David H. WALKER, « L'écriture et le réel dans les fictions d'André Gide »,

dans Roman, réalités, réalismes, Études réunies par Jean Bessière, Université de Picardie, Centre d'Études du Roman et du Romanesque, Presses Universitaires de France, 1989, pp.121-136.
 

© David H. WALKER

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Texte mis en ligne sur Gidiana le 4 mars 1999.

 

 

     Chez Gide il y a comme un culte de l'écriture. Celui qui écrivait à tout moment, n'importe où, qui ne laissait pas égarer le moindre paragraphe, aurait pu dire de l'écriture ce que le romancier Édouard dit de son journal dans Les Faux-Monnayeurs : « Rien de ce qui m'advient ne prend pour moi d'existence réelle, tant que je ne l'y vois pas reflété »1. De même, pour bon nombre de ses personnages, écrire égale vivre ; ils existent sous le signe de l'écriture, se présentant volontiers par le truchement de journaux, lettres, agendas, et ainsi de suite. Plus précisément l'écriture paraît ancrer le réel dans un système de significations qui, à première vue, offre plus de prise que le vécu brut à la volonté du protagoniste.

     Prenons l'exemple du narrateur de Paludes. Celui-ci se moque du réel : « Cela m'est égal, parce que j'écris Paludes », déclare-t-il à tout venant. La vie n'est vécue que pour être lue. Quand on part en voyage, l'important c'est de prendre des notes, et en plus de « ne noter du voyage rien que les moments poétiques -- parce qu'ils rentrent plus dans le caractère de ce que je désirais » (RRS, 137). D'emblée pourtant, un décalage s'accuse entre l'écriture et ce que propose le réel  ; en témoigne ce passage, qui s'annonce d'abord comme une transcription de l'expérience pour se dénoncer ensuite comme une phrase creuse, de l'écriture pure  :

 

« Du haut des pins, lentement descendues, une à une, en file brune, l'on voyait les chenilles processionnaires -- qu'au bas des pins, longuement attendues, boulottaient les gros calosomes.

« Je n'ai pas vu les calosomes ! dit Angèle (car je lui montrai cette phrase).

-- Moi non plus, chère Angèle, -- ni les chenilles... mais cette phrase, n'est-il pas vrai -- rend excellemment l'impression de notre voyage... 

Il est assez heureux, après tout, que ce petit voyage ait raté... » (RRS, 138)2.

L'écriture semble être faite pour se substituer au réel, de sorte que le narrateur se réjouit de la défectuosité de son expérience. Jean Delay se sert à juste titre de l'expression « l'esthétique de l'échec » pour décrire [122] ce phénomène3. C'est au défaut du réel, paraît-il, que s'affirment les qualités de l'écrit.

     Il est clair d'ailleurs que, dans Paludes, l'écriture prend le pas sur le réel. On n'a qu'à se rappeler qu'il s'agit dans ce texte d'un journal qui, pour rendre compte de l'activité du narrateur, cite les intentions qu'il a consignées par écrit dans son agenda. Mais ce n'est pas tout ; car il commente dans son journal les réflexions qu'il note chaque soir dans son agenda au sujet du programme qu'il s'était rédigé le matin :

 

« Sur une feuille j'écris ce que je ferai, et sur la feuille d'en face, chaque soir, j'écris ce que j'ai fait. Ensuite je compare ; je soustrais, et ce que je n'ai pas fait, le déficit, devient ce que j'aurais dû faire. Je le récris pour le mois de décembre et cela me donne des idées morales. » (RRS, 96).

     C'est sur l'écriture qu'il travaille, de l'écriture que dérivent ses idées morales, à l'écriture qu'il se réfère au besoin pour expliquer telle ou telle perception : « Elle ne faisait pas d'autre bruit que... le son... de " Palmes ! " dans un vers de M. Mallarmé » (RRS, 135). Ou bien : « Il fut triste notre voyage ! -- le mot " aristoloche " exprime quelque chose de ça » (RRS, 140 ; c'est un mot « poétique » qu'il avait noté exprès  : RRS, 138). Une fois passé au crible de l'écriture, le réel n'a plus rien d'inquiétant pour ce neurasthénique. Six ou sept feuilles suffisent pour catégoriser l'ami Richard et pour dédramatiser ce qu'il a de trop entreprenant (RRS, 97-98). Au salon d'Angèle, les différents points de vue philosophiques se confrontent à travers un échange de billets que les invités écrivent l'un à l'autre (RRS, 113-115). Écrire Paludes  est l'action la plus efficace que notre héros puisse concevoir dans les circonstances déplorables auxquelles, selon lui, tout le monde est réduit. Tout incident quelque peu notable qui lui arrive est « bon pour Paludes » (RRS, 97). L'écriture est « la fleur et l'aboutissement de la vie »4 , et nous sommes conviés, à la sortie du livre, à inscrire notre sélection des « phrases les plus remarquables de Paludes » (RRS, 149) sur une feuille réservée à cet effet. Autrement dit, l'écriture a tendance à perdre sa fonction référentielle et revêt un caractère qui se voudrait presque exclusivement performatif ou illocutoire5 . Point n'est besoin de souligner l'intention critique ; aussi le texte n'omet-il pas d'indiquer que, derrière les préoccupations littéraires du narrateur, il existe un réel avec des exigences qui dépassent de loin ses capacités psychologiques et physiques. Il se promet de « s'inquiéter au sujet des relations [123] de Hubert et d'Angèle » (RRS, 96, 102), et va jusqu'à se plaindre de ce que celle-ci semble « immodérément l'admirer » (RRS, 133) ; mais c'est lui-même qui soulève des difficultés lorsque Angèle l'invite en effet à prendre un avantage sur son grand rival  :

 

« Non, chère amie, -- non -- nous pourrions en être gênés ; j'ai même fait à ce sujet quelques vers :
Nous ne sommes pas,
Chère, de ceux-là
Par qui naissent les fils des hommes » (RRS, 141).

