Nouvelles Littéraires

 

8 juin 1929

Edmond Jaloux

 

On a quelque peu querellé M. André Gide au sujet du choix de son titre. Il semblerait cependant, au contraire, que lorsqu'un titre est à ce point célèbre, un bon écrivain doive se sentir plus libre à son égard. Si on peut avoir scrupule de reprendre pour son compte un ensemble de mots qui désigne un ouvrage seulement connu de lettrés et admettre qu'il y a là quelque chose comme un abus de confiance, il n'y a rien de tel dans le cas qui nous occupe ici. Et M. André Gide avait bien le droit de souligner par son titre certains points qu’il ne voulait pas souligner dans son récit.

Le premier de ces points est le classicisme de son roman ; classicisme si vrai que beaucoup s'y sont trompés et ne voyant plus dans L’École des Femmes un certain André Gide de convention qui s’est répandu dans l'opinion publique (un peu d'ailleurs, avouons-le, avec sa propre complicité, — mais l’on sait bien que toute complicité l'attire, même dans un cas comme celui-là) ils se sont refusés à distinguer la force et la grandeur de ce dernier ouvrage et l’ont jugé comme une œuvre de transition, une « bluette », comme l'on dit. Nous sommes, en effet, si aveuglés par les feux d'artifice que l'on tire de toutes parts, que paraît-il un livre de la plus pure, de la plus transparente blancheur, nous avons de la peine à le reconnaître. Nous devenons pareils à ces alcooliques qu’une eau glacée de montagne fait se détourner avec frayeur.

Avec l'Ecole des femmes, M. André Gide a voulu écrire une œuvre très générale, et c’est là une de ces indications qu’il nous laisse le soin de découvrir. Toutes les femmes ne sont point des Emma Bovary ; il en est un grand nombre qui se dévouent et se sacrifient en silence. Mais à quoi se sacrifient-elles ? C'est une de ces femmes que nous voyons dans l’Eveline de M. André Gide.

On sait quelle part l'idée de sacrifice a toujours jouée dans l'œuvre de M. André Gide. Elle oscille sans cesse du pôle Renoncement au pôle Frénésie de vivre, et son équilibre merveilleux naît, je pense de cette oscillation. Les Cahiers d’André Walter, la Porte étroite, la Symphonie pastorale sont pleins de cette résignation passionnée qui, dans le Roi Candaule, devient le pivot même de la frénésie de vivre. Mais du moins, dans toutes ces œuvres, les héros se sacrifiaient-ils à quelque chose de grand et leur vertu les grisait-elle comme un vin magnifique. Ici, le renoncement est pauvre et tout retombe dans l’atmosphère grise des existences, vainement offertes.

Enfin, M. André Gide a voulu aussi nous prévenir qu'il y avait une part de comédie dans son roman ; une part de ce comique qu'il y a dans ce Molière qu'il admire et connaît si bien — car il y a peu de connaisseurs aussi avertis de nos classiques que M. André Gide, et ses actuels commentaires sur Montaigne nous le prouvent bien. Et la comédie est ici dans le caractère du principal personnage : Robert. La première partie de l'Ecole des femmes est à ce point de vue un véritable chef-d’œuvre d’esprit comique. Eveline nous y peint dans son journal de jeune fille, l’homme qu’elle aime et qu’elle va épouser, et cet homme qu’elle nous décrit avec amour, avec naïveté avec des louanges exaltées est tout le contraire de ce qu’elle imagine, et le récit est si étonnamment, si adroitement présenté que nous voyons, nous, tout ce qu’elle-même ne voit pas.

Mais cet homme, quel est-il ? Ici apparaît le grand artiste qu’est M. André Gide. Impossible de le mesurer d’un mot, de l’enfermer dans une formule. Cet homme est si vrai, si général, qu’il nous compromet à peu près tous ; et si les traits essentiels sont chez lui plus marqués que chez beaucoup, il n'en est pas moins vrai que certains se retrouvent chez la plupart.

On pourrait croire d'abord que Robert est un hypocrite ; mais il n’est pas un hypocrite, ou s’il l’est, c’est par conséquence. Sa nature foncière ne l'est point : on pourrait dire de lui qu’il est la caricature du héros cornélien ou du héros kantien. Il n’agit que pour devenir un exemple ; pas un acte de lui qui soit simple. Il est si imbu de vertu, si pénétré de morale qu'il veut toujours donner une leçon. Il arrive, naturellement, que lorsque son personnage n’est plus sublime, il devient exaspérant, et surtout pour sa femme. Toute la vie de Robert est destinée à éblouir, mais rien ne fatigue comme l'éblouissement continu. Eveline finit par en être excédée.

La figure de Robert est peinte à l'aide de petits traits dont chacun est impayable. Le premier enferme déjà tout le personnage ; mettons ici, sous les yeux du lecteur, le paragraphe entier, il oppose à la fois la candeur d’Eveline et l'admirable bouffissure de Robert.

 

« A vrai dire, ce n'est que depuis hier que je comprends quel peut être le but de ma vie. Oui, ce n'est que depuis cette conversation, dans les Tuileries, où il m’a ouvert les yeux sur le rôle de la femme dans la vie des grands hommes. Je suis si ignorante que j’ai malheureusement oublié les exemples qu'il m'a donnés : mais j'ai du moins retenu ceci : c’est que ma vie entière doit être désormais consacrée à lui permettre d'accomplir sa glorieuse destinée. Naturellement, ce n’est pas là ce qu’il m’a dit, car il est modeste; mais c’est ce que j’ai pensé, car je suis orgueilleuse pour lui. Je crois du reste que malgré sa modestie, il a une conscience très nette de sa valeur. Il ne m’a pas caché qu’il était très ambitieux.

