David H. WALKER,
« L'écriture et le réel dans les
fictions d'André Gide »,
dans Roman, réalités,
réalismes, Études réunies par Jean
Bessière, Université de Picardie, Centre d'Études
du Roman et du Romanesque, Presses Universitaires de France,
1989, pp.121-136.
© David H. WALKER
Ce
texte est la propriété intellectuelle
de son auteur. La reproduction à des fins personnelles
est autorisée. Toute citation doit être
effectuée dans le respect de l'auteur et conformément
au code de la propriété intellectuelle
(mention du nom, du titre, de la référence
bibliographique et de la page). A cette fin, la pagination
de l'imprimé a été conservée
dans la présente transcription, entre crochets
droits, sur le modèle : [5] indiquant
le début de la p. 5 dans l'édition originale. |
Texte mis en ligne sur Gidiana
le 4 mars 1999.
Chez Gide il
y a comme un culte de l'écriture. Celui qui écrivait
à tout moment, n'importe où, qui ne laissait pas
égarer le moindre paragraphe, aurait pu dire de l'écriture
ce que le romancier Édouard dit de son journal dans Les
Faux-Monnayeurs : « Rien de ce qui m'advient
ne prend pour moi d'existence réelle, tant que je ne
l'y vois pas reflété »1.
De même, pour bon nombre de ses personnages, écrire
égale vivre ; ils existent sous le signe de l'écriture,
se présentant volontiers par le truchement de journaux,
lettres, agendas, et ainsi de suite. Plus précisément
l'écriture paraît ancrer le réel dans un
système de significations qui, à première
vue, offre plus de prise que le vécu brut à la
volonté du protagoniste.
Prenons l'exemple
du narrateur de Paludes. Celui-ci se moque du réel : « Cela
m'est égal, parce que j'écris Paludes »,
déclare-t-il à tout venant. La vie n'est vécue
que pour être lue. Quand on part en voyage, l'important
c'est de prendre des notes, et en plus de « ne noter
du voyage rien que les moments poétiques -- parce qu'ils
rentrent plus dans le caractère de ce que je désirais »
(RRS, 137). D'emblée pourtant, un décalage
s'accuse entre l'écriture et ce que propose le réel ;
en témoigne ce passage, qui s'annonce d'abord comme une
transcription de l'expérience pour se dénoncer
ensuite comme une phrase creuse, de l'écriture pure :
« Du haut des pins,
lentement descendues, une à une, en file brune, l'on
voyait les chenilles processionnaires -- qu'au bas des pins,
longuement attendues, boulottaient les gros calosomes.
« Je n'ai pas vu
les calosomes ! dit Angèle (car je lui montrai cette
phrase).
-- Moi non plus, chère
Angèle, -- ni les chenilles... mais cette phrase, n'est-il
pas vrai -- rend excellemment l'impression de notre voyage...
Il est assez heureux, après
tout, que ce petit voyage ait raté... » (RRS, 138)2.
L'écriture semble être faite pour
se substituer au réel, de sorte que le narrateur se réjouit
de la défectuosité de son expérience. Jean
Delay se sert à juste titre de l'expression « l'esthétique
de l'échec » pour décrire [122] ce phénomène3.
C'est au défaut du réel, paraît-il, que
s'affirment les qualités de l'écrit.
Il est clair
d'ailleurs que, dans Paludes, l'écriture prend
le pas sur le réel. On n'a qu'à se rappeler qu'il
s'agit dans ce texte d'un journal qui, pour rendre compte de
l'activité du narrateur, cite les intentions qu'il a
consignées par écrit dans son agenda. Mais ce
n'est pas tout ; car il commente dans son journal les réflexions
qu'il note chaque soir dans son agenda au sujet du programme
qu'il s'était rédigé le matin :
« Sur une feuille
j'écris ce que je ferai, et sur la feuille d'en face,
chaque soir, j'écris ce que j'ai fait. Ensuite je compare ;
je soustrais, et ce que je n'ai pas fait, le déficit,
devient ce que j'aurais dû faire. Je le récris
pour le mois de décembre et cela me donne des idées
morales. » (RRS, 96).
C'est sur l'écriture
qu'il travaille, de l'écriture que dérivent ses
idées morales, à l'écriture qu'il se réfère
au besoin pour expliquer telle ou telle perception : « Elle
ne faisait pas d'autre bruit que... le son... de " Palmes !
" dans un vers de M. Mallarmé » (RRS, 135).
Ou bien : « Il fut triste notre voyage ! -- le
mot " aristoloche " exprime quelque chose de ça »
(RRS, 140 ; c'est un mot « poétique »
qu'il avait noté exprès : RRS, 138).
Une fois passé au crible de l'écriture, le réel
n'a plus rien d'inquiétant pour ce neurasthénique.
Six ou sept feuilles suffisent pour catégoriser l'ami
Richard et pour dédramatiser ce qu'il a de trop entreprenant
(RRS, 97-98). Au salon d'Angèle, les différents
points de vue philosophiques se confrontent à travers
un échange de billets que les invités écrivent
l'un à l'autre (RRS, 113-115). Écrire Paludes
est l'action la plus efficace que notre héros
puisse concevoir dans les circonstances déplorables auxquelles,
selon lui, tout le monde est réduit. Tout incident quelque
peu notable qui lui arrive est « bon pour Paludes »
(RRS, 97). L'écriture est « la fleur
et l'aboutissement de la vie »4
, et nous sommes conviés, à la sortie du livre,
à inscrire notre sélection des « phrases
les plus remarquables de Paludes » (RRS,
149) sur une feuille réservée à cet
effet. Autrement dit, l'écriture a tendance à
perdre sa fonction référentielle et revêt
un caractère qui se voudrait presque exclusivement performatif
ou illocutoire5 . Point n'est besoin
de souligner l'intention critique ; aussi le texte n'omet-il
pas d'indiquer que, derrière les préoccupations
littéraires du narrateur, il existe un réel avec
des exigences qui dépassent de loin ses capacités
psychologiques et physiques. Il se promet de « s'inquiéter
au sujet des relations [123] de Hubert et d'Angèle »
(RRS, 96, 102), et va jusqu'à se plaindre de ce
que celle-ci semble « immodérément l'admirer »
(RRS, 133) ; mais c'est lui-même qui soulève
des difficultés lorsque Angèle l'invite en effet
à prendre un avantage sur son grand rival :
« Non, chère
amie, -- non -- nous pourrions en être gênés ;
j'ai même fait à ce sujet quelques vers :
Nous ne sommes pas,
Chère, de ceux-là
Par qui naissent les fils des hommes » (RRS, 141).
