Candide

 

6 juin 1929

Albert Thibaudet

 

M. Vanderem a déjà fait passer ici, l'autre jour, l'École des femmes pour sa Comédie littéraire. Le titre lui donnait en effet doublement le droit de la retenir pour cette rubrique : d'abord un droit qui remonte à Molière, puis l'inattendu apprenti de l'école ouverte par le professeur — l'autre professeur — Gide. Mais l'École des femmes appartient aussi à la critique, et je m'en empare.

André Gide ne nous dit pas cette fois si son livre est un récit, une satire ou un roman. Ou du moins il ne le dit pas sur la couverture, mais en me reportant à la liste des œuvres de l'auteur, je trouve que L’École est classée dans la catégorie des récits. Mais avant de placer un livre dans une série, il faut entrer dans ce livre en lecteur docile et sans parti, s'abandonner, s'il le mérite, à son charme et à vie spontanée. Et comme elle le mérite, cette École des femmes ! Évidemment, ce n'est pas un grand sujet, ce n'est pas un grand livre. Nous avons dans les mains un dessin plutôt qu'un tableau. Mais quel dessin de maître ! Quelle intelligence dans l'analyse ! Quelle distribution spirituelle et juste de l'ombre et de la clarté, du silence et de l’expression.

L'École des femmes se sert d'une forme qui fut assez en vogue cette année, celle du journal-coupe, je veux dire d'une suite de journaux intimes qui nous donnent deux ou trois coupes sur une situation ou des caractères, les font varier sous deux ou trois éclairages successifs, aussi différents que possible. Deux livres à succès, Climats, d'André Maurois et l'Homme vierge, de Marcel Prévost, ont employé ce procédé avec le bonheur que l'on sait.

Deux jeunes mariés, Robert et Eveline, conviennent, ou plutôt cette dernière décide qu'ils écriront leur journal, sans se le communiquer, afin qu'il soit sincère, et le premier des deux qui mourra léguera son journal à l'autre. Nous avons le journal d'Eveline. Et ce journal, c'est le roman de ses fiançailles et de son mariage, un journal émerveillé et reconnaissant. Robert est si intelligent, si bon, il parle si bien, il entre avec tant de justesse de sûreté dans toutes les circonstances de la vie ! Avec quelle fervente adhésion Eveline l'a écouté, lorsque, dans le jardin des Tuileries, il lui a « ouvert les yeux sur le rôle de la femme dans la vie des grands hommes ! Je suis si ignorante que j'ai malheureusement oublié les exemples qu'il m'a donnés mais j'ai dû moins retenu ceci ; c'est que ma vie entière doit être désormais consacrée à lui permettre de remplir sa glorieuse destinée. » Les commandements du mariage d’Arnolphe, mais cette fois docilement acceptés, parce qu'on aime Arnolphe, un jeune Arnolphe ! Robert est admiré de sa belle-mère, à qui il a écrit une lettre si touchante quand lui-même a perdu sa mère. Il est estimé du directeur spirituel de la famille, M. l’abbé Bredel, que ce mariage chrétien réjouit, car Robert est bon pratiquant, il lit le journal de droite (cela se passe en 1894). Il n'y a que le père d’Eveline, vieux sceptique perspicace, à qui la tête de Robert et ses manières ne reviennent pas. Quel dommage ! Il faudra que Robert s'applique à faire sa conquête, et il y parvient d'ailleurs à peu près.

Eveline a tourné sept fois dans sa main la plume avec laquelle elle a écrit son journal avant de trouver le mot qui convient pour désigner ce qui fait particulièrement l'excellence de Robert. Et elle s'arrête à celui-ci : « Il est distingué ! » Elle aperçoit peu à peu qu'il possède surtout l'art de se faire distinguer, et c’est tout le roman.

Eveline est, si j'ose dire, une semi-tartuffiée par persuasion, une demoiselle d’Orgon, et, autant qu'à un Adolphe jeune, Robert nous fait penser à un demi-Tartuffe, il ne s'en doute peut-être pas. Il ne sait pas qu'il est comme cela.

S’il achète un bracelet à sa femme, il le veut beau, parce que c’est un placement, et que les bijoux « monteront » (en 1894 ; plus tard il se fût assuré un Gide réimposé dans le format in-quarto tellière sur papier Laforma-Navarre). S'il protège un peintre c'est qu’il spécule sur ses oeuvres. Mais il croit le faire par bonté, et surtout il veut qu’on croie qu’il agit par bonté. J’ai d’ailleurs l’impression qu’il ressemble plus à un combinard d’aujourd’hui qu’à un jeune homme de 1894. Avec cette réserve que nos combinards sportifs et francs ont laissé tomber les vernis de tartufferie qui a fait miroir pour l’alouette Eveline.

Cet homme est trop distingué pour écrire un journal intime et il professerait évidemment sur celui d’Amiel l’opinion de feu Brunetière. Aussi, après avoir obtenu de sa femme la permission de lire le sien, lui déclare-t-il que, de son côté, il n’en a jamais écrit une ligne, et que c’était une plaisanterie ! Gros chagrin d’Eveline, le premier. Quelqu’un, l’abbé Bredel par exemple, ne pourrait-il lui remontrer qu’un homme du monde n’est pas fait pour écrire des journaux intimes, que M. Charles du Bos et M. André Gide demeurent des exceptions, qu’il n’appartient pas à toutes les femmes d’obtenir ces gros lots à la tombola du mariage qu'il faut laisser cette littérature aux protestants, qu'aux catholiques le meuble de bois de leur paroisse suffit pour confessionnal ? Mais elle lui reproche seulement d'avoir laissé croire qu'il l'écrivait, de l'avoir dupée, et de ne pas être sensible à ses reproches.

