Louis PARROT, Les Lettres Françaises, 20 septembre 1946.

[Repris dans le BAAG, n° 27, juillet 1975, pp. 30-4].

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[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

LES LIVRES ET L'HOMME

LE SECRET DE THÉSÉE

 

     André Gide publie, aujourd'hui, un Thésée auquel il travaillait depuis fort longtemps, et dont il nous entretenait déjà dans son Journal. On a parlé bien vite de « testament littéraire ». On a vu dans ce récit le résumé de son oeuvre. En fait, ce livre nouveau dans lequel abondent tant de vieilles idées nous aide à définir la position actuelle de l'auteur, et, en maint passage, c'est André Gide lui-même qui parle par la bouche de ses héros. Mais on aurait tort de voir seulement en Thésée un reflet fidèle de l'auteur. Derrière cette image que nous offre ce miroir, il y a de nombreuses ombres, et bien des fantômes qui s'agitent et qui, chacun, veut nous révéler sa petite histoire personnelle. Si le ton confidentiel du récit, le rappel d'aventures qui s'étagent sur tout une vie et, surtout, le je du narrateur font croire à une identification de l'auteur de Saül, de Perséphone et d'OEdipe et du fondateur d'Athènes, il ne faut pas oublier que le moindre personnage de Gide, pris au hasard de son oeuvre, est toujours l'un de ses porte-parole. Gide n'est pas seulement Thésée, mais aussi OEdipe, Minos, Dédale et, pourquoi pas ? Ariane, Pasiphaé ou la complexe entité Phèdre-Glaucos.

     Tous ces personnages sont-ils vivants ? Non. Du moins pas à la manière où on l'entend d'ordinaire. Gide n'a pas créé de type (à l'exception peut-être de Lafcadio), c'est lui-même que l'on retrouve dans tous ses héros. Ceux-ci ne pèchent jamais par excès d'individualité. Ils sont seulement dessinés à grands traits sur un recueil de maximes que la couleur de leurs tuniques et de leurs attributs [31] mythologiques n'empêche pas de lire. Aucun d'eux n'est très bien fixé. Et, d'un livre à l'autre, il n'est pas rare que leurs réapparitions se contredisent. À plusieurs reprises, dans son oeuvre romanesque et théâtrale, Gide fait appel aux mêmes héros qu'il tire de la Bible ou des fables grecques. Mais leur personnalité et leurs caractères changent selon les besoins de la démonstration et les symboles qu'ils expriment prennent des sens différents, souvent opposés. Cela importe peu, à vrai dire et ce qui fait pour certains la richesse de ces symboles, c'est peut-être la diversité des interprétations qu'ils nous proposent.

     Comparons par exemple l'OEdipe (du drame qui porte ce nom) à cet OEdipe qui vient, dans Thésée, chercher un asile en Attique. C'est le même personnage, mais il a bien évolué. Le premier OEdipe, qui ne veut pas d'un bonheur « fait d'erreur et d'ignorance », accepte volontiers l'horrible châtiment qu'il s'est infligé. Il ne veut pas entendre parler des dieux. Tirésias l'embête avec son mysticisme et sa morale. Il est persuadé que l'humanité « est sans doute beaucoup plus loin de son but, que nous ne pouvons encore entrevoir, que de son point de départ, que nous ne distinguons déjà plus ». Les devins n'ont pu répondre aux énigmes. C'est lui, OEdipe, qui a découvert que le seul mot de passe c'est : l'Homme. Car, comprenez bien, mes petits, dit-il, que chacun de nous, adolescent, rencontre, au début de sa course, un monstre qui dresse devant lui telle énigme qui nous puisse empêcher d'avancer. Et bien qu'à chacun de nous, mes enfants, ce sphinx particulier pose une question différente, persuadez-vous qu'à chacun de ses questions la réponse reste pareille : oui, qu'il n'y a qu'une seule et même réponse à de si diverses questions, et que cette réponse unique, c'est : l'Homme.

