La Revue de Paris

 

15 août 1920

F. Vanderem

 

Qui donc m'a rapporte ce propos d'Oscar Wilde à M. André Gide : « Gide, promettez-moi de ne plus dire Je. » Cette boutade vous révélerait, si vous l’ignoriez, que M. André Gide est un spécialiste du roman personnel. Et effectivement, tous les romans de M. Gide sont écrits sous forme de confession, à la première personne, selon les strictes règles du genre.

Seulement dans la pratique de tout genre, il y a la manière ; et la manière de M. André Gide n’est pas celle de tout le monde. Loin de là.

Ce qui le différencie d’abord, c'est la substance même des récits où elle s'applique. Dans la plupart des romans personnels, l'auteur cède au besoin ou à la facilité de narrer une aventure de son existence, une anecdote où il prit part comme acteur ou comme spectateur. Les livres de M. Gide ne renoncent certes pas aux avantages des péripéties, des conflits et autres épisodes propres à stimuler l’intérêt du lecteur. Mais ces artifices extérieurs ne leur servent qu’à nous mieux faire saisir l'essence la plus cachée de leurs âmes. En un mot, même dans les personnages où il semblait le plus s'incarner, ce n'est pas l'histoire de sa vie que nous a contée M. André Gide, c’est l’histoire de sa sensibilité.

Eu outre, au lieu de profiter nonchalamment de commodités inhérentes au genre, M. Gide s'est astreint aux plus dures exigences de l'art du roman : ordre, composition, progression. Sans doute, pour s'être imposé une telle discipline, aura-t-il senti les périls du roman personnel. Des amateurs doués d'un esprit supérieur comme Chateaubriand, Benjamin Constant, ou d'un esprit distingué comme Fromentin y donneront, en passant, un chef-d'œuvre. Tandis que, neuf fois sur dix, le professionnel n'y verra que la pente douce à dévaler et roulera rapidement dans la négligence et le débraillé.

On sent chez M. André Gide un souci constant de se garder contre ces faiblesses. Tous ses romans sont extrêmement surveillés, d'une tenue irréprochable, d’un équilibre parfait, sans une bavure, sans une faute d'observation ou de perspective. Souvent très fragmentés, sans lien apparent, les chapitres n'en présentent pas moins la ferme trame du roman le plus « suivi ».

Si donc M. Gide a persisté dans le roman confidentiel, ce n'est pas pour y trouver des aises dont il fait si peu usage. C'est plutôt parce que cette forme lui permettait d’exprimer des nuances de pensée, des intimités de sentiment qui perdraient force et vérité à être censément perçues par un tiers.

Prenez tels romans de M. Gide comme l'Immoraliste ou la Porte étroite, vous serez frappés par l’harmonie entre les caractères des personnages et leur sensibilité, leurs propos, leur ton. Mais supposez les mêmes sujets traités objectivement, du dehors, selon les procédés du roman courant. Fatalement, à l'exécution, la moitié en tombera, ou si elle subsiste, on se demandera par quels moyens l'auteur s'est procuré des secrets d'âme si reculés ; et toute la vraisemblance du récit en sera aussitôt atteinte.

Cette faculté de donner l'impression de la réalité la plus directe malgré ce qu'a toujours d'un peu factice la confession romanesque, vous en trouverez une preuve nouvelle dans le récent petit récit de M. André Gide : la Symphonie pastorale. (1)

L'aventure se passe eu Suisse. Dans un élan de charité, un brave homme de pasteur vaudois recueille au foyer d'une pauvresse qui vient de mourir, sa petite fille Gertrude, misérable loque, à demi idiote, envahie de vermine, et, qui pis est, aveugle. Au retour chez lui, accueil glacial. Amélie, la femme du pasteur, « une personne d'ordre qui tient à ne pas aller au delà du devoir », se montre peu satisfaite de cette charge s'ajoutant à celle de ses cinq enfants. Les enfants, eux non plus, ne font pas rose mine à cette vilaine petite sœur de surcroît. Pourtant, peu à peu cela se tasse. Le pasteur patiemment a entrepris l'éducation, l'animation de la larve humaine qu'est Gertrude. Avec les années, la voilà une jeune fille et même une charmante jeune fille. Elle sait lire avec les doigts. Elle connaît par assimilations l'essentiel du monde extérieur. Une audition de la Symphonie pastorale où le bon pasteur, tel Baudelaire ou Rimbaud, l'initie aux couleurs par l'intermédiaire des sons, achève de la débrouiller. Elle aborde la musique, elle se repaît des saintes écritures. Et c'est avec le bon pasteur tout un commerce spirituel qui s'organise, de longues promenades mystiques, des entretiens affectueux qui, chaque jour, côtoient de plus près l'amour. Bien entendu, le bon pasteur ne s'avoue pas le coupable penchant qui l'entraîne vers sa jeune catéchumène. Il refuse même encore de se l'avouer quand, ayant surpris des serrements de mains un peu plus vifs qu'il ne conviendrait entre Gertrude et son fils aîné Jacques, il prie celui-ci de déguerpir... Mais du reste, n'est-on pas tout au grand événement qui se prépare : l'opération prochaine où Gertrude va peut-être recouvrer la vue. Gertrude part. Elle revient. Elle voit. Hélas ! à peine a-t-elle vu son bienfaiteur, qu'elle se jette à l'eau. Le bon pasteur, dans sa candeur, se perd en conjectures sur cet acte de démence. Il faut que Gertrude, à l'agonie, lui en révèle le double sens :

«  — Quand vous m'avez rendu la vue... ce que j'ai vu d'abord, c'est notre faute, notre péché... »

Puis elle continue :

«  — Quand j'ai vu Jacques, j'ai compris que ce n'était pas vous que j'aimais ; c'était lui. Il avait exactement votre visage ; je veux dire qu'il avait le visage que j'imaginais que vous aviez. Ah ! pourquoi m'avez-vous fait le repousser ? J'aurais pu l'épouser.