En fin de compte, bien sûr, c'est son
ami Hubert qui réalise le rêve du narrateur en
partant pour Biskra ; les actions réelles échappent
à l'écrivain qui n'est qu'écrivain.
Dans L'Immoraliste,
Michel fait sienne cette perspective critique sur l'écriture.
Il y a, à ne pas s'y tromper, un écho du salon
d'Angèle dans ce que dit Michel au sujet des littérateurs
qui fréquentent sa maison à Paris :
« Il me parut que
la plupart ne vivaient point, se contentaient de paraître
vivre et, pour un peu, eussent considéré la
vie comme un fâcheux empêchement d'écrire »
(RRS, 423).
Michel est un homme aux prises avec l'écriture.
Son projet de redécouvrir l'être authentique en
lui-même est conçu comme la reconstitution du texte
original d'un manuscrit surchargé d'écritures
factices :
« Et je me comparais
aux palimpsestes ; je goûtais la joie du savant
qui, sous les écritures plus récentes, découvre,
sur un même papier, un texte plus ancien infiniment
plus précieux. Quel était-il, ce texte occulté ?
Pour le lire, ne fallait-il pas tout d'abord effacer les textes
récents ? » (RRS,
399).
Pourtant le texte où il figure lui-même
manifeste une imbrication d'écritures qui met en question
le bien-fondé et jusqu'à la probité de
son entreprise. Dès l'abord l'écriture est présentée
comme le lieu d'une imposture en ce qui concerne Michel :
le premier texte dont il a été l'auteur a paru
sous le nom de son père, ce qui, dit Michel, a valu beaucoup
d'éloges à celui-ci ; mais en même
temps l'écriture de Michel lui-même a pu bénéficier
en quelque sorte du prestige de celui qui l'a endossée.
« J'étais confus de voir cette supercherie
réussir », dit Michel, « mais désormais
je fus lancé » (RRS, 373). Il
est de fait qu'il n'abandonne pas ce procédé qui
lui a si bien réussi. En racontant oralement l'histoire
de sa vie depuis son [124] mariage, il en fait assumer l'écriture
à un de ses interlocuteurs -- qui, comme l'indique Andrew
Oliver, la rend un peu sienne en la communiquant à ce
« Président du Conseil » qu'il prie
de venir en aide à Michel6.
Cet ami anonyme avoue qu'il s'en sent « presque complice »
et qu'il est « comme engagé » dans
les actions qu'il transcrit (RRS, 470). En exploitant
ainsi l'anonymat relatif que confère le circuit de l'écriture,
et le transfert de la responsabilité morale effectué
par l'écriture en tant qu'acte illocutoire, le protagoniste
refuse d'assumer son identité propre et se dérobe
à la culpabilité et à la désapprobation
sociale que devraient lui attirer ses méfaits très
réels.
Au niveau de
sa narration, l'histoire de Michel est faite d'une accumulation
d'écritures superposées qui vont à l'encontre
de son but avoué -- c'est-à-dire de dévoiler
le texte original de son expérience authentique. Je signalerais
notamment la façon dont Michel réécrit
ses contacts avec le jeune Bachir. Pour commencer, l'apparition
du garçon est racontée au présent :
Michel en tant que narrateur rentre dans la peau du protagoniste
qu'il était à l'époque qu'il recrée
après coup dans son récit. Au premier abord, Michel
est « gêné » par la présence
du jeune Arabe ; il note « un geste qui découvre
ses bras nus », et il remarque que le garçon
« est tout nu sous sa mince gandourah blanche ».
Bientôt, il oublie sa gêne en détaillant
les pieds nus de l'enfant, ses chevilles qui sont « charmantes »,
ainsi que « les attaches de ses poignets ».
« La gandourah, un peu tombée, découvre
sa mignonne épaule. J'ai le besoin de la toucher »,
constate-t-il (RRS, 381-382). Le lecteur surprend ici
des indices flagrants de cette pédophilie mal avouée
qui prendra possession de Michel, peut-être à son
insu, au cours des événements ultérieurs.
Aussi est-ce avec un intérêt accru que nous apprenons
son impatience le lendemain, quand Bachir ne vient pas ;
de même le texte de la deuxième rencontre appelle
un examen attentif. La différence de présentation
est frappante. Michel a recours à ce passé historique
qui a fait l'objet de tant de dénonciations, de Barthes
à Robbe-Grillet, et qui trahit ici la substitution des
artifices de l'écriture à la perception du réel7
. Les impulsions spontanées mises en évidence
dans l'évocation précédente sont supprimées ;
un écart s'accuse au sein du « je »
entre le narrateur et le protagoniste, ce qui permet à
Michel de se distancer des traces d'une attraction sexuelle
et de surajouter à la chronique une explication plus
conventionnelle : « C'était là
ce dont je m'éprenais en lui : la santé.
La santé de ce petit corps était belle »
(RRS, 382). Ce faisant, [125] il rétablit en somme
le palimpseste en essayant d'« occulter »
l'écriture de l'être authentique.
