La Phalange

Juillet 1910

 

Albert Thibaudet

 

André Gide : Le Retour de l’Enfant Prodigue

 

En rentrant d’un long voyage, j’ai trouvé parmi des livres dès longtemps survenus le Retour de l’Enfant Prodigue, qu’heureusement je ne connaissais pas encore. Je l’ai lu tout de suite ; c’était tard dans la nuit ; et par les fenêtres ouvertes tout le silence d’un jardin mouillé entrait doucement pour en soutenir la musique, comme une table d’ébène qui porte une lampe fidèle.

Je ne sais ce qui restera de nos plus belles œuvres d’aujourd’hui ; mais je sais bien que ces quelques pages, qui sont comme le chef-d’œuvre d’André Gide, ne pourront pas périr. En cette fleur de frêle et imbrisable perfection, viennent se fondre les harmonies subtiles et profondes des volontés symbolistes, la mesure la plus délicate de l’art classique. C’est une de ces convergences où, une ou deux fois dans sa vie, un écrivain, sous une heure d’inspiration émue et lucide, infléchit, pour en faire une corbeille qui ne pèse pas, toutes les directions de sa nature. Il les a réduites à un osier si flexible et si fin qu’elles paraissent s’y grouper d’elles-mêmes, inclinées moins par une main volontaire que par la brise qui passe. Pour employer un mot que le renouveau classique met un peu à la mode, disons que c’est l’idéal d’un art « dépouillé »…

Le Retour de L’Enfant Prodigue est tiré doucement, avec intelligence et tendresse, de la parabole évangélique, prise non comme une occasion, mais comme un noyau. Pas de transposition artificielle, ni de symbolisme forcé. Le cœur de la beauté qui nous émeut ici n’appartient pas à l’art d’André Gide, mais à l’Evangile lui-même, dont les paraboles sont, littérairement, un des chefs-d’œuvre de ce qui fut jamais écrit. Gide sollicite l’Évangile avec la même intériorité et la même exactitude fidèle que Racine Euripide. Il n’écrit pas, comme Jules Lemaître « en marge » de l’Evangile, il le creuse pour y retrouver de l’humanité, son humanité à lui. Et voilà, je crois, la marque admirable de la culture protestante, qui met l’homme en face du Livre, qui permet au Livre de la garder longtemps. Il me plairait de montrer au contraire, par l’exemple de Maurras et même de Jules Lemaître, à quel point le catholicisme pur, logique, nous rejette « en marge » de l’Evangile.

J’ai peut-être tort dans cette manie scolaire des comparaisons mais je regrette de n’avoir pas ici sous la main, pour les rapprocher du Retour, des pages admirables, écrites sur le même motif, auxquelles ne fera point tort, je pense, la médiocrité de l’occasion où elles furent prononcées. C’est le discours de Maurice Barrès en réponse à je ne sais quoi dit à l’Académie par M. Richepin. Le rapprochement amènerait, je pense, des suggestions intéressantes.

Au lieu de rattacher le Retour au reste de l’œuvre d’André Gide, ce qui soulèverait pour le moment trop de questions à la traverse, je voudrais marquer ce que, plus certainement qu’aucun livre de Gide, il contient de beauté nue, impersonnelle, classique. C’est le regard lucide, intense, désabusé par la conscience, mais plein de défiance encore, que pose sur l’image de l’ordre l’esprit de liberté et de tendresse. Voici la maison de l’ordre avec ses trois visages, le visage de plénitude qui est le père, le visage d’autorité qui est le frère aîné, et le visage d’amour qui est la mère. « Mon Père, dit l’enfant prodigue, j’aurais donc pu vous retrouver sans revenir ? — Si tu t’es senti faible tu as bien fait de revenir. » Celui qui cherche son Dieu, lorsqu’il l’a trouvé n’a-t-il pas vraiment rencontré Dieu ! Si l’enfant prodigue était faible, c’est qu’il ne savait pas. Vers quoi allait-il, il l’ignorait. (Et, laissant ici l’œuvre d’art de côté, je songe que ce qu’il y a de plus grave contre Gide, ce qu’à la place de Remy de Gourmont je lui dirais bien, c’est que lui aussi, lui le donateur au coin du tableau, il l’a toujours ignoré, il n’a jamais pu faire vivre, penser, agir son Ménalque, il a demandé à notre foi l’existence de Ménalque, il a cru acquérir sinon la ferveur en nous faisant croire qu’il aimait, du moins la connaissance en nous faisant croire qu’il savait, — et ce qui me charme dans l’Enfant Prodigue, ce qui donne à sa beauté une de ses racines morales, c’est qu’ici nous avons une conscience sincère et un aveu, c’est que Ménalque n’est plus mis dans le passé comme une réalité, mais, sous la figure du frère puîné, envoyé dans l’avenir comme un espoir et comme le vol de la vie qui passe).

L’Enfant prodigue continue à être repoussé, au retour comme au départ, par l’austérité nette du frère aîné, par le visage d’ordre de la maison. Il est repris par la mère et aussi par le frère puîné qui partira comme lui, — par le visage de tendresse. Tout, par ce doux crépuscule, s’achève dans l’amour, et je crois bien que c’est une pudeur, mâle et délicate à la fois, sœur aînée du goût classique, qui, la main une fois quittée du jeune frère descendu, retient le prodigue de s’asseoir sur la dernière marche du perron et de se répandre en une action de grâces en songeant qu’entre la maison reconquise et le frère dont le pas s’éloigne, sa conscience lucide et sa tristesse calme lui donnent peut-être la meilleure part.

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