     -- Hier, en sortant de mon examen, continua Bernard sans l'entendre, je suis entré, je ne sais quel démon me poussant, dans une salle où se tenait une réunion publique. Il y était question d'honneur national, de dévouement à la patrie, d'un tas de choses qui me faisaient battre le coeur. I1 s'en est fallu de bien peu que je ne signe certain papier, où je m'engageais, sur l'honneur, à consacrer mon activité au service d'une cause qui certainement m'apparaissait belle et noble.

Les Faux-Monnayeurs, III, 14.

     Évidemment, et malgré tout ce que je viens de vous dire, en parfaite sincérité je ne crois pas au démon. J'en prends tout ce qui en est comme une puérile simplification et explication apparente de certains problèmes psychologiques -- auxquels mon esprit répugne à donner d'autres solutions que parfaitement naturelles, scientifiques, rationnelles. Mais, encore une fois, le diable lui-même ne parlerait pas autrement ; il est ravi ; il sait qu'il ne se cache nulle part aussi bien que derrière ces explications rationnelles, qui le relèguent au rang des hypothèses gratuites. Satan ou l'hypothèse gratuite ; ça doit être son pseudonyme préféré.

Journal des Faux-Monnayeurs, III.

 

     --Je ne sais que vous dire. Vous me parlez de choses auxquelles je m'aperçois que je n'ai jamais pensé. Mais je ne puis oublier que nombre d'esprits, et que je tiens pour des plus grands, croyaient à l'existence du diable, à son rôle -- et même lui faisaient la part belle. Vous savez ce que disait G¦the ? Que la puissance d'un homme et sa force de prédestination étaient reconnaissables à ce qu'il portait en lui de démoniaque.

Journal des Faux-Monnayeurs, III.

     Ah ! le triste, le hideux spectacle. Un tout jeune et frêle corps (au luisant des perles de ceinture je reconnais une fillette), se roule dans la poussière, avec des gémissements, une plainte d'animal blessé. Elle halète ; les jambes sont agitées de frémissements convulsifs ; puis, plus rien. On m'explique que c'est « le diable » qui l'agite. Je me penche sur elle ; on ne distingue même plus le léger soulèvement d'une poitrine qui respire. Le corps semble déshabité. Le démon l'a quitté. Un vieux s'agenouille auprès d'elle et l'exorcise. Un long temps s'écoule ; puis la fillette se relève ; elle semble sortir d'un songe. Mais bientôt la danse, qui ne s'est pas interrompue, la reprend ; et deux fois encore, dans l'espace d'une demi-heure, je la vois retomber à terre. C'est un démon tenace, décidément, et qui ne veut pas lâcher prise. D'autres démons agitent et malmènent d'autres femmes tout auprès. Une vieille s'échappe de la danse générale ; elle recule par petits bonds en arrière, au grand amusement des spectateurs qui l'excitent à grands cris. La vieille tombe enfin, se tord sur le sol. Plus loin, c'en est une autre ; une autre encore. Puis un homme. On dirait qu'ils y mettent une sorte de complaisance, que cet état de transe est celui qu'ils souhaitent d'obtenir et qu'ils s'efforcent de provoquer. La danse n'a donc ici (et n'avait à Mala) nullement le caractère qu'elle avait ailleurs. Cela semble un exercice hygiénique, anti-démoniaque. Mais quoi ? Ces gens sont-ils tous des malades ? ou deviennent-ils épileptiques ou hystériques par persuasion ? La croyance au diable, ainsi que la croyance en Dieu, suffit-elle à déterminer sa présence ? Cette croyance semble jouer un grand rôle dans l'existence des Massa. De-ci, de-là, tantôt dans la campagne, tantôt aux abords d'un village, ou dans le village même, au pied d'un arbre, n'importe où, l'on s'étonne d'une petite éminence de terre le plus souvent peinte en blanc, de la taille et de la forme d'une ruche. On s'informe. &emdash; « C'est le diable », vous est-il répondu. Et je n'ai pu parvenir à comprendre s'ils pensaient qu'Eblis fût enclos là-dedans, si c'était là un autel propitiatoire, un piège à diable, un repoussoir ou pare-diable... Toujours est-il que, voit-on ces petits monuments, diable il y a.

Le Retour du Tchad, chap. IV, Pléiade, p. 927-928.

 

     Non, tout n'est pas calme, souriant et pacifié chez G¦the et c'est bien là ce qui le fait si grand. Il y a chez lui du démoniaque, de l'indompté, quelque chose de prométhéen, qui l'apparente au Satan de Milton ou de Blake, quelque chose de rétif qu'on interroge encore, qui ne dira jamais son secret, jamais son dernier mot, parce que ce dernier mot est lui-même une interrogation, une question qui se recule indéfiniment.