Il est vrai que
du commencement à la fin de L'Immoraliste on
est conscient de cette interférence entre narrateur et
protagoniste qui est d'ailleurs une des marques de l'ironie
dans les récits gidiens. Le modèle du palimpseste
reste pertinent dans la mesure où l'écriture se
replie constamment sur elle-même du fait de la structure
narrative à laquelle elle doit s'adapter. On assiste
en définitive à un véritable brassage de
plusieurs écritures correspondant aux différentes
couches chronologiques ou psychologiques que le texte met en
oeuvre. Par exemple, lorsque Michel rappelle sa convalescence,
son récit s'accompagne de commentaires qui gauchissent
légèrement le sens de ce qu'il raconte sous l'influence
de ce qu'il a vécu depuis ou de ce qu'il ressent au moment
de parler. « Je pense, quand j'y réfléchis
aujourd'hui, qu'un trouble nerveux général s'ajoutait
à la maladie ; je ne puis expliquer autrement une
série de phénomènes, irréductibles,
me semble-t-il, au simple état tuberculeux »
(RRS, 386). Au fond, bien sûr, cela
n'a rien de très frappant ; on s'attendrait à
des interventions pareilles dans tout récit rétrospectif.
Mais on ne doit pas perdre de vue le besoin d'autojustification
qui motive en partie du moins le récit de Michel. D'une
part, il se promet de « parler longuement de [son]
corps » afin de démontrer qu'il n'entrait rien
d'intellectuel dans sa redécouverte de la vie :
« Il vous semblera tout d'abord que j'oublie la part
de l'esprit. Ma négligence, en ce récit, est volontaire ;
elle était réelle là-bas. » Ceci
pour inviter les auditeurs à s'identifier avec le malade
et afin d'excuser une certaine inconscience et un manque d'égards
assez choquant vis-à-vis de sa femme Marceline, par exemple.
D'autre part, il s'agit de suggérer que cette convalescence
sortait de l'ordinaire, qu'elle a contribué à
des découvertes d'ordre moral qui, elles, n'ont rien
de maladif : « Toute sensibilité très
vive peut, suivant que l'organisme est robuste ou débile,
devenir, je le crois, cause de délice ou de gêne »
(RRS, 387). A la réflexion, il ne
faut pas trop s'identifier avec le malade qui se couvrait et
se découvrait alternativement « avec une exagération
ridicule ». Ce balancement entre sympathie et antipathie
à l'égard des diverses personnes que Michel a
été se double d'une autre dimension qui se fait
jour également à des moments pareils du récit :
« ... dès que la fenêtre était
refermée, j'étouffais. Avec quels délices
plus tard sentirai-je entrer vers moi le vent des nuits, le
clair de lune... », déclare le narrateur dans
une [126] métalepse narrative assez frappante (RRS,
387). Ce verbe au futur là où on s'attendrait
à un futur du passé injecte dans le récit
un vécu qui est moins le vécu du protagoniste
d'avant ou d'après sa maladie que le vécu de celui
qui raconte et qui revit ce qu'il raconte. En effet, Michel
en tant que narrateur s'impatiente : « Il me
tarde enfin d'en finir avec ces premiers bégaiements
de santé. » Et d'annoncer une coïncidence
dans le narré qui répond aux voeux du narrateur :
« Grâce à des soins constants en effet,
... je ne tardai pas d'aller mieux. » Il est évident
que ce récit n'obéit pas exclusivement à
la logique de la diégèse, que le réel qu'il
s'agirait de transcrire est loin d'être unidimensionnel.
Les faits de l'histoire, que le lecteur est sommé de
rétablir8 , disparaissent
à peu près irrécupérablement sous
cette accumulation d'éléments accessoires. Cette
voix qui parle : dans quelle mesure est-ce le Michel d'avant
sa maladie qui subsiste malgré tout ? Tantôt ce
peut être le Michel d'après la mort de Marceline,
tantôt celui qui se sent coupable, tantôt celui
qui revendique la liberté morale du surhomme ; tantôt
celui qui revit la maladie, tantôt celui qui aspire tout
simplement à revivre l'aventure de la sensualité
renaissante. Autant de voix, autant d'écritures. De même,
s'il s'agit de définir le vécu d'où découlerait
l'écriture quasi autobiographique du roman, on aura du
mal à décider laquelle d'entre plusieurs sortes
de vécu aura la priorité. Dans la première
partie de son récit, Michel raconte qu'un matin il relut
et apprit « trois phrases de l'Odyssée »
pour marquer l'importance des sensations qui se réveillaient
en lui (RRS, 391). Plus tard, à son retour
en Afrique du Nord, il cherche à se rappeler ce qu'il
y lisait : « Qu'y lisais-je donc ?... Homère ;
depuis je ne l'ai pas rouvert » (RRS, 465).
Ce dernier incident, narré au présent, confond
encore narrateur et protagoniste, mais suppose en même
temps une distinction entre la mémoire du protagoniste,
qui doit chercher avant de retrouver la réminiscence,
et celle du narrateur, qui en ce moment revit l'incident pour
la quatrième fois. Entre les différentes couches
de l'expérience et de la narration, le texte indique
un chassé-croisé d'interférences, ce qui
fait que le palimpseste de L'Immoraliste paraît
d'une complexité intimidante à qui voudrait vraiment
le déchiffrer. Ce qui manque notamment dans ce roman,
c'est une hiérarchie dans la distribution des écritures
dont il se compose : et le fait que ce soit un interlocuteur
anonyme qui prend en charge l'écriture du récit
laisse en suspens, précisément, la question de
l'autorité (j'aimerais pouvoir dire auteurité)
dans le texte. La mise en relief de l'écriture [127]
dans ce récit a pour effet, pour citer Barthes, de « rendre
dérisoire, annuler le pouvoir... d'un langage sur un
autre »9 .