En fin de compte, bien sûr, c'est son ami Hubert qui réalise le rêve du narrateur en partant pour Biskra ; les actions réelles échappent à l'écrivain qui n'est qu'écrivain.

     Dans L'Immoraliste, Michel fait sienne cette perspective critique sur l'écriture. Il y a, à ne pas s'y tromper, un écho du salon d'Angèle dans ce que dit Michel au sujet des littérateurs qui fréquentent sa maison à Paris :

 

« Il me parut que la plupart ne vivaient point, se contentaient de paraître vivre et, pour un peu, eussent considéré la vie comme un fâcheux empêchement d'écrire » (RRS, 423).

Michel est un homme aux prises avec l'écriture. Son projet de redécouvrir l'être authentique en lui-même est conçu comme la reconstitution du texte original d'un manuscrit surchargé d'écritures factices :

 

« Et je me comparais aux palimpsestes ; je goûtais la joie du savant qui, sous les écritures plus récentes, découvre, sur un même papier, un texte plus ancien infiniment plus précieux. Quel était-il, ce texte occulté ? Pour le lire, ne fallait-il pas tout d'abord effacer les textes récents ? » (RRS, 399).

Pourtant le texte où il figure lui-même manifeste une imbrication d'écritures qui met en question le bien-fondé et jusqu'à la probité de son entreprise. Dès l'abord l'écriture est présentée comme le lieu d'une imposture en ce qui concerne Michel : le premier texte dont il a été l'auteur a paru sous le nom de son père, ce qui, dit Michel, a valu beaucoup d'éloges à celui-ci ; mais en même temps l'écriture de Michel lui-même a pu bénéficier en quelque sorte du prestige de celui qui l'a endossée. « J'étais confus de voir cette supercherie réussir », dit Michel, « mais désormais je fus lancé » (RRS, 373). Il est de fait qu'il n'abandonne pas ce procédé qui lui a si bien réussi. En racontant oralement l'histoire de sa vie depuis son [124] mariage, il en fait assumer l'écriture à un de ses interlocuteurs -- qui, comme l'indique Andrew Oliver, la rend un peu sienne en la communiquant à ce « Président du Conseil » qu'il prie de venir en aide à Michel6. Cet ami anonyme avoue qu'il s'en sent « presque complice » et qu'il est « comme engagé » dans les actions qu'il transcrit (RRS, 470). En exploitant ainsi l'anonymat relatif que confère le circuit de l'écriture, et le transfert de la responsabilité morale effectué par l'écriture en tant qu'acte illocutoire, le protagoniste refuse d'assumer son identité propre et se dérobe à la culpabilité et à la désapprobation sociale que devraient lui attirer ses méfaits très réels.

     Au niveau de sa narration, l'histoire de Michel est faite d'une accumulation d'écritures superposées qui vont à l'encontre de son but avoué -- c'est-à-dire de dévoiler le texte original de son expérience authentique. Je signalerais notamment la façon dont Michel réécrit ses contacts avec le jeune Bachir. Pour commencer, l'apparition du garçon est racontée au présent : Michel en tant que narrateur rentre dans la peau du protagoniste qu'il était à l'époque qu'il recrée après coup dans son récit. Au premier abord, Michel est « gêné » par la présence du jeune Arabe ; il note « un geste qui découvre ses bras nus », et il remarque que le garçon « est tout nu sous sa mince gandourah blanche ». Bientôt, il oublie sa gêne en détaillant les pieds nus de l'enfant, ses chevilles qui sont « charmantes », ainsi que « les attaches de ses poignets ». « La gandourah, un peu tombée, découvre sa mignonne épaule. J'ai le besoin de la toucher », constate-t-il (RRS, 381-382). Le lecteur surprend ici des indices flagrants de cette pédophilie mal avouée qui prendra possession de Michel, peut-être à son insu, au cours des événements ultérieurs. Aussi est-ce avec un intérêt accru que nous apprenons son impatience le lendemain, quand Bachir ne vient pas ; de même le texte de la deuxième rencontre appelle un examen attentif. La différence de présentation est frappante. Michel a recours à ce passé historique qui a fait l'objet de tant de dénonciations, de Barthes à Robbe-Grillet, et qui trahit ici la substitution des artifices de l'écriture à la perception du réel7 . Les impulsions spontanées mises en évidence dans l'évocation précédente sont supprimées ; un écart s'accuse au sein du « je » entre le narrateur et le protagoniste, ce qui permet à Michel de se distancer des traces d'une attraction sexuelle et de surajouter à la chronique une explication plus conventionnelle : « C'était là ce dont je m'éprenais en lui : la santé. La santé de ce petit corps était belle » (RRS, 382). Ce faisant, [125] il rétablit en somme le palimpseste en essayant d'« occulter » l'écriture de l'être authentique.