     Voilà qui est bien. Cet OEdipe est un homme de notre temps. Mais, en vieillissant un peu plus, OEdipe change. Sans doute ne désavoue-t-il pas ce qu'il a dit, mais il a peur de s'être un peu trop avancé. C'est à nouveau à Tirésias qu'il donne raison lorsqu'il dit qu'il faut cesser de voir le monde pour voir Dieu. Il ne voit plus les hommes, il a perdu tout contact avec eux. Il oppose le monde intemporel, que lui fait découvrir sa cécité, au monde extérieur, et se réjouit d'avoir atteint ainsi un état de félicité suprasensible...

     On retrouve ici l'écho des tendances mystiques, très surveillées d'ailleurs, éparses dans bien des livres de Gide, et qui, toutes voilées d'ironie, constituent une des constantes de son oeuvre. Mais l'auteur du Prométhée mal enchaîné se garde bien d'affirmer quoi que ce soit sans nous offrir aussitôt tout ce qui nous permettra de le contredire. Car ce n'est jamais qu'à demi qu'il croit [32] ce qu'il dit. Comme son Icare, il n'extrait du plus beau syllogisme que ce qu'il y a mis d'abord. Si j'y mets Dieu, je l'y retrouve. Je ne l'y trouve que si je l'y mets. Et encore il n'en est jamais bien sûr.

     À cet OEdipe, qui revient si prudemment en arrière se placer sous la protection des dieux, répond un autre Gide, celui qui, par la bouche de Thésée, tire la moralité du récit et, cette fois, il n'y a plus d'équivoque. C'est lui qui veut avoir le dernier mot. Ce Thésée, qui a dominé ses passions, a renoncé aux honneurs, a instauré, par des réformes sociels et politiques, une ère de paix fort démocratique, est un homme qui a réussi, un homme qui ne doute plus. Il a rempli son destin. Il lui est doux de penser qu'après lui, grâce à lui, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Et ce Gide-Thésée conclut ainsi, non sans une orgueilleuse et assez légitime confiance dans le jugement de la postérité : Pour le bien de l'huamnité future, j'ai fait mon oeuvre.

     Mais c'est une oeuvre fort raisonnable, trop calculée peut-être qu'il a accomplie. Et l'on ne voit guère où est son mérite dans tout cela. Il a été un héros chanceux, un roi prospère, visiblement protégé par un destin qui sait fort bien ce qu'il fait. C'est un fils de famille à qui l'on a acheté un grade dans l'armée, à sa naissance. Le mérite ? Il n'en a guère plus que ses compagnons et ses devanciers dont le Minotaure dévorait bon an mal an une bien plus grande quantité que nous le dit la légende. De mérite personnel, on n'en voit pas trace. Thésée aura une vie confortable et quelles que soient les épreuves qu'il devra subir, il sait fort bien qu'elles seront récompensée.

     Tout est à l'avance préparé, combiné par un deus ex machina qui tient toujours compte des besoins des futurs chroniqueurs, pour faire réussir l'entreprise. Thésée n'aura qu'à descendre du bateau. Tout le décor est monté. Tout le monde est d'accord, même les victimes, pour quele demi-dieu s'en tire avec le moindre mal. Et il n'est jusqu'au Minotaure que Gide nous décrit séduisant et somnolant dans son jardin fleuri, comme l'hermaphrodite de Lautréamont, qui ne se prête volontiers à cette pastorale dont il fait finalement les frais. Oserait-on dire que cet exploit était à la portée de tous ? Non, sans doute, puisque c'est à lui seul que devait être confié le fil d'Ariane.

     Et voilà où tout devient plus clair. Ce n'est pas, en fait, à Ariane qu'appartient ce fil merveilleux et invisible ; Ariane n'en est que la dépositaire. Cette femme, à qui la mythologie et la littérature ont vraiment fait la part trop belle, n'est qu'un épisode dans la carrière de Thésée. Elle n'est, si l'on peut dire, qu'un point d'appui. C'est sur elle qu'il devra faire reposer le succès [33] de son entreprise, mais elle n'en sera aucunement récompensée. C'est d'elle que Thésée devra se détacher pour s'aventurer dans le Labyrinthe : Ariane est condamnée, par sa nature même, à ne jamais pouvoir en forcer l'entrée.