Est-ce à
dire que chez Gide, « écrire est un verbe intransitif »,
comme le voulait encore Barthes10
? Sans doute : on a bien dit et démontré
sans conteste qu'avec Gide « on quitte une littérature
de consommation pour une littérature de
production »11
. Mais il y a lieu de nuancer. Parlant du Coeur des
ténèbres de Conrad, qui présente
plusieurs points de similitude avec L'Immoraliste, le
critique américain Peter Brooks soutient que, dans ce
genre d'ouvrage, l'implication de l'interlocuteur -- du narrataire
-- dans la recherche d'un sens, d'un référent
fictif qui ne peut jamais être fixé l'emporte sur
l'élaboration d'une histoire ou d'un texte autonomes12
. Il est hors de doute que, dans la plupart des fictions gidiennes,
il s'agit bien d'un certain réel que le narrateur --
homodiégétique sinon autodiégétique
-- cherche à désigner, voire à reconstituer
-- fût-ce sous des formes gauchies. L'analyse de l'écriture
dans ces textes doit tenir compte de ce que le lecteur est appelé
à « rétablir ». Il est vrai
que l'écriture accuse sa propre incapacité à
saisir le réel ; mais elle aura quand même
pour fonction d'inviter le lecteur à reconnaître,
au-delà de l'écriture du personnage, un vécu
qui lui a servi de prétexte tout en échappant
à sa prise. Gide se donne pour but, non point simplement
de communiquer l'impossibilité de récupérer
tel ou tel détail, mais de créer, à partir
de stratégies narratives particulières, ce que
j'appellerais un « effet de référence »,
tout comme le linguiste Guillaume a baptisé de l'étiquette
« effet de sens » ce mouvement de pensée
qui précède l'établissement d'un sens particulier13
. Somme toute, l'écriture chez Gide ressemble au « quartz
étrange » dont sont faits les boutons de manchette
qui figurent dans Les Caves du Vatican. D'une part, cette
« agate embrouillardée... ne laissait rien
voir au travers d'elle » ; d'autre part, pourtant,
le narrateur précise qu'elle paraît « transparente »
(RRS, 731 ).
Parmi les techniques
qui produisent cet effet, on citera notamment les monologues
qui s'entrecoupent, comme dans La Porte étroite, ou
la diversité des points de vue mise en oeuvre dans
Les Faux-Monnayeurs. Mais ce que je voudrais examiner
ici, c'est la création d'une lacune ostensible dans le
texte. Un exemple marquant de ce phénomène se
trouve dans La Symphonie pastorale. On sait que ce roman
se divise en deux parties : il comprend deux cahiers où
un pasteur entreprend de retracer l'histoire de Gertrude, jeune
orpheline aveugle qu'il a recueillie chez lui. Les effets sur
le [128] pasteur lui-même et sur sa famille de l'arrivée
parmi eux de cette jeune fille sont narrés au cours d'un
récit rétrospectif consigné dans un journal.
Cette forme narrative établit un lien très spécial
entre le présent de la narration et le passé dont
parle le pasteur ; et le statut précis de l'un par
rapport à l'autre est un des problèmes principaux
posés par le récit14.
Amélie,
la femme du pasteur, s'indigne de voir son mari amener « ce
paquet de chair » (RRS, 880) rébarbatif
dont elle devra elle-même s'occuper : ils sont « déjà
assez à la maison », proteste-t-elle (RRS,
882). Ce qui est remarquable dans l'évocation de
cette dispute, c'est que le pasteur glisse constamment du passé
au présent lorsqu'il s'agit de commenter les réactions
de sa famille. « Comme chaque fois qu'il doit y avoir
une explication entre nous, j'ai commencé par faire sortir
les enfants », dit-il. Il précise d'ailleurs
qu'à l'exception de Charlotte, tous ses propres enfants
« sont déjà stylés par la mère »
(RRS, 880). Cette femme elle-même est décrite
au présent : elle « est un jardin de vertus »
(RRS, 880), apprend-on ; et quand elle se met à
« protester que certainement elle n'avait rien à
me dire », son mari ajoute « ce qui est
le prélude habituel des plus longues explications »
(RRS, 882). Ailleurs, le pasteur évoque « son
habitude de laisser faire et de se réserver ensuite le
droit de blâmer » (RRS, 897). Son soi-disant
récit rétrospectif encadre visiblement une situation
que le narrateur est en train de vivre au moment de raconter
le passé. Parfois même le pasteur abandonne sa
chronique en faveur d'une franche diatribe au présent
contre son épouse ; le 8 mars, il écrit dans
son cahier : « Le seul plaisir que je puisse
faire à Amélie, c'est de m'abstenir de faire les
choses qui lui déplaisent... A quel point elle a déjà
rétréci ma vie, c'est ce dont elle ne peut se
rendre compte » (RRS, 898). On trouve dans
ce roman une analyse très fine de la psychologie du ménage
qui passe par une période difficile. Le texte signale
le thème, car le pasteur remarque « à
quel point deux êtres, vivant somme toute de la même
vie, et qui s'aiment, peuvent rester (ou devenir) l'un pour
l'autre énigmatiques et emmurés » (RRS,
905). Mais c'est l'équivoque du « rester
(ou devenir) » qui doit nous retenir. Car on ne peut
pas juger des tensions dans ce mariage sans savoir de quoi elles
sont faites : et la narration du pasteur cherche à
escamoter l'histoire de son mariage en enchassant ces images
de sa femme telle qu'elle lui apparaît aujourd'hui au
sein de son récit d'événements qui datent
de plus de deux ans et demi. Est-ce que lui et sa femme sont
restés étrangers l'un pour l'autre,
ou est-ce qu'ils le sont devenus? Qu'est-ce [129] qui
sépare le passé du récit du présent
qui s'y reflète manifestement ? En d'autres termes, qu'est-ce
qui se passe, par exemple, le 8 mars, au moment où le
pasteur parle en apparence d'un concert à Neuchâtel
qui a eu lieu près de deux années auparavant ?