     Il est vrai que du commencement à la fin de L'Immoraliste  on est conscient de cette interférence entre narrateur et protagoniste qui est d'ailleurs une des marques de l'ironie dans les récits gidiens. Le modèle du palimpseste reste pertinent dans la mesure où l'écriture se replie constamment sur elle-même du fait de la structure narrative à laquelle elle doit s'adapter. On assiste en définitive à un véritable brassage de plusieurs écritures correspondant aux différentes couches chronologiques ou psychologiques que le texte met en oeuvre. Par exemple, lorsque Michel rappelle sa convalescence, son récit s'accompagne de commentaires qui gauchissent légèrement le sens de ce qu'il raconte sous l'influence de ce qu'il a vécu depuis ou de ce qu'il ressent au moment de parler. « Je pense, quand j'y réfléchis aujourd'hui, qu'un trouble nerveux général s'ajoutait à la maladie ; je ne puis expliquer autrement une série de phénomènes, irréductibles, me semble-t-il, au simple état tuberculeux » (RRS, 386). Au fond, bien sûr, cela n'a rien de très frappant ; on s'attendrait à des interventions pareilles dans tout récit rétrospectif. Mais on ne doit pas perdre de vue le besoin d'autojustification qui motive en partie du moins le récit de Michel. D'une part, il se promet de « parler longuement de [son] corps » afin de démontrer qu'il n'entrait rien d'intellectuel dans sa redécouverte de la vie : « Il vous semblera tout d'abord que j'oublie la part de l'esprit. Ma négligence, en ce récit, est volontaire ; elle était réelle là-bas. » Ceci pour inviter les auditeurs à s'identifier avec le malade et afin d'excuser une certaine inconscience et un manque d'égards assez choquant vis-à-vis de sa femme Marceline, par exemple. D'autre part, il s'agit de suggérer que cette convalescence sortait de l'ordinaire, qu'elle a contribué à des découvertes d'ordre moral qui, elles, n'ont rien de maladif : « Toute sensibilité très vive peut, suivant que l'organisme est robuste ou débile, devenir, je le crois, cause de délice ou de gêne » (RRS, 387). A la réflexion, il ne faut pas trop s'identifier avec le malade qui se couvrait et se découvrait alternativement « avec une exagération ridicule ». Ce balancement entre sympathie et antipathie à l'égard des diverses personnes que Michel a été se double d'une autre dimension qui se fait jour également à des moments pareils du récit : « ... dès que la fenêtre était refermée, j'étouffais. Avec quels délices plus tard sentirai-je entrer vers moi le vent des nuits, le clair de lune... », déclare le narrateur dans une [126] métalepse narrative assez frappante (RRS, 387). Ce verbe au futur là où on s'attendrait à un futur du passé injecte dans le récit un vécu qui est moins le vécu du protagoniste d'avant ou d'après sa maladie que le vécu de celui qui raconte et qui revit ce qu'il raconte. En effet, Michel en tant que narrateur s'impatiente : « Il me tarde enfin d'en finir avec ces premiers bégaiements de santé. » Et d'annoncer une coïncidence dans le narré qui répond aux voeux du narrateur : « Grâce à des soins constants en effet, ... je ne tardai pas d'aller mieux. » Il est évident que ce récit n'obéit pas exclusivement à la logique de la diégèse, que le réel qu'il s'agirait de transcrire est loin d'être unidimensionnel. Les faits de l'histoire, que le lecteur est sommé de rétablir8 , disparaissent à peu près irrécupérablement sous cette accumulation d'éléments accessoires. Cette voix qui parle : dans quelle mesure est-ce le Michel d'avant sa maladie qui subsiste malgré tout ? Tantôt ce peut être le Michel d'après la mort de Marceline, tantôt celui qui se sent coupable, tantôt celui qui revendique la liberté morale du surhomme ; tantôt celui qui revit la maladie, tantôt celui qui aspire tout simplement à revivre l'aventure de la sensualité renaissante. Autant de voix, autant d'écritures. De même, s'il s'agit de définir le vécu d'où découlerait l'écriture quasi autobiographique du roman, on aura du mal à décider laquelle d'entre plusieurs sortes de vécu aura la priorité. Dans la première partie de son récit, Michel raconte qu'un matin il relut et apprit « trois phrases de l'Odyssée » pour marquer l'importance des sensations qui se réveillaient en lui (RRS, 391). Plus tard, à son retour en Afrique du Nord, il cherche à se rappeler ce qu'il y lisait : « Qu'y lisais-je donc ?... Homère ; depuis je ne l'ai pas rouvert » (RRS, 465). Ce dernier incident, narré au présent, confond encore narrateur et protagoniste, mais suppose en même temps une distinction entre la mémoire du protagoniste, qui doit chercher avant de retrouver la réminiscence, et celle du narrateur, qui en ce moment revit l'incident pour la quatrième fois. Entre les différentes couches de l'expérience et de la narration, le texte indique un chassé-croisé d'interférences, ce qui fait que le palimpseste de L'Immoraliste  paraît d'une complexité intimidante à qui voudrait vraiment le déchiffrer. Ce qui manque notamment dans ce roman, c'est une hiérarchie dans la distribution des écritures dont il se compose : et le fait que ce soit un interlocuteur anonyme qui prend en charge l'écriture du récit laisse en suspens, précisément, la question de l'autorité (j'aimerais pouvoir dire auteurité) dans le texte. La mise en relief de l'écriture [127] dans ce récit a pour effet, pour citer Barthes, de « rendre dérisoire, annuler le pouvoir... d'un langage sur un autre »9 .

