La Dépêche de Rouen

5 juin 1929

R Trintzius

 

Je ne sais pas pourquoi les critiques littéraires n’ont jamais fait une remarque très simple qui s’impose dès qu’on veut caractériser l’art d’André Gide et la position unique qu’il occupe dans les lettres contemporaines. Gide met des moyens d’expression, une technique presque classique au service des problèmes les plus actuels qu’il revêt par cela-même d’une sorte de masque d’éternité un peu immobile. Mais la plus grosse erreur serait de croire qu’il accommode une psychologie du jour au goût ancien. Si l’Ecole des femmes (1) a le ton de La Princesse de Clèves, ce n’est pas chez l’auteur des Caves des Vatican le résultat d’une minutieuse et passéiste application.

Gide, qui regarde tout sous l’angle de l’éternité, rejoint le classicisme le plus naturel sans les efforts académiques du mortuaire Maurras. Il est hardi comme La Bruyère et comme Molière, mais aucun des troubles genevois d’un Jean-Jacques Rousseau (et ce qu’ils engendrent) ne lui est étranger.

Croyez bien que L’Ecole des femmes ne fait pas du tout songer à Molière. C’est l’histoire d’un mariage et, somme toute, de ce qu’on appelle « un mariage heureux », puisqu‘il ne comporte aucun de ces « sévices ou injures graves » que nos lois définissent avec une gravité comique à laquelle tous les amateurs dramatiques rendent hommage.

Et ce mariage heureux est infiniment malheureux. Comme tous les grands moralistes français, Gide se montre une fois de plus dans un ouvrage un redoutable destructeur. Nous sommes de ceux qui pensent que cette critique même des institutions les plus respectables est la seule façon de leur assurer la continuité de la vie.

L’Ecole des Femmes est sous forme autobiographique. Cette forme se répand de plus en plus. Notons en passant qu’il serait fort attachant d’étudier les raisons profondes (Recherche d’une sincérité plus aiguë, curiosité insistante, goût secret du tréfonds humain) qui poussent tant d’auteurs d’aujourd’hui à emprunter cette forme. Mlle Edith Weyel de Francfort a compris l’intérêt prodigieux de cette question. Elle prépare un ouvrage sur Les Progrès du monologue intérieur dans la littérature française. Je crois que nous aurons bientôt l’occasion d’en parler. Mais revenons aux malheurs de l’héroïne de Gide.

Le mariage se place aux environs de 1894, car l’auteur voulait étudier manifestement le cas d’une femme sur laquelle les influences du féminisme plus ou moins accepté et des idées vagues qu’il a mis en circulation n’aient eu aucune prise ; toujours ce souci de dégager la psychologie des contingences.

Donc notre héroïne « s’emballe » sur les qualités de Robert. Il est « distingué ». Evidemment, il n’aime pas la musique, mais c’est son seul défaut. Robert se déclare lui-même « affligé » de dons trop divers. Et ici commence une peinture des défauts de Robert que nous apercevons à travers des qualités que sa fiancée et puis sa femme lui prêtent qui est un chef-d’œuvre. Je ne connais rien d’une plus savoureuse, d’une plus désolante ironie.

Peu importent ici les circonstances dans lesquelles s’accomplit le mariage, nous ne « raconterons » d’ailleurs jamais les livres, nous efforçant seulement d’en tirer quelque moelle pour nos lecteurs. Donc Robert était un homme médiocre et sa jeune femme ne s’en est pas aperçue. (L’originalité de Gide rejoint la banalité générale sans perdre en profondeur ce qui est le signe des forts). Nous continuons de nous divertir de Robert de plus en plus transparent à travers la tendresse de sa femme.

Mais dans le beau ciment tout neuf de l’union il y a des « fissures » dont voici la première que nous ne résistons au plaisir de citer.

« ...Mais quand il a voulu me donner aussi un bracelet, j’ai nettement refusé, malgré ce qu’il a pu me dire pour me pousser à l’accepter : que l’achait des bijoux ne devait pas être considéré tant comme une dépense que comme « un placement », c’est le mot dont il s’est servi ; puis il m’a expliqué que les pierres et les métaux étaient « appelés à augmenter de valeur ». J’ai protesté que cela m’était parfaitement égal et là-dessus nous nous sommes un peu disputés. Sans doute, n’était-il pas très gentil de ma part de lui dire que ma bague me ferait autant de plaisir, même si je ne savais pas qu’elle avait coûté très cher : alors il s’est écrié :

Autant avouer qu’on préfère la camelote.

Puis, comme toujours, et c’est ce qu’il y a de si intéressant avec lui, il a élargi la question et l’a envisagée « au point de vue général », qui lui seule lui importe ».

Nous soulignons ces dernières lignes, elles traduisent l’effort de défense de Robert que la pauvre femme fait vis à vis d’elle-même. Cet effort, elle le fera toujours jusqu’à la fin. Mais toujours il sera de plus en plus infructueux jusqu’au moment où, en présence des évidences d’une conversation avec ses propres enfants met sous ses yeux, elle cherche à se dévouer et à mourir dans un hôpital de guerre.

Cette peinture du mariage heureux, c’est-à-dire, « sans histoires » et même « sans histoire » est un des livres les plus concis, un des plus forts, un des plus décourageants d’André Gide.

 

(1) Editions de la N.R.F.