C'est ici que le lecteur se trouve devant la nécessité
de reconstituer le non-dit, ce réel fictif qui conditionne
l'anecdote livrée par le pasteur. Le texte contient,
il est vrai, des indices assez illuminants, en particulier lorsque
le narrateur, faisant allusion aux leçons de musique
qu'il a essayé de donner à Gertrude, parle du
« petit harmonium de notre chapelle, que tient d'ordinaire
Mlle Louise de la M... chez qui Gertrude habite à présent »
(RRS, 900). A présent, donc, Gertrude n'habite
plus chez le pasteur ; mais le lecteur devra attendre encore
quelques pages avant d'apprendre que c'est par suite d'une dispute
entre le pasteur et son fils Jacques, qui est tombé amoureux
de Gertrude, que le pasteur a expédié cette dernière
chez Mlle de la M... et qu'il a forcé son fils (id
est : son rival) à renoncer à son
projet de mariage et à s'éloigner de la maison
pendant un mois. Qui plus est, tout ceci s'est produit au mois
d'août de l'année qui précède le
récit du pasteur : celui-ci se met à écrire
le 10 février suivant. Au demeurant, son récit
qui s'annonçait comme récapitulatif ne peut pas
l'être en fait, car les événements dont
il parle n'ont pas atteint de conclusion à l'époque
où il commence sa chronique15.
Au contraire de Michel qui est arrivé au terme de son
histoire avant de la raconter, le pasteur est encore en pleine
histoire au moment où, si j'ose dire, il se met à
discourir.
Ce n'est qu'au
début du deuxième cahier que le pasteur esquisse
enfin la vie actuelle des personnages principaux. Là,
il rappelle que depuis l'automne précédent Gertrude
habite chez cette Mlle de la M..., « âme profondément
religieuse » qui héberge trois autres petites
aveugles en même temps que la protégée du
pasteur. Il est clair que la dame charitable mène une
vie très aisée et qu'elle est à même
de subvenir aux besoins de ses pensionnaires « sans
avoir à se gêner ou à se tourmenter pour
leur entretien » (RRS, 919) ; il
ressort aussi de ces paragraphes que le pasteur a pris goût
au climat qui règne dans cette maison paisible et qu'il
la visite régulièrement, sous prétexte
de poursuivre l'éducation religieuse de Gertrude -- dont
en réalité, bien entendu, il est lui-même
amoureux. Les pages au cours desquelles il évoque ce
ménage idéal établissent un contraste systématique,
point par point, avec sa propre maison, ses propres enfants,
sa propre épouse (RRS, 917-920). « Quel
repos, quel réconfort pour moi, chaque [130] fois que
je rentre dans la chaude atmosphère de La Grange,
et combien il me prive si parfois il me faut rester deux
ou trois jours sans y aller », écrit-il (RRS,
919). Après coup, nous nous rendons compte que c'est
l'image de ce foyer idéal qui informe toutes les critiques
implicites ou explicites de son propre ménage qui parsèment
le texte du premier cahier.
Un autre facteur
qui entre en jeu dans une lecture telle que nous la proposons,
c'est le creux chronologique qui existe entre l'automne précédent,
époque à laquelle le pasteur a confié Gertrude
à Mlle de la M..., et le 10 février, jour où
il décide de « revenir en arrière et
raconter comment je fus amené à m'occuper de Gertrude »
(RRS, 877). C'est ici l'espace du non-dit, de
ce réel qu'il importe de récupérer si nous
voulons bien comprendre le texte16.
Il ne s'agit pas de spéculer sur le nombre d'enfants
qu'avait Lady Macbeth, pour emprunter les termes d'une polémique
célèbre qui a marqué l'histoire de la critique
anglo-saxonne17 ; mais bien
plutôt de lire entre les lignes pour « rétablir »
les faits fictifs. Une comparaison avec le texte du manuscrit,
reproduit dans l'édition critique de Claude Martin, révèle
que Gide a supprimé du début de La Symphonie
pastorale quelques lignes qui auraient explicité
bien des choses en racontant le déménagement de
Gertrude qui précède la rédaction du récit :
pour Gide, il s'agissait sans doute de contraindre le lecteur
à déduire cet arrière-plan significatif
au fur et à mesure18. Il
faut avouer que parler de « non-dit » à
cet égard est quand même un peu fort, car enfin
la deuxième moitié du texte définitif offre
suffisamment d'allusions pour étayer une reconstruction
générale de la période en question. Pourtant
le fait que ces détails ont été déplacés
du début du récit où ils auraient dicté
une lecture assez différente est lui-même significatif.
« Gertrude, ainsi qu'il était convenu, avait
été loger chez Mlle Louise, où j'allais
la voir chaque jour », note le pasteur au début
du deuxième cahier (RRS, 913). De plus, confie-t-il,
« J'ai pris... cette habitude, depuis l'automne et
encouragé par la rapide tombée de la nuit, d'aller
chaque fois que me le permettent mes tournées, c'est-à-dire
quand je peux rentrer assez tôt, prendre le thé
chez Mlle de la M... » (RRS, 919). La
véritable portée de cet aveu ressort si on le
juxtapose à une déclaration faite par le pasteur
quelques paragraphes plus haut : « Lorsque après
une journée de luttes, visites aux pauvres, aux malades,
aux affligés, je rentre à la nuit tombée,
harassé parfois, le coeur plein d'un exigeant besoin
de repos, d'affection, de chaleur, je ne trouve le plus souvent
à mon foyer que soucis, récriminations, tiraillements,
à quoi mille [131] fois je préférerais
le froid, le vent et la pluie du dehors » (RRS,
917-918). Nos soupçons seront confirmés rien
qu'à nous reporter à la page suivante : « Qu'il
m'est doux, si j'ai le temps de m'attarder un peu près
d'elles », dit-il à propos des pensionnaires
à La Grange (RRS, 919). Si le pasteur
se plaint de l'accueil qu'il reçoit chez lui, ce n'est
pas pour nous étonner, compte tenu de ces lapsus indiquant
qu'il a l'habitude de rentrer tard après avoir pris le
thé chez Mlle de la M..., en compagnie de Gertrude. Cet
état de choses dure depuis déjà cinq mois
au début du premier cahier, et doit être perçu
à l'arrière-plan pendant toute la durée
de la narration du pasteur, c'est-à-dire du 10 février
jusqu'au 20 mai, date à laquelle Gertrude entre à
l'hôpital. C'est ici la « situation de discours19 »
qui précède et accompagne le déroulement
de la narration. La lecture du récit prend une dimension
nouvelle si on garde à l'esprit cette perspective pourtant
inhérente au texte. Il n'y a pas jusqu'aux paragraphes
d'ouverture qui ne revêtent un sens précis, vus
sous cet angle :
« La neige, qui
n'a pas cessé de tomber depuis trois jours, bloque
les routes. Je n'ai pu me rendre à R... [...]