     Est-ce à dire que chez Gide, « écrire est un verbe intransitif », comme le voulait encore Barthes10 ? Sans doute : on a bien dit et démontré sans conteste qu'avec Gide « on quitte une littérature de consommation  pour une littérature de production »11 . Mais il y a lieu de nuancer. Parlant du Coeur des ténèbres  de Conrad, qui présente plusieurs points de similitude avec L'Immoraliste, le critique américain Peter Brooks soutient que, dans ce genre d'ouvrage, l'implication de l'interlocuteur -- du narrataire -- dans la recherche d'un sens, d'un référent fictif qui ne peut jamais être fixé l'emporte sur l'élaboration d'une histoire ou d'un texte autonomes12 . Il est hors de doute que, dans la plupart des fictions gidiennes, il s'agit bien d'un certain réel que le narrateur -- homodiégétique sinon autodiégétique -- cherche à désigner, voire à reconstituer -- fût-ce sous des formes gauchies. L'analyse de l'écriture dans ces textes doit tenir compte de ce que le lecteur est appelé à « rétablir ». Il est vrai que l'écriture accuse sa propre incapacité à saisir le réel ; mais elle aura quand même pour fonction d'inviter le lecteur à reconnaître, au-delà de l'écriture du personnage, un vécu qui lui a servi de prétexte tout en échappant à sa prise. Gide se donne pour but, non point simplement de communiquer l'impossibilité de récupérer tel ou tel détail, mais de créer, à partir de stratégies narratives particulières, ce que j'appellerais un « effet de référence », tout comme le linguiste Guillaume a baptisé de l'étiquette « effet de sens » ce mouvement de pensée qui précède l'établissement d'un sens particulier13 . Somme toute, l'écriture chez Gide ressemble au « quartz étrange » dont sont faits les boutons de manchette qui figurent dans Les Caves du Vatican. D'une part, cette « agate embrouillardée... ne laissait rien voir au travers d'elle » ; d'autre part, pourtant, le narrateur précise qu'elle paraît « transparente » (RRS, 731 ).

     Parmi les techniques qui produisent cet effet, on citera notamment les monologues qui s'entrecoupent, comme dans La Porte étroite, ou la diversité des points de vue mise en oeuvre dans Les Faux-Monnayeurs. Mais ce que je voudrais examiner ici, c'est la création d'une lacune ostensible dans le texte. Un exemple marquant de ce phénomène se trouve dans La Symphonie pastorale. On sait que ce roman se divise en deux parties : il comprend deux cahiers où un pasteur entreprend de retracer l'histoire de Gertrude, jeune orpheline aveugle qu'il a recueillie chez lui. Les effets sur le [128] pasteur lui-même et sur sa famille de l'arrivée parmi eux de cette jeune fille sont narrés au cours d'un récit rétrospectif consigné dans un journal. Cette forme narrative établit un lien très spécial entre le présent de la narration et le passé dont parle le pasteur ; et le statut précis de l'un par rapport à l'autre est un des problèmes principaux posés par le récit14.

     Amélie, la femme du pasteur, s'indigne de voir son mari amener « ce paquet de chair » (RRS, 880) rébarbatif dont elle devra elle-même s'occuper : ils sont « déjà assez à la maison », proteste-t-elle (RRS, 882). Ce qui est remarquable dans l'évocation de cette dispute, c'est que le pasteur glisse constamment du passé au présent lorsqu'il s'agit de commenter les réactions de sa famille. « Comme chaque fois qu'il doit y avoir une explication entre nous, j'ai commencé par faire sortir les enfants », dit-il. Il précise d'ailleurs qu'à l'exception de Charlotte, tous ses propres enfants « sont déjà stylés par la mère » (RRS, 880). Cette femme elle-même est décrite au présent : elle « est un jardin de vertus » (RRS, 880), apprend-on ; et quand elle se met à « protester que certainement elle n'avait rien à me dire », son mari ajoute « ce qui est le prélude habituel des plus longues explications » (RRS, 882). Ailleurs, le pasteur évoque « son habitude de laisser faire et de se réserver ensuite le droit de blâmer » (RRS, 897). Son soi-disant récit rétrospectif encadre visiblement une situation que le narrateur est en train de vivre au moment de raconter le passé. Parfois même le pasteur abandonne sa chronique en faveur d'une franche diatribe au présent contre son épouse ; le 8 mars, il écrit dans son cahier : « Le seul plaisir que je puisse faire à Amélie, c'est de m'abstenir de faire les choses qui lui déplaisent... A quel point elle a déjà rétréci ma vie, c'est ce dont elle ne peut se rendre compte » (RRS, 898). On trouve dans ce roman une analyse très fine de la psychologie du ménage qui passe par une période difficile. Le texte signale le thème, car le pasteur remarque « à quel point deux êtres, vivant somme toute de la même vie, et qui s'aiment, peuvent rester (ou devenir) l'un pour l'autre énigmatiques et emmurés » (RRS, 905). Mais c'est l'équivoque du « rester (ou devenir) » qui doit nous retenir. Car on ne peut pas juger des tensions dans ce mariage sans savoir de quoi elles sont faites : et la narration du pasteur cherche à escamoter l'histoire de son mariage en enchassant ces images de sa femme telle qu'elle lui apparaît aujourd'hui au sein de son récit d'événements qui datent de plus de deux ans et demi. Est-ce que lui et sa femme sont restés  étrangers l'un pour l'autre, ou est-ce qu'ils le sont devenus? Qu'est-ce [129] qui sépare le passé du récit du présent qui s'y reflète manifestement ? En d'autres termes, qu'est-ce qui se passe, par exemple, le 8 mars, au moment où le pasteur parle en apparence d'un concert à Neuchâtel qui a eu lieu près de deux années auparavant ? C'est ici que le lecteur se trouve devant la nécessité de reconstituer le non-dit, ce réel fictif qui conditionne l'anecdote livrée par le pasteur. Le texte contient, il est vrai, des indices assez illuminants, en particulier lorsque le narrateur, faisant allusion aux leçons de musique qu'il a essayé de donner à Gertrude, parle du « petit harmonium de notre chapelle, que tient d'ordinaire Mlle Louise de la M... chez qui Gertrude habite à présent » (RRS, 900). A présent, donc, Gertrude n'habite plus chez le pasteur ; mais le lecteur devra attendre encore quelques pages avant d'apprendre que c'est par suite d'une dispute entre le pasteur et son fils Jacques, qui est tombé amoureux de Gertrude, que le pasteur a expédié cette dernière chez Mlle de la M... et qu'il a forcé son fils (id est : son rival) à renoncer à son projet de mariage et à s'éloigner de la maison pendant un mois. Qui plus est, tout ceci s'est produit au mois d'août de l'année qui précède le récit du pasteur : celui-ci se met à écrire le 10 février suivant. Au demeurant, son récit qui s'annonçait comme récapitulatif ne peut pas l'être en fait, car les événements dont il parle n'ont pas atteint de conclusion à l'époque où il commence sa chronique15. Au contraire de Michel qui est arrivé au terme de son histoire avant de la raconter, le pasteur est encore en pleine histoire au moment où, si j'ose dire, il se met à discourir.