PROJET DE CONFÉRENCE POUR BERLIN.

     G¦the se sent et se veut représentatif ; disons plus exactement : exemplaire. Il semble n'être lancé dans la vie que pour cela : « servir d'exemple à l'univers ». « Wie ich ein Beispiel gebe » -- que je devienne un exemple : ce sont les dernières paroles qu'il prête à Egmont. Et ce rôle, à lui dévolu, G¦the l'assume avec plénitude, conscience, et une confiance qui se confond très vite avec la croyance en une sorte de fatalité. Il est élu, de mèche avec le destin, avec Dieu. Un démon, son démon, le guide et l'entraîne ; il sait qu'en agissant sous sa dictée il se tirera toujours d'affaire ; aussi bien accepte-t-il d'être poussé par lui dans les plus mauvais pas. Car ce n'est pas le bonheur qu'il cherche ; ou du moins il tiendra pour bonheur d'accomplir pleinement son destin. C'est seulement cela qui importe.

Attendu V, INTRODUCTION AU THÉÂTRE DE GOETHE.

 

     Oui, G¦the a triomphé de lui-même et de tout ; mais on en vient à se demander si ces triomphes n'étaient point parfois un peu faciles (encore que l'idée de mérite n'ait rien à voir ici) ; puis on se souvient de ce que Nietzsche écrivait à propos d'autres victoires, que celles-ci risquent de diminuer, de dé-moraliser le vainqueur, et l'on est bien forcé de reconnaître que le démon de G¦the, dans le confort de la réussite, s'est quelque peu embourgeoisé.

Attendu V, INTRODUCTION AU THÉÂTRE DE GOETHE.

     Je ne dis pas cela pour vous, parbleu ! pour vous qu'un authentique démon tourmente ; mais pour quantité d'autres qui se croient élus, alors qu'ils ne sont même pas appelés ; qui n'ont pas su comprendre que l'Inspiration est fille du labeur et non point de la nonchalance ; et qui, demain, déçus, aigris peut-être, n'ayant appris aucun métier qui les sauve du moins de la misère et les rendent utilisables, grossiront, à leur dam et au mépris de tous, la sinistre cohorte des ratés.

Attendu VI.

 

     Blake louait Milton : authentique poète, disait-il, parce que du parti du démon sans le savoir. De même Blake ; mais qui, lui du moins, le savait. Il savait aussi l'oublier : de là sa force.

WILLIAM BLAKE.

 

     Pour ce qui est du satanisme, remettons à plus tard. « C'est par le prince des démons qu'il chasse les démons », disait-on d'abord du Christ lui-même... Je crains que tout cela ne soit simple façon de parler.

Divers IV, À ANDRÉ ROUVEYRE, Cuverville, 31 octobre 1924.

 

     En enfer, nonobstant, Saül, avec ces Nourritures, qui l'y précèdent et l'y entraînent. Car ce que je vous en disais n'est nullement pour le sauver à vos yeux, mais pour vous avertir qu'il n'est peut-être pas très équitable de présenter l'éthique des Nourritures comme la dominante de ma vie. S'il en était ainsi, je m'en serais tenu à ce livre et me serais depuis longtemps laissé supprimer comme Saül par les démons.

Divers IV, AU R. P. VICTOR POUCEL, rédacteur aux Études, « revue catholique d'intérêt général », Cuverville-en-Caux, 27 novembre 1927.

     Racine rend grâce à Dieu d'avoir bien voulu le reconnaître pour sien, malgré ses tragédies qu'il souhaitait n'avoir point écrites, qu'il parlait de brûler (car il comprenait beaucoup mieux que Massis cette phrase qui faisait, bien à tort, bondir celui-ci : « Il n'est pas d'¦uvre d'art où n'entre la collaboration du démon »).

Divers IV, À FRANÇOIS MAURIAC, Paris, le 24 avril 1928.

Toute la sympathie de Hogg va évidemment vers ce charmant représentant d'une humanité normale, primesautier, rieur, riche de possibilités et nullement encombré par les préoccupations religieuses, de sorte que notre « antinomien » le considère tout naturellement comme un maudit dont il importe de purger la terre. Le démons-ami l'infatue en le persuadant que Dieu l'a mis sur terre pour accomplir cette épuration. Tout fanatisme, politique aussi bien que religieux, peut susciter de semblables justiciers.

Eloges, PRÉFACE À LA CONFESSION DU PÉCHEUR JUSTIFIÉ DE JAMES HOGG.