Je profiterai des loisirs que me vaut cette claustration forcée,
pour revenir en arrière et raconter comment je fus
amené à m'occuper de Gertrude. »
Ce n'est pas pour rien que ses pensées
se tournent vers Gertrude. Il est privé du plaisir de
la voir, puisque, ne pouvant pas sortir en tournée, il
se trouve dans l'impossibilité de passer chez Mlle de
la M... en rentrant. Le deuxième « chapitre »
de son journal/récit parle encore de la neige qui empêche
le pasteur de quitter la maison autrement que par la buanderie ;
il est à supposer qu'à présent il ne pourra
même plus visiter Gertrude pour poursuivre son instruction
religieuse. Il répète qu'il « en profite
pour continuer ce récit » (RRS, 884).
On est donc fondé à formuler une hypothèse
selon laquelle les dates qui se succèdent au commencement
de ce cahier marquent les étapes de la rédaction
d'une chronique que son auteur retrace à peu près
d'affilée pendant qu'il est retenu à la maison.
Après le 29 février, il délaisse son cahier,
qui ne reprend que le 8 mars : mais alors le texte commence
par des plaintes particulièrement amères au sujet
d'Amélie avant d'enchaîner sur la suite de la narration
précédente. Il y a tout lieu d'imaginer que cette
reprise du journal/récit est motivée principalement
par une dispute entre le pasteur et sa femme survenue le 8 mars :
peut-être que la frustration et le ressentiment qui couvent
depuis si longtemps se trouvent [132] exaspérés
par cette situation où les époux désunis
se voient plus souvent qu'ils n'en ont l'habitude. Quoi qu'il
en soit, en lisant la première partie de La Symphonie
pastorale on ne saurait apprécier à
leur juste valeur les allusions nombreuses aux sentiments d'antipathie
qui caractérisent le ménage sans faire la part
de ce que le pasteur trahit plus tard sur son propre comportement
avant et pendant la période qui voit la rédaction
de ces pages.
On m'accusera
peut-être de couper les cheveux en quatre et d'émettre
des hypothèses relevant d'une lecture naïvement
réaliste. Je n'ai d'autre recours que de plaider coupable,
mais je soutiens que c'est en réponse à une provocation
préméditée de la part du texte. Lorsque
le pasteur dénonce l'inconstance de ses enfants et qu'il
parle en particulier de « mon grand Jacques lui-même,
aujourd'hui si distant, si réservé... »
(RRS, 884), le lecteur averti ne pourra résister
au réflexe que déclenche cet aveu à demi
inconscient. Il se rappellera -- ou anticipera -- le sacrifice
et l'éloignement tout littéral auxquels Jacques
a été contraint six mois avant que son père
écrive ces mots. Celui qui est prévenu sur ces
détails sera prêt également à dépister
l'hypocrisie avec laquelle le pasteur prétend sortir
de son propos pour une anecdote de moindre importance, en annonçant :
« Je veux relater un petit fait qui a rapport à
la musique » (RRS, 899). L'incident
qu'il aborde sur ce ton désinvolte est très loin
d'être un « petit fait » et n'a que
très peu de chose à voir avec la musique :
il s'agit, en réalité, de la découverte
de l'amour de Jacques pour Gertrude. En préfaçant
l'incident de la remarque en question, le pasteur se laisse
prendre en flagrant délit de déformation narrative.
Il essaie au fond de prévenir ou de déjouer l'enchaînement
fatal de cause à effet qui fera que ce conflit entre
père et fils précipitera -- a déjà
précipité -- la grande rupture dans la famille.
L'équivoque que nous avons signalée plus haut
concernant l'histoire des relations entre le pasteur et Amélie
se trouve ici pleinement confirmée20.
De telles mises
en rapport temporelles et diégétiques montrent
à quel degré ce texte est basé sur une
structure narrative et chronologique qui mime la structure du
vécu : le lecteur se trouve face à « l'équivalent
ontologique » du réel, selon le mot de Wolfgang
Holdheim21 . Seul est capable
de saisir toutes les nuances du vécu qui influe sur le
récit, le lecteur qui se sera assuré au préalable
une vue d'ensemble sur le réel fictif qui sous-tend l'écriture.
Les stratégies adoptées par Gide consistent en
gros à faire endosser à un personnage de la fiction
les procédés du réalisme [133] classique.
Ce faisant, il soumet en fait ce réalisme à une
critique rigoureuse, tout en conviant le lecteur à la
recherche d'un référent fictif que le texte lui-même
ne semble guère se soucier de prendre en charge. Robbe-Grillet
remarque que dans des textes non représentatifs comme
les siens, « les effets de vérité, les
effets de sens, les effets de représentation en général
sont extrêmement importants, parce qu'ils créent
des tensions internes qui les rendent perméables à
la lecture »22. Les
problèmes de représentation sont loin d'être
liquidés : c'est ce qui fait qu'il est encore possible
d'écrire des romans. De plus, entre les romans d'avant-garde
et les textes où subsiste un souci de réalisme,
il n'y a pas solution de continuité. Chez Robbe-Grillet,
les effets de représentation sont là pour que
le texte puisse contrecarrer les réflexes qu'ils déclenchent
chez le lecteur. Les repères chronologiques de La
Jalousie, c'est bien connu, embrouillent la temporalité
représentée et aboutissent à des impasses
chronologiques. Bien que le propos de Gide semble moins radical
à première vue -- les repères chronologiques
de La Symphonie pastorale sont susceptibles après
tout d'être plus ou moins mis en ordre --, il y a quand
même un point au-delà duquel Gide aussi refuse
bien sûr l'illusion référentielle. Revenons
à la chronologie des relations entre le pasteur et sa
femme : sont-ils restés ou devenus
étrangers l'un pour l'autre ? En fin de compte,
c'est une question qui ne peut pas être tranchée.