     Ce n'est qu'au début du deuxième cahier que le pasteur esquisse enfin la vie actuelle des personnages principaux. Là, il rappelle que depuis l'automne précédent Gertrude habite chez cette Mlle de la M..., « âme profondément religieuse » qui héberge trois autres petites aveugles en même temps que la protégée du pasteur. Il est clair que la dame charitable mène une vie très aisée et qu'elle est à même de subvenir aux besoins de ses pensionnaires « sans avoir à se gêner ou à se tourmenter pour leur entretien » (RRS, 919) ; il ressort aussi de ces paragraphes que le pasteur a pris goût au climat qui règne dans cette maison paisible et qu'il la visite régulièrement, sous prétexte de poursuivre l'éducation religieuse de Gertrude -- dont en réalité, bien entendu, il est lui-même amoureux. Les pages au cours desquelles il évoque ce ménage idéal établissent un contraste systématique, point par point, avec sa propre maison, ses propres enfants, sa propre épouse (RRS, 917-920). « Quel repos, quel réconfort pour moi, chaque [130] fois que je rentre dans la chaude atmosphère de La Grange, et combien il me prive si parfois il me faut rester deux ou trois jours sans y aller », écrit-il (RRS, 919). Après coup, nous nous rendons compte que c'est l'image de ce foyer idéal qui informe toutes les critiques implicites ou explicites de son propre ménage qui parsèment le texte du premier cahier.

     Un autre facteur qui entre en jeu dans une lecture telle que nous la proposons, c'est le creux chronologique qui existe entre l'automne précédent, époque à laquelle le pasteur a confié Gertrude à Mlle de la M..., et le 10 février, jour où il décide de « revenir en arrière et raconter comment je fus amené à m'occuper de Gertrude » (RRS, 877). C'est ici l'espace du non-dit, de ce réel qu'il importe de récupérer si nous voulons bien comprendre le texte16. Il ne s'agit pas de spéculer sur le nombre d'enfants qu'avait Lady Macbeth, pour emprunter les termes d'une polémique célèbre qui a marqué l'histoire de la critique anglo-saxonne17 ; mais bien plutôt de lire entre les lignes pour « rétablir » les faits fictifs. Une comparaison avec le texte du manuscrit, reproduit dans l'édition critique de Claude Martin, révèle que Gide a supprimé du début de La Symphonie pastorale  quelques lignes qui auraient explicité bien des choses en racontant le déménagement de Gertrude qui précède la rédaction du récit : pour Gide, il s'agissait sans doute de contraindre le lecteur à déduire cet arrière-plan significatif au fur et à mesure18. Il faut avouer que parler de « non-dit » à cet égard est quand même un peu fort, car enfin la deuxième moitié du texte définitif offre suffisamment d'allusions pour étayer une reconstruction générale de la période en question. Pourtant le fait que ces détails ont été déplacés du début du récit où ils auraient dicté une lecture assez différente est lui-même significatif. « Gertrude, ainsi qu'il était convenu, avait été loger chez Mlle Louise, où j'allais la voir chaque jour », note le pasteur au début du deuxième cahier (RRS, 913). De plus, confie-t-il, « J'ai pris... cette habitude, depuis l'automne et encouragé par la rapide tombée de la nuit, d'aller chaque fois que me le permettent mes tournées, c'est-à-dire quand je peux rentrer assez tôt, prendre le thé chez Mlle de la M... » (RRS, 919). La véritable portée de cet aveu ressort si on le juxtapose à une déclaration faite par le pasteur quelques paragraphes plus haut : « Lorsque après une journée de luttes, visites aux pauvres, aux malades, aux affligés, je rentre à la nuit tombée, harassé parfois, le coeur plein d'un exigeant besoin de repos, d'affection, de chaleur, je ne trouve le plus souvent à mon foyer que soucis, récriminations, tiraillements, à quoi mille [131] fois je préférerais le froid, le vent et la pluie du dehors » (RRS, 917-918). Nos soupçons seront confirmés rien qu'à nous reporter à la page suivante : « Qu'il m'est doux, si j'ai le temps de m'attarder un peu près d'elles », dit-il à propos des pensionnaires à La Grange (RRS, 919). Si le pasteur se plaint de l'accueil qu'il reçoit chez lui, ce n'est pas pour nous étonner, compte tenu de ces lapsus indiquant qu'il a l'habitude de rentrer tard après avoir pris le thé chez Mlle de la M..., en compagnie de Gertrude. Cet état de choses dure depuis déjà cinq mois au début du premier cahier, et doit être perçu à l'arrière-plan pendant toute la durée de la narration du pasteur, c'est-à-dire du 10 février jusqu'au 20 mai, date à laquelle Gertrude entre à l'hôpital. C'est ici la « situation de discours19 » qui précède et accompagne le déroulement de la narration. La lecture du récit prend une dimension nouvelle si on garde à l'esprit cette perspective pourtant inhérente au texte. Il n'y a pas jusqu'aux paragraphes d'ouverture qui ne revêtent un sens précis, vus sous cet angle :