     Le fil qu'a donné Dédale, qui est un sage que Gide nous dépeint en une page excellente comme un Léonard-Faust-Piranèse, c'est la connaissance ; c'est la clé qui permet d'aller chez les Mères sans risquer d'être vaincu en route. Sans elle, un homme demeure un enfant ; ses armes demeurent impuissantes. C'est lorsque le cocon sera entièrement déroulé que la chrysalide sera au terme de sa métamorphose, et le héros, en présence de son Minotaure (à chacun son Minotaure). Il pourra dès lors revenir en toute sécurité vers cette Ariane maternelle et un peu méprisée qui l'attend, vers cette matière qu'il domine et à laquelle il pourra sans danger proposer son alliance.

     Mais cette connaissance, elle implique le devoir et nous voici fort loin des douteuses recommandations de Nathanaël lorsque Gide nous dit : Même ivre, sache rester maître de toi. Tout est là. Et elle implique aussi le respect des valeurs sur lesquelles le temps n'a pas de prise : Thésée ne devra jamais rompre avec le passé. Reviens à lui, reviens à toi, car rien ne part de rien, et c'est sur ton passé, sur ce que tu es à présent, que tout ce que tu seras prend appui. Nous retrouvons ici l'une des idées les plus fréquemment exprimées par André Gide. Dans sa réponse à Barrès (Morceaux choisis), il compare le passé à un tremplin dont il serait puéril de ne pas oser se servir.

     Thésée, qui sait fort bien en tenir compte, est un aventurier, mais c'est un aventurier qui ne perd jamais la tête. C'est pour s'être égaré dans les nuées métaphysiques que le malheureux Icare a trouvé la mort ; il a perdu la terre de vue ; il a cru qu'il lui suffirait de s'éloigner de ses semblables, de perdre le contact avec les hommes pour connaître le secret du Labyrinthe. Ce bel esprit empêtré dans l'enchevêtrement des problèmes que son inquiétude aura compliqués un peu plus, qui estime ne trouver d'autre issue que par le ciel, n'a jamais voulu comprendre que le labyrinthe était en lui et que c'était en lui qu'il devait en chercher le secret.

     Mais Gide-Thésée a-t-il vraiment trouvé le secret du Labyrinthe ? C'est fort peu probable. Rien ne pourra nous le faire croire, dans cette oeuvre immense que le héros grec domine de toute sa hauteur. Et sur quelles bases repose cette oeuvre ? Nous avons bâti sur le sable -- des cathédrales périssables, écrit avec une mélancolique clairvoyance l'un des héros de Paludes, qui est un des livres les plus révélateurs du grand écrivain. Thésée n'éprouve plus, semble-t-il, l'inquiétude et le doute de [34] l'homme traqué que bouleverse la lecture de Kafka (Journal 1939-1942) et qui, bien des années avant, ne souhaitait rien d'autre que de mourir totalement désespéré.

     Mais cette oeuvre qu'il a patiemment édifiée, à laquelle il a apporté tant de soins, dont il a choisi les matériaux avec tant de minutie, elle est travaillée comme les bâtiments immenses, pélasgiens dont parlait Baudelaire, par une maladie secrète. Cette maladie, c'est le manque de foi. La ferveur ne remplace pas la foi. Quoi de plus désolant qu'une ferveur retombée ! C'est la foi qui aura peut-être manqué le plus cruellement à André Gide ; et que le regret de ne point la posséder ne remplace qu'imparfaitement. Il a été trop sage ; il lui a manqué ce grain de folie qui nous rend parfois Icare plus sympathique que Thésée. Il n'a pas osé sortir de ses limites. Avec tous ses dons, son style unique, sa sensibilité et l'ironie dont elle se voile, son immense culture, André Gide était capable de faire bien plus qu'il n'a fait. Mais il n'a jamais voulu se risquer. Il a toujours tourné autour du Labyrinthe sans y pénétrer et il aura été victime de sa prudence. Le jour où l'enfant prodigue décide de rentrer à la maison, il est perdu, pour les autres et pour lui-même.

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