A vrai dire, du moment que ce premier journal était écrit pour Robert, c'était plutôt une lettre à Robert, et l'œuvre se rattachait plus au genre de Mme de Sévigné qu'au genre d'Amiel. Il n'en est pas de même du journal écrit vingt ans après, et qui est un confident des tristesses et des désillusions d'Eveline. Robert s'est révélé peu à peu tel qu'il était ; sec, pratique, habile en affaires, dupant les autres, sauf quelques malins qui y voient clair, et souvent se dupant lui-même, portant haut sa bonne conscience, bon mari, bon père de deux enfants, l'honnête homme selon le siècle, le parfait conformiste, le pharisien. Des deux enfants, le garçon est ou sera le portrait de son père ; la fille partage ou déguise la clairvoyance de sa mère. Et voici qui donnera peut-être quelque idée de la limpidité, de la profondeur et de la précision de ces analyses.

« Quant à Geneviève, je la croyais absorbée par ses études, indifférente à tout le reste. À présent, j'en viens à douter si j'eus raison de l'encourager à s'instruire. Je viens d'avoir avec elle une conversation terrible, où tout à la fois j'ai compris que c'était avec elle que je pourrais le mieux m'entendre, compris également pourquoi je ne veux pas m'entendre avec elle : c’est que je crains de retrouver en elle ma propre pensée plus hardie, si hardie qu’elle m'épouvante. Toutes les inquiétudes, tous les doutes qui purent m'effleurer parfois sont devenus chez elle autant de négations effrontées. Non, non, je ne veux pas consentir à les reconnaître. Je ne puis accepter qu'elle parle de son père avec tant d'irrespect ; mais, je tentais de lui faire honte : « Avec ça que toi tu le prends au sérieux » m’a-t-elle jeté à la face si brutalement que je me suis senti rougir et n’ai su rien lui répondre, ni lui répondre, ni lui cacher ma confusion. »

Eveline veut partir, l’incompatibilité morale lui paraît valoir une incompatibilité d’humeur, qui motiverait la séparation. Les grosses larmes sincères du pauvre homme qui n'est pas un héros, mais qui est un mari, l'en empêchent. Et, vient la guerre. Robert, avec une âme d’embusqué tourne à souhait au Mars civil, qui trompe d’ailleurs les conseils de révision, puis, quand il faut y aller se comporte comme les autres et rapporte le croix de guerre. Les platitudes qu’il a faites autrefois pour avoir d'abord le ruban ronge, puis la tomate, ont alimenté depuis longtemps l'indignation d'Eveline, que la croix de guerre fait déborder. « Sa décoration, dit-elle, ne lui permet pas douter de l’authenticité de ses vertus et tout à la fois l’en fait quitte. Moi qui n'ai pas la croix de guerre j’ai besoin de la vertu même pour elle-même et pas pour l’approbation qu’elle nous vaut. » Elle s’en ira dans un hôpital soigner les contagieux.

On reprochera peut-être à André Gide de n'avoir écrit qu’une nouvelle avec la matière d'un roman. Il répondra que c'est à peu près cela qu'il entend par récit. L’École des femmes forme groupe avec les autres « récits » ; l'Immoraliste, La Porte étroite, La Symphonie pastorale. Malgré les plaisanteries, elle mérite son titre, et ce titre explique toute une partie de l'œuvre d'André Gide. Gide est un ami des femmes. On sait que la vocation d’ami des femmes et celle d'amant des femmes sont fort différentes. Gide a poussé cette différence à un degré paradoxal, mais la différence est explicable et peut-être assez fréquente. Ses « récits » et aussi les Faux-monnayeurs sont d'un homme qui sympathise avec les femmes, qui sait et qui aime leur parler, les entendre, les attendrir et les intéresser. De cette vocation, Gide verrait peut-être l'analogue et l'inverse dans la vocation pédagogique, celle qui fera de tel amant normal des femmes l'ami et le guide des jeunes gens. Les femmes de Gide sont toujours meilleures, plus fines, plus délicates, plus vraies que ses hommes. Marceline, Alissa, Juliette, Eveline, demeurent plus ou moins des sœurs cadettes de l'Emmanuèle d'André Walter. Lafcadio n'est-il pas un Méphisto ou une victime de Méphisto rachetée par Marguerite ? Il y a chez André Gide non de la misanthropie, mais de la misandrie, non de la gynécérastie, mais de la philogynie. (J'espère que tout le monde a saisi.) Ses personnages masculins représentent, pour la moitié, des égoïstes, des imbéciles ou des grotesques, mais ses femmes sont des êtres délicieux, et parfois des saintes. (Il n'y a guère qu’Isabelle qui serait digne d'être un homme.) « Tu vas chez les femmes, dit Nietzsche, n'oublie pas le fouet ! ». C'est au contraire avec des bottes de fleurs que Gide voyage dans cette terre étrangère. L'École des femmes qui accompagnera peut-être, comme dans Molière, cette École des femmes, marquera, j'imagine, encore moins d'amitié pour le sexe auquel l'auteur, sans pour cela l'appeler le sexe laid, a coutume d'appliquer son sens critique et caustique.