 

« La neige, qui n'a pas cessé de tomber depuis trois jours, bloque les routes. Je n'ai pu me rendre à R... [...]
Je profiterai des loisirs que me vaut cette claustration forcée, pour revenir en arrière et raconter comment je fus amené à m'occuper de Gertrude. »

Ce n'est pas pour rien que ses pensées se tournent vers Gertrude. Il est privé du plaisir de la voir, puisque, ne pouvant pas sortir en tournée, il se trouve dans l'impossibilité de passer chez Mlle de la M... en rentrant. Le deuxième « chapitre » de son journal/récit parle encore de la neige qui empêche le pasteur de quitter la maison autrement que par la buanderie ; il est à supposer qu'à présent il ne pourra même plus visiter Gertrude pour poursuivre son instruction religieuse. Il répète qu'il « en profite pour continuer ce récit » (RRS, 884). On est donc fondé à formuler une hypothèse selon laquelle les dates qui se succèdent au commencement de ce cahier marquent les étapes de la rédaction d'une chronique que son auteur retrace à peu près d'affilée pendant qu'il est retenu à la maison. Après le 29 février, il délaisse son cahier, qui ne reprend que le 8 mars : mais alors le texte commence par des plaintes particulièrement amères au sujet d'Amélie avant d'enchaîner sur la suite de la narration précédente. Il y a tout lieu d'imaginer que cette reprise du journal/récit est motivée principalement par une dispute entre le pasteur et sa femme survenue le 8 mars : peut-être que la frustration et le ressentiment qui couvent depuis si longtemps se trouvent [132] exaspérés par cette situation où les époux désunis se voient plus souvent qu'ils n'en ont l'habitude. Quoi qu'il en soit, en lisant la première partie de La Symphonie pastorale  on ne saurait apprécier à leur juste valeur les allusions nombreuses aux sentiments d'antipathie qui caractérisent le ménage sans faire la part de ce que le pasteur trahit plus tard sur son propre comportement avant et pendant la période qui voit la rédaction de ces pages.

     On m'accusera peut-être de couper les cheveux en quatre et d'émettre des hypothèses relevant d'une lecture naïvement réaliste. Je n'ai d'autre recours que de plaider coupable, mais je soutiens que c'est en réponse à une provocation préméditée de la part du texte. Lorsque le pasteur dénonce l'inconstance de ses enfants et qu'il parle en particulier de « mon grand Jacques lui-même, aujourd'hui si distant, si réservé... » (RRS, 884), le lecteur averti ne pourra résister au réflexe que déclenche cet aveu à demi inconscient. Il se rappellera -- ou anticipera -- le sacrifice et l'éloignement tout littéral auxquels Jacques a été contraint six mois avant que son père écrive ces mots. Celui qui est prévenu sur ces détails sera prêt également à dépister l'hypocrisie avec laquelle le pasteur prétend sortir de son propos pour une anecdote de moindre importance, en annonçant : « Je veux relater un petit fait qui a rapport à la musique » (RRS, 899). L'incident qu'il aborde sur ce ton désinvolte est très loin d'être un « petit fait » et n'a que très peu de chose à voir avec la musique : il s'agit, en réalité, de la découverte de l'amour de Jacques pour Gertrude. En préfaçant l'incident de la remarque en question, le pasteur se laisse prendre en flagrant délit de déformation narrative. Il essaie au fond de prévenir ou de déjouer l'enchaînement fatal de cause à effet qui fera que ce conflit entre père et fils précipitera -- a déjà précipité -- la grande rupture dans la famille. L'équivoque que nous avons signalée plus haut concernant l'histoire des relations entre le pasteur et Amélie se trouve ici pleinement confirmée20.

     De telles mises en rapport temporelles et diégétiques montrent à quel degré ce texte est basé sur une structure narrative et chronologique qui mime la structure du vécu : le lecteur se trouve face à « l'équivalent ontologique » du réel, selon le mot de Wolfgang Holdheim21 . Seul est capable de saisir toutes les nuances du vécu qui influe sur le récit, le lecteur qui se sera assuré au préalable une vue d'ensemble sur le réel fictif qui sous-tend l'écriture. Les stratégies adoptées par Gide consistent en gros à faire endosser à un personnage de la fiction les procédés du réalisme [133] classique. Ce faisant, il soumet en fait ce réalisme à une critique rigoureuse, tout en conviant le lecteur à la recherche d'un référent fictif que le texte lui-même ne semble guère se soucier de prendre en charge. Robbe-Grillet remarque que dans des textes non représentatifs comme les siens, « les effets de vérité, les effets de sens, les effets de représentation en général sont extrêmement importants, parce qu'ils créent des tensions internes qui les rendent perméables à la lecture »22. Les problèmes de représentation sont loin d'être liquidés : c'est ce qui fait qu'il est encore possible d'écrire des romans. De plus, entre les romans d'avant-garde et les textes où subsiste un souci de réalisme, il n'y a pas solution de continuité. Chez Robbe-Grillet, les effets de représentation sont là pour que le texte puisse contrecarrer les réflexes qu'ils déclenchent chez le lecteur. Les repères chronologiques de La Jalousie, c'est bien connu, embrouillent la temporalité représentée et aboutissent à des impasses chronologiques. Bien que le propos de Gide semble moins radical à première vue -- les repères chronologiques de La Symphonie pastorale sont susceptibles après tout d'être plus ou moins mis en ordre --, il y a quand même un point au-delà duquel Gide aussi refuse bien sûr l'illusion référentielle. Revenons à la chronologie des relations entre le pasteur et sa femme : sont-ils restés  ou devenus  étrangers l'un pour l'autre ? En fin de compte, c'est une question qui ne peut pas être tranchée. Que l'engouement que le pasteur éprouve pour Gertrude ait été la cause ou l'effet d'un refroidissement survenu entre lui-même et Amélie, il n'y a pas moyen de le savoir. Il se peut que « l'effet de représentation » chez Gide invite le lecteur à pénétrer derrière la façade de l'écriture. Il n'y découvrira pas un paysage en trompe l'oeil, comme chez Robbe-Grillet ; mais il s'agira quand même d'un paysage dont l'horizon recule au-delà de ce que l'écrivain prétendra dévoiler.

