L’Œuvre

3 juillet 1934

 

André Billy

 

Lettre à M. Gide, communiste

 

Monsieur,

 

Je vous ai souvent loué, je vous ai souvent critiqué. Je crois pouvoir me rendre cette justice que ç’a toujours été librement et de bonne foi. Si mon opinion sur vous n'a pas encore réussi à se coaguler, ce n'est sans doute pas entièrement ma faute et, du reste, je ne crois pas avoir à le regretter. Ni vous, n'est-ce pas ? Je me dis que vous devez en être plutôt content et que l'incertitude de ma position vous plaît plus que l'inflexible admiration de quelques autres mieux attentifs à vos mérites. Ceux qui vous imaginent fait de telle sorte que vous aimez mieux être contredit qu'approuvé ne se trompent probablement pas beaucoup. Ce petit préambule est pour vous avertir que si ce qui va suivre n'est pas de votre goût, le parti-pris n'y sera pour rien. On se flatte à l’Œuvre de pouvoir aborder certaines questions, et même le problème du communisme et de la révolution, sans aucune idée préconçue.

 

Que vous le vouliez ou non, vous êtes devenu le chef des intellectuels révolutionnaires français. Mettons que vous ne l'ayez pas voulu, mais c'est un fait. Ce que Barrès était au nationalisme, vous l’êtes au communisme. Et comme Barrès qui, à la différence de vous, avait recherché ce rôle de propos délibéré, vous en êtes gêné. Vous n'avez pas l’étoffe d'un conducteur d'hommes, d'un orateur, d'un homme d’action. Comme Barrès, vous êtes essentiellement homme de lettres, avec un goût très vif pour la vie d’hôtel, les voyageurs, les amitiés cosmopolites : « je ne vaux rien que dans la solitude », écrivez-vous dans les Pages de Journal qui me fournissent aujourd’hui le prétexte de cette lettre. Vous dites encore : « Au demeurant parfaitement inapte à la politique, ne me demandez pas de faire partie d’une partie. » Ailleurs, vous nous mettez dans la confidence de votre instabilité nerveuse : « Toujours à la merci d’une insomnie, je ne puis compter sur moi. D’où ma peur des rendez-vous, des engagements… j’étais ces temps derniers si fatigué que ma pensée se traînait et restait à l’état larvaire. » Vous ajoutez, il est vrai, que vos dépressions sont passagères. « Je ne suis jamais que provisoirement misérable. Même au plus bas, je sens que je pourrai bientôt remonter. Je me cache alors comme un chien malade, souhaite ne voir personne ; j’attends que ça passe. » Il y a donc en vous quelque chose qui souffre (le foie ? l’estomac ?) et dont le mauvais fonctionnement explique votre propension à l’ennui, votre « bougeotte », votre constant désir de voir du pays et d’être ailleurs. Je me souviens d’avoir écrit que votre « conversion » au communisme pouvait s’expliquer par un dégoût d’artiste. Comme d’autres s’évadent du passé, et c’est le cas de la plupart des écrivains réactionnaires, vous vous évadez dans l’avenir. Le présent vous irrite ; vous l’avez trop vu. Comme à Baudelaire, il vous faut du nouveau. Vous ne seriez pas fâché d’assister à un beau chambardement. Je m’excuse, je vais employer une comparaison qui va vous déplaire, peut-être même vous offenser, mais tant pis ! On parle souvent de ces cruels vieillards qui nous préparent la guerre avec le cœur léger, bien certains de ne pas avoir à la faire. Je ne crois pas beaucoup à un égoïsme tellement inhumain, de même que je ne crois pas que votre désir de changement soit exempt de générosité ; mais enfin, voyez-vous, un homme de votre âge (65 environ, si je ne me trompe) qui appelle la révolution, me fait irrésistiblement penser à un vieillard qui appellerait la guerre. Au point où vous en êtes, qu’est-ce que vous risqueriez ? Qu’est-ce que vous y perdriez ? Vos capitaux ? Votre château de Cuverville ? Vous n’y tenez pas, vous n’y tenez plus, vous y tenez d’autant moins que vous en êtes toujours propriétaire. Votre seul vrai luxe, ce sont les voyages, la vieillesse vous en privera fatalement un jour. Alors, vous vous dites que la révolution ne vous laissera pas mourir de faim, que vous y jouerez au contraire un rôle d’inspirateur, de grand prêtre, de devin, en même temps que vous aurez sous les yeux le spectacle d’une catastrophe intéressante. Y laisseriez-vous la vie, après tout, vous avez vécu, et bien : vous pourriez partir sans regret ! Pour les jeunes gens, pour les hommes jeunes, la révolution, comme la guerre, se présente sous un jour tout autre. La vie leur réserve encore de joies : ils voudraient bien que leurs plus belles années ne soient pas assombries, ravagées par les privations et les massacres.