Que l'engouement que le pasteur éprouve pour Gertrude
ait été la cause ou l'effet d'un refroidissement
survenu entre lui-même et Amélie, il n'y a pas
moyen de le savoir. Il se peut que « l'effet de représentation »
chez Gide invite le lecteur à pénétrer
derrière la façade de l'écriture. Il n'y
découvrira pas un paysage en trompe l'oeil, comme chez
Robbe-Grillet ; mais il s'agira quand même d'un paysage
dont l'horizon recule au-delà de ce que l'écrivain
prétendra dévoiler.
Pour tracer les
paramètres du rapport entre le réel et l'écriture
chez Gide, il convient de noter en conclusion le rôle
que jouent dans les fictions à narrateur extradiégétique
les bribes d'écriture que l'on y trouve, notamment dans
l'exposition et au dénouement de l'intrigue. Dans Le
Prométhée mal enchaîné, les événements
sont mis en marche par l'écriture sur une enveloppe contenant
un billet de cinq cents francs. L'adresse sur cette enveloppe
est d'une écriture inconnue qui accuse un « manque
complet de caractère » et qui défie
les efforts des graphologues pour préciser quoi que ce
soit sur son origine (RRS, 309). Manifestement, cette
écriture présente le modèle d'un geste
qui échappe aux explications causales -- c'est [134]
le prototype de l'acte gratuit. Qui plus est, quand l'auteur
de ces lignes est identifié, il déclare tout de
go : « Je ne sais qui m'a mis au monde »
(RRS, 310), ce qui renforce le thème d'une origine
sans origine. Comme l'écriture selon Derrida, l'écriture
dans le Prométhée annonce une faille
dans le sens établi, ouvre l'espace d'un jeu de sens
marqué par la différance. Il en va de même
dans Les Faux-Monnayeurs. Bernard est expulsé
de son existence routinière par la découverte
d'une lettre -- lettre dont le signataire ne peut être
identifié, et qui annonce, de plus, que Bernard est de
naissance illégitime. Après l'avoir lue, Bernard
remet cette lettre à sa place, sous les « lames
disjointes » d'une console à l'intérieur
de laquelle il l'avait trouvée23.
Ici encore, donc, l'écriture déclenche l'aventure
en vertu de sa capacité d'évacuer l'autorité
des origines et de fissurer les formes qui jusque-là
avaient tant bien que mal réglé le vécu
et la perception du réel.
D'autre part,
l'écriture se présente aussi comme ce qui fonde
les erreurs les plus notables des êtres humains. Le thème
se fait jour dans Les Caves du Vatican, lors du sabotage
par sa femme des expériences scientifiques menées
par Anthime Armand-Dubois. En donnant à manger aux rats,
Véronique interrompt irréparablement l'expérience
en cours et ôte toute valeur aux tableaux d'observations
que son mari avait dressés. Furieux, celui-ci déchire
les feuilles en petits morceaux pour marquer son exaspération.
Pourtant, une fois sa femme partie : « Il ramasse
les feuilles déchirées, remet bout à bout
les fragments, et recopie soigneusement tous les chiffres »
(RRS, 689). A défaut d'évidence empirique
concluante, l'homme de science se livre au charme de composer
des tableaux écrits qui inviteront le lecteur à
extrapoler -- peut-être bien à tort, bien fallacieusement
-- à partir de données insuffisantes. De même
à la fin des Faux-Monnayeurs nous apprenons que
le roman qu'Édouard va écrire sera lacunaire,
puisque la mort de Boris n'y figurera pas. La lecture improvisée
d'un texte fragmentaire inaugure en fait le dénouement
des Caves comme des Faux-Monnayeurs. Dans Les
Caves du Vatican, ce qui fait que c'est Protos qui expie
le crime commis par Lafcadio, c'est l'étiquette, découpée
dans le castor de Lafcadio, que Protos a le malheur d'avoir
dans sa poche au moment où il est arrêté.
Cette « marque de provenance » (RRS,
840) ne laisse pas de doute sur sa culpabilité. De
même, tout de suite après le suicide auquel Boris
a été contraint, c'est le billet où Phiphi
avait demandé à Ghéridanisol s'il était
sûr que le pistolet n'était pas chargé qui,
retrouvé, [135] sert de prétexte à la reconstitution
officielle selon laquelle les enfants ne se seraient pas prêtés
à ce jeu monstrueux s'ils avaient cru que l'arme était
chargée (RRS, 1243, 1245). Ainsi donc, l'intrigue
commence avec une certaine écriture qui permet une approche
authentique du réel à travers les brèches
qu'elle pratique dans l'idéologie : mais cette ouverture
échoue à son tour grâce à l'intervention
des forces de l'ordre dont les lectures grossièrement
défectueuses bouchent les trous, et ce faisant laissent
échapper l'essentiel. En définitive, ce n'est
donc pas pour rien que Gide nous adjure : « Lisez-moi
mieux ; relisez-moi »24.
David H. WALKER (University of Sheffield)
NOTES
(1) André Gide, Romans,
récits et soties, oeuvres Iyriques, Paris, Pléiade,
1958 (RRS), p. 1057.
(2) « Par cette simple parenthèse,
le décor du récit... se réduit à
un défilé de phrases », écrit
Éric Marty à propos de ces lignes. Voir André
Cide, qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1987,
p. 84.
(3) Jean Delay, La Jeunesse d'André
Gide, 2 vol., Paris, Gallimard, 1956-1957, vol. 2, p. 241.
(4) J'emprunte cette expression à Si
le grain ne meurt, dans Journal 1939-1949, Souvenirs,
Paris, Pléiade, 1954, p. 491, où elle s'applique
en fait à la poésie.