     Pour tracer les paramètres du rapport entre le réel et l'écriture chez Gide, il convient de noter en conclusion le rôle que jouent dans les fictions à narrateur extradiégétique les bribes d'écriture que l'on y trouve, notamment dans l'exposition et au dénouement de l'intrigue. Dans Le Prométhée mal enchaîné, les événements sont mis en marche par l'écriture sur une enveloppe contenant un billet de cinq cents francs. L'adresse sur cette enveloppe est d'une écriture inconnue qui accuse un « manque complet de caractère » et qui défie les efforts des graphologues pour préciser quoi que ce soit sur son origine (RRS, 309). Manifestement, cette écriture présente le modèle d'un geste qui échappe aux explications causales -- c'est [134] le prototype de l'acte gratuit. Qui plus est, quand l'auteur de ces lignes est identifié, il déclare tout de go : « Je ne sais qui m'a mis au monde » (RRS, 310), ce qui renforce le thème d'une origine sans origine. Comme l'écriture selon Derrida, l'écriture dans le Prométhée  annonce une faille dans le sens établi, ouvre l'espace d'un jeu de sens marqué par la différance. Il en va de même dans Les Faux-Monnayeurs. Bernard est expulsé de son existence routinière par la découverte d'une lettre -- lettre dont le signataire ne peut être identifié, et qui annonce, de plus, que Bernard est de naissance illégitime. Après l'avoir lue, Bernard remet cette lettre à sa place, sous les « lames disjointes » d'une console à l'intérieur de laquelle il l'avait trouvée23. Ici encore, donc, l'écriture déclenche l'aventure en vertu de sa capacité d'évacuer l'autorité des origines et de fissurer les formes qui jusque-là avaient tant bien que mal réglé le vécu et la perception du réel.

     D'autre part, l'écriture se présente aussi comme ce qui fonde les erreurs les plus notables des êtres humains. Le thème se fait jour dans Les Caves du Vatican, lors du sabotage par sa femme des expériences scientifiques menées par Anthime Armand-Dubois. En donnant à manger aux rats, Véronique interrompt irréparablement l'expérience en cours et ôte toute valeur aux tableaux d'observations que son mari avait dressés. Furieux, celui-ci déchire les feuilles en petits morceaux pour marquer son exaspération. Pourtant, une fois sa femme partie : « Il ramasse les feuilles déchirées, remet bout à bout les fragments, et recopie soigneusement tous les chiffres » (RRS, 689). A défaut d'évidence empirique concluante, l'homme de science se livre au charme de composer des tableaux écrits qui inviteront le lecteur à extrapoler -- peut-être bien à tort, bien fallacieusement -- à partir de données insuffisantes. De même à la fin des Faux-Monnayeurs nous apprenons que le roman qu'Édouard va écrire sera lacunaire, puisque la mort de Boris n'y figurera pas. La lecture improvisée d'un texte fragmentaire inaugure en fait le dénouement des Caves comme des Faux-Monnayeurs. Dans Les Caves du Vatican, ce qui fait que c'est Protos qui expie le crime commis par Lafcadio, c'est l'étiquette, découpée dans le castor de Lafcadio, que Protos a le malheur d'avoir dans sa poche au moment où il est arrêté. Cette « marque de provenance » (RRS, 840) ne laisse pas de doute sur sa culpabilité. De même, tout de suite après le suicide auquel Boris a été contraint, c'est le billet où Phiphi avait demandé à Ghéridanisol s'il était sûr que le pistolet n'était pas chargé qui, retrouvé, [135] sert de prétexte à la reconstitution officielle selon laquelle les enfants ne se seraient pas prêtés à ce jeu monstrueux s'ils avaient cru que l'arme était chargée (RRS, 1243, 1245). Ainsi donc, l'intrigue commence avec une certaine écriture qui permet une approche authentique du réel à travers les brèches qu'elle pratique dans l'idéologie : mais cette ouverture échoue à son tour grâce à l'intervention des forces de l'ordre dont les lectures grossièrement défectueuses bouchent les trous, et ce faisant laissent échapper l'essentiel. En définitive, ce n'est donc pas pour rien que Gide nous adjure : « Lisez-moi mieux ; relisez-moi »24.

 

David H. WALKER (University of Sheffield)

 

NOTES

(1) André Gide, Romans, récits et soties, oeuvres Iyriques, Paris, Pléiade, 1958 (RRS), p. 1057.

(2) « Par cette simple parenthèse, le décor du récit... se réduit à un défilé de phrases », écrit Éric Marty à propos de ces lignes. Voir André Cide, qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 84.