 

     C'est alors que s'approche de lui quelqu'un qui lui ressemble comme un frère. Car le diable a cette singulière particularité (du moins dans le livre de Hogg) de prendre tour à tour l'apparence extérieure de celui dont il s'occupe. « I observed several times », dit le sinner, « when we were speaking of certain divines and their tenets, that his face assumed something of the appearance of theirs », et il ajoute avec une perspicacité singulière : « It struck me that, by setting his features to the mould of other people's, he entered at once into their conceptions and feelings. » Au surplus cette commode faculté lui permet tous les alibis. De toutes les figurations du démon dans les arts ou la littérature, je n'en connais point qui me paraisse plus pertinente.

Eloges, PRÉFACE À LA CONFESSION DU PÉCHEUR JUSTIFIÉ DE JAMES HOGG.

     Dans tout ce livre, où Lamiel sans résistance va s'abandonner au démon, Stendhal est particulièrement habile à dénombrer et expertiser les armes de celui-ci, ses moyens d'investir une âme. Et d'abord il met en avant l'ennui.

Eloges, EN RELISANT LAMIEL.

 

     C'est ainsi qu'une âme s'informe et se dessine à coups de dégoûts. La [Lamiel] tient en éveil le démon de la curiosité ; s'il l'abandonne, c'est à l'ennui, à la torpeur.

Eloges, EN RELISANT LAMIEL.

     Rimbaud m'apparaissait comme un poète démoniaque, un poète « maudit » entre tous et se plaisant à l'être. L'alcool ardent, la « fameuse gorgée de poison » qu'il nous invite à boire et que je dégustais avec délices, plus capiteux, plus insurgeant qu'aucun vin, ne pouvait convenir, pensais-je, qu'à des forts. Dans quelle étrange damnation n'entraînerait-il pas tous les autres ? Il ne fallut pas moins que la haute autorité de Claudel pour me rassurer.

Feuillets d'automne, Folio, p. 169.

 

     Dialogue sans cesse repris à travers les âges et plus ou moins dissimulé du côté dela libre pensée, par prudence, cette « prudence des serpents », comme dit l'Écriture, car le démon tentateur et émancipateur de l'esprit parle de préférence à demi-voix ; il insinue, tandis que le croyant proclame, -- et Descartes prend pour devise Larvatus prodeo, « je m'avance masqué », -- ou mieux, c'est sous un masque que j'avance.

Feuillets d'automne.

     « Prenons-le [l'auteur du crime gratuit] tout adolescent : je veux qu'à ceci se reconnaisse l'élégance de sa nature, qu'il agisse surtout par jeu, et qu'à son intérêt il préfère couramment son plaisir.

    -- Ceci n'est pas commun peut-être... hasarda Lafcadio.

    -- N'est-ce pas ? dit Julius tout ravi. Ajoutons-y qu'il prend plaisir à se contraindre...

    -- Jusqu'à la dissimulation.

    -- Inculquons-lui l'amour du risque.

    -- Bravo ! fit Lafcadio toujours plus amusé : -- S'il sait prêter l'oreille au démon de la curiosité, je crois que votre élève est à point. »

Les Caves du Vatican, livre V, III, dans Romans, Pléiade, p. 838.

 

     Mais le démon de la curiosité pourrait bien m'inviter à des très regrettables imprudences.

Gide à Valéry, août 1941, Correspondance, p. 522.

 

     Dans la vie dite réelle, je reste le plus souvent prudent et précautionneux ; mais parfois le démon de la curiosité l'emporte (je devrais dire : m'emporte) et me rend insoucieux du danger.

Ainsi soit-il, dans Journal, éd. 1954, pp. 1200-1.

     Ces photographies [de jeunes modèles romains], ne furent, du reste, bientôt plus qu'un prétexte, il allait sans dire ; le petit Luigi, l'ainé de ces jeunes modèles, ne s'y méprit point. Non plus que Madeleine elle-même, sans doute ; et je crois bien aujourd'hui, que, de nous deux, le plus aveugle, le seul aveugle, c'était moi. Mais outre que je rêvais avantage à supposer une cécité qui permettait, sans trop de remords, mon plaisir, puisque, aussi bien, mon coeur ni mon esprit ne s'y engageait, il ne me paraissait pas que je lui fusse infidèle en cherchant en dehors d'elle une satisfaction de la chair que je ne savais pas lui demander. Au surplus je ne raisonnais pas. J'agissais en irresponsable. Un démon m'habitait. Il ne me posséda jamais plus impérieusement qu'à notre retour à Alger, au cours de ce même voyage.

Et nunc manet in te, dans Journal, éd. 1954, pp. 1133-1134.

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