— Mais, Gertrude, tu le peux encore !

— Il entre dans les ordres, — dit-elle impétueusement. »

Car, dans l'exil, mi-conviction, mi-représailles, Jacques non content de se convertir au catholicisme y a converti Gertrude... Et sa confession terminée, Gertrude expire.

Que de coups successifs sur une même tête ! Le pauvre pasteur en demeure effondré :

« — J'aurais voulu pleurer, — conclut-il, — mais je sentais mon cœur plus aride que le désert. »

Malgré l'émotion qu'on en ressent, ce dénouement semble un peu mélodramatique comme un peu conventionnelle la philosophie qui s'en dégage. C'est au fond la philosophie du Voile du Bonheur. Bien avant M. Clemenceau, elle a beaucoup servi. Dans tout conte, tout apologue, il est classique que, devant les hideurs du monde, l'aveugle, rendu à la vue, regrette amèrement sa cécité. C'est symbolique, c'est poétique. Cela ne me paraît rien que moins démontré. Il nous faudrait là-dessus le témoignage des intéressés ou celui des savants qui ont observé leur retour à la lumière. Et jusqu'ici, ces documents nous manquent.

Déplorerons-nous, d'autre part, comme je l'ai entendu faire par certains lecteurs, que M. Gide ait quelque peu brusqué la métamorphose physique et mentale de son héroïne, au lieu de nous montrer un à un les degrés de cette transformation ? Psychologiquement ces minuties eussent pu avoir leur charme. Artistiquement, à mon sens, elles auraient constitué une grave faute de composition, poussant au premier plan Gertrude et les phases de sa progression, quand le personnage principal, l'intérêt principal du livre, ce sont le pasteur et ses débats de conscience, dont Gertrude n'est que l'occasion et la comparse.

Si donc j'avais un grief à formuler, ce serait plutôt contre l'anonymat dont M. Gide masque son héros. Ce personnage si heureusement venu, tracé avec tant d'art et de vérité, un des meilleurs que nous ait donnés M. Gide, méritait mieux que l'incognito : un nom qui nous permît de l'inscrire au livre d'or des types littéraires.

Par sa pureté d’âme, la délicatesse de ses scrupules, ses vacillements continuels entre les impulsions du péché et les commandements de l’Écriture, évidemment le bon pasteur s'apparente avec les précédents héros de M. Gide. Mais combien nous sommes loin ici du nietzschéisme professionnel de l’Immoraliste ou du sombre et farouche piétisme de la Porte étroite ! Combien plus près de l'humanité moyenne ! Et pour tempérer ce que certains traits du personnage garderaient encore d'exceptionnel, d'au-dessus de la norme, bref d'ibsénien, quelle ironie discrète en marge et quel léger humour, pareil au cum grano salis que Renan souhaitait parfois au bas des ses écrits !

Et puis, n’oublions pas l’atmosphère, l'ambiance. Quiconque a tant soit peu fréquenté la Suisse et ses milieux calvinistes ou luthériens, parmi la contrainte, mitigée d’échappatoires, qu'impose le moralisme local, sera séduit, dans la Symphonie, par l'extraordinaire rendu de ces mœurs. Il n'est pas jusqu'aux épisodes secondaires où l'on ne sente flotter ce parfum helvétique. Lisez, par exemple, tel goûter chez mademoiselle de M…, une personne de la bourgade, qui a hospitalisé Gertrude. On croit percevoir l’étincelante propreté du logis, ses parquets reluisants, ses claires porcelaines, l'allure modeste de ses hôtes, la malice des regards sous les paupières baissées, la chantante douceur de l’accent natal. Et pourtant M. Gide ne fournit nulle de ces indications ; c'est par un détail matériel insignifiant, un propos, une réplique, qu’il nous transporte magiquement en plein pays de Vaud.

J'admire comment, sans rien perdre de sa finesse ni de sa poésie, sans rien emprunter à la technique naturaliste ou psychologique, et en conservant le tour personnel si contraire au roman d’observation, cet écrivain parti des extrêmes confins du symbolisme a graduellement atteint à un réalisme si accompli, à une exactitude si proche de la vie courante.

Lui qui passait hier pour un auteur « difficile », ésotérique, le voilà aujourd’hui presque à la portée du plus grand public. Des gens commencent même à demander s’il songe à l’Académie. Je ne sais sur ce point que répondre. Mais si un jour prochain M. Gide se dirigeait de ce côté, je gage bien que ce n'est pas sa parfaite Symphonie qui lui barrerait la route.

 

(1) Éditions de la Nouvelle Revue Française.

 

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