(3) Jean Delay, La Jeunesse d'André Gide, 2 vol., Paris, Gallimard, 1956-1957, vol. 2, p. 241.

(4) J'emprunte cette expression à Si le grain ne meurt, dans Journal 1939-1949, Souvenirs, Paris, Pléiade, 1954, p. 491, où elle s'applique en fait à la poésie.

(5) Voir Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972, pp. 427-431. Je remercie Ann Jefferson, qui a attiré mon attention sur la pertinence de cette distinction en ce qui concerne l'oeuvre de Gide.

(6) Voir Andrew Oliver, Michel, Job, Pierre, Paul : intertextualité de la lecture dans « L'Immoraliste » de Gide, Paris, Minard, Archives André Gide, 1979, pp. 55-56.

(7) Voir R. Barthes, Le Degré Zéro de l'écriture, suivi de Nouveaux Essais critiques, Paris, Seuil, 1972, pp. 25-27 ; Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 28.

(8) « Une sorte d'intérêt vient pour le lecteur du fait qu'il ait à rétablir », dit Gide : Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927, p. 28.

(9) R. Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 105.

(10) Voir Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 149.

(11) Voir Alain Goulet, « Lire Les Faux-Monnayeurs », André Gide 5, Revue des Lettres Modernes, 1975, p. 23.

(12) Peter Brooks, Reading for the Plot, Oxford, Clarendon Press, 1984, pp. 259-261.

(13) Voir Ducrot et Todorov, op. cit., pp. 160-161.

(14) Gérard Genette signale en passant tout l'intérêt pour la narratologie que présente cet aspect de La Symphonie pastorale, mais il néglige d'examiner lui-même le texte. Voir Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp. 229-230, note 2.

(15) C'est ce fait qui explique en partie l'indécision dans l'emploi des temps, le passé composé et le passé simple s'entremêlant d'une façon curieuse, relevée par bon nombre de critiques, notamment M. Maisani-Léonard, André Cide ou l'ironie de l'écriture, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1976, pp. 134-148.

(16) Un autre « escamotage chronologique », qui ne nous concerne pas ici, a été repéré par H. Maillet, « La Symphonie pastorale » d'André Gide, Paris, Hachette, 1975, pp. 34-42.

(17) Voir R. Wellek et A. Warren, Theory of Literature, Harmondsworth, Penguin Books, 1973, p. 25.

(18) Voir André Gide, La Symphonie pastorale, texte publié par Claude Martin, Paris, Lettres modernes Minard, collection Paralogue, n° 4, 1970, pp. 5-8. Le manuscrit commence avec une allusion au sermon prononcé par le pasteur le jour de Noël sur la parole de Luc : « Elle coucha l'enfant dans une crèche, car il n'y avait pas de place pour eux à l'hôtellerie. » Le pasteur établit un parallèle avec le sort de Gertrude, « pour qui ma femme m'a déclaré la semaine passée qu'il n'y avait " plus de place à la maison " et que j'ai dû confier à cette sainte femme qui a nom Louise Jacquet, à l'autre extrémité du village ».

(19) Voir Ducrot et Todorov, op. cit., pp. 417-422.

(20) Cf. Maisani-Léonard, op. cit., p. 107 : « La difficulté pour le pasteur consiste à essayer de maintenir une distance entre les événements et son présent, mais aussi à établir un lien de cause à effet entre les deux. »

(21) W. Wolfgang Holdheim, Theory and Practice of the Novel. A Study on André Gide, Genève, Droz, 1968, p. 251. (22) « Sartre et le nouveau roman », Études sartriennes II-III, Cahiers de Sémiotique textuelle, 5-6, 1986, p. 75.

(23) On pense irrésistiblement aux « pavés disjoints » affectionnés par Robbe-Grillet.

(24) Divers, Paris, Gallimard, 1931, p. 62.

 

 

David H. WALKER

Après des études à l'université de Liverpool (1965-1969), obtient un poste de lecturer à l'université de Glasgow, où il est promu Senior Lecturer en 1983. Nommé à la chaire de français à l'université de Keele en 1985, il y devient Directeur du Département de Langues Modernes avant d'être nommé à une chaire de français à l'université de Sheffield en 1995. Sa thèse de doctorat (1976, Université de Liverpool) a pour sujet  : « Les Nourritures terrestres  : oeuvre lyrique ». Il a organisé deux colloques dont les actes ont paru chez Rodopi : Albert Camus, les extrêmes et l'équilibre  (1994), et Retour aux Nourritures terrrestres : le centenaire d'un bréviaire (1997). Il a préparé des éditions scolaires de textes de Camus : L'Exil et le royaume  (Harrap,1981) ; de Genet : Le Balcon  (Methuen, 1982) ; de Robbe-Grillet : Le Rendez-vous (Methuen, 1987). Outre de nombreux articles sur ces auteurs, il a publié un livre qui étudie les rapports entre les écrivains du vingtième siècle et les reportages journalistiques : Outrage and Insight : Modern French Writers and the fait divers (Berg, 1995  : Jarry, Philippe, Gide, Mauriac, les surréalistes, Sartre, Robbe-Grillet, Duras, Beauvoir, Le Clézio). Sur Gide, on lui doit notamment : André Gide (Macmillan, 1990) ; Les Nourritures terrestres and La Symphonie pastorale (Grant & Cutler, 1990) ; André Gide (Longman, 1996). Il dirige actuellement l'équipe de l' « André Gide Editions Project » à l'université de Sheffield où, en collaboration avec Alain Goulet et Pascal Mercier, il prépare une édition sur Cédérom des manuscrits des Caves du Vatican  et une édition critique du Journal des Faux-Monnayeurs.

 

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