La Presse

14 mai 1901

  Anonyme

  La Vie qui passe

Le Carnet des heures

 

Jeudi 9 mai A l’Œuvre. Pendant le « Roi Candaule » Mon Dieu, mon Dieu, que je regrette donc de n’avoir pas été là au début du premier acte, j’aurais peut-être compris quelque chose à cette [illisible]rable tragédie. — Quand bien même vous seriez venu avant que les ouvreuses eussent ôté les housses des fauteuils, vous n'auriez rien compris. Vous ne savez pas ce que c'est que du théâtre de génie. — Hélas ! hélas ! que je souffre ! Pourquoi ne suis-je pas comme cette foule devant nous, cette foule recueillie et émotionnée, pourquoi ne comprends-je pas ? — Cette foule qui vous émeut de son émotion muette ne comprend pas mieux que vous; personne ici ne comprend, pas même les acteurs, dont les répliques s'embrouillent singulièrement, et c’est pour cela que vous assistez à une œuvre de génie. A quoi bon savoir ce qui pousse le roi Candaule à mettre dans le lit de sa femme le pêcheur Gygès ? S'il le fait, c'est qu'il y trouve son petit intérêt, soyez-en convaincu; et puis n'est-ce pas une chose suffisamment intéressante pour lui de faire ce que nul n'a jamais fait ?

— Oh ! ce que nul n’a jamais fait! vous êtes neuf. — Je parle en ce moment de théâtre. — Vous ne croyez pas que ce roi Candaule est atteint d'impuissance et que c'est pour avoir un héritier qu'il pousse le solide Gygés à... — C'est ce qui s'est passé avec la reine d'…; le roi a cédé ses droits pour une fois et, bientôt... — Dans trois semaines, n'est-ce pas ? — Oui, mais tout cela ne m'explique pas pourquoi ce Candaule ? — Attendez la fin. — Mais je la connais, on me l'a racontée, Gygès tue Candaule. — Comment, vous connaissiez la fin et vous ne le disiez pas, et vous restiez là, sans génie, à écouter une œuvre gonflée de génie... Voulez-vous bien partir et aller vous coucher immédiatement.

— Me coucher ? j'ai trop de regrets de n'avoir pas la bague qui rend invisible et qui me permettrait de me glisser près da la reine Candaule pour m'offrir cette satisfaction colossale de donner un futur roi à un pays.

— Prenez un fiacre et allez entendre le dernier acte de la Closerie des Genêts.

Il parait que c'est infâme, cette closerie ; pompièrement somnifère, idiot. — C'est pourquoi après le Juif polonais M. Clarette avait songé à l'adjoindre au répertoire de la Maison.— Pas possible. — Je vous assure qu’il en fut question, mais quoi d’étonnant ? N’a-t-on pas parlé de s’adapter « Notre-Dame de Paris ». Vous verrez qu’ils prendront les Deux [Gestes.] Maintenant surtout, que M. Clarette sera libre d’engager qui bon lui semblera. Toutes les demoiselles qui se sentiront une petite vocation auront leurs trois débuts dans la pièce qu'elles choisiront. On parle d'Otero dans Théodora ; de Liane de Pougy dans la Tour de Nesle ; de Balthy, dans la Glu ; il y aura des débuts de femmes et d'hommes du monde. On engagera aussi le prince de Vitenval Joseph Reinach, le comte Cornulier, Mme Kolb, Mme de Belveau, que l'on rencontre en ce moment au Bois avec Suzanne Derv..., toute cette brillante troupe débutera dans les Mystères de Paris, remaniés par M. Goron. On annoncera prochainement aussi un très curieux [Ravachel]-le-Grand où M. Waldeck-Rousseau montrera, dans le principal rôle, les qualités d’acteur de premier ordre qui l'ont déjà fait surnommer le Chancre de M. Poirier

— Oh ! tout cela n'est pas si extraordinaire ! — Cela est même très probable, et il y a encore de beaux jours pour l'art français. — Sans compter que nous continuerons, n'est-ce pas, à avoir des théâtres comme l’Œuvre, pour monter les chefs-d’œuvres !

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