(5) Voir Oswald Ducrot, Tzvetan
Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences
du langage, Paris, Seuil, 1972, pp. 427-431. Je remercie
Ann Jefferson, qui a attiré mon attention sur la pertinence
de cette distinction en ce qui concerne l'oeuvre de Gide.
(6) Voir Andrew Oliver, Michel, Job, Pierre,
Paul : intertextualité de la lecture dans « L'Immoraliste »
de Gide, Paris, Minard, Archives André Gide, 1979,
pp. 55-56.
(7) Voir R. Barthes, Le Degré Zéro
de l'écriture, suivi de Nouveaux Essais critiques, Paris,
Seuil, 1972, pp. 25-27 ; Alain Robbe-Grillet, Le Miroir
qui revient, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p.
28.
(8) « Une sorte d'intérêt
vient pour le lecteur du fait qu'il ait à rétablir »,
dit Gide : Journal des Faux-Monnayeurs, Paris,
Gallimard, 1927, p. 28.
(9) R. Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970,
p. 105.
(10) Voir Essais critiques,
Paris, Seuil, 1964, p. 149.
(11) Voir Alain Goulet, « Lire Les
Faux-Monnayeurs », André Gide 5, Revue des
Lettres Modernes, 1975, p. 23.
(12) Peter Brooks, Reading for the Plot,
Oxford, Clarendon Press, 1984, pp. 259-261.
(13) Voir Ducrot et Todorov, op.
cit., pp. 160-161.
(14) Gérard Genette signale en passant
tout l'intérêt pour la narratologie que présente
cet aspect de La Symphonie pastorale, mais il néglige
d'examiner lui-même le texte. Voir Figures III, Paris,
Seuil, 1972, pp. 229-230, note 2.
(15) C'est ce fait qui explique
en partie l'indécision dans l'emploi des temps, le passé
composé et le passé simple s'entremêlant
d'une façon curieuse, relevée par bon nombre de
critiques, notamment M. Maisani-Léonard, André
Cide ou l'ironie de l'écriture, Montréal,
Les Presses de l'Université de Montréal, 1976,
pp. 134-148.
(16) Un autre « escamotage chronologique »,
qui ne nous concerne pas ici, a été repéré
par H. Maillet, « La Symphonie pastorale »
d'André Gide, Paris, Hachette, 1975, pp. 34-42.
(17) Voir R. Wellek et A. Warren, Theory
of Literature, Harmondsworth, Penguin Books, 1973, p. 25.
(18) Voir André Gide, La Symphonie
pastorale, texte publié par Claude Martin, Paris,
Lettres modernes Minard, collection Paralogue, n° 4, 1970,
pp. 5-8. Le manuscrit commence avec une allusion au sermon prononcé
par le pasteur le jour de Noël sur la parole de Luc :
« Elle coucha l'enfant dans une crèche, car
il n'y avait pas de place pour eux à l'hôtellerie. »
Le pasteur établit un parallèle avec le sort de
Gertrude, « pour qui ma femme m'a déclaré
la semaine passée qu'il n'y avait " plus de place à
la maison " et que j'ai dû confier à cette sainte
femme qui a nom Louise Jacquet, à l'autre extrémité
du village ».
(19) Voir Ducrot et Todorov, op. cit., pp.
417-422.
(20) Cf. Maisani-Léonard,
op. cit., p. 107 : « La difficulté
pour le pasteur consiste à essayer de maintenir une distance
entre les événements et son présent, mais
aussi à établir un lien de cause à effet
entre les deux. »
(21) W. Wolfgang Holdheim, Theory and Practice
of the Novel. A Study on André Gide, Genève,
Droz, 1968, p. 251. (22) « Sartre et le nouveau roman »,
Études sartriennes II-III, Cahiers de Sémiotique
textuelle, 5-6, 1986, p. 75.
(23) On pense irrésistiblement aux « pavés
disjoints » affectionnés par Robbe-Grillet.
(24) Divers, Paris, Gallimard, 1931,
p. 62.
David H. WALKER
Après des études
à l'université de Liverpool (1965-1969), obtient
un poste de lecturer à l'université de Glasgow,
où il est promu Senior Lecturer en 1983. Nommé
à la chaire de français à l'université
de Keele en 1985, il y devient Directeur du Département
de Langues Modernes avant d'être nommé à
une chaire de français à l'université de
Sheffield en 1995. Sa thèse de doctorat (1976, Université
de Liverpool) a pour sujet : « Les
Nourritures terrestres :
oeuvre lyrique ». Il a organisé deux colloques
dont les actes ont paru chez Rodopi : Albert
Camus, les extrêmes et l'équilibre (1994), et Retour aux Nourritures terrrestres :
le centenaire d'un bréviaire
(1997). Il a préparé des éditions
scolaires de textes de Camus : L'Exil et le royaume (Harrap,1981) ;
de Genet : Le Balcon (Methuen, 1982) ; de
Robbe-Grillet : Le Rendez-vous
(Methuen, 1987). Outre de nombreux articles sur ces auteurs,
il a publié un livre qui étudie les rapports entre
les écrivains du vingtième siècle et les
reportages journalistiques : Outrage
and Insight : Modern French Writers and the fait divers
(Berg, 1995 : Jarry, Philippe,
Gide, Mauriac, les surréalistes, Sartre, Robbe-Grillet,
Duras, Beauvoir, Le Clézio). Sur Gide, on lui doit notamment :
André Gide (Macmillan, 1990) ; Les Nourritures
terrestres and La Symphonie pastorale (Grant & Cutler, 1990) ; André Gide (Longman, 1996). Il dirige
actuellement l'équipe de l' « André
Gide Editions Project » à l'université
de Sheffield où, en collaboration avec Alain Goulet et
Pascal Mercier, il prépare une édition sur Cédérom
des manuscrits des Caves du Vatican
et une édition critique du Journal des Faux-Monnayeurs.
|