Ce n’est pas que je tienne à parvenir, m’a t-il dit avec un sourire charmant, mais je tiens à faire réussir les idées que je représente. »

 

Tout le personnage est là dans sa fausseté foncière. Sans cesse, Robert s'efforce de donner le change sur soi-même. Egoïste, il a surtout pour défaut, une incroyable infatuation, une complaisance infinie à l’égard de soi-même. Et de tous ses défauts, il entend faire, non seulement des qualités, ce qui serait encore excusable, mais un enseignement pour autrui ! Il n’y a pas une circonstance de sa vie, si minime soit-elle, dont il ne s’efforce pas de se forger un piédestal. Il ne veut même pas avouer que son classeur à fiches, il l'a trouvé par hasard dans une papeterie ; il aime mieux laisser entendre qu'il l'a fait faire sur ses propres plans aussitôt qu'on lui en adresse des éloges.

Ce journal que tient Eveline, c'est pour Robert qu'elle l'écrit, et Robert de son côté, en tient un qu’Eveline lira aussi. Mais quand Eveline, toujours loyale, laisse son journal entre les mains de Robert, elle apprend de lui qu'il lui a menti et qu'il n'a pas écrit la première ligne du récit.

 

« Robert, écrit-elle, vient de me faire beaucoup de peine. C'est le premier chagrin que je lui dois, il n’est pas pénible de l’écrire ici, car j'espère que ce cahier n’aurait à contenir que l’impression de ma joie. Mais il faut que j’écrive ici tout de même ; et ceci que j’écris je souhaite qu’il le lise car, lorsque je le lui disais tantôt il refusait de prendre au sérieux mes paroles.

« J’étais allée chez lui, pensant qu'il me montrerait à son tour son journal, comme hier il me l'avait promis avant que je ne lui donne à lire le mien. Et voici qu'il m'avoue que ce journal n'existe pas, qu'il n'en a jamais écrit une ligne, qu'il ne m'a laissé croire si longtemps qu’il l'écrivait, que pour m'encourager à continuer le mien. Il m’avoue tout cela en riant et s'étonne, puis s'irrite, parce que je ne ris pas à mon tour et ne m'amuse pas avec lui de sa ruse. Et comme au contraire, je m'en attriste et lui reproche, non de ne pas avoir écrit ce journal, car je comprends qu'il n'ait pas eu le temps, ni le désir de le faire, mais bien de m'avoir laissé croire qu'il l’écrivait, de m’avoir dupé, le voici qui me reproche d'avoir mauvais caractère, de grossir, ce qui n'a en soi aucune importance, sans vouloir comprendre que ce qui m’attriste précisément, c'est que ce qui a tant d’importance pour moi en ait pour lui si peu, et qu’il traite si légèrement ce qu’il voit qui me tient au cœur.

Bientôt ce n’est plus lui qui a tort de n’avoir pas tenu sa parole mais moi qui ai tort de m’en plaindre. Et pourtant je n’ai aucun plaisir à avoir raison contre lui ; j’aimerais pouvoir lui donner raison, mais j'aurais voulu que du moins il marquât un peu de regret de m'avoir causé tant de peine. »

 

C'est sur ce premier dissentiment que se termine le premier journal d’Eveline. Le second, elle l'écrit vingt ans après, et dans un moment où elle est à ce point excédée de son mari qu'elle voudrait enfin le quitter. Elle a un fils qui ressemblera à Robert, une fille qui a vu clair dans le jeu de son père et qui ne l’aime pas. Elle a tenu bon longtemps pour empêcher justement la vérité d’arriver jusqu’à ses enfants ; tout a donc été vain, puisque cette vérité a frappé la fille et que le fils, par sa conformité avec Robert, ne peut pas être touché par elle. Un prête lui prêche la résignation, mais elle n’en peut plus. Un accident sauve d’abord Robert. Au moment de perdre son mari Eveline voit combien elle l’aime encore et remercie Dieu par cet avertissement, de lui enseigner son vrai devoir. Mais à peine mieux, Robert recommence son intolérable comédie. Eveline pour se libérer essaie d’avoir avec Robert une véritable explication; à la suite de laquelle elle est bien forcée d’avouer sa défaite, car Robert l’aime encore ou du moins en est persuadé et, d’autre part, elle ne réussit qu’à se donner tort.

La guerre est pour Robert une nouvelle occasion de vantardise, d’attitude et de bouffonnerie inconsciente. Mais, cette fois, la tentation est plus forte pour sa femme de s’évader ; ne pouvant plus supporter Robert, elle ira dans un hôpital de contagieux, où elle finira par mourir.

A la première lecture de l'Ecole des Femmes, il est bien certain que l'on n'en voit ni toutes les ressources ni toute la profondeur. Le propre d'André Gide, c'est justement de savoir établir dans son œuvre ces plans successifs qui font qu'elle a un long retentissement ; qu'elle est une satire là où elle paraît la plus spontanée ; qu'elle signifie un grand nombre de choses, et de choses différentes. Il est difficile de trouver une oeuvre plus classique que L’École des femmes, et non seulement par la perfection de sa forme, par cette économie qui fait que rien n'est laissé au hasard et que tout y est à sa place et sans superflu, mais aussi et surtout par la plénitude que cache à demi cette transparence ravissante.

De telles œuvres maintiennent chez nous le sentiment d’une tradition qui garde à travers les variations de la mode, sa prodigieuse jeunesse. Je ne sais si L’École des femmes ne sera pas une de celles où ira un jour la délectation des meilleurs admirateurs d’André Gide, une de celles sur quoi le temps mordra le moins, une oeuvre, enfin qui comme La Princesse de Clèves ou La Double méprise, se fera un cercle toujours renaissant et grandissant de lecteurs de choix.