 

Il est vrai que la révolution vous apparaît surtout sous sa forme constructive, positive, réconfortante : « Je viens de dévorer en deux jours le livre de Knickerbocker sur le Plan quinquennal… Une demi-heure pour descendre en rampant au fond de ces mines de charbon sans ascenseur, une demi-heure pour en remonter. Cinq heures de travail, accroupi dans une atmosphère étouffante : les recrues paysannes désertent : mais s’enrôlent avec enthousiasme les jeunes gens formés par la morale nouvelle, soucieux d'aider au progrès qu'on leur fait entrevoir. C'est un devoir à accomplir auquel joyeusement ils se soumettent. Ah ! comme je comprends leur bonheur ! Sur le bonheur de combattre pour la France dans la boue des tranchées, Barrès a-t-il jamais rien écrit de plus odieux ? Je n'en suis pas sûr. Où étiez-vous quand vous lisiez cette description du bonheur communiste ? Dans quel palace de Sicile vous a-t-elle fait pousser cet effarant soupir d'envie ?

 

Votre état d'esprit est celui du croyant et il devient difficile de raisonner avec vous. Vous avouez vous-même éprouver pour cette Russie révolutionnaire, connue de vous seulement par les journaux et les livres, une dévotion qui, excluant la prière, comporte cependant une tension de tout l'être dans un souhait, vers un but : « Toutes mes pensées, même involontairement, s'y ramènent. Et s'il fallait ma vie pour assurer le succès de l’U.R.S.S, je la donnerais aussitôt, comme ont fait, comme feront tant d'autres, et me confondant avec eux. J'écris ceci la tête froide et en toute sincérité... » Oui, la tête froide et en toute sincérité, dans son château de Cuverville ou devant les flots azurés, l'auteur des Nourritures terrestres écrit qu'il voudrait mourir pour la Russie ! On s'en voudrait de se moquer, Monsieur Gide, votre bonne foi et votre talent imposent le respect ; mais, je vous en prie, rendez-vous compte ! Rendez-vous compte que certains abandons de l'âme, qu'on éprouve dans le moment le besoin de fixer sur le papier, rien, absolument rien ne vous oblige ensuite à les publier !

 

Quelqu'un s'est étonné de vous voir devenir communiste en restant riche : « Ce qui m'étonne bien davantage, c'est qu'un riche puisse se déclarer chrétien, c'est-à-dire disciple de celui qui déclarait que nul riche ne pouvait se réclamer de lui... » Ce qui déplace la question sans y répondre. Et croyez bien que cette question, je ne l'effleurerais pas si vous-même ne l'aviez relevée, car je ne me sens le goût de m'ériger en juge de la conscience de personne. Que votre communisme ne vous empêche pas de garder en tant que grand bourgeois une bonne conscience, c'est affaire à vous et, après tout, nous ignorons l’importance des versements que vous faites aux caisses de la révolution ; cela ne nous regarde aucunement. « Le communisme, je ne peux tout de même pas le réaliser tout seul », écrivez-vous. En d'autres termes, il ne servirait à rien que vous vous missiez nu comme ver pour donner l'exemple du renoncement aux pompes et aux œuvres du capitalisme. Le communisme n'implique pas le vœu de pauvreté, du moins en régime bourgeois ; mais il ne l’interdit pas non plus et vous avez beau dire, le jour ou l'on saurait que vous vous êtes dépouillé de tout, pour prouver que la propriété ne fait pas le bonheur, l'effet de votre geste serait considérable.

 

« Ce que j'admire en U.R.S.S., c'est l'égalité de départ, des chances égales — et l'abolition de cette abominable formule : Tu gagneras mon pain à la sueur de ton front ! » Chances égales, soit, admettons qu'au départ le fils d'un haut fonctionnaire moscovite ne soit pas plus favorisé que celui d'un paysan de la steppe. J'ai peine à le croire, mais je l'admets, puisque vous êtes mieux renseigné que moi sur ce qui se passe là-bas. Mais, Monsieur Gide, il faut que je vous dise encore ceci : quand vous parlez de l'abêtissement et de l'avilissement du peuple par le capitalisme bourgeois, on croirait vraiment que nous vivons toujours sous l'ancien régime et qu'il ne s'est rien passé depuis 1789. Votre ardeur de néophyte révolutionnaire vous enflamme au point que vous oubliez qu'avant la révolution russe il y a eu la française et que celle-ci a laissé des traditions, des principes, au nombre desquels figure cette égalité au départ que notre méprisable démocratie s'efforce de réaliser au moins dans l'instruction. Ne parlez pas trop de l'abêtissement du peuple, vous feriez croire que vous ne l'avez jamais fréquenté. Votre communisme se nourrit et s'exalte de visions d'avenir. Le présent qui vous entoure, vous vous en détournez avec horreur. Il est pourtant la seule réalité ; lui seul est digne d'occuper une intelligence critique, une intelligence libre.

 

Mais vous flattez-vous seulement encore d'être libre ?

 

Puissiez-vous ne voir dans mes modestes remarques qu’une preuve de l’attention, je dirai : de l’admiration parfois hésitante et timide, mais toujours sincère, que je n’ai jamais cessé de porter à votre œuvre, à votre art.